Catastrophe et police : Le tremblement de terre de Lisbonne, vers une réforme policière ?

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Catastrophe et police :
         Le tremblement de terre de Lisbonne, vers une réforme policière ?
             Flávio BORDA D’ÁGUA (doctorant en histoire moderne, Université de Genève)

         1755 marque une double catastrophe, intellectuelle et naturelle : la mort de Montesquieu
le 10 février et le tremblement de terre de Lisbonne le 1er novembre laissent l’Europe en émoi1.
L’histoire connaît en effet depuis toujours des catastrophes de tout genre – qu’elles soient
naturelles, criminelles, terroristes… – Le XVIIIe siècle est quant à lui un siècle qui nous laisse un
fort témoignage de ce qu’est la catastrophe. Le siècle des Lumières radicalise le débat
scientifique sur les causes et les risques des catastrophes2. Citons à ce titre trois moments, qui
d’après un livre, récemment publié chez Droz et sous la direction d’Anne-Marie Mercier Faivre et
Chantal Thomas3, sont les plus connus et ceux qui nous ont laissé une plus grande littérature : la
grande épidémie de peste de 1720, le désastre de Lisbonne en 1755 et le tremblement de terre
de Calabre en 1783. Rien que dans cette énumération nous pouvons distinguer un certain parti
pris du point de vue terminologique ; Messine et Lisbonne souffrent toutes deux un tremblement
de terre plus ou moins à échelle similaire mais l’un se fait traiter de désastre et l’autre du nom de
la catastrophe. Pourquoi ?
         Vous pouvez également vous demandez en quoi ces faits sont-il liés par la question de la
police et la circulation des savoirs policiers. Je prendrais le désastre de Lisbonne pour illustrer ce
rapport entre catastrophe et police. Le 1er novembre 1755 est de fait une source d’inspiration
pour des mesures de police et pour un chamboulement dans la vie urbaine et sécuritaire de
Lisbonne. Le cas lisboète est très probablement à l’origine de la création en 1760 de la
Lieutenance générale de police de Lisbonne (Intendência geral de polícia) ; sans cette
catastrophe la Cour portugaise aurait-elle eu les moyens de créer cette institution à cette
époque ? Rappelons que le Portugal sort à ce moment précis de la période absolutiste de Jean
V, dit le Magnanime.

1
   Flávio BORDA D’AGUA et Michel PORRET, « Lisbonne, 1755 : vision d’apocalypse ! », Le Courrier, Genève,
1er novembre 2005.
2
  Citons le dernier livre de François W ALTER, Catastrophes. Une histoire culturelle – XVIe-XXIe siècles, Paris, Seuil,
2008. Ce livre fait un rétrospective sur l’histoire culturelle des catastrophes et a tout un développement sur le
XVIIIe siècle.
3
  Anne-Marie MERCIER-FAIVRE et Chantal THOMAS (dir.), L'Invention de la catastrophe au XVIIIe siècle. Du châtiment
divin au désastre naturel, Genève, Droz, col. « Bibliothèque des Lumières », 2008.
Actualités de Fabula, jeudi 29 mai 2008, URL : http://www.fabula.org/actualites/article24119.php

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Peinture, littérature, législation… : les catastrophes touchent tous les domaines
intellectuels de l’Europe d’Ancien Régime. Nous passons en effet, au                       XVIIIe   siècle, d’un
phénomène qui avait plutôt tendance à s’inscrire dans l’histoire locale à un débat universel sur la
catastrophe. L’information circule rapidement surtout grâce aux journaux, à la correspondance et
à l’opinion publique (idée qui émerge également à cette époque).
         La catastrophe apporte toutefois une remarquable croissance de textes normatifs pour
sécuriser la société et refonder les institutions. Nous trouvons parmi cette production législative
des ordonnances, des avis, des déclarations et des édits qui règlent les gens et leur manière de
vivre, facilement caractérisés de textes normatifs de police. Souvenons-nous du grand incendie
de Londres (1666) qui permet en effet de redéfinir l’espace urbain mais également d’entreprendre
un contrôle coriace des étrangers – qui seraient à l’origine de cette catastrophe. La grande
épidémie européenne de peste (1720) ne reste cependant pas en retrait. Elle fonde en effet la
police moderne de la peste par le contrôle militaire et sanitaire des lieux publiques. Contrôle qui
s’étend facilement et rapidement à la capacité d’approvisionner la population et l’état sanitaire
des denrées distribuées à la population. Ces deux éléments sont de surcroît les deux axes
principaux de la notion de sécurité alimentaire. La police se trouve alors à l’intersection de l’art de
gouverner, et est avant tout une pratique de gouvernement que les mesures prises à l’issue
d’une catastrophe peuvent illustrer.
         Du côté de Lisbonne, le marquis de Pombal en poste depuis cinq ans au moment de la
catastrophe se concentre principalement autour de la notion d’ordre4 – public, urbain, privé,
judiciaire, etc. – pour rebâtir la Ville mais également pour accroître la sécurité publique. Ces
mesures sont prises afin que le peuple puisse jouir en paix de tous les avantages de cette
nouvelle ville des Lumières qui est en train de s’ériger. C’est précisément à travers certaines
ordonnances que Lisbonne retrouvera une certaine tranquillité et ne sera pas délaissée par la
population après le tremblement de terre de 1755.
         La police au Portugal au moment du cataclysme du 1er novembre 1755, et plus
précisément à Lisbonne, est assurée par des citoyens nommés pour une période de trois ans :
les quadrilheiros. Ce corps de police créé au XIVe siècle subit plusieurs modifications tout au long
des siècles mais principalement sous la domination espagnole entre 1580 et 1640. Chaque
quadrilheiro est à la tête d’une quadrille de vingt hommes et ont à leur charge la surveillance

