La demeure de la lettre (L'être juif dans la poésie de Celan)

 
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Études littéraires

La demeure de la lettre (L’être juif dans la poésie de Celan)
Alexis Nouss

L’ethnicité fictive : judéité et littérature                                        Article abstract
Volume 29, Number 3-4, hiver 1997                                                   For Celan, being Jewish is first and foremost a matter of language, a way of
                                                                                    being of and in a language community- an ethical gesture comparable to accent
URI: https://id.erudit.org/iderudit/501174ar                                        in a foreign tongue. Because Celan's poetry is written within a particular
DOI: https://doi.org/10.7202/501174ar                                               historical context, the silence permeating it and permited by it is not
                                                                                    metaphysical, bur derives from a smoke-and-ashes reality. The poet's ear is
                                                                                    attuned to extinct voices, giving them a memory and preventing their
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                                                                                    dispersal. This article examines Celan's work on the word and the letter; it puts
                                                                                    forward a nonhermeticizing reading of his poetry, to demonstrate that the
                                                                                    main function it serves is one of survival.
Publisher(s)
Département des littératures de l'Université Laval

ISSN
0014-214X (print)
1708-9069 (digital)

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Nouss, A. (1997). La demeure de la lettre (L’être juif dans la poésie de Celan).
Études littéraires, 29(3-4), 107–120. https://doi.org/10.7202/501174ar

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1997 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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LA DEMEURE DE LA LETTRE
          (L'être juif dans la poésie de Celan)*

                                           Alexis Nouss

• L'être juif dans la poésie de Paul Celan,              pourrait au demeurant les subsumer sous
c'est d'abord une lettre, une lettre juive.              les deux grandes catégories de processus
   Au-delà du jeu de mots ' facile et épuisé             inconscient : le déplacement et la conden-
d'avoir trop servi, je voudrais indiquer ici             sation, qui résument parfaitement ce tra-
qu'un processus majeur de son écriture,                  vail de la langue sur elle-même, destiné à
porteur de la dimension juive 2, tient à ce              créer de l'espace, du vide, de la faille
que j'appellerais un certain littéralisme,               (Spaltworte, mots-scissions, dit Celan dans
une considération du pouvoir et de la                    « Am weissen Gebetriemen », qui corres-
signifiance de la lettre, un littéralisme mé-            pondent à la Zeitenscbrunde, la crevasse
taphysique qu'on retrouve chez Kafka, ou                 dans le temps dont il est question dans
chez Perec avec l'emploi des initiales, la               « Weggebeitz » (Atemwende) 4 ). De la scis-
Disparition ou les exercices oulipiens \                 sion donc, en renvoyant à la notion freu-
   Les aspects formels de l'écriture cela-               dienne de Spaltung 5.
nienne ont été largement analysés : dislo-                  Or, de ces effets scripturaires, l'un des
cation morphologique, formation néologi-                 plus explicites — non sans paradoxe
que, brisure typographique, etc. On                      comme toujours dans l'intelligibilité de

         * Une première esquisse de cet article a été présentée au Colloque international Paul Celan, École
normale supérieure et Maison des écrivains, Paris (novembre 1995). Il s'inscrit dans le cadre d'une recherche
subventionnée par le Centre de recherche en sciences humaines.
         1 Mais le jeu (qui n'est pas ludique ; voir plutôt du côté du Trauerspiel de Benjamin) sur les mots ne
qualifie-t-il pas la poésie celanienne ?
         2 Qui en livre aussi une des clés de lecture, plurielles comme on le sait, comme nous y invite le
poème « Mit wechselndem Schlùssel » (De seuil en seuil); « Avec une clé variable ».
         3 Chez Derrida aussi : la « différance », pour ne citer qu'un exemple connu.
        4 « Avec le livre de Tarussa » (la Rose de personne) dit encore : « la césure des heures » (Stundenzdsur)
et « L'nlcsbarkeit » (Scbneepart), l'heure-scission (Spaltstunde).
         5 S'ouvre par ces rapprochements une voie vers ce qu'offrirait l'herméneutique freudienne à la
lecture et à la compréhension du geste d'écriture celanien.

                               Études Littéraires Volume 29 N™* 3-4 Hiver 1997
ETUDES LITTERAIRES          VOLUME 29 Nos 3-4 HIVER 1997

l'œuvre celanienne — est l'appel à l'ora-                    Mais le bégaiement marque aussi l'ir-
lite 6. Ce que fait apparaître cette scriptu-             ruption du temps, de l'historicité plus
ralité est certes le blanc de la page, en fi-             exactement, dans le flot et le flux de la pa-
délité à l'élan mallarmeen de la poésie                   role, dans le cours du discours, l'irruption
moderne, mais aussi le passage nécessaire                 de ce que Celan appelait les Wortens-
à l'oralite, le glissement vers renonciation              cbatten, les ombres des mots, ou l'Abend
et son incription dans l'énoncé, l'accueil                der Worte, le soir des mots : « Abend der
du souffle dans l'écrit. Ainsi peut s'inter-              Worte — Rûtengànger im Stillen ! » (De
préter le thème du bégaiement repérable                   seuil en seuil, p. 75) ; « Soir des mots —
comme motif chez Celan, notamment à                       sourcier dans le silence 8 ! ». En ce sens, le
partir des vers de « Tùbingen, Jànner » :                 bégaiement ne s'oppose pas au silence, ne
« [...]er dùrfte, / sprâch er von dieser /                le parasite pas ; il l'annonce, il le fond à la
Zeit, er / dùrfte / nur lallen und lallen, /              parole, mêlant ainsi l'altérité à la plénitude
immer-, immer- / zu zu. » ; « il devrait, /s'il           énonciatrice. Le bégaiement traduit le
parlait de ce / temps, il / devrait / bégayer             Spaltwort, le mot fissuré et fissurant de Ce-
seulement, bégayer, / tou-, tou-, toujours /              lan 9. Mais parfois la faille s'ouvre sur tant
 bégayer 7 ». Ce travail de minorisation de               de béance qu'elle dévoile l'abîme et dès
la langue que théorisait Gilles Deleuze à                 lors le sujet peut y disparaître. C'est peut-
propos des grands écrivains et qu'il mé-                  être ce qui s'est produit vers le 20 du mois
tamorphosait par le bégaiement s'appli-                   d'avril 1970.
que parfaitement à Celan :                                   L'accueil du souffle dans la parole poéti-
                                                          que, la marque du silence dans la langue
   Ce n'est plus le personnage qui est bègue de pa-
   role, c'est l'écrivain qui devient bègue de la lan-    sont indiqués dans un des vers de « Hùtten-
   gue : il fait bégayer la langue en tant que telle.     fenster »:«[...] du kommst, du kommst, /
   [...] C'est un étranger dans sa propre langue : il     wohnen werden wir, wohnen, etwas // —
   ne mélange pas une autre langue à sa langue, il
   taille dans sa langue une langue étrangère et qui      ein Atem ? ein Name ? [...] » (la Rose de
   ne préexiste pas (Deleuze, p. 135-138).                personne, p. 129) ; « tu viens, tu viens, /

