Eau et " ophélisation " chez Pina Bausch - Réception de la pièce Vollmond en Allemagne et en France - OpenEdition Journals
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Trajectoires Travaux des jeunes chercheurs du CIERA 13 | 2020 Intrus Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch Réception de la pièce Vollmond en Allemagne et en France Marion Fournier Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/trajectoires/5044 ISSN : 1961-9057 Éditeur CIERA - Centre interdisciplinaire d'études et de recherches sur l'Allemagne Référence électronique Marion Fournier, « Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch », Trajectoires [En ligne], 13 | 2020, mis en ligne le 30 mars 2020, consulté le 01 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/trajectoires/ 5044 Ce document a été généré automatiquement le 1 avril 2020. Trajectoires est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 1 Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch Réception de la pièce Vollmond en Allemagne et en France Marion Fournier 1 Tout au long de son œuvre, la chorégraphe allemande Pina Bausch (1940-2009) met en scène des éléments naturels. Bien qu’elle soit conséquente, la littérature sur le Tanztheater Wuppertal n’a pas souvent fait état de l’utilisation de la nature. Pourtant, ce choix de mise en scène parsème quatre décennies de création. Parmi les éléments naturels mis en scène (le végétal, le minéral, l’animal, le feu, etc.), l’eau apparaît comme un « leitmotiv » (Weber, 2006) chez la chorégraphe. L’artiste ne se contente pas d’utiliser l’eau sur le plateau, elle manie cet élément pour en extraire les apports interprétatifs et créatifs, amendant ou altérant la chorégraphie. Ce procédé trouve un écho certain du côté de la salle, faisant de l’eau l’objet d’une réception d’ordre poétique. L’eau devient d’ailleurs l’un des aspects sur lesquels se concentrent les critiques de spectacles. 2 Dans son Court traité du paysage, Alain Roger développe les mécanismes d’une « artialisation ». En géographie et en philosophie, ce concept traite d’une intervention artistique sur un objet naturel. Selon Roger, une artialisation est l’opération qui permet « la perception, historique et culturelle, de tous nos paysages – campagne, montagne, mer, désert, etc. […] » (Roger, 1997 : 15). L’intervention artistique sur un objet naturel est la première propriété nécessaire d’une artialisation. L’acte perceptif en est la deuxième et permet qu’un élément naturel – ici l’eau – conduise à un imaginaire et à une poétique. C’est en ces termes que nous comprendrons le phénomène produit par une artialisation. Cet article problématise la mise en scène de l’eau dans la pièce Vollmond, de Pina Bausch, en montrant comment l’élément aqueux est l’objet d’une artialisation qui conduit à une « ophélisation » du plateau par les critiques. 3 Une ophélisation est aussi bien l’action que le procédé par lequel un environnement tend à rappeler la figure d’Ophélie1 et à s’articuler avec d’autres éléments concrets ou abstraits qui lui sont interdépendants. Trois éléments repérés dans la réception critique coïncident en effet avec ce que Gaston Bachelard a dénommé le « complexe Trajectoires, 13 | 2020
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 2 d’Ophélie » (Bachelard, 1942 : 95) : d’abord l’omniprésence d’une figure féminine, ensuite l’attention portée au mouvement des cheveux, enfin le passage du noir à la nuit. Ces trois points structurent un rapprochement entre la figure d’Ophélie, dont les représentations picturales parsèment largement l’histoire de l’art, et la danse proposée dans Vollmond. Ils résument ce que nous appellerons « ophélisation » ou encore « danse d’Ophélie ». Nous les analyserons successivement au fil de la présente étude. 