Jean-Jacques Wunenburger - Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme

 
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Caietele Echinox, 42/ 2022 : Les Imaginaires du féminin / masculin

             Jean-Jacques Wunenburger
                   Imaginaires androgynes :
       Vers une psychologie archétypale
         des relations Homme-Femme

Androgynous Imaginaries: Towards
an Archetypal Psychology
of Man-Woman Relationships
                                                 L     es mammifères se distinguent selon des
                                                       identités sexuées, mâle et femelle1, dont
                                                 les traits physiques et psychiques peuvent
Abstract: The relations between the two          être considérés plus ou moins semblables,
sexes, masculine and feminine, in humanity,      différents voire étrangers l’un à l’autre et
beyond their real antagonistic variations, can   même exposés à des antagonismes récur-
be referred to and modified by imaginary and     rents. Pourtant la sexualité et sa fonction
symbolic structures, of which the reference to   reproductive (avec les liens récurrents sur
a third hermaphrodite/androgynous gender         l’élevage-éducation du tiers qu’est l’enfant)
has been recognized. and valued from Plato       produisent des relations étroites et fortes,
to C.G. Jung. We will study in particular the
                                                 plus ou moins stables (cas de la famille).
                                                 Comment penser ce double rapport de
treatment of this meta-sexed imaginary
                                                 différence (jusqu’à l’incompatibilité) et de
through the work of the French philosopher
                                                 relation (jusqu’à l’indissociabilité), entre
Gaston Bachelard.
                                                 masculin et féminin ?
Keywords: Love; Androgynous; Animus/Anima;
                                                        On peut les examiner selon des don-
Intermediality; Myth; Totality.
                                                 nées biologiques, affectives, cognitives
                                                 effectives pour chacun des genres, en fonc-
Jean-Jacques Wunenburger
                                                 tion des constructions socio-culturelles
Institute of Philosophical Research of Lyon
                                                 qui affectent à chaque genre des statuts,
jean-jacques.wunenburger@wanadoo.fr
                                                 fonctions, droits, valeurs spécifiques. On
                                                 peut aussi approcher les questions du genre
DOI: 10.24193/cechinox.2022.42.01                sexué en fonction des médiations cultu-
                                                 relles et de leurs langages symboliques,
                                                 en particulier la sexuation fréquente des
                                                 langues2, des images, symboles et mythes.
                                                 La littérature, le mythe, les imaginaires
                                                 convoquent des idéalisations des deux
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                                                                 Jean-Jacques Wunenburger