4
  Flavio BORDA D’AGUA et François JACOB, « Pourquoi ? Vers une nouvelle lecture du tremblement de terre de
Lisbonne », in Christian DELÉCRAZ et Laurie DURUSSEL, Scénario catastrophe, Gollion : Infolio éditions / Genève :
Musée d'ethnographie, coll. Tabou, n° 4, 2007, p. 190.

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uniquement la journée d’un quartier de Lisbonne5. Leurs tâches se concentrent principalement
autour du contrôle de l’entrée et la sortie des personnes de leurs quartiers ; du relevé les
registres de personnes qui logent soit chez des privés, soit dans des auberges. Ces registres ont
des données assez précises telles le nom, l’âge, le sexe, l’adresse habituelle de la personne
ainsi que le temps de l’hospitalité. Or ce corps de police a plutôt tendance à se dégrader au fil du
temps par un manque de motivation. Les hommes recrutés n’ont en effet aucun revenu et
tombent facilement dans des illégalismes. Le roi du Portugal décide de promouvoir les
quadrilheiros afin de les motiver : tant qu’ils sont au service de la population, ils se verront
dispensés du paiement de charges et exempts d’obligations militaires6.
          Nous assistons par ailleurs dès le règne de Jean IV (1640-1656), qui libère le peuple
portugais du joug hispanique, à la nomination de nouveaux magistrats de crime et de justice.
C’est un développement non pas sur le terrain mais plutôt au niveau administratif. Comptent
parmi ce personnel : les corregedores (magistrat à la tête de l’administration) et les juges du
crime. Ce sont ces derniers qui sont le plus souvent à la tête des quartiers de Lisbonne et à qui
les quadrilheiros doivent adresser toute l’information. Nous sommes face à la tentative de plus en
plus croissante de la centralisation du pouvoir, permettant ainsi de mieux contrôler la population7.
L’administration de la police est assurée par des lettrés : le bailli (meirinho), le constable (alcaide)
et le greffier (escrivão). Au contraire des quadrilheiros qui ont du mal à se faire aimer de la
population – contrairement à leur équivalent italien les sbirri – cette administration invisible sur le
terrain est quant à elle de bonne réputation, principalement par leur qualité de lettrés. Ce sont
donc ces diverses personnes qui surveillent et qui contrôlent la ville de Lisbonne à veille du
1er novembre 1755. Lisbonne quant à sa topographie est une ville souvent considérée du Moyen
Age ; les rues y sont étroites et irrégulières, la circulation s’y fait difficilement, les maisons sont
basses et dégradées, l’éclairage est quasi inexistant, et les ruelles regorgent de criminels de tout
genre. Une grande partie de l’historiographie attribue à Lisbonne le rang de ville la plus
dangereuse de l’Europe. Mais n’est-ce tout simplement pas dû à son activité commerciale et au

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  Leur présence devient obligatoire dans chaque quartier de Lisbonne avec l’édit du 12 mars 1603. Avant que
Lisbonne ne soit divisée en quartiers, les quadrilheiros sont distribués par clochers. Les autorités municipales et
royales se rendent rapidement compte de l’inefficacité de ce corps et décident , avec l’Alvará de 30 de Dezembro de
1605 de diviser la capitale portugaise en onze quartiers pour augmenter l’efficacité du contrôle et de la surveillance.
6
  Cette clause est refutée en 1714 à l’issue de la guerre de succession d’Espagne et des besoins importants du
Portugal pour l’armée.
7
  Chaque individu doit avoir et trouver une place au sein de la société. Le repérage et le contrôle social des individus
permettent ainsi un enregistrement centralisé de la population. C’est notamment l’idée développée par Michel
Foucault dans les premières pages sur le panoptisme dans Surveiller et Punir, Paris, Galimmard, 1975, p. 197-201.

