ET MAINTENANT ? POUR UNE NOUVELLE ORGANISATION DES CULTES - Licra
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LE PLUS ANCIEN JOURNAL ANTIRACISTE DU MONDE n° 654 / mars 2015 / Prix de vente : 8 € ET MAINTENANT ? © Lionel Ciromneau / Sipa POUR UNE NOUVELLE ORGANISATION DES CULTES ALEXANDRE ADLER : “LE CALIFAT DU SANG” REPORTAGE EN ALLEMAGNE 14-15 27 28 à 30
3 | n°654 | mars 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra ÉDITO ALAIN JAKUBOWICZ | Président de la Licra Crier plus fort audra-t-il toujours plus de haine, plus de pour ses propos racistes. F fanatisme et plus de morts pour que nous En 2011, nous avons soutenu la loi interdisant le soyons entendus ? Les événements que port du voile intégral. nous venons de vivre nous ont d’autant plus bou- En 2012, nous avons formulé « 50 propositions » leversés que, au-delà de notre immense tristesse, pour une France plus fraternelle. nos analyses depuis plus de dix ans se sont En 2013, nous avons demandé que la lutte contre révélées d’une justesse effrayante. Est-ce un tort le racisme et l’antisémitisme soit érigée au rang d’avoir eu raison trop tôt ? de cause nationale... En 2000, au début de la seconde Intifada, nous Notre tort a sans doute été de ne pas avoir crié avons mis en garde contre les dangers de l’im- assez fort pour être entendus par les politiques, portation du conflit israélo-palestinien en France. les médias et nos concitoyens. Quand nous avons En 2001, nous avons dénoncé la pantalonnade engagé les premières poursuites contre Dieudonné de la conférence de Dur- M’Bala M’Bala, nous ban. étions bien seuls. « Plusieurs de * 1. Jean-Pierre Obin, En 2002, nous avons en- tamé le combat judiciaire nos propositions Quand nous avons pour- suivi Eric Zemmour, on inspecteur de l’Education contre le sinistre Dieu- nous a accusés de porter nationale et auteur donné M’Bala M’Bala. sont aujourd’hui reprises atteinte à la liberté d’ex- d’un rapport sur les signes En 2003, nous avons par le gouvernement. pression. et manifestations alerté sur les dangers du Quand nous avons appelé d’appartenance religieuse racisme et de l’antisémi- Il aura fallu 17 morts… » à manifester à la suite du dans les établissements tisme sur Internet. premier attentat qui a scolaires (2004), avait En 2004, nous avons soutenu les propositions de frappé « Charlie Hebdo », nous étions quelques constaté de nombreuses la commission Stasi. centaines. atteintes à la laïcité, En 2005, nous avons défendu le rapport Obin(1) Quand nous avons manifesté après l’assassinat qu’il proposa de proscrire. sur les revendications religieuses à l’école. d’enfants juifs à Toulouse, nous étions quelques 2. Mohamed Sifaoui, En 2006, nous avons mis en garde contre l’anti- milliers. journaliste, écrivain sémitisme dans les banlieues, après l’assassinat Quand nous avons soutenu la loi interdisant le port et réalisateur franco- d’Ilan Halimi. du voile intégral, on nous a traités d’islamophobes. algérien installé en France, En 2007, nous étions au côté de « Charlie Hebdo », Quand on a parlé de grande cause nationale, est un opposant au régime algérien. Menacé de mort poursuivi pour ses caricatures, et présents à personne ne nous a pris au sérieux... par les islamistes, l’ONU contre le délit de blasphème. Nos « 50 propositions pour une France plus il a été victime d’une En 2008, nous avons apporté notre soutien à fraternelle » n’ont jamais été autant d’actualité. violente agression en 2OO8, Mohamed Sifaoui(2). Plusieurs d’entre elles sont aujourd’hui reprises malgré sa protection En 2009, nous étions à Genève pour la conférence par le gouvernement. Il aura fallu 17 morts. policière. Durban 2. Pour qu’ils soient les derniers, nous continuerons En 2010 nous avons poursuivi Eric Zemmour à crier. Plus fort… SOMMAIRE | LE DROIT DE VIVRE ÉDITORIAL | p. 3 • “Je proposerai une nouvelle • Quand les cris de Paris tétanisent CINÉ / TV / par Alain Jakubowicz organisation des cultes.” l’Italie • Les femmes, il faut se réveiller ! • 3 heures de débats pour 1 minute LE MOT | p. 4 de silence JUSTICE | p. 31 PORTRAIT | p. 38 par Antoine Spire • Une nouvelle politique de prévention • Les dérapages de • Gilles Winckler, un militant polyvalent • La Dilcra, acte 2. L’union “Valeurs actuelles” ACTUALITÉ | p. 5 à 26 VIE DES SECTIONS | p. 39 à 44 est un combat TRIBUNE LIBRE | p. 32 • La guerre des clowns est déclarée ! • 11 janvier 2015. Ils ont marché • Ils sont Charlie en terre d’Islam • “Je suis Charlie, un peu, beaucoup, • “Comment je suis devenu • Le XXIe siècle verra-t-il s’exiler • Rester ou partir : désirs noués un écrivain juif” les derniers chrétiens d’Orient ? passionnément, pas du tout” et dénoués des juifs de France • Les musulmans sommés d’être • 1 800 policiers pour une expo • Extension du domaine de la déprime CULTURE | p. 33 à 37 • Une présidente de section hors des citoyens du “Pays du droit • Il lui manque juste la compassion au blasphème” SPECTACLE / norme • Un partenariat renouvelé • Le rire sans tabou de Patrick Timsit • Internet dans le viseur de nos • Peut-on assimiler le racisme à • Des “moments antisémites” ? une phobie ? PRIX PIERRE-BLOCH / juristes • De l’usage de la phobie dans INTERNATIONAL | p. 27 à 30 • Trois œuvres mémorielles ex æquo • Licra : et Paris entra dans l’ère DOK… l’interprétation des racismes • “Le Califat du sang” : tectonique des LIVRE / • Sceaux cultive l’approche didactique • “En France, on peut désormais plaques et redistribution des cartes • Un soldat inconnu de 1944 • Une soirée remarquable être tué pour crime de judéité • “Vivre la démocratie !”... ÉDUCATION / COURRIER | p. 45 à 47 ou d’islamophobie.” en Allemagne • Décrypter Heidegger au lycée ?