genres, chargés de désirs et d’affects, qui      passer aussi par une sublimation du réel
nourrissent un ensemble de représenta-           par l’imaginaire des sexes. Corollairement
tions psychiques de chaque sexe, pour (de)       les mythes pourraient, devraient même être
soi et pour (de) l’autre. Cet imaginaire         le premier référent des transformations des
sexué est sans doute le trait caractéristique    dysfonctionnements des relations sexuées.
de la sexuation humaine par rapport à                  De ce point de vue, l’imaginaire sexué
l’animal (ce qui veut dire que la sexuation      est dominé dans toutes les cultures par un
anthropologique se dégage de son socle           modèle archétypal qui imagine l’« archée »
éthologique commun avec l’animal du fait         (le principe initial) et le « telos » (la fin)
de l’imagination). L’imaginaire sexué n’est      de la bipartition des sexes en référence à
pas seulement un irréel par rapport aux          une conjonction unitaire, un être à la fois
réalités des psychologies et des comporte-       « andros » et « gynè » (androgyne)3. Par là,
ments, mais un horizon de compréhension          la sexualité complète, idéale, serait une sorte
de la sexuation, qui peut rétroagir sur les      de 3eme sexe, non morcelé, non séparé, qui
comportements, permettre de leur donner          n’est pas la neutralisation des sexes, mais qui
du sens, de surmonter les situations réelles,    englobe, totalise, harmonise les deux. Com-
de les corriger et de leur donner une nou-       ment ce troisième sexe en est-il venu à pen-
velle normativité.                               ser les identités et relations entre les deux
      Les relations humaines sexuées             sexes ? Comment se développe ce mythe,
peuvent donc, par delà leur facticité plus       comment est-il interprété, comment peut-il
ou moins heureuse, se modifier par la réfé-      encore de nos jours servir de référentiel à une
rence à l’irréel symbolique. L’imaginaire        psychologie archétypale qui pourrait assurer
des sexes serait source d’une vérité plus        une amélioration, un accomplissement, un
forte, plus radicale que les faits empiriques,   perfectionnement des sexuations ? On se
et il peut avoir une fonction performative       centrera sur les deux extrêmes de l’histoire
en changeant les comportements sponta-           que sont l’antiquité grecque avec Platon et
nés de l’homme et de la femme. Une lit-          le XXe siècle avec Jung et Bachelard.
térature universelle du désir, de l’idéal, de
la perfection des relations entre les sexes,
                                                    I. Le Mythe de l’androgyne
témoigne de cette vérité esthétique et
éthique du masculin et du féminin, qui ne
sert pas seulement de poésie divertissante
mais dévoile une vérité profonde qu’il fau-
                                                 L    es anciens Grecs ont été médiateurs
                                                      d’un mythe archaïque de l’amour
                                                 bisexué, sur fond de pratiques polymorphes
drait faire descendre dans le quotidien des      (relations hétérosexuelles, homosexuelles
individus et des couples (Le cantique des        -souvent alternées- et même la pédérastie).
cantiques dans la Bible, Contes des mille        Platon en relaie dans Le Banquet une ver-
et une nuits, poésie courtoise médiévale,        sion complexe et subtile, qui renvoie à une
etc.). En ce sens, toute évolution ou cor-       problématique philosophique récurrente :
rection des comportements intersexués ne         le Même et l’Autre et leurs relations. Il fait
devrait pas se limiter à de nouvelles com-       exposer à un des personnages du dialogue,
binaisons biologiques, à des changements         Aristophane, le mythe des types d’huma-
d’éducation, à des mutations du droit, mais      nité existant au commencement :
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Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme

     Sachez d’abord que l’humanité com-            entre deux moitiés du même sexe sont sté-
     prenait trois genres, et non pas deux,        riles (homosexuelles). Ainsi les moitiés des
     mâle et femelle, comme à présent ;            êtres homogènes s’unissent stérilement,
     non, il en existait un troisième, tenant      alors que celles qui s’opposent complé-
     des deux autres réunis..Elle était d’une      mentairement parviennent à procréer. Si le
     seule pièce, la forme de chacun de ces        texte n’évoque aucun privilège érotique de
     hommes, avec un dos tout rond et des          l’une ou l’autre relation, il conclut cepen-
     flancs circulaires ; ils avaient quatre       dant à la seule fécondité de l’union de deux
     mains, et des jambes en nombre égal           moitiés différentes.
     à celui des mains ; puis deux visages               En quel sens ce texte mythique et
     au dessus d’un cou d’une rondeur              symbolique, en abîme, puisque l’androgyne
     parfaite, et absolument pareils l’un à        permet également de définir le symbole
     l’autre, tandis que la tête, attenant à       lui-même (comme union de deux moitiés
     ces deux visages, placés à l’opposite         formant un tout), peut-il nous permettre
     l’un de l’autre, était unique... Pourquoi     de comprendre les trois types de relations
     ces genres étaient-ils au nombre de           sexuées ?
     trois, et ainsi constitués ? C’est que le           D’abord, ce mythe de l’humanité
     mâle était originairement un rejeton          androgyne et de ses vicissitudes consti-
     du soleil ; le genre féminin, de la terre ;   tue peut-être le premier texte systémique,
     celui enfin qui participe des deux, un        puisqu’il explique les propriétés d’un indi-
     rejeton de la lune, vu que la lune par-       vidu, d’un genre sexué, non par rapport à
     ticipe aussi des deux astres...c’étaient      un autre élément séparé et extérieur, mais
     en conséquence des êtres d’une force          par sa place dans un Tout commensurable,
     et d’une vigueur prodigieuses ; leur          dont il est un des pôles ; la structure et
     orgueil était immense ; ils allèrent          ses relations internes d’opposition-symé-
     jusqu’à s’en prendre aux dieux4.              trie précèdent donc les liens adventices
                                                   contractés par les entités élémentaires. On
      Zeus pour les punir coupa alors tous         doit donc penser le Tout avant les parties,
ces êtres doubles en deux : « dans ces             penser les attributs de chacun dans un
conditions, le sectionnement avait dédou-          ensemble d’appartenance et non selon une
blé l’être naturel. Ainsi chaque moitié            essence individuelle, un genre particulier,
soupirant après sa moitié, la rejoignait ».        entendu comme indépendant, autonome.
Dans un premier temps, chaque moitié               Dans ce cadre, il existe bien deux types de
cherchait à s’unir à d’autres moitiés, au          relation entre deux Même et une relation
hasard, dans un cycle sans fin, totalement         entre deux Autres. Les deux premiers
stérile. Alors Zeus décida de déplacer les         assurent une juxtaposition d’entités stériles,
parties sexuelles pour que certaines ren-          qui ne font que dupliquer l’homogène (le
contres deviennent des accouplements               mâle et le femelle purs) ; autrement dit, la
féconds. Dès lors Zeus rend possible deux          relation entre semblables entraine un rap-
types de relations entre moitiés : ceux entre      prochement, un désir et un plaisir, mais
mâle et femelle, issus de la totalité mixte        qui est sans fécondité. Par contre, pour
(hétérosexuelles), deviennent fertiles, ceux       qu’une catégorie mixte, faite d’éléments
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                                                                Jean-Jacques Wunenburger