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brassage d’un grand nombre de gens qu’elle obtient ce titre ? Londres, Paris et Amsterdam ne
sont-elles pas tout aussi dangereuses que Lisbonne ?

          Il est neuf heures et quarante minutes du matin quand la terre tremble à Lisbonne le
1er novembre 1755. En quelques minutes la Ville Blanche se retrouve complètement détruite.
Alors que la terre vient tout juste de cesser de trembler le Tage se retire de son lit et une énorme
vague vient s’abattre sur les récentes ruines. Les quelques personnes qui sont toujours vivantes
essayent de fuir autant faire se peut. Une fois que Lisbonne retrouve le calme, un incendie se
déclare dans la ville et dure trois jours. Nous sommes en effet en terres chrétiennes et ce jour de
la Toussaint est très important dans la société portugaise, même encore de nos jours, les églises
regorgent de personnes, leurs dévotions faites par l’intermédiaire de cierges déclenchent
l’incendie. Cette journée paisible d’automne tourne à la catastrophe naturelle et à un des plus
grands cataclysmes que connaît le Portugal. Dès un certain retour au calme les prêtres prêchent
pour une punition divine. Le Portugal serait en effet en train de payer pour son attitude
commerciale et disons-le mondialiste, même si le terme est anachronique.
          Un personnage devient alors central à ce moment précis de l’histoire de Lisbonne :
Sebastião José de Carvalho e Mello, futur comte d’Oeiras (1759) et futur marquis de Pombal
(1768).
              Pendant les heures qui suivent, le Ministre est partout. Il ne quitte pas son carrosse, insensible à la
              fatigue. Pas le temps de rentrer chez lui. Il travaille dans sa berline bosselée et grise de cendres, aux
              vitres fêlées, aux marchepieds tordus. Il est, lui aussi, couvert de poussière, la perruque roussie, les
              bas en loques. […]
              Les secrétaires se relaient sur les banquettes de la voiture, tandis qu’il dicte, relie, paraphe cent trente
              ordonnances en huit jours. Le roi a donné carte blanche et ne pense qu’à se confesser et faire
              pénitence, au milieu de la cour qui sanglote et se réjouit d’avoir été épargnée. Pas besoin de
              consulter les autres membres du gouvernement. […] Il faut faire vite.
              Entre deux ordonnances, le Ministre reçoit des messagers, enregistre des informations, lit les rapports
              de police, fait battre le rappel de la troupe. Souvent, en secouant ses gens, il se fait conduire d’un
              bout à l’autre de la ville pantelante, forçant les pires obstacles ou les contournant par des chemins de
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              cailloux et d’ornières .

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   Suzanne CHANTAL, La vie quotidienne au Portugal, Paris, Hachette, 1962, p. 30. Ce texte a été réédité en 2005 à
l’occasion du 250e anniversaire du tremblement de terre de Lisbonne.

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Les ordonnances évoquées ici sont en effet une des plus importantes sources
portugaises sur le tremblement de terre de 1755. Leur publication a lieu en 1758 et depuis elles
n’ont vu une réédition qu’en 2005 à l’occasion du 250e anniversaire du désastre de Lisbonne. Le
volume regroupe des textes de lois sous 14 entrées appelées Ordonnances :

    I.          Éviter la peur de la peste qui menace les cadavres, lesquels sont nombreux et ne
                disposent pas de personnes vivantes pour procéder à leur ensevelissement, suite à
                la désertion générale et précipitée des habitants de Lisbonne.
    II.         Éviter la faim qui suit inévitablement la catastrophe, non seulement par le motif d’un
                manque de ravitaillement, mais également parce que beaucoup de dépôts sont
                devenus des ruines.
    III.        Guérir les blessés et les malades des rues qui sont désemparés et en danger de
                mort.
    IV.         Reconduire les habitants de Lisbonne qui ont déserté, afin de rétablir la population,
                sans laquelle rien ne peut se faire.
    V.          Éviter les vols et punir les voleurs qui mettent Lisbonne à sac, en dévalisant les
                Maisons et les Temples.
    VI.         Éviter que la mer devienne une porte de sortie pour les vols : il faut pour cela
                surveiller le fleuve.
    VII.        Surveiller les besoins du Royaume de l’Algarve, de la ville de Sétubal et des ports de
                l’Amérique et de l’Inde.
    VIII.       Demander l’envoi de troupes du Royaume pour servir la Ville et assurer sa
                tranquillité.
    IX.         Fournir les commodités nécessaires pour le logement provisoire du peuple.
    X.          Rétablir l’exercice des Offices Divins dans le maigre nombre d’Églises qui ont été
                préservées, ou dans des endroits décemment accommodés.
    XI.         Recueillir les Religieuses qui errent et leur donner une clôture possible.
    XII.        Répondre aux divers besoins du peuple.
    XIII.       Actes de Religion de Sa Majesté pour fléchir la colère Divine et remercier le
                Seigneur de tant de bienfaits.
    XIV.        Se doter des moyens pour la réédification de la Ville.