        6 Ce qui ne veut pas dire que les poèmes de Celan soient faits pour une lecture orale ou que celle-
ci leur assure une réception plus aisée : l'expérience montre que leur opacité sémantique résiste et qu'au
contraire, leur polysémie requiert le support écrit pour y asseoir l'attention herméneutique du sujet récep-
teur. La voix de l'interprète semble réduire le champ de la pluralité de signifiance ou plutôt de la signifiance
comme pluralité de sens. Pour pallier cette réserve, et ne pas confondre avec vocalité, le terme d'orature,
attesté en d'autres sens, conviendrait davantage.
        7 Traduction de iMartine Broda (Celan, la Rose de personne, p. 41) que j'ai légèrement modifiée en
ajoutant les tirets au 6e vers. Voir aussi les deux derniers vers de « les Syllabes douleur » (ibid., p. 135). Les
traductions renvoient aux recueils indiqués dans les références. En l'absence de toute mention, la traduction
est mienne.
        8 Que cet obscurcissement ne soit pas négatif se prouve de sa fertilité indiquée par le signifiant
« source » mais aussi, dans le même poème, de son opposition — marquée morphologiquement — à la
« Wortnacht », la nuit des mots, associée aux dogues meurtriers.
        9 Le motif du bégaiement rejoint également celui du redoublement : « UNLESBARKEIT dieser / Welt.
Ailes doppelt » (Schneeparf) ; « ILLISIBILITÉ DE CE / monde. Tout se redouble », que j'étudie ailleurs en le
liant au thème et au mouvement de la traduction.

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LA DEMEURE DE LA LETTRE

demeure nous aurons, demeure, quelque                    mots sont nageants (« schwimmende
chose // — un souffle ? un nom ? ]0 »                    Wort » (Lichtzwang)), liquéfiés (« verflùgs-
   « Ein Atem ? » Puis-je, en français, ne               sigten Namen » (Atemwende)), le langage
pas entendre anatbème, si j'en appelle                   n'est pas assuré de sa plénitude, il est flot-
ici à l'oral dans l'écrit ? Anathème qui                 tant 12 : « [...] etwas // — ein Atem ? ein
serait provoqué par la transgression, jus-               Name ? / / geht im Verwaisten umher
tement, de la césure oral / écrit. Nous                  [...] » (idem) ; « quelque chose / / — un
nous trouvons au plus proche de la na-                   souffle ? un nom ? // rôde dans le lieu or-
ture du texte biblique restant, s'il n'est               phelin ».
pas cantillé, lettre morte. Il ne prend sens                 Langage flottant, errant, en exil : « Mit
que du son et vient troubler les confor-                 Namen, getrânkt / von jedem Exil » (ibid.,
tables idéologies linguistiques, affichant               p. 115) ; « Avec des noms, imbibés de tout
sereinement la séparation du sémantique                  exil ».«[...] es wandert ùberallhin, wie die
et du sémiotique. Il est pertinent de rap-               Sprache [...] » (ibid, p. 143) ; « il émigré
peler que, dans ses traductions bibliques,               partout, comme la langue ».
Henri Meschonnic cherche à reproduire                        Langage qui n'est pas sûr de son lieu,
les marques de cantillation de l'original                de sa référence, de son sens, car que peut-
en hébreu par un jeu d'espacements dans                  il désigner dans une histoire qui a pu ac-
le corps du texte n .                                    cepter l'irréel, l'innommable ? Il n'est alors
   Un exemple a contrario de notre lec-                  que référant. Est-il possible de dire d'une
ture est offert dans le poème « Kein                     autre manière l'être juif aujourd'hui ?
Sandkunst mehr » (Atemwende) où les                      L'était-il autrement hier ? Hypothèse dont
consonnes s'effacent et les voyelles devien-             la charge d'effroi ne doit pas occulter la
nent souffles fuyants, souffles en souf-                 possibilité que le mal radical aurait servi à
france :                                                 révéler la radicalité de l'être juif. Une telle
   Tiefimschnee,                                         audace s'accorderait avec une philosophie
   Iefimnee,                                             de l'histoire où la catastrophe se lie à la
   I-i-e.                                                rédemption, énoncée dans la pensée
De même le jeu sur les syllabes et sonorités             kabbalistique déjà, puis développée, entre
dans « Huhediblu » (la Rose de personne).                autres, chez Benjamin :
   Dans le monde de la poésie de Celan,                     [...] et le silence n'est pas un silence, nulle pa-
dans la poésie du monde de Celan, où les                    role ne s'est tue, nulle phrase, ce n'est qu'une
mots sont errants (« in der Dùnung /                        pause, ce n'est qu'un intervalle entre les mots,
                                                            ce n'est qu'un vide, tu peux voir toutes les sylla-
wandernder Worte » (De seuil en seuil) ;                    bes, immobiles alentour [...] (Entretien dans la
« dans la houle des mots errants »), où les                 montagne, p. 11).