LE MOT Licra | LE DROIT DE VIVRE | n°654 | mars 2015 | 4 ANTOINE SPIRE | Rédacteur en chef Et maintenant ? près les drames des 7, 8 et 9 janvier et du terrorisme, le négationnisme, qui sont des A l’immense manifestation unitaire du 11 jan- délits, des crimes que la justice devra sans doute vier (Georges Dupuy dit ici comment la punir avec encore plus de sévérité. » mobilisation s’est faite dans les grandes villes et Cela dit, le parcours des frères Kouachi et dans les petites), il nous revient de réfléchir d’Amedy Coulibaly signe un échec de la Répu- ensemble et d’agir. Les manifestants se comptent blique et de tous ceux qui, comme nous, militent par millions, chacun venu avec sa colère, sa pour le respect des droits de l’homme. D’où la peine, mais aussi une envie de fraternité, de mobilisation du gouvernement et des institutions République, de liberté. pour tenter de mieux assurer la sécurité de tous, Mais certains Français n’ont pas été « Charlie ». mais aussi la large concertation engagée pour Ils nous servent à nouveau le « deux poids, deux que l’Education nationale transmette mieux les mesures », et affirment que les citoyens musulmans valeurs de la République. Nous allons y contribuer seraient moins bien protégés par la justice, les de toutes nos forces, en participant, plus qu’hier, médias et les politiques que… les juifs. Et à la formation des enseignants et de leurs forma- d’affirmer que « Charlie » pouvait caricaturer le teurs. prophète, alors que Dieu- Najat Vallaud-Belkacem donné était poursuivi par se propose de réformer la justice. « “Charlie” visait la carte scolaire pour plus Précisons qu’il y eut de mixité sociale, et de LA LICRA | LE DROIT DE VIVRE nombre de procès inten- une idéologie promouvoir des mesures N° 654 | tés contre « Charlie », et (religieuse ou non), en faveur de plus de MARS 2015 que la justice ne leur a laïcité à l’école. Nous • Fondateur : Bernard Lecache pas toujours donné rai- alors que Dieudonné vise resterons vigilants : ces • Directeur de la publication : Alain Jakubowicz. son : en 2006, le tribunal une communauté » mesures doivent se • Directeur délégué : Roger Benguigui avait estimé que, en dépit Argumentation du TGI de Paris. concrétiser. • Rédacteur en chef : Antoine Spire • Comité de rédaction : du caractère choquant, Nous nous battons pour Delphine Auffret, Alain Barbanel, voire blessant, des caricatures pour la sensibilité qu’on introduise les injures racistes dans le code Maria Giuseppina Bruna, des musulmans, les circonstances de la publication pénal (aujourd’hui, elles figurent seulement dans Michèle Colomès, Alain David, Georges Dupuy, Baudouin-Jonas apparaissaient exclusives de « toute volonté la loi sur la presse) : les poursuites seront beaucoup Eschapasse, Marie-Pia Garnier, délibérée d’offenser directement et gratuitement plus efficaces. Le délai pour agir sera plus long, Mohamed Kacimi, Marina Lemaire, l’ensemble des musulmans » ; mais, surtout, ce qui permettra à l’enquête d’avancer sereine- Alain Lewkowicz, Justine Mattioli, Philippe Reims, Laure Siaud, « Charlie » visait une idéologie (religieuse ou ment. Mano Siri, Abel Sorkine. non), alors que Dieudonné vise une communauté Le gouvernement a lancé son site « anti-djihad » ; • Coordinatrice rédaction : (argumentation du TGI de Paris). Aucune loi nous allons, nous aussi, améliorer nos interventions Mad Jaegge. • Éditeur photo : Guillaume Vieira. n’organise le droit à l’humour, mais Dieudonné sur le net. • Abonnements : Patricia Fitoussi. s’attaque à des personnes ; comme, par exemple, Enfin, l’idée d’un service civique étendu, non • Maquette et réalisation : Sitbon & associés Patrick Cohen, de France Inter (l’humoriste vient obligatoire, fait son chemin. Tout dépendra des Tél. : 04 37 85 11 22. d’être condamné pour cela), alors que « Charlie » moyens humains et financiers qui seront injectés • Société éditrice : Le Droit de vivre s’en prend à des religions et à des institutions. dans ce projet. 42, rue du Louvre, 75001 Paris Tél. : 01 45 08 08 08 Comme l’a dit le Premier ministre : « Il y a une Tout cela contribue à une riposte saine à l’attaque E-mail : ddv@licra.org différence fondamentale entre la liberté d’imper- que nous avons subie. Il faut, ensemble, l’ampli- • Imprimeur : Riccobono Offset tinence et l’antisémitisme, le racisme, l’apologie fier ! Presse 115, chemin des Valettes, 83490 Le Muy • Régie publicitaire : OPAS Hubert Bismuth 41, rue Saint-Sébastien, 75001 Paris Tél. : 01 49 29 11 00 Les propos tenus dans les tribunes et interviews ne sauraient engager la responsabilité du « Droit de vivre » et de la Licra. Tous droits de reproduction réservés - ISSN 09992774 - CPPAP : 1115G83868
5 | n°654 | mars 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra ACTUALITÉ 11 janvier 2015. Ils ont marché Par millions, les Français sont descendus dans la rue pour défendre les valeurs de la République. L’espace d’un jour d’union nationale, la France est redevenue la patrie des droits de l’homme. Et, maintenant, qu’en ferons-nous ? La marche républicaine du 11 janvier 2015 à Marseille. < DERNIÈRE MINUTE Sollicité par Jean-Jacques Bourdin de se prononcer sur les influences de l’entourage de Manuel Valls, Roland Dumas a semblé jouir de provoquer son monde. Le chef du gouvernement est-il « sous influence juive ? », finira par lui © Damien Lepretre / Sipa demander Bourdin. « Probablement, je peux le penser. […] Il a des alliances personnelles qui font qu’il a des préjugés […] Sous prétexte que je défends les « e suis Charlie. Je suis flic. Je suis juif. » même du vivre ensemble : la liberté d’expression J Arabes contre les Israéliens, Le dimanche 11 janvier 2015 restera dans (fût-elle poussée à l’extrême), l’ordre républicain il m’a agressé un jour alors les mémoires comme le jour historique où et le droit de vivre