Jean-Jacques Wunenburger - Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
15 Caietele Echinox, 42/ 2022 : Les Imaginaires du féminin / masculin Jean-Jacques Wunenburger Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme Androgynous Imaginaries: Towards an Archetypal Psychology of Man-Woman Relationships L es mammifères se distinguent selon des identités sexuées, mâle et femelle1, dont les traits physiques et psychiques peuvent Abstract: The relations between the two être considérés plus ou moins semblables, sexes, masculine and feminine, in humanity, différents voire étrangers l’un à l’autre et beyond their real antagonistic variations, can même exposés à des antagonismes récur- be referred to and modified by imaginary and rents. Pourtant la sexualité et sa fonction symbolic structures, of which the reference to reproductive (avec les liens récurrents sur a third hermaphrodite/androgynous gender l’élevage-éducation du tiers qu’est l’enfant) has been recognized. and valued from Plato produisent des relations étroites et fortes, to C.G. Jung. We will study in particular the plus ou moins stables (cas de la famille). Comment penser ce double rapport de treatment of this meta-sexed imaginary différence (jusqu’à l’incompatibilité) et de through the work of the French philosopher relation (jusqu’à l’indissociabilité), entre Gaston Bachelard. masculin et féminin ? Keywords: Love; Androgynous; Animus/Anima; On peut les examiner selon des don- Intermediality; Myth; Totality. nées biologiques, affectives, cognitives effectives pour chacun des genres, en fonc- Jean-Jacques Wunenburger tion des constructions socio-culturelles Institute of Philosophical Research of Lyon qui affectent à chaque genre des statuts, jean-jacques.wunenburger@wanadoo.fr fonctions, droits, valeurs spécifiques. On peut aussi approcher les questions du genre DOI: 10.24193/cechinox.2022.42.01 sexué en fonction des médiations cultu- relles et de leurs langages symboliques, en particulier la sexuation fréquente des langues2, des images, symboles et mythes. La littérature, le mythe, les imaginaires convoquent des idéalisations des deux
16 Jean-Jacques Wunenburger genres, chargés de désirs et d’affects, qui passer aussi par une sublimation du réel nourrissent un ensemble de représenta- par l’imaginaire des sexes. Corollairement tions psychiques de chaque sexe, pour (de) les mythes pourraient, devraient même être soi et pour (de) l’autre. Cet imaginaire le premier référent des transformations des sexué est sans doute le trait caractéristique dysfonctionnements des relations sexuées. de la sexuation humaine par rapport à De ce point de vue, l’imaginaire sexué l’animal (ce qui veut dire que la sexuation est dominé dans toutes les cultures par un anthropologique se dégage de son socle modèle archétypal qui imagine l’« archée » éthologique commun avec l’animal du fait (le principe initial) et le « telos » (la fin) de l’imagination). L’imaginaire sexué n’est de la bipartition des sexes en référence à pas seulement un irréel par rapport aux une conjonction unitaire, un être à la fois réalités des psychologies et des comporte- « andros » et « gynè » (androgyne)3. Par là, ments, mais un horizon de compréhension la sexualité complète, idéale, serait une sorte de la sexuation, qui peut rétroagir sur les de 3eme sexe, non morcelé, non séparé, qui comportements, permettre de leur donner n’est pas la neutralisation des sexes, mais qui du sens, de surmonter les situations réelles, englobe, totalise, harmonise les deux. Com- de les corriger et de leur donner une nou- ment ce troisième sexe en est-il venu à pen- velle normativité. ser les identités et relations entre les deux Les relations humaines sexuées sexes ? Comment se développe ce mythe, peuvent donc, par delà leur facticité plus comment est-il interprété, comment peut-il ou moins heureuse, se modifier par la réfé- encore de nos jours servir de référentiel à une rence à l’irréel symbolique. L’imaginaire psychologie archétypale qui pourrait assurer des sexes serait source d’une vérité plus une amélioration, un accomplissement, un forte, plus radicale que les