4 Dans les pas d’une esthétique de la réception (Jauss, 1978), l’article a pour objet l’accueil que les publics français et allemand – et plus précisément ceux de Paris et de Wuppertal – ont réservé à la mise en scène de l’eau dans la pièce Vollmond. Cette délimitation géographique de la réception correspond aux deux premiers espaces de représentation de la pièce. En effet, l’Allemagne est le lieu de production des pièces de Pina Bausch et de leurs premières représentations. La France est le premier pays en dehors des frontières de l’Allemagne à avoir accueilli le Tanztheater Wuppertal 2 et tient un rôle privilégié dans la construction de la notoriété de l’œuvre de Pina Bausch. L’accueil du Tanztheater à Nancy et à Avignon instaure des relations entre la France et l’Allemagne, mais c’est avec Paris que Wuppertal entretient des relations privilégiées, depuis la première programmation du Tanztheater au Théâtre de la Ville en 1979. 5 Dans ce contexte d’échanges franco-allemands, il est intéressant de comparer les perceptions de la mise en scène de l’eau à Paris et à Wuppertal. Parmi les points communs de la réception de Vollmond dans la presse française et dans la presse allemande, nous notons, précisément, ce phénomène d’artialisation de l’eau évoqué plus haut ainsi qu’une tendance commune à effectuer un rapprochement avec la figure mythique d’Ophélie. 6 L’article s’appuie sur les traces écrites de la réception de Vollmond. Ainsi, les archives de presse consultées dans un fonds conservé au Tanztheater Wuppertal constituent les sources essentielles de ce travail. Porte-parole d’un public, les sources critiques éclairent des façons de percevoir ce que le plateau énonce dans son langage éphémère. Une figure féminine 7 Jouée pour la première fois à Wuppertal le 11 mai 2006 au Schauspielhaus et à Paris le 16 juin 2007 au Théâtre de la Ville, la pièce circule tant en France qu’en Allemagne. Dans les années 2000, le Tanztheater est programmé sur cinq continents. Parmi les territoires concernés par la diffusion des pièces de Pina Bausch, la France et l’Allemagne apparaissent comme des centres privilégiés, programmant chaque saison le Tanztheater alors qu’il n’en va pas ainsi pour le reste des destinations des tournées de la compagnie3. Aussi, les conditions d’accès à l’œuvre sont similaires pour les publics français et allemand et entraînent une compréhension de l’œuvre qui est comparable. Vollmond est une pièce pour douze danseurs et danseuses, d’une durée de deux heures vingt et dans laquelle l’eau tient une place fondamentale. La présence des femmes sur le plateau, ces « Vollmond-Frauen »4 (Suchy, 2006), est l’un des éléments les plus soulignés dans les colonnes des journaux. La pièce s’ouvre sur un plateau sombre, où est disposé un immense rocher, reconstitué pour l’occasion. L’espace s’emplit de gouttelettes d’eau tombées des « cintres » (Mulon, 2007) de la cage de scène. Au fil de la représentation, elles se font trombes d’eau. La chorégraphie, les courses et les sauts, les dialogues et les saynètes se déroulent sur un plateau habité par l’élément liquide. L’eau trempe peu à peu les interprètes et s’amasse en un long bassin au loin. Une danseuse Trajectoires, 13 | 2020
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 3 posée sur l’eau est particulièrement remarquée par la critique allemande : « Eine friedliche Ophelia segelt auf einer Luftmatratze über den Fluss » 5 (Pölert, 2006a). Un an plus tard en France, dans les colonnes de Libération, la critique française en fait autant : « Deux rescapés trempés tirent bientôt une Ophélie accrochée à leur perche et dont les jambes inertes ricochent » (La Bardonnie, 2007). En 2009, la pièce est jouée à nouveau au Théâtre de la Ville et la presse continue à convoquer cette danseuse « flottant sur la pièce d’eau noire en fond de scène » qui « fait songer à l’image d’Ophélie dérivant morte sur la rivière où elle s’est noyée » (Gubertis : 2009). 