pleinement sa religion. Certains que je le connais à peine... tout un peuple s’est mis en marche. On croyait les d’entre eux n’avaient jamais manifesté de leur Chacun sait qu’il est marié Français résignés, fatalistes, rétrogrades, repliés vie. Mais là, le sentiment de l’urgence à faire avec quelqu’un - quelqu’un sur eux-mêmes, faits à l’idée de leur déclin. Plus bloc contre la montée des périls – en janvier 2015, de très bien d’ailleurs - nombreux qu’à la Libération en 1945, des millions en République, on pouvait donc, un jour, prendre qui a de l’influence sur lui ». de citoyens – de tous les âges, de toutes les origines, un fusil d’assaut pour aller tuer des innocents Les remontées de toutes les confessions, de toutes les profes- parce qu’ils étaient coupables d’être ce qu’ils d’antisémitisme chez ce sions – sont descendus dans la rue pour dire « non ». étaient, de faire ce qu’ils faisaient et de penser vieillard agressif ne sont Non, la France, notre pays, ont-ils dit, n’est pas comme ils pensaient – les a tous jetés dans la rue. pas nouvelles. AS un pays où l’on peut mitrailler comme au stand Ils ont marché, fiers – quelles que soient leurs On s’en prend de tir onze personnes – correcteur, journalistes, oppositions politiques qui font les grandes aux cimetières ! dessinateurs, économiste, psychanalyste, agent démocraties – de partager les mêmes valeurs. Les dégradations de de maintenance, policier de sécurité – parce qu’ils Même s’ils n’étaient pas tous d’accord avec les cimetières se poursuivent. étaient « Charlie Hebdo ». Ce n’est pas un pays positions de « Charlie Hebdo ». Même s’il leur A Sarre-Union (Bas-Rhin), où l’on peut pointer, tirer, achever deux personnes était arrivé de gueuler contre les flics. Même si le mobile antisémite a été parce qu’elles sont policières. Ce n’est pas un le judaïsme ne leur disait pas grand-chose. retenu et a valu la mise en pays où l’on peut prendre en otage quinze per- Ils ont marché au vent de drapeaux bleu-blanc- examen de cinq jeunes pour sonnes de l’Hyper Cacher de Vincennes – en en rouge, au son des Marseillaise spontanées. Sans « violation de sépultures tuant quatre d’entrée de jeu – parce qu’elles sont slogans ni bannières partisanes. Au rendez-vous en raison de la religion des juives ou supposées l’être. Non, disaient tous de la France des grands moments. Les chefs défunts ». En garde à vue, ceux qui ont marché ou piétiné dans les rues de d’Etat étrangers qui ont ouvert la marche ne s’y les profanateurs ont France, la France, ce n’est pas cela. sont pas trompés. Ils sont venus – sauf Barack prétendu ignorer le Obama, qui s’en mord encore les doigts – soutenir caractère juif du cimetière, A PARIS COMME DANS un pays qui reste, aux yeux du monde, la patrie mais les croix gammées LES PLUS PETITS VILLAGES des droits de l’homme. sont explicites. Ils ont marché dans les grandes villes : près de Ils ont marché. Puis ils sont rentrés chez eux, Imitations ou effet d’entraî- nement, des profanations 2 millions à Paris, 300 000 à Lyon, 125 000 à laissant aux politiques, mais aussi à tous ceux qui ont été constatées dans des Rennes, 140 000 à Bordeaux, 70 000 à Marseille. ont fait du vivre-ensemble leur combat quotidien, cimetières chrétiens à Ils ont marché dans les moyennes agglomérations : l’écrasante responsabilité de profiter de l’élan du Tracy-sur-Mer (Calvados), 70 000 à Clermont-Ferrand, 65 000 à Brest, 11 janvier pour construire une nouvelle France, Saint-Béat (Haute-Garonne), 45 000 à Metz. Mais ils ont aussi marché jusqu’au implacable avec tous les fanatismes, mais juste, puis Challans (Vendée) et fin fond des campagnes, dans des petits villages respectueuse, attentive à ceux qui restent sur le Issoudun (Indre) à Matoury, où jamais une telle marche n’avait été organisée. bord du chemin, soucieuse de réduire les inégalités en Guyane française Ils ont marché, tous sidérés par ces trois jours et d’intégrer tous ceux qui n’ont pas marché parce (à 15 km de Cayenne), ainsi d’une violence extrême, non pas aveugle mais que cela ne marche pas vraiment pour eux. qu’à Saint-Laurent-de-la- délibérée, ciblée, qui s’en est prise aux piliers Georges Dupuy Cabrerisse (Aude).
ACTUALITÉ Licra | LE DROIT DE VIVRE | n°654 | mars 2015 | 6 “Je suis Charlie, un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout” Nous avons vécu la grande illusion d’une France unie derrière le slogan « Je suis Charlie » et son unanimisme compassionnel. Mais elle va laisser la place à une autre réalité, celle d’une République face à son péché originel : nier la différence et la complexité des identités et des appartenances de ses citoyens. aris, 11 janvier. La place de la Nation est et autres soraliens, tant l’unisson était la règle. Et Le droit au blasphème En 2006, Eric Raoult, député de Seine-Saint- P noire de monde. La marche républicaine excepté le médiatique « Je ne suis pas Charlie, organisée à la suite des attentats terroristes je suis Charlie Martel » d’un Jean-Marie Le Pen qui ont frappé la France est déjà qualifiée d’his- prévisible, et indépendamment de la sortie papale(1) Denis, déposait, en vain, une torique. Agrippés au bronze du Triomphe de la et du tweet apologiste de Dieudonné, il a fallu proposition de loi réprimant République, une cinquan- laisser passer les mar- taine de lycéens s’égo- le blasphème. Supprimée du droit français par sillent aux cris de « Je, « Seuls les dieux peuvent cheurs pour que l’on entende les autres. Tous les articles 10 et 11 de tu, il, nous, vous, ils sont répondre aux les très nombreux autres. la Déclaration des droits de Charlie, nous sommes Les enfants perdus de la l’homme et du citoyen, tous Charlie ». Ce jour- offenses commises République et, en premier la notion n’existe plus là, le monde était « Char- contre les dieux ! » lieu, ceux pour qui, en République. Et, comme