       10 Voir aussi le poème « Give the word » (Atemwende) qui donne comme mots de passe (Paroleri) :
« Tatarenpfeile », « Kunstbrei » et « Atem ».
       11 Sa théorie du rythme cerne au plus près ce que je tente ici d'indiquer (voir Critique du rythme.
Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982, et la Rime et la vie, Paris, Verdier, 1985).
       12 La poésie de Celan se prête aisément à une analyse qui la lirait selon l'appartenance aux quatre
catégories élémentales : air, feu, terre, eau. On a d'ailleurs pu faire de certains poèmes une interprétation
alchimique.

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ETUDES LITTERAIRES          VOLUME 29 Nos 3-4 HIVER 1997

    Non pas la fin de la parole, donc, car               hat, / auch ohne / Sprache » (« Stehen », De
cette négation participerait encore d'une                seuil en seuil, p. 77) ; « Pour nul-et-rien-
logique de l'homogène, de la totalité, et de             dressé. Avec tout ce qui a lieu là, / même
l'opposition, de la rupture quand l'univers              sans langage ». Plus que survie donc,
celanien est celui de la faille, de la scis-             surmort : ce qui demeure non pas tant après
sion l3. Non pas le terme, mais l'après, mais            la mort qu'au-delà de la mort. « DU LIEGST
la ruine, ce qui, malgré tout, perdure, se               HINAUS / ùber dich, // liber dich hinaus /
maintient. Un après qui se pose dans la lé-              liegt dein Schicksal, // weissàugig, einem
gitimité de son seul présent, et non dans                Gesang / entronnen, tritt etwas zu ihm, /
une dette à un avant discrédité comme fon-               das hilft / beim Zungenentwurzeln, / auch
dement puisqu'il a sombré dans le néant                  mittags, draussen » {Enclos du temps,
de la barbarie (ce qu'exprime fortement                  p. 19) ; « TU GIS VERS LE DEHORS, / par-
Celan en refusant la nomination à ce passé-              dessus toi, // par-dessus toi, vers le de-
là : « ce qui s'est passé », ainsi le désigne-t-         hors, / gît ton destin, // les yeux blancs,
il alors qu'il ne fait qu'en parler). « Nach /           rescapé / d'un chant, quelque chose va
dem Unwiederholbaren, nach / ihm,                        vers lui, / qui aide à déraciner la langue /
nach / allem » {la Rose de personne                      à midi aussi, dehors ».
p. 85) ; « Sur le non-répétable, vers / lui,                Dynamique et esthétique de la parole
vers tout ». Le nach peut s'entendre                     retenue, suspendue, retardée : « Lesensta-
comme « après » : du non-répétable et                    tionen im Spàtwort » {Licbtzivang) ; « Sta-
pourtant de l'après u.                                   tions de lecture dans le mot retardé ». L'ef-
    Le silence ne peut se faire car veille               fet de syncope (« die geheizte Synkope »
éthiquement sur le monde une règle de sur-               (Fadensonnen)) marque une parole qui
vie, de par cet après qui existe en soi.                 s'immobilise dans son dire, mais ne veut
« Hôrreste, Sehreste » (Licbtzwang) ; « Res-             pas faillir à son devoir d'énonciation : elle
tes auditifs, restes visuels ». « Singbarer              se fait entendre même dans sa rétention
Rest » (Atemwendè) ; « Ce qui reste à chan-              et oppose son silence à l'insignifiance du
ter ».«[...] es sind / noch Lieder zu singen             bavardage des mots vides ou à la douleur
jenseits / der Menschen » (« Fadensonnen »,              des mots meurtriers (« Die Silbe Schmerz »
ibid.) ; « il y a / encore des chants à chan-            {Die Niemandsrosè) ; « Les syllabes dou-
ter au-delà / des hommes ». Poétique du                  leur »). Le thème du reste est voisin de ce-
reste si radicale qu'elle s'exerce dans la dé-           lui du surplus qui se retrouve associé au
vastation absolue ls : « Fùr-niemand-und-                silence : « Und das Zuviel meiner Rede : /
nichts-Stehn. [...] Mit allem, was darin Raum            angelagert dem kleinen / Kristall in der

         13 C'est en l'onction de cette logique que je ne souscris pas aux analyses faisant de la langue de Celan
un allemand qui s'oppose de Iront à celui des nazis. Le rapport du « Gegenwort » celanien à la langue des
bourreaux n'est pas simplement d'affrontement. Il présente stratégiquement une dimension mimétique dont
les manipulations lexicales sont un exemple probant.
         14 Ici encore, la pensée freudienne peut nous aider par sa notion de Nacbtrâglichkeit. Voir Jacques
Derrida, « la Scène de l'écriture » dans l'Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.
         15 À un autre niveau, le thème du reste est familier dti commentaire juif, notamment mystique, qui
voit le destin du peuple juif se perpétrer, à travers les événements le décimant, à partir de ceux qui survivent,
les modèles mythiques étant l'Arche de Noé ou l'Exode.

