" Batailles d'images " d'une Stephanie Thiersch triomphante

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" Batailles d'images " d'une Stephanie Thiersch triomphante
Thomas Hahn:

« Batailles d’images » d’une
Stephanie          Thiersch
triomphante
Danser canal historique | May 2019

La chorégraphe allemande, peu connue en France, bouleverse la
reletion entre danse et musique dans une fresque spectaculaire.
Stephanie Thiersch est l’une des principales chorégraphes indépendantes
d’outre-Rhin. Elle a appelé Mouvoir sa compagnie, créée en 2000 et
installée à Cologne. Le choix du français témoigne de son passage prolongé
à Montpellier où elle étudia la danse contemporaine au CCN, encore dirigé
par Dominique Bagouet. Le fait qu’il est plus que rare de voir son travail en
France est paradoxal puisque Thiersch est membre actif du Haut Conseil
Culturel Franco-Allemand aux côtés, entre autres, de Catherine Trautmann
et Thomas Ostermeier. Thiersch est par ailleurs la seule chorégraphe à faire
partie de ce cercle sélecte. C’est dire son importance et le paradoxe du fait
que la France ne l’accueille guère - avec une exception notable. Ayant gardé
quelques attaches dans l’ancien Languedoc-Roussillon, elle vient de
présenter sa nouvelle création en première mondiale au Théâtre de Nîmes
qui lui reste fidèle et la produit pour la deuxième fois.

"Batailles d’images" - Stephanie Thiersch © La French Focale

Chorégraphe elle est, même s’il faut voir en elle une artiste aux facettes
multiples qui a également étudié et pratiqué les arts visuels et poursuit une
recherche résolument transdisciplinaire. Son incroyable fresque
" Batailles d'images " d'une Stephanie Thiersch triomphante
chorégraphique et musicale livre de véritables Batailles d’images ou
Bilderschlachten, en allemand. Le titre n’est en rien une exagération. Il est
bien rare de sortir d’un spectacle avec l’impression d’avoir véritablement
poussé des limites. Ici, c’est le cas. Cette pièce est des plus étonnantes, à
la fois dans sa recherche sur la relation danse-musique et grâce à une
structure hétéroclite au possible, et pourtant d’une cohérence à toute
épreuve.

Ballet noir, fresque ubuesque
Première manche, première bataille, et rien que des vainqueurs: Encore
hésitantes, les images sont en embuscade, se préparant au combat dans
une observation mutuelle entre composition musicale et chorégraphique. A
ce stade, le spectacle est autant - sinon davantage - dans la salle que sur
le plateau. Car la scène reste drôlement déserte face à un orchestre de
percussions et d’instruments à vent qui va progressivement se diriger du
fond de la salle vers la scène. Et on se dit qu’il n’est jamais trop tard pour
venir à bout d’une hiérarchie, et que même celles qui paraissent
inattaquables - entre la scène et la salle dans un théâtre à configuration
frontale donc - peuvent finir par rendre les armes.

Entre musiciens, danseurs et chanteurs, tout soupçon d’hiérarchie est donc
balayé. Thiersch et Brigitta Muntendorf, jeune compositrice très en vogue
dans la musique contemporaine outre-Rhin, on travaillé sur cette fusion
dès la conception du spectacle pour en faire le principe même du projet. A
chaque étape du processus de création, la chorégraphe et la compositrice
l’ont pensé en partage, à la manière d’un ensemble. D’où une imbrication
quasiment ombilicale et une pièce où la chorégraphie des musiciens, en
mouvement permanent jusqu’au fond de la salle, semble faire partie
intégrante de la composition de Muntendorf. Nous voici aux antipodes de
la démarche cunninghamienne, et pourtant la déclaration d’amour
passionnelle entre les deux arts signée Thiersch/Muntendorf n’aurait pas
" Batailles d'images " d'une Stephanie Thiersch triomphante
été possible sans les batailles menées par le grand Américain dont on fête
cette année le centenaire.