lie », qui pleurait les depuis cinquante ans, l’indique le « Dictionnaire de morts et, à travers eux, la pensée, la liberté d’ex- politique de la ville après politique de la ville, la laïcité » (Armand Collin) : pression et les fondements de la démocratie aux- rien n’a véritablement changé. Ceux pour qui les « Le droit au blasphème quels les terroristes venaient de s’en prendre. valeurs républicaines ne veulent plus rien dire est aussi total que celui Sauf qu’à voir qui était « Charlie », on « savait », tant la République semble avoir déserté leur exis- d’injurier le père Noël. » intuitivement, qui ne l’était pas. tence. « QUI NE SAUTE PAS AFFLUENCE AU SALON DE L’ALYIAH N’EST PAS CHARLIE » A quelques encablures du lieu de rassemblement, Je suis Voltaire Les lycéens, eux, s’égosillent encore : « Qui ne quai de la Rapée, le salon de l’Alyiah ouvrait On le croyait rangé au rayon saute pas n’est pas Charlie ! Hey ! » Mais passé ses portes. Devant les stands bondés de l’Agence des vieilles perruques. ce moment d’indignation nationale légitime, juive et du ministère israélien de l’Intégration, Le patriarche de Ferney, sans nuance et unanime, sorte d’union sacrée on commente les derniers événements qui ont défenseur de la liberté, a symbolique comme si les attentats avaient eu exacerbé le sentiment de peur et accéléré les marché au premier rang de un effet cathartique, les « Charlie » constataient processus de décision de départ vers Israël. toutes les manifestations, avec stupeur que ce qu’ils prenaient comme Dans les salons Vianey à l’affluence record, per- d’un pas alerte. Un peu une évidente communion n’en était pas une. sonne ne « sautait ». Avec comme grande question : ironique – on ne se refait Personne ne s’attendait à voir marcher les inté- « Et après, on fait quoi ? », les médias s’interro- pas – qu’autant de monde gristes catholiques, les complotistes, les antisémites geaient : « La République a-t-elle abandonné les reprenne une phrase qu’il n’a jamais écrite ni prononcée : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez le dire. » GD La marche républicaine du 11 janvier 2015 à Montpellier. > * 1. Le 14 janvier, lors d’une conférence de presse tenue dans un avion, le pape François a condamné © Muriel Haaz / Sipa l’hebdomadaire satirique affichant un dessin de Mahomet en couverture de son numéro historique.
7 | n°654 | mars 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra ACTUALITÉ banlieues ? », avec comme sous-titre : « Après la ghettoïsation, le communautarisme, la radica- lisation, et enfin le terrorisme…» De quoi sans doute faire rire jaune un Mathieu Kassovitz qui, il y a déjà quinze ans, réalisait « La Haine », film prémonitoire aux étranges ac- tuels échos. Pendant ce temps-là, on s’étonnait jusqu’à l’of- fuscation des deux cents incidents répertoriés dans les établissements scolaires alors que la Nation se figeait pour une minute de silence solennelle à la mémoire des dix-sept victimes des terroristes. Dans une école en pleine crise de la laïcité, qui peine à transmettre les valeurs sym- boliques d’un pays auquel certains élèves ne se sentent pas appartenir, les profs ont dû gérer l’insoumission des uns et les propos violents des © DR autres : « “Charlie Hebdo” l’a bien cherché. On n’a pas le droit de caricaturer le Prophète. » Charlie » à reprendre à leur compte ce que l’hu- DES ENSEIGNANTS DÉMUNIS moriste Coluche disait, lui, avec humour : « Les Après avoir perdu certains de ses territoires, la Juifs sont plus égaux que les autres. » République semble avoir vendu une partie de son âme dans les banlieues désolées et les quartiers OUBLIER GAZA ? difficiles. « Pourquoi pas une minute de silence Et puis, comment pouvaient-ils entendre l’appel pour les Syriens ? Pour les Palestiniens ? Pourquoi du Premier ministre enjoignant tous les républicains censurer Dieudonné et pas “Charlie Hebdo” ? » à se mobiliser au nom « de la liberté et de la Le 9 décembre n’était pas encore la journée de la tolérance », lui, qui, il y a quelques mois, interdisait Laïcité dans les écoles, et les cours de morale l’organisation de manifestations de soutien aux laïque et de civisme n’avaient pas encore été Palestiniens lors de l’opération « Bordure pro- Pegida est-il décidés. Démunis, les enseignants ont fait comme tectrice » menée par Israël à Gaza ? « Charlie » ? ils ont pu. Si certains ont tenté de répondre à ces Un homme, la soixantaine bien entamée, s’im- Le mouvement allemand épineuses questions en expliquant que « les misce : « Moi, je ne marche ni avec Valls, ni avec anti-islam Pegida veut offenses commises vis-à-vis des dieux sont l’affaire Rajoy, et encore moins avec Merkel et Lavrov ! » « surfer » sur la vague des dieux » et que, par conséquent, « Allah est On aurait dit du Mélenchon ou du Besancenot, « Charlie » pour étoffer assez grand pour défendre Mahomet tout seul », qui se sont refusés à « mêler » leur tristesse avec ses rangs et justifier d’autres ont baissé les bras comme si de rien celles de François Hollande et de Nicolas Sarkozy. sa « croisade ». n’était, animés sans doute par la peur face à Certains évoquent « la présence insupportable « Avec notre plus grande quelques élèves pour qui « la loi sacrée est supé- de Benyamin Netanyahou ou Mahmoud Abbas ». sympathie pour les familles rieure à la loi de la République ». La venue dans le cortège officiel du roi Abdallah II des victimes parisiennes S’associant sans équivoque au deuil général, on de Jordanie et du ministre des Affaires étrangères du terrorisme », pouvait ce jour-là être « Charlie » et ne pas l’être, des Emirats arabes unis en a rebuté plus d’un. c’est ce qu’on peut lire sur un bandeau noir comme ceux qui évoquaient l’affaire Siné, cari- « Quel culot ! Ça finance le terrorisme interna- barrant sa page Facebook. caturiste remercié par « Charlie