8 L’interprétation de l’œuvre recourt ainsi de manière régulière à la figure d’Ophélie. Pina Bausch met en scène des danses tumultueuses amplifiées par la présence de l’eau. L’eau se transforme en « pluie diluvienne » (Boisseau, 2007 : 26). Les danseuses, évoluant dans ce milieu liquide et vêtues de longues robes, se retrouvent au centre des descriptions proposées par la presse. Les robes détrempées collent aux jambes des femmes. Au-delà des convocations explicites à Ophélie par les journalistes cités plus haut, la métamorphose des danseuses se retrouve dans l’ensemble de la réception critique de Vollmond. Elles sont appelées « naïades » ou « sirènes » (La Bardonnie, 2007 : 24) et se muent ainsi en une figure féminine à connotation poétique. Par ailleurs qualifiée de somnambulique dans les deux pays (Boisseau, 2007, et Schlagenwerth, 2006), cette figure endosse un potentiel inquiétant qui se mêle à l’aspect mélancolique de l’eau souligné par Bachelard et dont la critique fait également état de façon unanime. 9 Dans cette opération artistique qu’est l’artialisation, Alain Roger distingue une modalité « in situ » et une modalité « in visu ». La seconde, qui requiert « la médiation du regard » (Roger, 1997 : 23), est intéressante pour comprendre les enjeux du spectacle vivant. À travers cette représentation de la nature, l’eau se retrouve dans l’espace scénique. Il s’agit d’un « transfert de l’objet » vers un élément non naturel : la scène (Roger, 1997 : 18). Par le biais du regard, l’élément se transforme. Amenée dans l’antre d’un théâtre, l’eau fait l’objet d’interprétations qui la poétisent. Le regard spectateur « imprégn[é] de ces modèles culturels » artialise l’eau jusqu’à l’« embellir par l’acte perceptif » (Roger, 1997 : 23). Dans Vollmond, le plateau glisse, renouvelé par les flaques et les cascades. Il devient un bassin travaillé des solos des danseurs et des danseuses. L’élément aquatique est abondant et perçu comme des « torrents d’eau », une « rivière » ou une « tempête » (Boisseau, 2007). À l’instar des dualités « Pays Paysage » et « Nudité Nu » exposées par Alain Roger (Roger, 1997 : 24), le langage chorégraphique, qui présente une eau mise en scène, regardée et interprétée, nous permet de développer ce que l’on pourrait nommer la dualité « Eau Rivière ». L’eau comme élément naturel devient un élément culturel empreint d’un imaginaire qui esthétise la nature. C’est en présupposant une rivière sur le plateau que peut se déployer un imaginaire lié à la noyade d’une figure féminine : Ophélie. De cette façon, alors qu’il n’y a pas de réelle noyade sur le plateau, mais une mise en scène de l’eau et d’un personnage féminin, le procédé d’artialisation construit un imaginaire poétique que le “complexe d’Ophélie” cristallise. 10 Dans un chapitre consacré à ce “complexe”, le philosophe Gaston Bachelard se réfère au personnage shakespearien d’Ophélie et développe les lois qui régissent un imaginaire de l’eau. Il présente l’eau comme « le symbole profond de la femme qui ne sait que pleurer ses peines » (Bachelard, 1942 : 98). À travers le portrait d’Ophélie, il expose le potentiel inquiétant des eaux mortes ou endormies (Bachelard, 1942 : 96). Il se Trajectoires, 13 | 2020
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 4 trouve que l’inquiétude et la peur, la figure féminine et l’image macabre sont autant d’aspects récurrents dans la réception de Vollmond, mais aussi dans celle de nombreuses autres pièces de Pina Bausch. La réception de Vollmond remet l’usage de l’eau dans la perspective des pièces qui la précédent. L’eau correspond aux éléments anciens des pièces anciennes (« alte[...] Bausch-Elemente [der] alten Bausch-Stücke [...] », Schlagenwerth, 2006) telles que sa reprise de Macbeth (1978), Arien (1979) ou Ein Trauerspiel (1994) par exemple. 