hétérogènes, opposés et complémentaires,         indifférenciation mutuelle : transgenre)
celle de l’androgyne, puisse vivre et refor-     mais plutôt à une hiérogamie (mariage
mer une Unité, il faut préalablement             sacré de compléments opposés), à une ten-
introduire (et tel est l’artifice de Zeus) un    sion érotico-agonistique, sur fond d’une
tiers reliant, symbolisé ici par les organes     médiation par la totalité cosmique (divini-
sexuels et leur emplacement ; autrement          tés). Tel est le thème mythique des accou-
dit, pour éviter que des éléments différents     plements des dieux et déesses dans de
mais complémentaires se contentent de            nombreuses mythologies.
se côtoyer par contiguïté, mais pour faire             Ces interprétations mythique et philo-
qu’ils s’assemblent dans leur différence, il     sophique permettent donc de dégager une
faut une structure médiatrice, une « prise ».    structure systémique où les pôles extrêmes
Mais les éléments divisés, qui cherchent à       d’un même Tout peut reconduire vers une
se tourner à nouveau les uns vers les autres     union, qui n’est pas fusion hallucinée mais
(par l’intermédiaire d’Eros) ne s’offrent        couplage génésique. A cet effet, il faut que
à une « prise » que s’ils se tournent en         les moitiés, au lieu de désirer se fondre avec
même temps vers la totalité ronde de leur        l’autre moitié, désirent recomposer le Tout
origine, c’est-à-dire vers un monde « en         dont ils sont des sectionnements de par-
rond », une totalité inclusive. Bref, une        ties. On ne se relie jamais davantage à un
des leçons du mythe grec est qu’il ne suffit     autre que lorsqu’on regarde vers un tiers,
pas de s’unir à l’Autre pour recréer de la       au lieu de chercher à ressembler à l’autre
ressemblance vivante, ni d’être semblables       pour s’en approcher. Autrement dit, la dua-
pour reconstituer une unité. La vraie            lité masculin-féminin ne peut se dévelop-
unité est celle du complexe : elle suppose       per « heureusement » que par une tercéité,
une opposition foncière entre deux êtres         une trinité, en amont l’androgyne, en aval,
conjoints, qui se réunissent dans la dis-        l’enfant5. L’entente entre sexes différents ne
semblance lorsqu’ils se tournent vers l’Un       passe pas par une fusion mimétique, une
(uni-versus), symbolisé par l’androgyne          absorption de la dualité dans une unité
rond. La complétude bisexuelle n’est donc        indifférenciée.
pas réalisable spontanément, comme l’ho-               Le mythe de l’androgyne, à travers ses
mosexualité, mais exige une idéalisation         variations, ses déclinaisons et interpréta-
(l’imaginaire du tout) et des conditions         tions, ouvre un champ de pensées qui active
préalables pour être en situation (l’artifice    un imaginaire du tiers inclus qui déplace la
divin de la sexualité procréatrice). Autre-      question de la relation duelle.
ment dit, l’amour entre sexes semblables
peut-être érotique mais pas créatif ; et le
                                                    II. Bachelard : la sexuation idéalisée
couple hétérosexué ne peut harmoniser la
différence interne qu’en faisant naitre des
médiations.
      L’uni-versité (se tourner vers l’unité),
                                                 G     aston Bachelard, dans les années
                                                       1960, reprend à son compte le mythe
                                                 de l’androgyne de manière originale, en en
à opposer de nos jours à la guerre des sexes,    faisant une exigence au présent de la rêverie
ne s’apparente pas à l’universalité homo-        imaginante sur le masculin et le féminin (à
généisante et abstraite (égalité des sexes,      la différence des mythes qui le placent dans
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Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme

un lointain culturel), tout en ne suivant pas          moderne avec ses compétitions qui
complétement la psychologie et même la                 « mélangent les genres » nous apprend
psychopathologie des profondeurs de Carl               à réfréner les manifestations de l’an-
Gustav Jung, dont il s’inspire pourtant                drogynie. Mais dans nos rêveries, dans
depuis 30 ans6.                                        la grande solitude de rêverie, quand
     Dans un chapitre de La Poétique de                nous sommes libérés si profondément
la rêverie, il regrette que la psychologie             que nous ne pensons même plus aux
empirique décrive des personnalités gen-               rivalités virtuelles, toute notre âme
rées, masculine et féminine, exposées, par             s’imprègne des influences de l’anima .8
la quotidienneté médiocre, à des relations
dys-harmonieuses, renforcées souvent par              Chaque individu est doté « en pro-
les stéréotypes sociaux de la virilité et de      fondeur » et non en surface, d’une dualité
la féminité. Mais si l’on prend le chemin         archétypale, masculine et féminine9, nom-
de la rêverie éveillée (chemin d’une ima-         mée en latin l’animus et l’anima, qui sont en
gination donatrice de sens, opposée à la          proportion variable chez chacun.
raison), emprunté déjà par les poètes et les
romanciers, tout en la revivant par nous-              Dans la vie quotidienne les mots
mêmes, on peut rendre évidentes d’autres               homme et femme -robes et pantalons-
vérités sur le masculin et le féminin et leurs         sont des désignations suffisantes. Mais
relations.                                             dans la vie sourde de l’inconscient,
     Le psychisme humain comporte                      dans la vie retirée d’un rêveur soli-
dans l’imaginaire, deux configurations,                taire, les désignations péremptoires
deux styles : le masculin, lié à l’action, à la        perdent leur autorité. Les mots ani-
volonté, au mouvement, équivalent de l’in-             mus et anima ont été choisis pour
tellect tranchant et conceptuel (la structure          estomper les désignations sexuelles,
diaïrétique de Gilbert Durand7) ; le fémi-             pour échapper à la simplicité des clas-
nin, évoquant le repos (la structure mys-              sifications de l’état civil. Oui, sous des
tique), image enveloppante et sécurisante.             mots qui viennent aider nos songes, il
Ces images renvoient à des archétypes                  faut se garder de remettre trop vite des
universels et non à de simples données                 pensées habituelles10.
phénoménales.
                                                       La communion (différente de la seule
     Deux substantifs pour une seule âme          communication) intersexuée passe par une
     sont nécessaires pour dire la réalité du     projection en chiasme d’un être sur l’autre
     psychisme humain. L’homme le plus            sexe11 : l’homme doté d’un animus intro-
     viril, trop simplement caractérisé par       jecte l’anima de la femme et réciproque-
     un fort animus a aussi une anima qui         ment. « Que connaitrions-nous d’autrui si
     peut avoir de paradoxales manifes-           nous ne l’imaginions pas ? »12.
     tations. De même la femme la plus
     féminine a, elle aussi, des détermina-            Ces deux « projections » croisées,
     tions psychiques qui prouvent en elle             quand elles sont bien équilibrées,
     l’existence d’un animus. La vie sociale           font des unions fortes. Quand l’une
20
                                                                Jean-Jacques Wunenburger