faits empiriques, perfectionnement des sexuations ? On se et il peut avoir une fonction performative centrera sur les deux extrêmes de l’histoire en changeant les comportements sponta- que sont l’antiquité grecque avec Platon et nés de l’homme et de la femme. Une lit- le XXe siècle avec Jung et Bachelard. térature universelle du désir, de l’idéal, de la perfection des relations entre les sexes, I. Le Mythe de l’androgyne témoigne de cette vérité esthétique et éthique du masculin et du féminin, qui ne sert pas seulement de poésie divertissante mais dévoile une vérité profonde qu’il fau- L es anciens Grecs ont été médiateurs d’un mythe archaïque de l’amour bisexué, sur fond de pratiques polymorphes drait faire descendre dans le quotidien des (relations hétérosexuelles, homosexuelles individus et des couples (Le cantique des -souvent alternées- et même la pédérastie). cantiques dans la Bible, Contes des mille Platon en relaie dans Le Banquet une ver- et une nuits, poésie courtoise médiévale, sion complexe et subtile, qui renvoie à une etc.). En ce sens, toute évolution ou cor- problématique philosophique récurrente : rection des comportements intersexués ne le Même et l’Autre et leurs relations. Il fait devrait pas se limiter à de nouvelles com- exposer à un des personnages du dialogue, binaisons biologiques, à des changements Aristophane, le mythe des types d’huma- d’éducation, à des mutations du droit, mais nité existant au commencement :
17 Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme Sachez d’abord que l’humanité com- entre deux moitiés du même sexe sont sté- prenait trois genres, et non pas deux, riles (homosexuelles). Ainsi les moitiés des mâle et femelle, comme à présent ; êtres homogènes s’unissent stérilement, non, il en existait un troisième, tenant alors que celles qui s’opposent complé- des deux autres réunis..Elle était d’une mentairement parviennent à procréer. Si le seule pièce, la forme de chacun de ces texte n’évoque aucun privilège érotique de hommes, avec un dos tout rond et des l’une ou l’autre relation, il conclut cepen- flancs circulaires ; ils avaient quatre dant à la seule fécondité de l’union de deux mains, et des jambes en nombre égal moitiés différentes. à celui des mains ; puis deux visages En quel sens ce texte mythique et au dessus d’un cou d’une rondeur symbolique, en abîme, puisque l’androgyne parfaite, et absolument pareils l’un à permet également de définir le symbole l’autre, tandis que la tête, attenant à lui-même (comme union de deux moitiés ces deux visages, placés à l’opposite formant un tout), peut-il nous permettre l’un de l’autre, était unique... Pourquoi de comprendre les trois types de relations ces genres étaient-ils au nombre de sexuées ? trois, et ainsi constitués ? C’est que le D’abord, ce mythe de l’humanité mâle était originairement un rejeton androgyne et de ses vicissitudes consti- du soleil ; le genre féminin, de la terre ; tue peut-être le premier texte systémique, celui enfin qui participe des deux, un puisqu’il explique les propriétés d’un indi- rejeton de la lune, vu que la lune par- vidu, d’un genre sexué, non par rapport à ticipe aussi des deux astres...c’étaient un autre élément séparé et extérieur, mais en conséquence des êtres d’une force par sa place dans un Tout commensurable, et d’une vigueur prodigieuses ; leur dont il est un des pôles ; la structure et orgueil était immense ; ils allèrent ses relations internes d’opposition-symé- jusqu’à s’en prendre aux dieux4. trie précèdent donc les liens adventices contractés par les entités élémentaires. On Zeus pour les punir coupa alors tous doit donc penser le Tout avant les parties, ces êtres doubles en deux : « dans ces penser les attributs de chacun dans un conditions, le sectionnement avait dédou- ensemble d’appartenance et non selon une blé l’être naturel. Ainsi chaque moitié essence individuelle, un genre particulier, soupirant après sa moitié, la rejoignait ». entendu comme indépendant, autonome. Dans un premier temps, chaque moitié Dans ce cadre, il existe bien deux types de cherchait à s’unir à d’autres moitiés, au relation entre deux