                                                     110
LA DEMEURE DE LA LETTRE

Tracht deines Schweigens » (Grille de pa-                Je distinguerai, en une géographie évidem-
role, p. 24) ; « Et le trop de mes paroles :             ment culturelle et non spatiale, une sensi-
déposé sur le petit / cristal dans le fardeau            bilité nord-américaine insistant sur le
de ton silence ».                                        contexte historique de son œuvre (Celan
    C'est donc comme un être-langage,                    « poète de l'holocauste », Alvin Rosenfeld
mode d'être du langage et mode d'être                    ou Jerry Glenn par exemple, John Felstiner
dans le langage, que je perçois l'être juif              avec plus de distance) et une sensibilité
chez Celan. Sur ce point, la mention de                  européenne qui, tout en reconnaissant la
l'horizon de pensée heideggerien est jus-                genèse historique, tend à la dépasser, à
tifiée, mais uniquement par ce positionne-               déhistoriciser Celan du côté de Heidegger,
ment de l'être dans le langage. Car chez                 une poésie de F arche-origine, Ursprung et
Celan, l'être (juif en cela) se vit et se pense          Ursprache (Lacoue-Labarthe, lui aussi avec
non pas dans l'oubli de l'être mais dans                 nuance).
l'exil de l'être, dans une appartenance à                   Il semble souhaitable, sans négliger le
une communauté définie par la non-appar-                 rôle de la pensée heideggerienne avec la-
tenance à toute communauté, sinon à la                   quelle Celan dialoguait — mais certes pas
« communauté qui vient », selon l'expres-                pour s'y conformer —, d'emprunter une
sion d'Agamben. Joyce disait des tables de               troisième voie où l'événement serait tra-
la loi qu'elles étaient inscrites dans la lan-           duit, c'est-à-dire reflété et médiatisé, mais
gue des hors-la-loi. Être juif dans le déca-             surtout transmué, dans une langue s'atta-
lage, la dérive, le déplacement. Personnes               chant à figurer l'événementialité, faute de
déplacées : Benjamin, Celan, Perec. Tous                 pouvoir la dire, et s'interrogeant sur les
les autres.                                              moyens de le faire.
    L'être juif comme un être dans le lan-                  Krzysztof Ziarek parle ainsi d'une lan-
gage, et non par la seule présence de thè-               gue marquée (inflected languagë) l6 qu'il
mes ou de signifiants (langagiers ou sym-                définit de la manière suivante :
boliques) dans sa poésie, relevés par de                    L'éthique ici ne joue pas sur le plan cognitif ou
nombreux critiques. L'influence du biogra-                  normatif mais au niveau linguistique : elle se ma-
phique et de l'historique dans l'écriture                   nifeste par un mouvement spécifique du langage,
                                                            une direction qui lui fait subir une inflexion vers
celanienne ne doit pas se limiter à un ap-                  l'autre. Ce qui produit une signifiance particulière
port extérieur au texte ; au contraire, c'est               où le langage demeure toujours orienté vers
dans la facture même de l'écriture, dans la                 l'autre, quelles que soient les conditions de son
                                                            usage ou ses contenus explicites (Ziarek, p. 160.
lettre de la langue celanienne qu'il s'agit
                                                            Ma traduction).
de lire ces marques et ces affects.
    Remarquons sur ce point qu'il est pos-                  Cette analyse me permet de préciser
sible de distinguer — avec l'approximation               deux points. Le premier reprend le pro-
inhérente à de telles généralisations —                  pos de Benjamin dans son essai sur la tra-
deux courants critiques quant au lien de                 duction, Die Aufgabe des Ûbersetzers,
l'historicité avec la poétique celanienne.               selon lequel une œuvre d'art n'est jamais

       16 Dcrrida parle aussi d'une langue marquée : d'une incision ou d'une entaille, et de mots circoncis,
Schibboleth, chapitre VI.

                                                   111
ETUDES LITTERAIRES          VOLUME 29 Nos 3-4 HIVER 1997

destinée à son récepteur, c'est-à-dire                   texte. Non seulement au sens de Hannah
qu'elle ne reçoit pas son sens de son des-               Arendt attribuant au langage une respon-
tinataire ou même de l'intention de                      sabilité politique : « Car le monde n'est pas
l'auteur. Sa signification ressort de son exis-          humain pour avoir été fait par des hom-
tence nue et de l'acte qui l'a produite, son             mes, et il ne devient pas humain parce que
être se tient dans son apparaître (en dou-               la voix humaine y résonne, mais seulement
ble acception : sa forme et sa création). La             lorsqu'il est devenu objet de dialogue »
poésie de Celan est un exercice éthique.                 (Arendt, p. 34). C'est présupposer une
Pas plus que le langage ne reçoit sa légiti-             socialité encore possible, croyance qu'a-
mité ontologique de sa seule fonction                    bandonne la pensée celanienne accordant
communicatrice, la poétique de Celan ne                  dès lors au langage une fonction autrement
peut se réduire à une quelconque visée                   plus radicale, qu'a théorisée Emmanuel
expressive, sa poésie (s') affirme par sa                Lévinas : l'exercice du langage — qui est
seule énonciation. Proche en cela à la fois              l'exercice de sa nature — est déjà une sor-
du cri et de la musique. « Je ne vois en prin-           tie de soi, une dépossession du monde, un
cipe aucune différence entre un serrement                partage et une offrande, un geste qui
de mains et un poème », écrit Celan (Broda,              prouve la relation à l'autre sans que celui-
p. 109). Souvent reçu dans une interpré-                 ci ne doive la légitimer. « En désignant une
tation humaniste, le propos de Celan com-                chose, je la désigne à autrui. L'acte de dé-
prend également l'écriture comme un                      signer modifie ma relation de jouissance
geste, signe qui peut certes être affecté d'un           et de possédant avec les choses, place les
signifié, dans une sémiotique du code, mais              choses dans la perspective d'autrui »
qui en l'occurrence ne sépare pas son mes-               (Lévinas, p. 229).
sage de son accomplissement. La « bouteille                  On comprend alors — second point —
jetée à la mer », symbolisant le poème dans              que l'altérité en jeu dans la poésie cela-
le« Discours de Brème », n'a par définition              nienne ne peut être uniquement rabattue
pas de destinataire et se justifie par elle-             sur une notion du « tu » empruntée philo-
même : son envoi est son adresse 17.                     sophiquement à Martin Buber ou linguis-
   Dans un monde où l'on ne parle plus,                  tiquement à Emile Benveniste. Encore
parler est en soi une parole, contenant                  moins ramenée à Heidegger l8 qui ne pense
d'emblée sa valeur et son adresse. « Nous                l'autre qu'en termes d'ontologie — l'autre,
vivons sous un ciel sombre, et il y a peu                c'est l'être sous l'étant —, non en termes
d'hommes. C'est pourquoi sans doute il y                 d'éthique. Posant cela, j'invoque encore,
a aussi si peu de poèmes » («Discours de                 après d'autres, la pensée qui éclaire de fa-
Brème », Poèmes, p. 110) continue le                     çon plus satisfaisante l'altérité à l'œuvre