Hebdo » pour tional, ça muselle la presse, ça ne respecte pas Ce mouvement, dont antisémitisme, s’opposant aux « lois mémorielles » les droits de l’homme, et après ça vient à Paris le chef a démissionné et militant pour l’application « universelle » du pleurer nos morts. Quelle honte ! », lâche, au après la parution droit à l’outrance. moment du bilan, le client d’un bar de Belleville. d’une photo de lui déguisé Les pieds bien sur terre, on dénonce, en marge du Ce 11 janvier, les non-« Charlie » pointaient les en Hitler, a suscité cortège, « un journal certes satirique, mais obsédé échecs et les hypocrisies d’une République hébétée de fortes contre- par l’Islam », tout en soupçonnant certains membres par l’expression de ses marges qu’elle s’est refusé manifestations. de la rédaction d’être indiscutablement islamo- d’intégrer. La nuit tombe sur la place de la Nation. (Lire pp. 28-29 ) phobes. Et, pour totalement écorner le consensus, Une femme arborant une pancarte « Je suis Char- la romancière américaine Joyce Carol Oates lie » partage son regret : « Les musulmans ne enfonce le clou, déclarant que certaines caricatures sont pas venus marcher », avant d’ajouter, pensive : publiées par « Charlie Hebdo » évoquaient pour « Peut-être sont-ils majoritairement offensés par elle « les caricatures nazies des Juifs » les caricatures de Mahomet… c’est pour ça qu’ils ne sont pas là. » L’HUILE ET LE FEU Les lycéens, eux, sont toujours accrochés à leur Combien sont-ils à se dire que « Charlie Hebdo » bronze, la voix éraillée à force de crier leur « mettait de l’huile sur le feu » ? Simple critique slogan prémonitoire, car, définitivement, ce jour- des religions ? Islamophobie ? là, en France, tout le monde ne sautait pas. Questions qui poussent les « encore-moins-non- Alain Lewkowicz
ACTUALITÉ Licra | LE DROIT DE VIVRE | n°654 | mars 2015 | 8 Les musulmans sommés d’être des citoyens du “Pays du droit au blasphème” Après des semaines de « zemmourie » médiatique débridée, les voilà menacés des pires amalgames s’ils ne se disent pas « plus Charlie que Charlie »… dans une dialectique version Georges W. Bush : « Vous êtes avec nous ou contre nous. » Si, sur les réseaux sociaux, ils ont massivement exprimé leur participation à l’élan national de solidarité tout en s’alertant contre les risques d’amalgame, d’autres, la majorité silencieuse, n’ont pas eu besoin de dire « Je suis Charlie » pour partager la peine des familles. CES CARICATURES QUI « NE PASSENT PAS » Passé l’émoi, c’est tout de même la question des caricatures qui ne passe pas. Comment expliquer la différence de traitement entre Dieudonné et les caricatures, entre Dieudonné et Zemmour ? Des différences qui abîmeraient le « vivre ensemble ». Sauf que tout n’est pas égal à tout. N’en déplaise à ceux qui, comme les membres du parti des Indi- Sur France 2, Caroline Fourest reproche gènes de la République, chantres de la lutte contre aris, boulevard Voltaire, 11 janvier 2015. l’islamophobie et ouvertement « non-Charlie », P à Amar Lasfar, président de l’UOIF (Union des organisations islamiques Sous le porche d’un immeuble haussman- qui théorisent les liens évidents entre la politique de France), d’avoir condamné « Charlie » nien, une femme portant un hijab regarde menée par les pays occidentaux, la montée des pour ses caricatures et de pleurer maintenant les « Charlie » marcher devant chez elle. Avec extrémismes et du fanatisme, et les attentats pari- sur la mort de ses journalistes. > ses trois enfants, elle agite fébrilement un drapeau siens, en France, ce n’est pas « 5 minutes pour français. « L’islam, c’est une religion barbare », Hitler et 5 minutes pour les Juifs ». vient de lui vomir un manifestant. Une véritable S’exprimant dans un cadre juridique parfaitement À NOTER gifle pour cette jeune convertie qui, candidement, défini, la liberté d’expression ne saurait être à géo- Les Caricatures : lâche : « Pourtant, je suis une bonne Française métrie variable. Elle l’a compris, elle, cette jeune « l’horizon de souche ! » musulmane rencontrée dans le cortège parisien du indépassable » 11 janvier. « Je suis musulmane, juive, Charlie, des Musulmans ? LE SOUPÇON DE “L’ENNEMI flic », peut-on lire sur une feuille de papier scotchée Enjoints à se désolidariser BASANÉ“ DE L’INTÉRIEUR sur son buste. Des larmes coulent sur ses joues. de l’islam radical et des Après des semaines de « zemmourie » médiatique Elle pense à cet homme, son enfant dans les bras, terroristes responsables débridée, les débuts tapageurs du dernier roman pris au piège par Amedy Coulibaly dans l’Hyper des attentats à Paris de Michel Houellebecq et l’augmentation expo- Cacher de la porte de Vincennes. « On n’a pas le des 7 et 8 janvier dernier, nentielle des actes antimusulmans, il fallait droit de faire ça », hurle-t-elle de rage, avant les musulmans de France désormais se justifier, se désolidariser, s’expliquer, d’ajouter avec la même fureur : « Et ça ne veut pas seraient-ils devenus être plus « charliste » que « Charlie », défiler es- dire qu’on ne soutient pas les Palestiniens ! » la mauvaise conscience tampillé « musulman gentil » ou « musulman non- Alain Lewkowicz d’une République qui n’a terroriste ». Sans parler de l’échec de l’intégration, pas su transmettre de la colonisation, ou de la guerre d’Algérie. Un ses valeurs ? musulman chez les « Charlie » ? Le soupçon de l’ennemi basané de l’intérieur plane. Alors les imams et les représentants des diverses représentations de l’Islam de France se succèdent aux tribunes, expliquant tour à tour partager sans Juchée sur les épaules retenue la stupéfaction et la douleur nationale, de son père souriant, affirmant qu’en aucun cas les terroristes ne une petite fille exhibe la pancarte : pouvaient se réclamer de l’islam. N’empêche. Et « Je ne suis pas Charlie, ni terroriste. malgré la présence d’AC le Feu, de Stop ou des Je suis musulman. ! » > Indivisibles dans les cortèges, beaucoup de musulmans ont fini par faire le choix de ne pas communier en battant le pavé et de ne pas être © DR « Charlie »… Les voilà, enfermés malgré eux