Même et une relation hasard, dans un cycle sans fin, totalement entre deux Autres. Les deux premiers stérile. Alors Zeus décida de déplacer les assurent une juxtaposition d’entités stériles, parties sexuelles pour que certaines ren- qui ne font que dupliquer l’homogène (le contres deviennent des accouplements mâle et le femelle purs) ; autrement dit, la féconds. Dès lors Zeus rend possible deux relation entre semblables entraine un rap- types de relations entre moitiés : ceux entre prochement, un désir et un plaisir, mais mâle et femelle, issus de la totalité mixte qui est sans fécondité. Par contre, pour (hétérosexuelles), deviennent fertiles, ceux qu’une catégorie mixte, faite d’éléments
18 Jean-Jacques Wunenburger hétérogènes, opposés et complémentaires, indifférenciation mutuelle : transgenre) celle de l’androgyne, puisse vivre et refor- mais plutôt à une hiérogamie (mariage mer une Unité, il faut préalablement sacré de compléments opposés), à une ten- introduire (et tel est l’artifice de Zeus) un sion érotico-agonistique, sur fond d’une tiers reliant, symbolisé ici par les organes médiation par la totalité cosmique (divini- sexuels et leur emplacement ; autrement tés). Tel est le thème mythique des accou- dit, pour éviter que des éléments différents plements des dieux et déesses dans de mais complémentaires se contentent de nombreuses mythologies. se côtoyer par contiguïté, mais pour faire Ces interprétations mythique et philo- qu’ils s’assemblent dans leur différence, il sophique permettent donc de dégager une faut une structure médiatrice, une « prise ». structure systémique où les pôles extrêmes Mais les éléments divisés, qui cherchent à d’un même Tout peut reconduire vers une se tourner à nouveau les uns vers les autres union, qui n’est pas fusion hallucinée mais (par l’intermédiaire d’Eros) ne s’offrent couplage génésique. A cet effet, il faut que à une « prise » que s’ils se tournent en les moitiés, au lieu de désirer se fondre avec même temps vers la totalité ronde de leur l’autre moitié, désirent recomposer le Tout origine, c’est-à-dire vers un monde « en dont ils sont des sectionnements de par- rond », une totalité inclusive. Bref, une ties. On ne se relie jamais davantage à un des leçons du mythe grec est qu’il ne suffit autre que lorsqu’on regarde vers un tiers, pas de s’unir à l’Autre pour recréer de la au lieu de chercher à ressembler à l’autre ressemblance vivante, ni d’être semblables pour s’en approcher. Autrement dit, la dua- pour reconstituer une unité. La vraie lité masculin-féminin ne peut se dévelop- unité est celle du complexe : elle suppose per « heureusement » que par une tercéité, une opposition foncière entre deux êtres une trinité, en amont l’androgyne, en aval, conjoints, qui se réunissent dans la dis- l’enfant5. L’entente entre sexes différents ne semblance lorsqu’ils se tournent vers l’Un passe pas par une fusion mimétique, une (uni-versus), symbolisé par l’androgyne absorption de la dualité dans une unité rond. La complétude bisexuelle n’est donc indifférenciée. pas réalisable spontanément, comme l’ho- Le mythe de l’androgyne, à travers ses mosexualité, mais exige une idéalisation variations, ses déclinaisons et interpréta- (l’imaginaire du tout) et des conditions tions, ouvre un champ de pensées qui active préalables pour être en situation (l’artifice un imaginaire du tiers inclus qui déplace la divin de la sexualité procréatrice). Autre- question de la relation duelle. ment dit, l’amour entre sexes semblables peut-être érotique mais pas créatif ; et le II. Bachelard : la sexuation idéalisée couple hétérosexué ne peut harmoniser la différence interne qu’en faisant naitre des médiations. L’uni-versité (se tourner vers l’unité), G aston Bachelard, dans les années 1960, reprend à son compte le mythe de l’androgyne de manière originale, en en à opposer de nos jours à la guerre des sexes, faisant une exigence au présent de la rêverie ne s’apparente pas à l’universalité homo- imaginante sur le masculin et le féminin (à généisante et abstraite (égalité des sexes, la différence des mythes qui le placent dans