11 Le choix d’un personnage féminin est récurrent, ce qui explique l’attention des critiques pour les figures féminines. Dès 1975, Pina Bausch met en scène l’élue du Sacre du printemps (Das Frühlingsopfer). En 1976, elle reprend le personnage d’Anna dans les Sept Péchés capitaux (Die sieben Todsünden) de Bertolt Brecht. Les femmes de Barbe-Bleue étaient incarnées par un rôle principal féminin dans Blaubart en 1977. La chorégraphe continue en 1978 en reprenant la tragédie shakespearienne Macbeth intitulée Er nimmt sie an der Hand und führt sie in das Schloß, die anderen folgen 6 dans laquelle le public voit notamment le personnage de lady Macbeth. Ces pièces forgent le système de références propre à l’œuvre chorégraphique autant qu’il façonne l’« horizon d’attente » 7 des spectateurs. Dans chacune d’elles, une figure féminine sacrifiée est mise en scène. Par la suite, ce choix dramaturgique se poursuit mais est développé depuis une narration personnelle. La chorégraphe ne tire plus son personnage d’un texte connu – et reconnu – du public. La figure féminine repérée par les critiques dans Vollmond suit la tradition bauschienne. Cette fois-ci en étroite relation avec l’élément aquatique sur le plateau, cette figure est comprise comme une Ophélie. À côté de ce rapprochement explicite effectué par la presse, d’autres parallèles permettent, in fine, de parler d’une ophélisation du plateau. L’onde et la chevelure 12 Les cheveux longs et dénoués des danseuses accompagnent la présence de l’eau et de la figure féminine. Dans Vollmond, les caresses des cheveux se multiplient au cours de la soirée. Ici, un homme empoigne la masse souple et épaisse des cheveux de sa partenaire au cours d’un duo. Là-bas, une danseuse recouvre le torse d’un danseur de sa crinière. Aussi, les cheveux se retrouvent au cœur des descriptions trouvées dans les archives de presse. En Allemagne, ce sont bien les cheveux, auxquels une danseuse aussitôt arrosée tente de mettre le feu, qui attirent l’attention : « Wenn Helena Pikon ihre Haare anzündet »8 (Pölert, 2006b). En France, les cheveux sont présentés comme la composante d’une « panoplie » bauschienne, « esthétique qui frôle parfois une pub de shampooing » et qui devient un « style chorégraphique » (Goumarre, 2007) à mesure que les danseuses baignent leur chevelure dans le liquide et qu’à force de tours, de courses ou de balancements, l’eau prolonge leur mouvement, dessinant leurs trajectoires d’éclaboussures. D’ailleurs, une danseuse s’accroupit au bord du bassin formé par l’écoulement d’eau tout au long de la représentation. À genoux, elle plonge sa tête dans l’eau, la ressort trempée et la balance de gauche à droite. Sa longue chevelure suit le mouvement et, imbibée, arrose le plateau. 13 Il existe dans la réception du Tanztheater de Pina Bausch une imagerie très claire qui repose partiellement sur les chevelures des danseuses. Pareilles aux robes détrempées évoquées précédemment, ces chevelures se voient modifiées par l’eau. Trempés, baignés, balancés, caressés, les cheveux permettent à la chorégraphe de pousser Trajectoires, 13 | 2020
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 5 toujours plus loin l’expression de la danse. Ils couvrent et découvrent les épaules parfois dénudées des danseuses aux « robes fourreaux » (La Bardonnie, 2007 : 24). 14 Ce trait caractéristique de la mise en scène prolonge la convocation d’Ophélie. Le mouvement des cheveux est le terrain d’une ondulation produite sous l’effet de l’eau ; un point attenant au complexe d’Ophélie. Si les cheveux sont une surface glissante comme l’eau, c’est davantage leur mouvement que leur forme qui les rend allégoriques d’une onde (Bachelard, 1942 : 101). 15 Sans exception au sein du corpus de quarante-six pièces du Tanztheater, les mouvements des danseurs et danseuses se placent à bien des augures sous le signe des cheveux. Quelques années plus tôt, la critique n’a pas hésité à employer la métaphore aquatique pour en parler : « La cascade des chevelures en liberté » (Steinmetz, 2001 : 16), écrit une journaliste à propos de Wiesenland, une pièce créée en 2000. Les cheveux imbibés d’eau retenaient l’attention dès les débuts de la création bauschienne : « Haare waren naß »9 (Jeitschko, 1989), relatait la presse après une représentation de la reprise de Macbeth. Une fois de plus, si cet aspect irrigue la réception de Vollmond, c’est parce que le spectacle s’appréhende en résonance avec l’œuvre entière du Tanztheater Wuppertal. 