            Amador Patrício de Lisboa, l’auteur de la publication de ces ordonnances, a pour objectif
principal d’informer la postérité des effets déplorables et des risques d’une catastrophe avec
cette ampleur. Or pour nous ce qui nous intéresse dans l’histoire des savoirs policiers, c’est
principalement l’essence de ces ordonnances. Nous pouvons voir qu’une grande partie d’entre
elles s’inscrivent dans les catégories prédéfinies par Nicolas Delamare dans son Traité de la

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Police. Ces ordonnances de 1755 présentent avant tout un recueil de textes de loi et de
correspondance que nous pouvons qualifier de matière de police. Elles montrent également une
matrice conceptuelle pour penser la police à Lisbonne. Il faut rétablir au plus vite la tranquillité, la
sécurité et l’ordre. Le marquis de Pombal désire avant tout, avec notamment les premières
ordonnances, retenir la population de Lisbonne afin de ne pas avoir une ville déserte. Concentrer
la population intra murros permet également de ne pas propager d’éventuelles maladies à tout le
royaume. Mesure que d’ailleurs les autorités françaises ont prises lors de l’épidémie de peste en
1720.
        Un autre aspect des ordonnances est celui de l’approvisionnement de la ville ainsi que
du prix du grain et des victuailles pour la population de Lisbonne. Il décrète que nul ne peut
augmenter les prix de ces biens et qu’ils doivent être vendus sur la base des prix du mois
d’octobre 1755. Si nous nous tournons vers la France cette question de la police de grains
représente la plus grande part du travail policier de l’Ancien Régime. L’approvisionnement des
villes et l’image du roi nourricier sont vus comme un aspect de bonne police qui vise
principalement à la pacification sociale. Bien nourrir ses sujets c’est avant tout assurer la
tranquillité publique. Le Portugal doit dans notre cas précis favoriser l’échange des marchandises
agricoles – de là la sensibilisation faite à tout le Royaume d’envoyer des denrées à la Cour et à
Lisbonne, tout comme procéder à l’importation depuis l’étranger.
        Le contrôle social des individus par l’intermédiaire des frontières (maritimes et/ou
terrestres), des moyens de transport et des registres sont également une manière de savoir qui
est en ville et comment peut-on l’approvisionner. Le recensement des personnes est accru avec
le tremblement de terre de 1755, toute personne doit avoir un document sur soi pour pouvoir se
déplacer à l’intérieur du royaume et pour changer de quartier à Lisbonne. Mesure qui reste en
quelque sorte d’actualité ; nous avons tous en tête les changements qui se sont produits à la
suite de la catastrophe du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis d’Amérique où les modalités de
contrôle d’entrée se sont fortement renforcées (passeport biométrique, empreintes digitales à
l’arrivée à l’aéroport…).
        Les textes de loi qui composent cet ouvrage de 1758 font référence aux Cours
européennes. Soit en les citant comme exemple soit avec l’envoi de correspondance sur des
mesures à prendre à cause de la catastrophe. Cela illustre bien que l’information a plutôt
tendance à circuler. Elle circule en effet plus que jamais et cela à plusieurs niveaux. La police n’y
fait pas exception.

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Le marquis de Pombal recevra une fois sa position renforcée au sein de la Cour et du
Royaume portugais une série de correspondance avec certains documents sur des expériences
étrangères. Citons par exemple le cas d’une commande qui est passée dans les années 1770’s à
la fabrication d’une machine à pétrir le pain afin de mieux nourrir la population militaire de la Cour
et du Royaume du Portugal. Il faut toutefois avoir à l’esprit que Pombal rédige alors qu’il est à
Vienne et à Londres de longs rapports qui sont allés au panier pendant le règne absolutiste
Jean V qui préfère s’occuper de ses favorites et de ses dévotions9. Le Marquis saisi d’emblée la
catastrophe de 1755 pour se montrer comme la seule personne viable et disponible pour
reconstruire et moderniser la ville et le pays. Tombé dans les bonnes grâces du roi Joseph Ier,
Pombal met à exécution le savoir-faire appris à l’étranger. Il se fait par ailleurs entourer d’un
grand nombre d’étrangers lettrés et fait également des commandes à l’extérieur du pays afin de
le moderniser.