19 Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme un lointain culturel), tout en ne suivant pas moderne avec ses compétitions qui complétement la psychologie et même la « mélangent les genres » nous apprend psychopathologie des profondeurs de Carl à réfréner les manifestations de l’an- Gustav Jung, dont il s’inspire pourtant drogynie. Mais dans nos rêveries, dans depuis 30 ans6. la grande solitude de rêverie, quand Dans un chapitre de La Poétique de nous sommes libérés si profondément la rêverie, il regrette que la psychologie que nous ne pensons même plus aux empirique décrive des personnalités gen- rivalités virtuelles, toute notre âme rées, masculine et féminine, exposées, par s’imprègne des influences de l’anima .8 la quotidienneté médiocre, à des relations dys-harmonieuses, renforcées souvent par Chaque individu est doté « en pro- les stéréotypes sociaux de la virilité et de fondeur » et non en surface, d’une dualité la féminité. Mais si l’on prend le chemin archétypale, masculine et féminine9, nom- de la rêverie éveillée (chemin d’une ima- mée en latin l’animus et l’anima, qui sont en gination donatrice de sens, opposée à la proportion variable chez chacun. raison), emprunté déjà par les poètes et les romanciers, tout en la revivant par nous- Dans la vie quotidienne les mots mêmes, on peut rendre évidentes d’autres homme et femme -robes et pantalons- vérités sur le masculin et le féminin et leurs sont des désignations suffisantes. Mais relations. dans la vie sourde de l’inconscient, Le psychisme humain comporte dans la vie retirée d’un rêveur soli- dans l’imaginaire, deux configurations, taire, les désignations péremptoires deux styles : le masculin, lié à l’action, à la perdent leur autorité. Les mots ani- volonté, au mouvement, équivalent de l’in- mus et anima ont été choisis pour tellect tranchant et conceptuel (la structure estomper les désignations sexuelles, diaïrétique de Gilbert Durand7) ; le fémi- pour échapper à la simplicité des clas- nin, évoquant le repos (la structure mys- sifications de l’état civil. Oui, sous des tique), image enveloppante et sécurisante. mots qui viennent aider nos songes, il Ces images renvoient à des archétypes faut se garder de remettre trop vite des universels et non à de simples données pensées habituelles10. phénoménales. La communion (différente de la seule Deux substantifs pour une seule âme communication) intersexuée passe par une sont nécessaires pour dire la réalité du projection en chiasme d’un être sur l’autre psychisme humain. L’homme le plus sexe11 : l’homme doté d’un animus intro- viril, trop simplement caractérisé par jecte l’anima de la femme et réciproque- un fort animus a aussi une anima qui ment. « Que connaitrions-nous d’autrui si peut avoir de paradoxales manifes- nous ne l’imaginions pas ? »12. tations. De même la femme la plus féminine a, elle aussi, des détermina- Ces deux « projections » croisées, tions psychiques qui prouvent en elle quand elles sont bien équilibrées, l’existence d’un animus. La vie sociale font des unions fortes. Quand l’une
20 Jean-Jacques Wunenburger ou l’autre de ces « projections » sont amant, d’un être rêvant à un autre déçues par la réalité, alors commencent être, l’anima du rêveur s’approfondit les drames de la vie manquée. Mais en rêvant l’anima de l’être rêvé. La ces drames nous intéressent peu dans rêverie de communion n’est plus ici la présente étude que nous faisons sur une philosophie de la communica- la vie imaginée, imaginaire. Très pré- tion des consciences. Elle est la vie cisément, la rêverie nous ouvre tou- dans un double, par un double, une jours la possibilité de nous abstraire vie qui s’anime en une dialectique des drames conjugaux. C’est une des intime d’animus et d’anima. Doubler fonctions de la rêverie de nous libé- et dédoubler échangent leur fonction. rer des fardeaux de la vie. Un véritable Doublant notre être en idéalisant instinct de rêverie est actif dans notre l’être aimé, nous dédoublons notre anima, c’est cet instinct de rêverie qui être en ses deux puissances d’animus donne à la psyché la continuité de son et d’anima16. repos. La psychologie de l’idéalisation