16 Chez Bachelard, les cheveux dénoués participent à cette image de l’eau qui « coule », notamment lorsqu’ils tombent « sur les épaules nues », précise-t-il. Dès que la chevelure « ondule », elle « amène naturellement son image aquatique » (Bachelard, 1942 : 101). Le philosophe considère la chevelure comme la dimension qui « explique presque, à elle seule, tout le complexe d’Ophélie » (Bachelard, 1942 : 99). Comme les robes et les chevelures des danseuses, tout « s’allonge au fil de l’eau, la robe et la chevelure ; il semble que le courant lisse et peigne les cheveux » (Bachelard, 1942 : 99). Ces jeux d’échos entre les œuvres du Tanztheater et les analyses de Bachelard permettent d’esquisser une « géopoétique de l’eau »10 (Paquot, 2017) à l’œuvre dans les pièces de Pina Bausch. Cette géopoétique est le fruit d’une artialisation de l’eau et opère une ophélisation du plateau en dynamisant l’imaginaire. Dans sa mise en scène de l’eau, Pina Bausch fait en sorte que le spectateur interprète l’élément et y associe des manifestations aquatiques naturelles (pluie, torrent, etc.). En experte du mouvement, Bausch use de l’eau pour influencer le corps de ses interprètes. La chorégraphe évoque la question lors d’un entretien : « […] plötzlich werden die Kleider ganz lang und naß, und das Wasser wird kalt, die Geräusche, die es macht, oder es spiegelt sich im Licht […] Ich mag das so, auch weil es so anders ist, weil es so ausgestellt ist auf der Bühne. Ich war mir immer bewußt : Ich bin im Opernhaus »11 (Koldehoff et Pina Bausch Foundation, 2016 : 180). 17 La chevelure est un élément fort d’un tel usage de l’eau. Par la chorégraphie, la chevelure se révèle intrinsèquement liée au mouvement et investit l’espace de jets et d’éclats. Son mouvement, à travers la caresse, l’ébouriffement, le vol, le secouement, génère des ondulations et fait alors intervenir l’image de l’onde aquatique. C’est ainsi que la chevelure et l’onde sont perçues par les critiques. Combinées à la figure féminine, elles contribuent nettement à cette « danse d’Ophélie ». Trajectoires, 13 | 2020
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 6 Du noir à la nuit 18 Cette artialisation de l’eau peut être complétée par un troisième aspect : la réception de Vollmond montre que le noir sur le plateau est perçu comme la nuit. Or cette dimension nocturne fait également partie du complexe d’Ophélie. 19 Suivant les critiques, tant françaises qu’allemandes, l’obscurité et la couleur noire font également partie des principales caractéristiques de Vollmond. Les quelques costumes de scène noirs, surtout ceux portés par les femmes, s’opposent aux robes de couleurs vives qu’elles portent dans d’autres passages de la pièce. Le faible éclairage sous lequel les interprètes traversent le plateau à la nage donne à la pièce son apparence sombre. La chape liquide dans laquelle plongent les interprètes est vue comme une bande noire au fond de la scène (« ein schwarzes Band im hinteren Drittel der Bühne », Staude, 2006). Celle-ci devient même une rivière noire (« ein schwarzer Fluss », Pölert, 2006b). La baignade et le noir s’associent à la profondeur et font de la scène un bassin. Dans la première partie de la pièce, une danseuse se positionne à l’avant-scène et dit : « Ich glaube, es wird eine stürmische Nacht »12 (Pölert, 2006b). Elle indique la nuit à travers sa réplique. Dans sa robe bustier rose, elle précise un peu plus loin : « Es ist Vollmond. Man wird nicht besoffen »13 (Norbisrath, 2006). Le noir et l’obscurité ne tardent pas à s’accorder à la nuit et à la lune. Pendant que le journal la Croix titre « La “pleine lune” de Pina Bausch éclaire la scène à Paris » (Mulon, 2007), les pages du quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung relatent la soirée de manière similaire : « Nach der Pause wird die Nacht schwärzer und das Vollmondlicht kälter » 14 (Hüster, 2006). 