Collage foudroyant
A la fusion des sons et de l’espace répond une structure apparemment
hétéroclite, la partition musicale et la chorégraphie étant construites selon
le principe du collage. Batailles d’images part de la Musique pour les
Soupers du Roi Ubu de l’Allemand Bernd Alois Zimmermann (1918 -1970).
A cette œuvre de 1968, que le compositeur qualifia de « ballet noir en sept
parties et une entrée für Orchester und Combo » (avec son mélange de
français et d’allemand dans le texte), Muntendorf répond par une partition
des plus contemporaines qui tisse ses filets sonores à travers les ambiances
de Zimmermann. Et celles-ci s’entrechoquent telle une balade sur les ondes
de l’histoire musicale, du baroque au romantisme et au contemporain,
revendiquant avant tout une liberté absolue, dans un esprit de démesure à
la fois ubuesque et rabelaisien.

Zimmermann lui-même qualifia cette œuvre d’« osmose de ce qui est
incompatible », expression qui sied parfaitement aux Batailles d’images de
Thiersch et Muntendorf. Les deux artistes embrayent de toutes leurs forces
sur ce souffle de liberté, conquise par une savante orchestration des
ambiances, des énergies et des basculements entre le grotesque, le
tragique, l’exubérance ou le recueillement, le forain et le pop-art. Qu’est-
ce qui fait donc qu’une telle collection de contraires ne perd jamais en
cohésion et en cohérence? On guette sans cesse le point de décrochage, où
la bataille se transformerait en défaite. Mais chaque rebondissement,
chaque retournement se situe dans une suite de basculements qui créent
leur propre rythme, leur propre vérité, leur propre logique. Qui font sens
en soi.

"Batailles d’images" - Stephanie Thiersch © Martin Rottenkolber
Rhapsodie sonore et visuelle
On songe à cette scène du film Bohemian Rhapsody où Freddy Mercury et
ses acolytes présentent au patron du label leur concept pour la chanson du
siècle, quand le potentat décrète que cet amalgame de contraires est si
chaotique qu’il fera pschitt. Mais dans son étrange dispersion, Bohemian
Rhapsody (la chanson, pas le film) revendique sa part de rêve, d’utopie et
de tragique. Ce qui est tout aussi vrai pour ces Batailles d’images qui
n’offrent pas un spectacle, mais une véritable expérience. Il faut les
ressentir et les traverser avec les artistes. Car cette fresque en mode free-
jazz donne à ressentir la liberté d’invention des Années folles, une
ambiance dramatique, un basculement permanent, une sensation
simultanée d’envol et de séisme.

Pendant ce temps, Thiersch et Muntendorf ne cessent d’expérimenter
d’autres rapports entre danseurs et musiciens. Ce corps collectif qu’ils
forment ensemble se contracte, se dilate, se disperse et se ressoude dans
un mouvement permanent. Mais après les Années folles, le cataclysme
guerrier! Les batailles de l’art, batailles symboliques, finissent ici par se
tourner vers les champs de batailles militaires, sur un ton de requiem et
dans une noirceur absolue, où les musiciens de l’Orchestre Les Siècles,
dirigé par Benjamin Shwartz, et du Quatuor Asasello se mêlent aux
danseurs et à la mort. A travers une chanson, la pièce prend position:
« You’ve got to die for your government /… / die for your country /..../
that’s shit… » A noter au passage que pendant ce temps, aux abords des
Arènes de Nîmes, la Légion Etrangère se livrait à des parades, des
cérémonies et une opération de recrutement.

Reste qu’au fond Batailles d’images se révèle être profondément paradoxal.
Thiersch disait vouloir questionner et critiquer les déluges visuels qui
intoxiquent la vie quotidienne de notre temps. Mais avec - ou malgré - ses
déferlements de costumes, de sons, de corps, d’incitations à la régression
comme à l’élévation, ses personnages de clowns, d’animaux ou d’Ubus
métaphoriques, le spectacle nous démontre à quel point ce monde éclaté
possède finalement, et peut-être malgré lui, une cohérence profonde. Face
à celle-ci, Thiersch et Muntendorfer ont choisi de batailler au lieu de se
laisser emporter. Elles prêtent allégeance à Cunningham, à Dada, à Oskar
Schlemmer et Kurt Schwitters, aux Ballets Russes et autres Jeff Koons.
Quand les images livrent bataille dans une telle solidarité artistique,
l’intelligence l’emporte sur la violence.
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