        17 Dans une analyse similaire, Broda écrit : « Le «dialogue», selon Celan et Mandelstam, s'il n'est pas
un échange de contenus, n'est-il pas plutôt un acte de destination ? » (Broda, p. 99). Elle développe ce thème
et ceux qui lui sont connexes tout au long des essais du recueil.
        18 Pour ne plus y revenir : être juif pour Celan, c'est peut-être avant tout ne pas être Heidegger
(l'abrupt de cette formulation vise les processus identificatoires entachant certaines analyses). Et si Heidegger
n'a jamais su ou pu répondre aux questions que lui posait Celan, celui-ci, par son oeuvre, n'a cessé de répliquer
à Heidegger. Dans la responsabilité de cette réponse se tient aussi l'être juif chez et de Celan.

                                                     112
LA DEMEURE DE LA LETTRE

 dans la poésie celanienne, celle de Lévinas             jouer de la remémoration, seule capable
pour qui l'autre ne se déduit pas de la pré-             d'actualiser toutes les phases de l'histoire
 sence d'autrui mais qui, à l'inverse, exige             et d'y lire leurs charges de présent. De
l'attention et l'assistance à autrui parce que           même que chez Benjamin une telle pensée
d'abord pèse l'altérité, sous une forme ab-              de l'histoire est liée à sa conception de l'art
solue. La poésie de Celan dévoile cette al-              et l'explique, de même chez Celan, une
térité-là.                                               conception similaire s'accorde avec la défi-
    Pour traiter du langage celanien qui tente           nition du poème comme bouteille jetée à
d'inscrire cette fragile car audacieuse onto-            la mer, le destinaire s'échappant des chaî-
logie, je choisirai pour ma part l'accent                nes du contemporain pour recevoir le don
comme indice. Dans « le Méridien », Celan                en toute liberté chronologique, à n'importe
propose trois accents pour inteq^réter une               quelle étape du futur ; comme l'explique
citation de « la Mort de Danton » : « l'accent           précisément Osip Mandelstam qui l'aida à
aigu de l'actualité, le grave de l'histoire —            forger sa poétique :
  aussi de l'histoire littéraire —, le cir-                 [...] s'adresser à un interlocuteur concret coupe
conflexe — un signe d'extension — de                        les ailes au poème, le prive d'air, de vol. L'air du
l'étemel » (« le Méridien », p. 71). Triple ac-             poème, c'est l'inattendu. [...] La crainte de l'inter-
                                                            locuteur concret, de l'auditeur de l'« époque », de
centuation qui suffît à esquisser une philo-
                                                            ce même « ami-dans-la-génération », a poursuivi avec
sophie de l'histoire qu'on aurait tort de re-               insistance les poètes en tous temps. Plus le poète
fuser à un poète dont il est sans doute plus                était génial, et plus cette crainte était pour lui une
facile d'étouffer la voix sous la chape d'un                forme aiguë de maladie. D'où le fameux antago-
                                                            nisme de l'artiste et de la société (Broda, p. 57).
pathos biographique tragique ou d'un pes-
simisme hermétique post-métaphysique. Ce                     Il indique plus loin qu'une telle incerti-
serait oublier que la poésie de Celan fait               tude est la condition même garantissant que
aussi écho à la Révolution d'octobre, à la               les poèmes ne sont pas de simples expres-
guerre d'Espagne, au Viêt-nam, à Mai 1968                sions émotionnelles, mais qu'ils acquièrent
et que de nombreux propos soulignent sa                  une qualité d'événements. Lorsque Celan
conscience politique, voire même, pour                   définit sa poésie comme essentiellement
certains critiques, révolutionnaire. Un ciel             en chemin, en mouvement, en quête d'une
vide fait résonner avec encore plus de force             direction (« Discours de Brème »), celle de
le fracas de l'histoire, Hôlderlin le savait             la réalité qui n'est pas donnée mais « doit
pareillement. L'actuel, l'historique et l'éter-          être recherchée et gagnée » (Réponse au
nel : triple accentuation qui invite à lire le           questionnaire de la librairie Flinker, 1958),
réel sous un éclairage changeant échappant               il énonce une philosophie de la réalité dont
aux dogmes des interprétations trans-                    l'événementialité poétique sera garante. En
cendantalistes pour y inscrire la liberté du             ce sens, l'événement agit comme un ac-
sujet. La réelle conscience historique ignore            cent sur la réalité et l'histoire, et le poème
la logique linéariste négatrice du passé pour            le traduit ,9.

      19 Sur la question de l'événement dans la r          celanienne, voir la Poésie comme expérience de
Lacoue-Labarthe (Paris, Christian Bourgois, 1986) et      'ooletb de Derrida, op. cit.

                                                   113
ÉTUDES LITTÉRAIRES         VOLUME 29 N o s 3-4 HIVER 1 9 9 7

    L'accent anime aussi le thème essentiel            p. 143) ; « comment s'appelle-t-il, ton
chez Celan du Schibboleth. Car c'est bien              pays / derrière les monts, derrière l'année ?
de cela qu'il s'agit dans l'épisode biblique           [...] Le pays-des-trois-ans de ta mère, c était
du Livre des Juges auquel Celan se réfère              lui, / c'est lui, / il émigré partout, comme
à plusieurs reprises : le mot de passe qui             la langue, / rejette-la, rejette-la, / et tu
doit être prononcé d'une certaine façon                l'auras de nouveau ».
pour pouvoir passer le Jourdain 2
LA DEMEURE DE LA LETTRE