           J’aimerais avant de conclure mentionner encore un point important dans ces
ordonnances. Le marquis de Pombal établit les jours qui suivent la catastrophe un plan de
réédification de la Ville. Il faut mesurer, interdire d’occuper les espaces laissés libres par le
déblaiement des ruines ; tout un projet de redéfinition de la ville est alors mis en place. L’armée
et les citoyens bien portants, qui reprennent en fait le travail des quadrilheiros, assurent la
sécurité de la ville et contrôlent son l’approvisionnement. Lisbonne reçoit alors une nouvelle
disposition urbanistique. Le quadrillage spatial est pensé, chaque rue aura une attribution selon
son activité économique, les immeubles ne seront pas très élevés (trois étages au maximum),
une nouvelle technique est alors élaborée pour que cette future Lisbonne puisse survivre aux
séismes : c’est ce que les architectes appelleront a gaiola. Les structures en bois qui séparent les
appartements sont alors pensés comme un anti-feu et anti-tremblement de terre. Avec cette
nouvelle Lisbonne c’est un nouveau contrôle social qui peut e entrepris. Les quartiers sont
redéfinis de nouveaux individus sont nommés à leur tête pour contrôler la population. Ce contrôle
nous le retrouverons illustré quelques années plus tard dans Surveiller et Punir : tout sera alors
centralisé et contrôlé par un seul homme, pour cela il faut alors un système de registre dans les
quartiers où l’on mentionne les moindres faits et gestes, où le « pouvoir omniprésent et
omniscient » de Pombal fait trembler toute la population.

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    Suzanne CHANTAL, La vie quotidienne au Portugal, p. 23.

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Une grande partie de ces ordonnances sont à l’origine de la création de la Lieutenance
générale de Police de Lisbonne en 1760. C’est précisément dans un article de l’édit à force de loi
du 25 juin 1760 que le législateur Pombal indique qu’une grande partie des mesures et règles
énoncées à la suite du tremblement de terre de Lisbonne devront continuer à être respectées
avec la création de cette nouvelle institution et du nouveau poste de Lieutenant général de
Police. Institution qui est créée notamment par l’incompatibilité entre le civil et le judiciaire. La
police est jusqu’au tremblement de terre de Lisbonne, et à l’arrivée de Pombal au pouvoir, un
corollaire de la justice ; elle devient dès lors une institution à part entière. Le rôle du lieutenant
tend d’emblée à se séparer de celui du juge et à devenir plus administratif. Il dépend par sa
qualité administrateur du roi. Cette subordination est l’officielle ; dès la création du poste le
Lieutenant général de Police dépend en effet officieusement du marquis de Pombal. Cette
institution voit donc le jour uniquement cinq ans après le cataclysme de 1755 et se base sur des
ordonnances de 1755 et la législation antérieure. La tranquillité et le bien commun de la société
lisboète sont évidemment troublés après cette catastrophe. C’est l’occasion alors d’entamer une
procédure de réformes concrètes de l’État portugais. La Lieutenance générale de police et la
création du Trésor royal sont considérées comme les deux institutions les plus importantes de
cette deuxième moitié du    XVIIIe   siècle. Très probablement sans cette catastrophe naturelle le
Portugal n’aurait eu si rapidement une modernité policière. C’est également au travers de la main
de fer de Pombal et de sa dévotion pour la cause de l’État portugais que les diverses règles
établies dès le 1er novembre 1755 permettront ce saut gigantesque dans l’histoire institutionnelle
portugaise. Le Portugal aurait été capable et aurait-il eu les moyens d’avoir une police moderne
sans le tremblement de terre de Lisbonne ? je ne pense pas. Très certainement la modernité
policière serait alors arrivée avec les invasions napoléoniennes dès la fin du XVIIIe siècle. Ce ne
sont certes que quelques suppositions, mais nous sommes au moins sûrs que les textes issus de
cette catastrophe ont permis une accélération à ce processus. Telles sont, paradoxalement, les
vertus des catastrophes repérées dans le constat du tremblement de terre de Lisbonne.

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                                                                                   Lisboa, Mai 2008

                                                                                                    8
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