20 Chez Pina Bausch, le choix de l’éclairage laisse beaucoup de pièces dans la pénombre. Cependant, la critique n’associe pas systématiquement ce manque de lumière à la nuit, sauf pour les pièces qui accordent le noir et l’eau : c’est le cas de la reprise de Macbeth, où le noir et l’eau donnent lieu à une image nocturne : « Durchtränkten Nächten » 15 (Lindner, 1989). La couleur de l’eau rendue noire par le manque d’éclairage donne au spectacle un caractère nocturne. L’éclairage transforme le décor (Hüster, 2006) et donne lieu à un imaginaire de la nuit (Suchy, 2006). Or précisément, Bachelard indiquait dès 1942 que « l’eau est nocturne », et « substantielle » à une « ophélisation » (Bachelard, 1942 : 106). Dans l’enceinte du théâtre, l’imaginaire se déploie face au décor investi par la présence des danseurs et danseuses. Avec les éclaboussures, la mise en scène modèle l’eau. La perception du public travaille l’élément naturel de ses réflexes culturels et imaginatifs. Artialisée par le regard, l’eau ophélise le plateau. La perception du noir comme nuit complète cette ophélisation. 21 Le complexe d’Ophélie déploie enfin l’idée selon laquelle la présence de la lune combinée à celle des flots permet d’atteindre le niveau cosmique de l’imaginaire (Bachelard, 1942 : 103). De la même manière, la réception critique de Vollmond raccorde la représentation scénique à sa relation à l’univers, à une cosmicité ; la mise en scène se double d’une dimension cosmique : « Wasser verbindet Himmel und Erde » 16 (Suchy, 2006). Cette interprétation s’additionne au titre de la pièce : Vollmond – « pleine lune », qui fait partie d’un « jeu d’annonces » (Jauss, 1978 : 55) parce qu’il est révélé aux spectateurs avant la représentation en salle. Son effet est d’autant plus significatif du fait que l’habitude du Tanztheater n’est pas de dévoiler le titre d’une pièce dès sa première représentation17. 22 L’enjeu de cet article était d’examiner la représentation poétique à laquelle l’artialisation de l’élément aquatique peut donner lieu. Dans son mode d’existence Trajectoires, 13 | 2020
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 7 expressément spectaculaire, Pina Bausch artialise l’eau. L’eau est un informe que la danse s’efforce de manipuler afin de servir le langage scénique. 23 L’œuvre est elle-même prise dans un ensemble de références qui la dépassent. Elle entre en résonance avec des images qui lui sont internes, comme la répétition au sein même de la pièce d’éléments scéniques et dramaturgiques emblématiques de l’œuvre du Tanztheater Wuppertal. On retrouve ici en particulier les variations bauschiennes autour de la figure féminine, les cheveux dénoués, le noir. D’autres images lui sont externes, comme la figure d’Ophélie. 24 Assurément, l’évocation explicite d’Ophélie dans des articles isolés ne suffit pas à affirmer un rapprochement entre l’usage de l’eau dans Vollmond et la figure poétique d’Ophélie. C’est bien la récurrence de toutes les différentes caractéristiques du complexe d’Ophélie tel que théorisé par Bachelard, et ce dans l’ensemble des traces écrites de la réception de Vollmond, qui pourrait permettre de qualifier cette pièce de « danse d’Ophélie ». La comparaison entre Ophélie et la réception de Vollmond se révèle ainsi féconde, dans la mesure où tous les points que déploie ce complexe bachelardien rejoignent les réceptions, tant allemandes que françaises, de ce spectacle. BIBLIOGRAPHIE Sources Boisseau, Rosita (2007) : « Le rêve de vie de Pina Bausch, sous la pleine lune et des trombes d’eau », le Monde, 19 juin, p. 26. Revue de presse « Gastspiel Paris Juni 2007 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Goumarre, Laurent (2007) : « Panoplie. Ça, c’est Bausch », Elle, 4 juin. Revue de presse « Gastspiel Paris Juni 2007 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Gubertis (de), Raphaël (2009) : « Le Tanztheater de Wuppertal sans Pina Bausch », le Nouvel Observateur, 12 novembre. Revue de presse « Paris 11/2009 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Hüster, Wiebke (2006) : « Schlafwandel durch Annährung », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 13 mai. Revue de presse « UA mai 2006 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Jeitschko, Marieluise (1989), « Der Skandal blieb aus. Pina Bausch feuchter “Macbeth” in Wuppertal neuinszeniert », Osnabrücker Zeitung, 11 avril. Revue de presse « WA Juni 1989 », Pressearchiv Er nimmt sie an der Hand und führt sie in das Schloß, die anderen folgen 1, Wuppertal, 1978-1989, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 020 S 1. Trajectoires, 13 | 2020
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 8 La Bardonnie, Mathilde (2007) : « Pina Bausch au fil de l’eau et de la lune », Libération, 21 juin, p. 24. Revue de presse « Gastspiel Paris Juni 2007 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Lindner, Christian (1989) : « Macbeth im Duschbad. Bilder vom Leben und Kämpfen : Pina Bauschs Tanztheater », Rhein-Zeitung, no 92, 20 avril. Revue de presse « WA Juni 1989 », Pressearchiv Er nimmt sie an der Hand und führt sie in das Schloß, die anderen folgen 1, Wuppertal, 1978-1989, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 020 S 1. Mulon, Joséphine (2007), « La “pleine lune” de Pina Bausch éclaire la scène à Paris », la Croix, 20 juin. Revue de presse « Gastspiel Paris Juni 2007 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Norbisrath, Gudrun (2006) : « Alles rauscht, alles fließt », Westdeutsche Allgemeine Zeitung, 13 mai. Revue de presse « UA mai 2006 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Pölert, Gesa (2006a) : « Badefreuden in karger Landschaft », Stuttgarter Zeitung, Nr. 110, 13 mai. Revue de presse « UA mai 2006 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Pölert, Gesa (2006b) : « Pina Bauschs geliebter Regen », Rheinische Post, 13 mai. Revue de presse « UA mai 2006 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Schlagenwerth, Michaela (2006), « Die harmlose Variante einer unendlichen Geschichte », Tages- Anzeiger, 16 mai. Revue de presse « UA mai 2006 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Staude, Sylvia (2006) : « Die Fluss-Tänzer », Frankfurter Rundschau, 13 mai. Revue de presse « UA mai 2006 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Steinmetz, Muriel (2001), « Il n’y a pas de fumée sans eau », l’Humanité, 12 juin, p. 16. Revue de presse « Gastspiel Paris Juni 2001 », Pressearchiv Wiesenland Ein Stück von Pina Bausch 1, Wuppertal, 2000-2012, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 062 S 02. Suchy, Melanie (2006), « Himmelskörper. Ein beeindruckender Vollmond von Pina Bausch in Wuppertal », Tanzjournal, 4 juin. Revue de presse « UA mai 2006 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Weber, Lilo (2006) : « Mondsüchtig », Neue Zürchner Zeitung, 13 mai. Revue de presse « UA mai 2006 », Pressearchiv Vollmond 1, Wuppertal, 2006-2010, Tanztheater Wuppertal Pina Bausch GmbH, fonds d’archives de presse, 072 S 02. Littérature secondaire Bachelard, Gaston (1942) : L’Eau et les Rêves, Paris. Jauss, Hans Robert (1978) : Pour une esthétique de la réception, Paris. Koldehoff, Stefan et Pina Bausch Foundation (2016) : O-Ton Pina Bausch. Interviews und Reden. Wädenswill. Koselleck, Reinhart (1990) : Le futur passé, Paris. Trajectoires, 13 | 2020