est ici notre seule tâche. La poétique Enfin, il peut se produire, dans l’exis- de la rêverie doit donner corps à toutes tence psychologique effective, des cas d’ex- les rêveries idéalisation13. cès de virilisation (l’animus neutralisant l’anima immanent) ou de féminisation Autrement dit, l’homme, comme la unilatérale (l’animus de la femme est neu- femme, trouve dans l’anima la puissance tralisé par l’anima), mais ils proviennent de rêverie et la femme dans l’animus déve- alors du « refoulement » (au sens freudien loppe une puissance de volonté rationnelle. cette fois) de l’autre en soi, qui débouche L’homme se féminise par l’imagination et sur des comportements névrotiques. la femme se masculinise en développant la En somme, pour Bachelard, un indi- pensée tranchante, mais tout deux accèdent vidu peut être approché à deux niveaux : à leur nature androgynique par les vertus l’un empirique, psychologique, quotidien, de l’anima. avec son poids de caractères formés, sans Chaque sexe peut faire varier (activa- amour (au sens de l’idéalisation médiévale tion de « différentiels ») ses taux de mas- du complément) ; l’autre, qui s’enrichit par culinité et de féminité, accompagnant ainsi l’imagination de l’idéalisation de l’autre son individuation14. opposé. Il découvre alors le dédoublement La relation idéale entre les deux sexes créateur en animus et anima et parvient à reposera sur un équilibre « parfait » des animer l’un et l’autre en lui. Les rapports quatre polarités15. entre le masculin et le féminin peuvent donc se situer soit au niveau psychologique Nous devons retrouver le même pro- spontané (entente ou conflit cycliques avec blème dans la rêverie d’union des deux oscillation extrême), soit au niveau du désir âmes humaines, rêverie pleine de ren- rêvant, de la sublimation et de l’idéalisa- versements qui illustrent le thème : tion (en activant la dimension androgyne conquérir une âme c’est trouver sa de la psychè). Il se produit alors un nouvel propre âme. Dans les rêveries d’un équilibre psychique en chiasme qui permet
21 Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme que se reconstitue en chaque moitié du des relations érotiques du mythe préfigure couple une figure androgyne, avec ses pola- bien cet éclectisme contemporain qui veut rités variables et oscillantes. L’idéal résulte dépasser le seul modèle monothéiste du donc de l’actualisation d’un système qua- couple fécond. On y trouve la reconnais- ternaire en équilibre utopique (au sens de sance anthropologique de trois types de « toujours encore à venir »). Pour y parvenir sexualité, relations hétéro-sexuelle, homo- chacun doit redévelopper la polarité qu’est sexuelle masculine, homosexuelle féminine, l’anima, ressort matriciel de la puissance largement pratiqués dans les moeurs d’imagination affective. Si l’homme doit antiques et les religions polythéistes, et s’équilibrer avec l’anima, la femme devrait déniées par les monothéismes. Ce plu- paradoxalement tendre vers le même. C’est ralisme, qui a été à nouveau revendiqué finalement l’anima qui recèle en elle la dans les sociétés contemporaines occiden- capacité pour qu’un couple atteigne l’har- tales, est sans doute plus ancré dans une monie androgynique. symbolique profonde que le référentiel du « mariage homosexuel » stérile (modèle privé de toute symbolique inconsciente), III. L’androgynie, concept présenté comme l’alternative émancipatrice opératoire du couple bisexué privilégiée de nos jours, qui tend de plus à L e mythe de l’androgyne n’est-il qu’une masquer les différences présumées d’ima- fantasmagorie gratuite, une dérive mys- ginaires entre les homosexualités gays et tificatrice ou un dévoilement direct d’une lesbiennes. A la lumière des archétypes, ne vérité profonde ? Dans quelle mesure cet peut-on pas se demander même si l’homo- imaginaire archétypal et normatif, fondé sexualité masculine ne reste pas marqué par sur une psychologie d’interférence quadri- un double régime en animus, plus violent polaire, peut-il conduire plus loin que le que l’homosexualité lesbienne17 ? mythe de Platon, comment fait-il appa- Certes, en l’état