l'humain dans le pouvoir de nommer et de                         Ce pourquoi je résiste à la proposition
traduire. Que le Sinaï soit ici évoqué ne                     d'Alvin Rosenfeld d'inscrire Celan dans "a
saurait étonner, en voisinage de la monta-                    poetics of expiration" (Rosenfeld, p. 84, sq.)
gne de Y Entretien celanien, tous deux re-                    qui s'opposerait à une poétique de l'inspi-
liefs de la parole plus que d'un quelcon-                     ration caractérisant la poésie traditionnelle,
que territoire. « Tu peux voir toutes les                     notamment romantique. D'abord, le
syllabes », est-il dit dans le passage cité su-               moment pneumatique de la poétique cela-
pra. Or, le texte biblique mentionne au                       nienne n'est pas l'expiration mais l'« Atem-
moment de la révélation : « Et tout le peu-                   wende », le tournant du souffle, moment
ple vit les voix [...] » (Exode, 20, 15). Com-                de tous les possibles, de tous les retourne-
ment comprendre l'idée exprimée dans les                      ments, qui se tient, lui, dans un impossi-
deux textes 2I ? L'œil reçoit ce qui est                      ble, car comment le saisir, aussi irréel
donné à entendre : ce qui est de l'ordre                      qu'est immatériel le sommet d'une mon-
du regard, du saisissable, du mesurable, du                   tagne, la cime où jamais les deux versants
proche, doit se dépasser vers ce qui est de                   ne se rejoignent23 ? Ensuite, s'il y a lieu de
l'ordre de l'audible, du lointain, du hors-                   considérer l'expiration, celle-ci n'est pas
limite, ce qui est toujours avant et sera tou-                négative, c'est le relâchement du souffle qui
jours après, de ce qui ne peut être effacé,                   animera les lettres muettes, les syllabes im-
de ce qu'on n'a jamais pu faire disparaître                   mobiles de Y Entretien dans la montagne.
ou éliminer, même réduit au silence 22 : la                   Et même plus : dans le recueil Atemwende,
voix, la langue.                                              on trouve ces vers : « LANDSCHAFT mit
    Dans Spracbgitter, le poème « Heim-                       Urnenwesen. / Gesprâche / von Rauch-
kehr », « Retour à la maison », évoque un                     mund zu Rauchmund » ; « Paysage aux êtres
paysage de neige, trope familier chez                         d'urnes. / Conversations / de bouche de fu-
Celan, le recouvrement et la nudité :                         mée à bouche de fumée ». S'établit un rap-
« Driiberhin, endlos, / die Schlittenspur des                 port précis entre cendre et fumée, facteur
Verlornen » (Grille de parole, p. 23) ;                       de poéticité : « Dunstbànder, Spruchbànder-
« Dessus, à l'infini, / la trace du traîneau du               Aufstand » (Lichtzwang) ; « Levée des ban-
perdu ». Mais le poème suivant « Unten »,                     nières de fumée, des bannières de parole ».
« En-dessous », précise : « Heimgefùhrt                       La fumée est ce qui permet aux cendres
Silbe um Silbe » (ibid., p. 25) ; Rapatrié syl-               d'être entendues, de ne pas être dispersées
labe après syllabe. Le chemin du retour est                   en poussière d'oubli. Tel est le paysage
tracé par les lettres attendant d'être ani-                   celanien : espace ouvert, celui vers lequel
mées par le souffle.                                          tend le poème, dit Celan dans « le Méri-

       21 Voir aussi « |... ) dein Mund / sprach sich dem Aug zu [...] » (« Zurich, zum Storchen », la Rose de
personne, p. 19) ; « ta bouche / prêta sa voix à l'œil ».
       22 Le silence n'est pas la fin de la parole, ni son contraire : il peut l'accueillir pour la préserver. « Ihr,
der Nacht, / das sternùberllogne, das meerùbergossne, / ihr das erschwiegne, / dem das Blut nicht gerann, als
der Gritzahn / die Silben durchstiess. » ; « À elle, à la nuit, / ce qui ait survolé d'étoiles, arrosé de mer, / à elle,
ce qui fut silencié, / ce qui ne se coagula pas quand le crochet à venin / transperça les syllabes. » (Pavot et
mémoire, p. 111). Le poème « Spracbgitter » conclut sur « deux / bouchées de silence ».
       23 L'« Atemwende » pourrait aussi être compris comme la retraite du souffle, le tsimtsoum du mythe
kabbalistique dans et par lequel Dieu se retire pour laisser place au monde.

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ÉTUDES LITTÉRAIRES          VO     ME 29 Nos 3-4 HIVER 1997