      ou l’autre de ces « projections » sont          amant, d’un être rêvant à un autre
      déçues par la réalité, alors commencent         être, l’anima du rêveur s’approfondit
      les drames de la vie manquée. Mais              en rêvant l’anima de l’être rêvé. La
      ces drames nous intéressent peu dans            rêverie de communion n’est plus ici
      la présente étude que nous faisons sur          une philosophie de la communica-
      la vie imaginée, imaginaire. Très pré-          tion des consciences. Elle est la vie
      cisément, la rêverie nous ouvre tou-            dans un double, par un double, une
      jours la possibilité de nous abstraire          vie qui s’anime en une dialectique
      des drames conjugaux. C’est une des             intime d’animus et d’anima. Doubler
      fonctions de la rêverie de nous libé-           et dédoubler échangent leur fonction.
      rer des fardeaux de la vie. Un véritable        Doublant notre être en idéalisant
      instinct de rêverie est actif dans notre        l’être aimé, nous dédoublons notre
      anima, c’est cet instinct de rêverie qui        être en ses deux puissances d’animus
      donne à la psyché la continuité de son          et d’anima16.
      repos. La psychologie de l’idéalisation
      est ici notre seule tâche. La poétique           Enfin, il peut se produire, dans l’exis-
      de la rêverie doit donner corps à toutes   tence psychologique effective, des cas d’ex-
      les rêveries idéalisation13.               cès de virilisation (l’animus neutralisant
                                                 l’anima immanent) ou de féminisation
      Autrement dit, l’homme, comme la           unilatérale (l’animus de la femme est neu-
femme, trouve dans l’anima la puissance          tralisé par l’anima), mais ils proviennent
de rêverie et la femme dans l’animus déve-       alors du « refoulement » (au sens freudien
loppe une puissance de volonté rationnelle.      cette fois) de l’autre en soi, qui débouche
L’homme se féminise par l’imagination et         sur des comportements névrotiques.
la femme se masculinise en développant la              En somme, pour Bachelard, un indi-
pensée tranchante, mais tout deux accèdent       vidu peut être approché à deux niveaux :
à leur nature androgynique par les vertus        l’un empirique, psychologique, quotidien,
de l’anima.                                      avec son poids de caractères formés, sans
      Chaque sexe peut faire varier (activa-     amour (au sens de l’idéalisation médiévale
tion de « différentiels ») ses taux de mas-      du complément) ; l’autre, qui s’enrichit par
culinité et de féminité, accompagnant ainsi      l’imagination de l’idéalisation de l’autre
son individuation14.                             opposé. Il découvre alors le dédoublement
      La relation idéale entre les deux sexes    créateur en animus et anima et parvient à
reposera sur un équilibre « parfait » des        animer l’un et l’autre en lui. Les rapports
quatre polarités15.                              entre le masculin et le féminin peuvent
                                                 donc se situer soit au niveau psychologique
      Nous devons retrouver le même pro-         spontané (entente ou conflit cycliques avec
      blème dans la rêverie d’union des deux     oscillation extrême), soit au niveau du désir
      âmes humaines, rêverie pleine de ren-      rêvant, de la sublimation et de l’idéalisa-
      versements qui illustrent le thème :       tion (en activant la dimension androgyne
      conquérir une âme c’est trouver sa         de la psychè). Il se produit alors un nouvel
      propre âme. Dans les rêveries d’un         équilibre psychique en chiasme qui permet
21
Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme

que se reconstitue en chaque moitié du            des relations érotiques du mythe préfigure
couple une figure androgyne, avec ses pola-       bien cet éclectisme contemporain qui veut
rités variables et oscillantes. L’idéal résulte   dépasser le seul modèle monothéiste du
donc de l’actualisation d’un système qua-         couple fécond. On y trouve la reconnais-
ternaire en équilibre utopique (au sens de        sance anthropologique de trois types de
« toujours encore à venir »). Pour y parvenir     sexualité, relations hétéro-sexuelle, homo-
chacun doit redévelopper la polarité qu’est       sexuelle masculine, homosexuelle féminine,
l’anima, ressort matriciel de la puissance        largement pratiqués dans les moeurs
d’imagination affective. Si l’homme doit          antiques et les religions polythéistes, et
s’équilibrer avec l’anima, la femme devrait       déniées par les monothéismes. Ce plu-
paradoxalement tendre vers le même. C’est         ralisme, qui a été à nouveau revendiqué
finalement l’anima qui recèle en elle la          dans les sociétés contemporaines occiden-
capacité pour qu’un couple atteigne l’har-        tales, est sans doute plus ancré dans une
monie androgynique.                               symbolique profonde que le référentiel du
                                                  « mariage homosexuel » stérile (modèle
                                                  privé de toute symbolique inconsciente),
   III. L’androgynie, concept
                                                  présenté comme l’alternative émancipatrice
   opératoire du couple bisexué                   privilégiée de nos jours, qui tend de plus à

L    e mythe de l’androgyne n’est-il qu’une       masquer les différences présumées d’ima-
     fantasmagorie gratuite, une dérive mys-      ginaires entre les homosexualités gays et
tificatrice ou un dévoilement direct d’une        lesbiennes. A la lumière des archétypes, ne
vérité profonde ? Dans quelle mesure cet          peut-on pas se demander même si l’homo-
imaginaire archétypal et normatif, fondé          sexualité masculine ne reste pas marqué par
sur une psychologie d’interférence quadri-        un double régime en animus, plus violent
polaire, peut-il conduire plus loin que le        que l’homosexualité lesbienne17 ?
mythe de Platon, comment fait-il appa-                  Certes, en l’état actuel, l’adjonction
raître et se renouveler les problèmes inhé-       d’une paternité et d’une maternité non
rents à nos choix socio-culturels et idéolo-      sexuée, qui ouvre la porte à la GPA (ges-
giques de nos jours ? On peut esquisser ici       tation par et pour autrui), vient sensible-
quelques potentialités herméneutiques de          ment compliquer le mythe, en introduisant
l’imaginaire androgynique, surtout en une         une procréation déléguée à un tiers et en
période où les identités et relations sexuelles   l’assignant à une paternité et maternité par
se trouvent fortement déstabilisées, sur fond     procuration. Les résistances apparues dans
d’arguments la plupart du temps indiffé-          les débats autour de la PMA (procréation
rents ou hostiles à la symbolique.                médicalement assistée) à l’égard de cette
                                                  option de famille non naturelle ne sont
     1. Le mythe de l’androgyne a le mérite       peut-être pas seulement biologiques ou
d’abord de permettre de penser les relations      juridiques, mais remontent à une logique
sexuées en dehors de la bipartition procréa-      d’imaginaires profondément structurés.
tique, en intégrant un hédonisme de conni-
vence des semblables plus que de la com-               2. Pour Bachelard, l’animus, par ses
plémentarité des différences. La typologie        attributs énergétiques, favorise l’expression
22
                                                                Jean-Jacques Wunenburger