9 | n°654 | mars 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra ACTUALITÉ Peut-on assimiler le racisme à une phobie ? S’il y a un champ lexical qui revient étrangement, c’est bien celui de la phobie : en témoignent l’homophobie, la négrophobie et la judéophobie, et, enfin, l’islamophobie. ’homophobie, la négrophobie et la judéo- Et c’est là où le bât blesse et où le registre L phobie sont des termes en vogue pour désigner la haine des homosexuels, le racisme qui vise les Noirs et l’antisémitisme. sémantique se modifie : la xénophobie est à la fois la peur de et l’hostilité envers l’étranger, la première justifiant la seconde et la rangeant néan- À LIRE - Sigmund Freud : « Cinq psychanalyses » (en particulier celle L’islamophobie, enfin, confond sous un même moins sous le chapitre des pathologies, qu’on ne du Petit Hans). nom la peur éprouvée face à l’islam et la haine saurait donc surmonter par un effort rationnel. envers les Arabes et musulmans présumés tels. Avoir peur de l’étranger, et donc éprouver de – L’excellent article Confusante confusion… l’hostilité envers lui, serait donc presque normal d’Olivier Rolin, que l’on si l’on veut bien considérer que les pathologies peut consulter sur le lien : LA PHOBIE EST UNE PEUR diverses sont des normes de la vie des corps, « Ce que “phobie“ veut DÉMESURÉE, IRRATIONNELLE normes perturbatrices, dysfonctionnelles, certes, dire », paru dans Mais revenons au terme de « phobie » tel qu’il a mais qu’on ne saurait réprouver et condamner. « Le Monde des Livres » été sorti de son champ lexical clinique pour dési- On pourrait donc, en toute honnêteté intellectuelle du 14.01.2015. gner des pathologies caractérisées en psychologie, et morale, avoir peur des Noirs (après tout ils http://urlz.fr/1APl comme en psychanalyse. Une phobie est une sont noirs n’est-ce pas ? « pas comme nous ») ; peur démesurée, irrationnelle, éprouvée face à des juifs, auxquels on attribue toutes sortes de - Et, enfin, cette citation un objet, un animal ou une situation précise. vilenies et de perversions qui les assimilent tirée d’un article consacré Ainsi peut-on être « agoraphobe(1), nosophobe(2), souvent à des animaux nuisibles ; des homo- à une petite synthèse arachnophobe(3), ou herpétophobe(4) »… mais sexuel(le)s aux comportements si contre-nature ; intitulée « Les phobies aussi « xénophobe », qui désigne la peur de des musulmans, assimilés unilatéralement aux de Paul Denis », qui dit très justement : l’autre, de l’allogène, de celui qui est considéré islamistes prêcheurs de haine… ? « Les phobies, ces peurs ou vu comme un étranger. irraisonnées, irrationnelles, Ce qui caractérise ces quatre premières « phobies », LE RACISME N’EST NI UN DÉTERMI- déclenchées par c’est qu’elles renvoient strictement à la peur NISME SOCIAL OU CULTUREL, une circonstance sans panique, source d’angoisse, de stress, d’hystérie NI UNE PATHOLOGIE CLINIQUE… danger, sont définies qui peut être paralysante au point de nous rendre Reste que le racisme n’est pas une phobie, mais par le déplacement incapables d’agir, et surtout de surmonter cette un choix, un choix moral : une éthique de vie. (projection) sur un objet, peur. Ainsi ceux qui ont la phobie des avions ou On n’est pas obligé d’être phobique des Noirs, une personne ou une qui sont claustrophobes peuvent en venir au point des juifs, des homosexuels, des Arabes, des situation du monde de ne plus pouvoir voya- musulmans. Ce n’est pas extérieur, d’une figure ger en avion ou de ne une maladie, et ceux qui angoissante de l’univers plus supporter d’être dans « Le racisme n’est pas sont victimes de la haine psychique. » A méditer. une pièce qui serait fer- une phobie mais un choix, raciale ne sont pas des mée. un choix moral : araignées qu’on pourrait Le phobique éprouve écraser ou qu’on pourrait donc une peur patholo- une éthique de vie. » soustraire à notre vue. gique, c’est-à-dire une Ce sont des êtres hu- crainte qui le rend malade et qui est considérée mains. Et s’il est difficile, a priori, de se convaincre comme une maladie : à ce titre, nul ne saurait qu’on peut vivre en bonne entente avec des arai- demander raisonnablement à un malade de sur- gnées, on peut, même si toute notre éducation, monter sa « maladie » par un effort de sa volonté, notre milieu, voire la politique racialiste de l’Etat celle-ci n’ayant rien à faire là-dedans et ne dans lequel nous vivons, ou la culture, c’est-à- pouvant être invoquée ! dire l’ensemble des représentations dont nous héritons (ce qui n’a absolument rien à voir avec LA XÉNOPHOBIE EST LA PEUR ET l’hérédité), choisir de rejeter tout cela. L’HOSTILITÉ ENVERS L’ÉTRANGER Parce que le racisme, l’antisémitisme ne relèvent Le cas devient plus complexe dès lors que l’on ni du déterminisme social ou culturel, ni de la admet la xénophobie. D’abord parce qu’on change pathologie et de la clinique. de registre ou qu’on en confond deux : celui de Le racisme et l’antisémitisme sont des choix * 1. Peur de se retrouver la peur irraisonnée et insurmontable, qui nous qu’on peut combattre. dehors, exposé au monde fait assimiler l’autre, l’étranger, à une araignée, Le racisme et l’antisémitisme engagent donc extérieur sans protection. un cafard, un serpent, un rat, animaux peu notre liberté : ils sont de notre entière responsa- 2. Peur des maladies sympathiques envers lesquels, même pour ceux bilité. en général. qui n’en sont pas phobiques, il n’est pas absurde Mano Siri 3. Peur des araignées. d’éprouver du dégoût, de la crainte, voire de 4. Peur des serpents ou l’hostilité… des reptiles en général.