dien », et qui recueille les paroles montées               C'est donc au sein de l'obscur que la
des cendres. Le poète est celui qui entend,             vision s'exerce et du sein de la nuit que la
et celui qui se souvient : définition de l'his-         parole s'élève. C'est même là la condition
toire selon Benjamin, non pas les monu-                 de leur possibilité. « Das Aug, dunkel : / als
ments des vainqueurs, mais la mémoire des               Hùttenfenster » ; « L'œil, sombre : / en fe-
victimes.                                               nêtre de cabane », disent les deux premiers
    L'être juif dans la poésie de Celan ne se           vers de « Hùttenfenster », « Fenêtre de ca-
décline pas comme une thématique ou une                 bane » (ou de tabernacle, mais le terme
esthétique. Ni deuil ni mélancolie, mais la             semble trop connoté religieusement). Et
capacité d'entendre des voix, de les voir               avouer enfin que c'est ce poème, déjà cité,
au milieu des fumées et parmi les cendres.              qui donne la lettre, la lettre juive que je
Ce que dit explicitement un passage de                  cherchais au début de ces lignes.
l'immense « Engfûhrung » : « Kam, kam. /
Kam ein Wort, kam, / kam durch die                                              ***
Nacht, / wollt leuchten, wollt leuchten. /
/ Asche, Asche. / Nacht. / Nacht-und-                      Betb, lettre à la double signifiance. Si-
Nacht. — Zum / Aug geh, zum feuchten »                  gnifiante en tant que lettre, le signifiant
(Grille de parole, p. 97) ; « Vint, vint. / Vint        « lettre » qui apparaît à la fin du poème u
une parole, vint, / Vint à travers la nuit /            (die Buchstaben, Alpha, Aleph, Jud), signi-
voulut luire, voulut luire. // Cendre. Cen-             fiant exprimant la sémioticité encore pos-
dre, cendre. / Nuit. / Nuit-et-nuit. — Va /             sible, malgré tout, et l'impérieuse néces-
vers l'œil, vers l'humide ». Le réseau se               sité qu'il y ait de la lettre, de la langue,
dessine : le mot — qui traverse — la                    devoir de parole (peut-être une traduction
nuit — donne la lumière — la cendre —                   de Licbtzwang). Signifiante ensuite séman-
la nuit — et le regard, l'œil humide comme              tiquement : « Beth, — das ist / das Haus » ;
une larme ou comme la vie s'écoulant.                   « Beth, c'est-à-dire / la maison ». De la ca-
    Le poème s'écrit à partir des cendres,              bane à la maison. Le parcours est précis :
en partant des cendres : « Ungeschriebe-                de la précarité à la permanence. Une de-
nes, zu / Sprache verhârtt, legt / einen                meure pour le nomade.
Himmel frei » (la Rose de           personne,              Hùttenfenster, fenêtre de cabane. Pour-
p. 83) ; « Du non-écrit, durci / en langue,             quoi ne pas choisir « Fenêtre de hutte » ?
libère / le ciel ». Ce qui permet, plus que             C'est qu'à mon sens, à cette Hutte ne sau-
de comprendre, d'accepter l'envoûtant                   rait être substituée, même si elle l'évoque —
tercet de « Fadensonnen » : « DU WARST                  mais justement —, une hutte célèbre et cé-
mein Tod : / dich konnte ich halten, /                  lébrée, celle de Heidegger. Présente, elle,
wàhrend mir ailes entfiel » ; « TU ÉTAIS ma             dans le poème « Todtnauberg » (Licbtz-
mort : / toi pouvais-je te tenir / quand tout           wang). Peut-être renvoie-t-elle davantage
m'échappait ».                                          aux cabanes ou aux chaumières évoquées

       24 On ne peut ignorer — Celan ne l'ignorait      is — que « l'œil » qui ouvre le poème se dit en hébreu
par un mot qui désigne aussi une lettre de l'aphabet,

                                                    116
LA DEMEURE DE LA LETTRE

dans le salut de Bùchner à la Révolution                  résidence, Wohnung. « Hùttenfenster » re-
française figurant dans « In eins » : « Friede            trace le parcours du Juif errant, désigné
en Hùtten !» ; « Paix aux chaumières ! » Mais             dans le poème : den Wander-Osten, die
la référence la plus satisfaisante est fournie            Schwebenden, das Volk-vom-Gewôlk. Les
par un poème tiré du même recueil, « Die                  étapes ou les stations, semblables à celles
Niemandsrose » : « ICH HABE BAMBUS                        qui jalonnèrent l'Exode : Erde, wohnen,
GESCHNITTEN : / fur dich, mein Sohn. /                    Verwaisten, Schwarzhagel,               Witebsk,
Ich habe gelebt. / / Dièse Morgen fort- /                 Grâbern, Ghetto, Eden, Wohnen, bauen
getragene Hutte, sie / steht. » {ibid.,                   (baut) enfin, qui annonce paranomas-
p. 105) ; «J'AI COUPÉ DU BAMBOU : / pour                  tiquement le lieu d'arrivée, la maison qui
toi, mon fils. /J'ai vécu. / / Cette cabane,              est lettre : Beth.
emportée / demain, elle tient ». La mention                   La demeure de l'être juif : une lettre qui
est directe au feuillage rituel qui doit cons-            n'existe que d'être prononcée, investie du
tituer la toiture de la Soukkab, la construc-             souffle, une maison qui n'existe que d'être
tion provisoire érigée lors de Soukkoth, la               habitée, par l'histoire et la mémoire, qui
Fête des Cabanes, à l'automne. Mais qui,                  en est créée, comme le monde par la lu-
dans et par sa condition à la fois éphémère               mière dans le récit biblique ou le jour du
et durable, puisqu'elle est reconstruite cha-             Shabbat par les deux bougies rituelles.
que année pour sept jours à la date pres-                 « Beth, — des ist / das Haus, wo der Tisch
crite, assure la permanence à travers l'his-              steht mit // dem Lient und dem Licht. »
toire et symbolise dans sa faiblesse la force             (ibid., p. 131) ; « Beth, — qui est / la mai-
d'une demeure dans le temps, consacrant                   son où il y a la table avec // la lumière et
le thème de la survie 25 : « Ich habe gelebt. /           la lumière ».
/ Dièse Morgen fort — / getragene Hutte,                      Un triple motif me retient de conclure,
sie / steht ».                                            qui tient à cette lettre-là, Beth. Par sa forme
    Voilà donc la demeure de l'être juif,                 en hébreu, elle symbolise l'ouverture, l'es-
l'être de la demeure juive. Vocabulaire vo-               pace celanien. Par sa valeur numérique,
lontairement heideggerien car le poème                    deux, elle appelle la réponse, l'autre, le
répond, pour le Juif, à un des thèmes par                 dialogue. Par sa place dans l'alphabet hé-
excellence du questionnement posé dans                    braïque, elle est deuxième, ne trouvant sa
la hutte de la Forêt-Noire : la demeure, la               valeur que de toutes les lettres qui suivent.

        25 La lecture de Derrida, op. cit., cerne parfaitement le phénomène et le sens d'une telle datation
circulaire. D'une manière générale, la poésie de Celan est toute consacrée à la signifiance de l'après, au retour
comme signifiance. Lorsque le monde entier est devenu un royaume de morts, Orphée le poète peut se
retourner sans risquer d'y sacrifier son chant. C'est même là son devoir, et le seul pouvoir qui lui reste. « EIN
WURFHOLZ, auf Atemwegen, / so wanderts, das Flùgel- / màchtige, das Wahre. » ; « UN BOOMERANG, sur
des chemins de souffle, / ainsi va, puissant / d'ailes, le / vrai. » {la Rose de personne, p. 93). Tout le poème
développe ce thème.