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 9 Paquot, Thierry (2017) : Géopoétique de l’eau, Paris. Roger, Alain (1997) : Court traité du paysage, Paris. NOTES 1. Il s’agit du personnage de fiction de la tragédie d’Hamlet de Shakespeare. 2. Pour la première fois en France, Pina Bausch présente au Festival mondial de théâtre de Nancy le Sacre du printemps et les Sept Péchés capitaux en avril 1977, puis Café Müller en mai 1980. Pour la première fois à Paris, les pièces les Sept Péchés capitaux et Barbe-Bleue sont programmées en juin 1979. 3. Cette observation repose sur la collecte de données qui retracent la circulation de la troupe du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch dans le monde, de 1974 à nos jours. Cette collecte prend la forme d’une base de données réalisée dans le cadre du doctorat de l’auteure. 4. « Femmes-Vollmond » ou « femmes-pleine lune » (Suchy, 2006). 5. « Une paisible Ophélie plane sur la rivière sur un matelas gonflable » (Pölert, 2006a). 6. Il la prend par la main et la conduit au château, les autres suivent est le titre français. 7. L’« horizon d’attente » est une catégorie introduite par Reinhart Koselleck. Voir Koselleck, Reinhart (1990) : Le Futur passé, Paris. Cette catégorie est également utilisée par Hans Robert Jauss. 8. « Lorsque Helena Pikon met le feu à ses cheveux » (Pölert, 2006b). 9. « Les cheveux étaient mouillés » (Jeitschko, 1989). 10. Thierry Paquot, dans son ouvrage, relit Gaston Bachelard et explicite en quoi l’eau revêt une fonction éminemment poétique. Si Pina Bausch explore à certains passages de son œuvre le potentiel mélancolique de l’eau, elle se sert de l’élément pour provoquer le rire ou l’amusement lors d’autres saynètes, qui renvoient dans ce cas aux « eaux claires » chez Bachelard (1942 : 29). 11. « […] les robes deviennent soudainement longues et trempées, et l’eau se refroidit, les bruits de l’eau ou le reflet dans la lumière […] J’aime cela parce que c’est tellement exposé sur scène. J’ai toujours été consciente que j’étais à l’opéra ». (Koldehoff, Pina Bausch Foundation, 2016 : 180). 12. « Je crois que ça va être une nuit agitée » (Pölert, 2006b). 13. « C’est la pleine lune. On ne sera pas ivres » (Norbisrath, 2006). 14. « Après l’entracte, la nuit devient plus noire et l’éclat de la pleine lune plus froid » (Hüster, 2006). 15. « Nuits imbibées » (Lindner, 1989). 16. « L’eau relie le ciel et la terre » (Suchy, 2006). 17. Lors des premières représentations des pièces de Pina Bausch, une nouvelle création ne comprenait pas toujours un titre définitif mais pouvait se présenter sous le nom temporaire de Tanzabend par exemple. RÉSUMÉS La chorégraphe Pina Bausch et son Tanztheater Wuppertal mettent en scène l’eau dans de nombreuses pièces. À partir d’une analyse de la réception de la pièce Vollmond en France et en Allemagne, nous examinons comment un tel geste artistique métamorphose l’eau et crée de Trajectoires, 13 | 2020
Eau et « ophélisation » chez Pina Bausch 10 nouvelles images. Le concept d’« artialisation » développé par Alain Roger aide à comprendre comment la danse peut effectuer cette transformation de l’élément aqueux. Au cours de ce processus apparaît une « ophélisation » du plateau de danse. Die Choreografin Pina Bausch und ihr Tanztheater Wuppertal inszenieren in zahlreichen Stücken das Wasser. Ausgehend von einer Analyse der Rezeption des Stückes Vollmond in Frankreich und Deutschland wird erkennbar, wie diese künstlerische Geste das Wasser transformiert und neue Bilder erschafft. Das Konzept der « Kunstwerdung » von Alain Roger hilft zu verstehen, wie diese Transformation des Elements « Wasser » durch Tanz gelingen kann. In diesem Prozess entsteht eine « Ophelisierung » der Tanzbühne. INDEX Index géographique : France, Allemagne Schlüsselwörter : BAUSCH Pina, Tanztheater, Tanz, Kunstwerdung, Wasser, Ophelia Mots-clés : BAUSCH Pina, Tanztheater, danse, artialisation, eau, Ophélie Index chronologique : 20e siècle, 21e siècle AUTEUR MARION FOURNIER Doctorante contractuelle en arts du spectacle, Université de Lorraine, marion- fournier@hotmail.com Trajectoires, 13 | 2020
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