ACTUALITÉ Licra | LE DROIT DE VIVRE | n°654 | mars 2015 | 10 De l’usage de la phobie dans l’interprétation des racismes Pour le psychanalyste Daniel Sibony, « le chantage à l’amalgame a servi à bloquer un débat de fond » sur les deux composantes de l’islam, la pacifique et l’agressive, l’une et l’autre présentes dans le Coran. © DR « Toucher le Coran en tant que non musulman n plein cœur des tumultes religieux contem- « judéophobie » tous les racismes envers les juifs E était tabou, se souvient Daniel Sibony. Cela se conçoit puisqu’ouvrir le Coran porains, Daniel Sibony, psychanalyste, (antijudaïsme chrétien, antisémitisme prétendument et le refermer sans être devenu musulman, écrivain et philosophe, auteur de « Islam, scientifique, antisionisme). ou pire, en restant juif, cela peut passer pour phobie, culpabilité » (éd. Odile Jacob), aborde la Pensez-vous que la phobie est de l’ordre du racisme > une insulte, une profanation. » question des religions monothéistes, de leurs in- et de l’antisémitisme, ou n’est-elle pas davantage un fluences et de leurs évolutions historiques. L’auteur phénomène psychique et psychologique ? s’interroge sur les peurs, le déni, la culpabilité, Daniel Sibony. Le Psaume 83 décrit des extermi- qui peuvent s’observer en France et ailleurs quand nateurs de juifs qui n’ont rien de phobique, plu- il s’agit du champ religieux. L’objectif est de sieurs siècles avant notre ère. La phobie est un combattre le déni provenant d’une sphère politique phénomène psychique très précis, qui signifie la REPÈRES souvent plus disposée à rassembler des électeurs peur. C’est d’ailleurs l’étymologie. La phobie est qu’à avancer et produire de la réflexion sur la so- un système de défense subjectif qui permet à Daniel Sibony est né ciété. l’individu de protéger son dans une famille juive, Les expressions « judéo- intégrité narcissique originaire de Marrakech. phobie » ou « islamopho- « Le problème, lorsqu’il la sent menacée. Docteur en mathématiques et en philosophie, il bie » ont émergé pour c’est la charia Je n’apprécie guère l’usage définir les racismes à des termes « judéopho- est également professeur l’encontre de minorités appliquée aux autres. » bie » et « islamophobie ». des universités et psychanalyste. religieuses ou raciales. Je crois que ce sont les Ancien élève de Lacan, Ne s’agit-il là que de néologismes hasardeux qui autorités qui sont islamophobes au sens propre du il anime depuis 1974 servent une généralisation peu orthodoxe ? terme : elles ont peur de l’islam, peur d’aller dans un séminaire consacré Daniel Sibony propose de répondre à ces ques- les quartiers, etc. Somme toute, elles redoutent l’af- aux « Questions tions. frontement et la perte d’électeurs potentiels. thérapeutiques et aux pratiques créatives et Les événements tragiques qui se sont déroulés Ce sont bien les islamistes qui ont lancé le symboliques dans leurs nous ont conduits, à la Licra, à réfléchir sur la question concept d’« islamophobie », pour faire l’amalgame rapports à l’inconscient ». de la phobie. Taguieff englobe sous le terme de entre les musulmans et eux-mêmes ?
11 | n°654 | mars 2015 | LE DROIT DE VIVRE | Licra ACTUALITÉ Daniel Sibony. Le terme « islamophobie » a été car on blasphème dans sa religion. Sinon, il très activé à la suite du 11 septembre 2001. faudrait dire que le Coran blasphème la religion C’est un piège efficace et pervers, parce qu’en des juifs et des chrétiens puisqu’il insulte les dénonçant l’« islamophobie », les islamistes ont uns et les autres. Or, on ne le dit pas, parce que tenté d’empêcher de faire la distinction entre c’est son droit. Aujourd’hui, si vous dites du deux aspects de l’islam, qui existent tous les mal de Jésus ou de Moïse ou de la Bible, deux, l’un violent, l’autre pacifique, qui ne se personne ne viendra vous tuer, ni même vous contredisent pas, qui se complètent. punir. Or, la grande masse des musulmans qui Quand le pouvoir et les médias dénoncent l’amal- n’est pas venue à la manifestation pense que les game, c’est contre-productif. Le chantage à journalistes et dessinateurs de « Charlie Hebdo » l’amalgame a servi à bloquer le débat, alors que étaient coupables, tout en concédant que la mort les individus ne sont pas stupides, ils savent était une punition trop forte. faire la distinction entre un terroriste, un djihadiste et un musulman pacifique. Il est vrai que ce Dans votre livre, vous expliquez que lorsque sont des personnes pacifiques qui deviennent vous étiez encore au Maroc, dans les années 1950, djihadistes. en tant que non musulman vous n’aviez pas le droit de toucher le Coran. Pouvez-vous expliquer pour- Pourquoi est-ce un piège pour le gouvernement quoi ? d’avoir demandé qu’il n’y ait pas d’amalgame entre Daniel Sibony. Toucher le Coran en tant que non islam et islamisme ? Dans votre livre, vous soulignez musulman était tabou. Cela se conçoit puis- que les gouvernements occidentaux ont développé qu’ouvrir le Coran et le une « culpabilité perverse » à l’égard des musulmans. refermer sans être de- Voulez-vous dire qu’ils tentent de paraître éthique- venu musulman, ou pire, « Mais je suis persuadé ment remarquables parce qu’ils font d’eux-mêmes en restant juif, cela peut leur critique ? passer pour une insulte, que nous allons progresser, Daniel Sibony. Pourquoi supposer d’emblée que une profanation. [au détriment de] la partie les individus vont faire l’amalgame ? La question Aujourd’hui nous som- est-elle de savoir s’il existe des éléments de mes plus libres, il est médinoise du Coran. » violence dans l’islam, ou pas. Or elle est éludée possible d’acheter le par le chantage à l’amalgame. Le postulat qui Coran en librairie, mais il ne faut pas dire ce semble prévaloir est qu’il n’existe pas de violence qu’il y a dedans sur les autres ! Je suis persuadé dans l’islam. Cela s’appelle du déni, parce qu’en que nous allons progresser, même si la partie niant les aspects violents, on les entretient et on qui conclut le Coran, la partie médinoise, s’est les conserve. construite en dénonçant les autres. La difficulté Quant à la notion de « culpabilité perverse », je de l’islam dans le monde occidental est qu’il ne saurais dire si les gouvernants occidentaux doit refréner sa tendance à imposer sa loi là où se sentent coupables envers l’islam, parce que il se trouve. La France peut-elle ne rien céder leur discours est tellement préfabriqué qu’il est sur la liberté d’expression et reconquérir les Le Coran difficile de dissocier la sincérité du jeu. Néan- territoires perdus de la République où règne la dans le texte moins, l’usage pervers de cette culpabilité est loi islamique ? réel ; elle est fabriquée à des fins politiques L’arabe fut la langue maternelle de Daniel pour imposer une censure, une autocensure, et