                                                     117
ÉTUDES LITTÉRAIRES        VOLUME 29 N"s 3-4 HIVER 1997

                                               Références

ARI^NDI, Hanna, Vies politiques, Paris, Gallimard (Tel), 1986.
BRODA, Martine, Dans la main de personne, Paris, Cerf, 1986.
CHI.AN, Paul, la Rose de personne (traduit par Martine Broda), Paris, Le Nouveau Commerce, 1979.
           , « le Méridien » (traduit par J. Launay), Po&sie, n" 9 (1979).
           , Enclos du temps (traduit par Martine Broda), Paris, Clivages, 1985.
           , Poèmes (traduit par J. E. Jackson), Le Muy, Éditions Unes, 1987.
           , Pavot et mémoire (traduit par Valérie Briet), Paris, Christian Bourgois, 1987.
           , Entretien dans la montagne (traduit par S. Mosès), Paris, Éditions Michel Chandeigne, 1990.
           , Strette et Autres Poèmes (traduit par J. Daive), Paris, Mercure de France, 1990.
           , De seuil en seuil (traduit par Valérie Briet), Paris, Christian Bourgois, 1991.
           , Grille de parole (traduit par Martine Broda), Paris, Christian Bourgois, 1993-
Autres recueils cités : Atemwende, Fadensonnen, Licbtzwang, voir Gesammelte Werke              infunfBànden,
     Francfurt am Main, Suhrkamp, 1983.
DLI.LUZL-, Gilles, Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993.
DLRRIDA, Jacques, Schibboletb, Paris, Galilée, 1986.
LÉVINAS, Emmanuel, « Langage et objectivité », dans Totalité et infini, Paris, Librairie générale française
     (Biblio/ essais), 1990.
ROSLNIHI.D, Alvin, H., A Double Dying. Rejlections on Holocaust Literature, Bloomingion and Indiana-
     polis, Indiana University Press, 1981.
ZIARHK, K., Inflected Language. Towards a Hcrmeneutics of Nearness, Albany, State University of New
     York Press, 1994.

                                                   118
LA DEMEURE DE LA LETTRE

                                     Appendice

Hûttenfenster                                   suent unten,
                                                suent droben, fern, suent
Das Aug, dunkel :                               mit dem Auge, holt
als Hûttenfenster. Es sammelt,                  Alpha Centauri herunter, Arktur, holt
was Welt war, Welt bleibt : den Wander-         den Strahl hinzu, aus den Gràbern,
Osten, die
Schwebenden, die                                geht zu Ghetto und Eden, pflùckt
Menschen-und-Juden,                             das Sternbild zusammen, das er,
das Volk-vom-Gewôlk, magnetisch                 der Mensch, zum Wohnen braucht, hier,
ziehts, mit Herzfingern, an                     unter Menschen,
dir, Erde :
du kommst, du kommst,                           schreitet
wohnen werden wir, wohnen, etwas                die Buchstaben ab und der Buchstaben
                                                sterblich —
— ein Atem ? ein Name ?                         unsterbliche Seele,
                                                geht zu Aleph und Jud und geht weiter,
geht im Verwaisten umher,
tanzerisch, klobig,                             baut ihn, den Davidsschild, làsst ihn
die Engels —                                    aufflammen einmal,
schwinge, schwer von Unsichtbarem, am
wundgeschundenen Fuss, kopf —                   làsst ihn erlôschen — da steht er,
lastig getrimmt                                 unsichtbar, steht
vom Schwarzhagel, der                           bei Alpha und Aleph, bei Jud,
auch dort fiel, in Witebsk.                     bei den andern, bei
                                                allen : in
 — und sie, die ihn sàten, sie                  dir,
schreiben ihn weg
mit mimetischer Panzerfaustklaue!               Beth, — das ist
                                                das Haus, wo der Tisch steht mit
geht, geht umher,
suent,                                          dem Licht und dem Licht.

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ÉTUDES LITTÉRAIRES   VOLUME 29 Nos 3-4 HIVER 1997

Fenêtre de hutte                            cherche,
                                            cherche en bas,
L'œil, sombre :                             cherche là-haut, loin, cherche
en fenêtre de hutte. Il rassemble           de l'œil, ramène
ce qui était monde, reste monde : l'Est     Alpha du Centaure, Arcturus, ramène
errant, ceux                                aussi le rayon, des tombes,
qui flottent, les
Hommes-et-Juifs,                            va vers Ghetto, vers Eden, cueille
le peuple-de-la-nuée, magnétique            et rassemble la constellation, dont lui,
il t'entraîne, terre,                       l'homme, a besoin pour demeure, ici,
avec ses doigts de cœur :                   parmi les hommes,
tu viens, tu viens,
demeure nous aurons, demeure, quelque       passe en revue
chose                                       les lettres et l'âme mortelle —
                                            immortelle de ces lettres,
— un souffle ? un nom ? —                   va vers Aleph et Youd et va plus loin,

rôde dans le lieu orphelin,                 le bâtit, le bouclier de David, le fait
balleresque, balourd,                       s'embraser, une fois,
l'aile
de l'ange, lourde d'invisible, à            le fait s'éteindre — il est là,
son pied blessé, quelque chose              invisible, il est
qu'arrime lest en tête                      près d'Alpha et d'Aleph, près de Youd,
la grêle noire                              près des autres, près de tout : en
qui tombait là-bas aussi, à Vitebsk,        toi,

 — et eux, qui la semaient, ils             Beth, — qui es
s'en purgent la griffonnant
de leur griffe, mimétique de poing-ba-      la maison où il y a la table avec
zooka! —,
                                            la lumière et la lumière.
quelque chose rôde, va alentour,
                                            (la Rose de personne, p. 129-131)

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