de l’humanité à travers le concept, la           impasse dramatique, qui ne fait que s’af-
science, etc., qui constituent bien un des       fronter les animus (en devenant féminisme
pôles de l’esprit humain et de la culture.       de combat). Le « vrai » féminisme ne serait
Mais l’anima, le féminin, qui se confond         pas revendication d’une égalité ou d’une
avec le repos, l’inclusion, est plus néces-      supériorité du féminin, mais recherche
saire, plus complet, plus vital encore car       d’une polarité en anima chez l’homme (et
elle réconcilie, inclue, totalise, au-delà des   la femme elle-même), pour créer les bases
différences. Si l’animus, présent chez la        d’une entente quadripartite. Cela exige non
femme, assure une rationalisation de la vie,     de dédoubler l’animus mais de l’affaiblir en
l’anima ouvre tout être, homme ou femme,         l’homme déjà pour faire remonter l’anima.
à un imaginaire qui dynamise, verticalise,       Il s’agit alors non d’un combat mais d’une
dilate l’être, conditions d’un bonheur.          ruse, d’une séduction qui s’enracine dans
      La féminité est sans doute alors supé-     l’anima même de la femme. Il n’est pas
rieure à la masculinité, du moins par son        sûr que le féminisme actuel soit bien armé
ontologie, sa capacité de création de vie et     pour reconquérir cette stratégie, pourtant
sa promesse de bonheur. Mais comment             ancrée dans les profondeurs du psychisme.
de nos jours maintenir la féminité (et lui             Par ailleurs, l’anima féminin, telle
éviter d’être absorbée par l’animus) si on la    qu’elle s’extériorise dans les imaginaires
décharge de la procréation (contraception,       culturels, regorge de modes de déploie-
grossesse externalisée, voire déléguée dans      ment du fait de son propre dédoublement,
la « Gestation Pour Autrui ») ? Comment          soit en maternité (Vierge chrétienne) soit
peut-on maintenir aussi la force d’anima (qui    en séduction (Eve). En va-t-il de même
permet de garder le secret de la conception),    pour l’animus ? Y a-t-il un équivalent chez
avec la transparence des données (ADN), la       l’homme de cette bipolarisation, ou se
médicalisation de la procréation ?               limite-t-il à une valence d’affirmation de
                                                 soi par des sublimations de la volonté créa-
     3. L’expérience androgynique, dans          trice, qui s’opposent à la maternité (création
son idéalité transformatrice, permet             involontaire) 18? A certains égards, l’animus
enfin d’éclairer des formes de domination        viril se révèle en fait fragile (impuissance
unilatérales d’un sexe sur l’autre, l’hyper      sexuelle, défaite du héros, etc.) alors que la
machisme oppressif, et l’hyper féminité          puissance d’anima chez la femme est une
maternante (infantilisation de l’autre) :        force redoutable et crainte (le secret du
                                                 père, la ruse de la séduction), que l’homme
– le féminisme (la féminisation) est une         veut soumettre (peur de la femme, « conti-
injonction anthropologique fondamentale          nent noir » selon Freud) par défense.
et non opportuniste, dans la mesure où
les deux sexes ont besoin de se féminiser,       – le phallocratisme résulte de la tentation
car le féminin est matrice de la vie et de       de la surdétermination culturelle de l’ani-
la création de la vie. Mais dès lors qu’un       mus chez l’homme (virilité, machisme,
certain féminisme actuel combat l’homme          phallocentrisme, etc). La virilité est primi-
uniquement par l’animus pour lutter contre       tivement extravertie, comme le symbolisent
l’animus de l’autre, il s’enferme dans une       les organes génitaux (phallus qui expulse),
23
Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme

alors que la féminité est toute entière tour-          de son anima sur une femme stable, soit
née vers soi, introvertie (comme le vagin              par refus de son anima, soit parce que la
qui accueille). La féminité concentre la vie           femme désirée n’offre pas de support pro-
et la dédouble en l’engendrant. La faiblesse           jectif à l’anima de l’homme (pour des rai-
de l’homme est qu’il peut certes dominer               sons culturelles aussi). Loin d’être donc
d’autres, déjà là, mais sans pouvoir don-              une sorte d’exploitation de la puissance,
ner soi-même naissance à d’autres (limites             le phallocratisme risque d’en être qu’une
ontologique).                                          compensation fantasmatique d’une fai-
      De plus l’homme a du mal à uni-                  blesse de l’animus exalté unilatéralement.
fier ses relations à la femme. La femme                      Loin d’être une fantasmagorie désuète,
comme « autre » a souvent été traitée                  l’imaginaire de l’androgyne, grâce à ses
de manière parcellaire : épouse mère, la               réactualisations et relectures, demeure une
maitresse, le plaisir momentané (esclave,              matrice d’interprétation des relations entre
prostituée)19, sans que la segmentation en             genres sexués, sous diverses formes. Loin
parties permette de redevenir une tota-                d’être anachronique et inadapté, il permet
lité (androgyne). Ultime paradoxe : l’idéal            d’affronter la plupart des situations nou-
monogame du couple dans le mariage se                  velles de nos sociétés contemporaines, en
heurte aux 3 ou 4 féminités par addition,              intégrant les données des idéologies ou des
juxtaposition. Il est probable que l’homme             sciences, pour les situer dans une approche
ne parvient pas à assurer la projection                globale, intégrale de l’humain.