Dans votre livre, vous dites qu’il est nécessaire Sibony, qui a ainsi pu pour ne pas aborder la thématique essentielle. de transformer le rapport au texte des musulmans. lire le Coran. L’islam est composé d’une partie pacifique et Cela signifie que le rapport au texte est historicisé « Islam, phobie, culpabilité » d’une partie agressive, datant de l’époque mé- chez les juifs et les chrétiens, mais ne l’est pas suf- est un livre illustrant dinoise. Cette dernière époque est pleine de la fisamment chez les musulmans ? le multiculturalisme colère de Mahomet envers les juifs et les chrétiens Daniel Sibony. Le livre fondateur de l’islam a et les connaissances qui n’ont pas adhéré à son projet politique. suscité beaucoup de commentaires et d’exégèses, pluridisciplinaires de mais qui ne remettent pas en question les fon- son auteur, qui propose Au fond, vous mettez en question un certain damentaux. une analyse diachronique islam, non pas celui, pacifique, des Cinq Piliers, mais La transmission juive, elle, n’a cessé d’être une de l’islam. celui de Médine, construit autour des guerres saintes remise en question. Son génie fut d’être à la et de l’application de la charia. Cela signifie que l’is- fois pour soi et contre soi ; une dualité rare, que lam contient le refus du blasphème et a du mal à j’appelle « l’entre-deux ». J’ajoute que beaucoup s’adapter à une société démocratique et laïque. de musulmans pensent que l’islam est tel qu’eux- Traditionnellement, le judaïsme tolère également mêmes le définissent, ils ne connaissent pas le difficilement le blasphème. Pouvez-vous préciser la Coran et s’étonnent que certains s’en réclament différence qui réside dans le refus traditionnel du sur un mode très différent, notamment en mettant blasphème chez les musulmans et chez les juifs ? en œuvre certains appels au meurtre de l’infi- Daniel Sibony. Le problème, c’est la charia ap- dèle… pliquée aux autres ; dire que des non-musulmans Propos recueillis par ont blasphémé, c’est déjà les supposer musulmans Antoine Spire et Justine Mattioli
ACTUALITÉ Licra | LE DROIT DE VIVRE | n°654 | mars 2015 | 12 “En France, on peut désormais être tué pour crime de judéité ou d’islamophobie.” Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, revient sur les attentats des 7, 8 et 9 janvier dernier, qui selon lui s’inscrivent dans une judéophobie alimentée par une montée de l’antisionisme radical en France. destructeur des identités communautaires, l’hyper- valorisation de la différence s’était imposée comme une évidence du « progressisme » intellectuel. Devant cet extraordinaire chassé-croisé, tous les repères se brouillent, et Taguieff d’affirmer que l’antiracisme est en retard d’une guerre. C’est donc à une réévaluation de l’universalisme que nous sommes conviés : sauf à redonner tous ses droits à l’exigence d’universalité, comment le discours antiraciste pourrait-il avoir prise sur son adversaire ? L’exigence d’universalité n’implique pas nécessairement l’imposition d’une norme au nom de laquelle serait pratiquée l’exclusion ou l’extermination des « différents ». Dans un univers démocratique (Taguieff le nomme républicain), l’autre, quelle que soit la profondeur de sa diffé- © DR rence, est toujours un autre moi-même. A.S. epuis de longues années, Pierre-André Quelles conclusions tirez-vous des attentats D Taguieff construit une œuvre imposante au carrefour de l’histoire des idées, de la so- meurtriers de janvier dernier ? Pierre-André Taguieff. La tuerie antijuive de l’Hyper ciologie et de l’intervention politique. Directeur de Cacher de Vincennes, le 9 janvier 2015, s’inscrit Pour Pierre-André Taguieff, recherches au CNRS, enseignant à Sciences Po, il non seulement dans l’année terrible commencée l’antiracisme est a contribué, en une trentaine de livres, à renouveler le 26 janvier 2014 avec la manifestation parisienne > en retard d’une guerre. l’analyse du racisme dans la société contemporaine. « Jour de colère », mais aussi dans la dernière Il a notamment souligné les insuffisances de l’anti- vague antijuive mondiale, qui a débuté en octobre racisme, montrant qu’on se trompe d’adversaire et 2000 et a touché particulièrement la France. de combat si l’on croit vivre dans les années 1930 L’analyse de l’évolution des faits antijuifs (vio- et n’avoir affaire qu’à des répétitions du nazisme. lences et menaces confondues) recensés en France Le racisme traditionnel, dont le nazisme constituait de 1998 à 2014 montre une augmentation brutale l’archétype, était une théorie des inégalités entre de la judéophobie au début des années 2000, des races biologiquement définies. avec des « pics » en 2000, 2002, 2004, 2009, A cet archéo-racisme vient se superposer, dans les 2012 et 2014. Les meurtres de Français juifs tués BIBLIOGRAPHIE années 1970, un néoracisme incarné par la nouvelle en tant que juifs ne sont pas commis par des ex- Pierre André Taguieff est droite et le Front national, non plus biologiste, trémistes de gauche ou de droite, mais par de notamment l’auteur de : mais culturaliste, non plus inégalitaire, mais diffé- jeunes musulmans délinquants se réclamant de – « La Judéophobie rentialiste. L’imaginaire l’islam, qu’ils soient ou des Modernes ». raciste se recentre autour non des jihadistes en mis- Ed. Odile Jacob, 2008, d’une angoisse face à la « S’il existe un propre sion (comme Mohamed – « La Nouvelle Propagande antijuive. Du symbole destruction des identités de l’homme, il appartient Merah ou Amedy Couli- collectives et à l’homo- baly). al-Dura aux rumeurs généisation du monde hu- à tous les hommes, et c’est L’attaque meurtrière de Gaza », Paris, PUF, 2010. – « Court Traité de main : pour ce « national- sur un fond d’identité qu’il contre « Charlie racisme », il s’agit moins Hebdo », le 7 janvier de défendre l’inégalité et faut penser les différences. » 2015, avait pour cibles complotologie ». Mille et une nuits, 2013. – « Dictionnaire historique la hiérarchie des races que des « islamophobes » et critique du racisme », la richesse de la différence entre les cultures. coupables d’exercer leur liberté d’expression et ss la dir. de Pierre-André Situation éminemment paradoxale : à travers ces de pensée face à l’islam, au point d’oser caricaturer Taguieff. PUF, 2013. déplacements, le racisme fait sien un culte de la le prophète Mahomet. L’assassinat, le lendemain, – « Du diable en politique ». différence qui était devenu l’un des thèmes favoris d’une policière municipale visait un symbole de Ed. du CNRS, 2014. du discours postmoderne issu des années 68. Contre l’Etat français, jugé « islamophobe » pour diverses l’abstraction dévorante d’un universalisme supposé raisons. L’action jihadiste du 9 janvier 2015 visait
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