Bibliographie
Bachelard, Gaston, La poétique de la rêverie (PUF, réed. 2016).
Bachelard, Gaston, PUF, La psychanalyse du feu (1937).
Bachelard, Gaston, La poétique de la rêverie, PUF.
Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 12 ed. 2016.
Durand, Gilbert, « Lointain Atlantique, prochain tellurique. Imaginaires lusitanien et brésilien », in J.J.
    Wunenburger (s.dir.), La rencontre des imaginaires entre Europe et Amériques, L’Harmattan, 1993, p
    104.
Libis, Jean, Le mythe de l’androgyne, Berg international,1991.
Platon, Le Banquet, 189d sq., Les Belles-Lettres.

Notes
1. L’auteur étant masculin revendique l’antécédence du masculin, non par esprit de supériorité mais par
    reconnaissance d’un point de vue inévitablement sexo-centré et limité, celui de son genre, alors que
    les organisatrices ont commencé par le féminin.
2. G. Bachelard a consacré un chapitre de La poétique de la rêverie (PUF, réed. 2016) à cette caractéris-
    tique des langues.
3. Voir Jean Libis, Le mythe de l’androgyne, Berg international,1991. On distinguera l’androgyne de
    l’hermaphrodite qui désigne une conjonction réelle de deux sexes anatomiques.
4. Platon, Le Banquet, 189d sq., Les Belles-Lettres.
5. On peut rappeler que ce passage du deux au trois sera thématisé par Platon encore dans le Timée,
    lorsqu’il propose de penser à nouveaux frais la question aporétique de la ressemblance (entre Idée
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                                                                         Jean-Jacques Wunenburger

     – comparée au père – et copie matérielle ou image, comparée au fils), en introduisant la puissance
     matricielle, procréatique, de la chora ou mère.
6. Bachelard a rencontré les idées de C.G. Jung, en même temps que celles de Freud, qui commençaient
     leur pénétration en France, dès La psychanalyse du feu (1937).
7. Dans les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Dunod, 12 ed. 2016), Gilbert Durand, dans les
     mêmes années, distingue 3 structures, une diaïrétique ou schizomorphe qui accentue les clivages,
     une mystique qui tend à réunir et confondre, et une synthétique, qui relie de manière cyclique les
     deux.
8. Ibidem, p 53
9. Doublée par la génétique, que Bachelard cite à partir des travaux de Buytendijk. Voir PR, p 51.
10. Ibidem, p 57
11. Ibidem, p 64
12. Ibidem, p 70
13. Ibidem, p 63.
14. Ibidem, p 51.
15. Que Bachelard voit culturellement exemplifié dans l’alchimie par les figures du Roi et de la Reine.
     Voir PR, p 71 sq. A l’instar de Jung, Bachelard voit dans l’imaginaire alchimique une expression de
     l’inconscient sexué.
16. Ibidem, p 67
17. Il faudrait la confronter au mythe grec de Sapho et du saphisme, qui exalte la dimension poétique
     de la déesse.
18. Pour Jung, l’anima est au contraire unique alors que l’animus se différencierait. Voir commentaire de
     G. Durand, « Lointain Atlantique, prochain tellurique. Imaginaires lusitanien et brésilien », in J.-J.
     Wunenburger (s. dir.), La rencontre des imaginaires entre Europe et Amériques, L’Harmattan, 1993, p
     104.
19. Ibidem.
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