actuel, l’adjonction raître et se renouveler les problèmes inhé- d’une paternité et d’une maternité non rents à nos choix socio-culturels et idéolo- sexuée, qui ouvre la porte à la GPA (ges- giques de nos jours ? On peut esquisser ici tation par et pour autrui), vient sensible- quelques potentialités herméneutiques de ment compliquer le mythe, en introduisant l’imaginaire androgynique, surtout en une une procréation déléguée à un tiers et en période où les identités et relations sexuelles l’assignant à une paternité et maternité par se trouvent fortement déstabilisées, sur fond procuration. Les résistances apparues dans d’arguments la plupart du temps indiffé- les débats autour de la PMA (procréation rents ou hostiles à la symbolique. médicalement assistée) à l’égard de cette option de famille non naturelle ne sont 1. Le mythe de l’androgyne a le mérite peut-être pas seulement biologiques ou d’abord de permettre de penser les relations juridiques, mais remontent à une logique sexuées en dehors de la bipartition procréa- d’imaginaires profondément structurés. tique, en intégrant un hédonisme de conni- vence des semblables plus que de la com- 2. Pour Bachelard, l’animus, par ses plémentarité des différences. La typologie attributs énergétiques, favorise l’expression
22 Jean-Jacques Wunenburger de l’humanité à travers le concept, la impasse dramatique, qui ne fait que s’af- science, etc., qui constituent bien un des fronter les animus (en devenant féminisme pôles de l’esprit humain et de la culture. de combat). Le « vrai » féminisme ne serait Mais l’anima, le féminin, qui se confond pas revendication d’une égalité ou d’une avec le repos, l’inclusion, est plus néces- supériorité du féminin, mais recherche saire, plus complet, plus vital encore car d’une polarité en anima chez l’homme (et elle réconcilie, inclue, totalise, au-delà des la femme elle-même), pour créer les bases différences. Si l’animus, présent chez la d’une entente quadripartite. Cela exige non femme, assure une rationalisation de la vie, de dédoubler l’animus mais de l’affaiblir en l’anima ouvre tout être, homme ou femme, l’homme déjà pour faire remonter l’anima. à un imaginaire qui dynamise, verticalise, Il s’agit alors non d’un combat mais d’une dilate l’être, conditions d’un bonheur. ruse, d’une séduction qui s’enracine dans La féminité est sans doute alors supé- l’anima même de la femme. Il n’est pas rieure à la masculinité, du moins par son sûr que le féminisme actuel soit bien armé ontologie, sa capacité de création de vie et pour reconquérir cette stratégie, pourtant sa promesse de bonheur. Mais comment ancrée dans les profondeurs du psychisme. de nos jours maintenir la féminité (et lui Par ailleurs, l’anima féminin, telle éviter d’être absorbée par l’animus) si on la qu’elle s’extériorise dans les imaginaires décharge de la procréation (contraception, culturels, regorge de modes de déploie- grossesse externalisée, voire déléguée dans ment du fait de son propre dédoublement, la « Gestation Pour Autrui ») ? Comment soit en maternité (Vierge chrétienne) soit peut-on maintenir aussi la force d’anima (qui en séduction (Eve). En va-t-il de même permet de garder le secret de la conception), pour l’animus ? Y a-t-il un équivalent chez avec la transparence des données (ADN), la l’homme de cette bipolarisation, ou se médicalisation de la procréation ? limite-t-il à une valence d’affirmation de soi par des sublimations de la volonté créa- 3. L’expérience androgynique, dans trice, qui s’opposent à la maternité (création son idéalité transformatrice, permet involontaire) 18? A certains égards, l’animus enfin d’éclairer des formes de domination viril se révèle en fait fragile (impuissance unilatérales d’un sexe sur l’autre, l’hyper sexuelle, défaite du héros, etc.) alors que la machisme oppressif, et l’hyper féminité puissance d’anima chez la femme est une maternante (infantilisation de l’autre) : force redoutable et crainte (le secret du père, la ruse de la séduction), que l’homme – le féminisme (la féminisation) est une veut soumettre (peur de la femme, « conti- injonction anthropologique fondamentale nent noir » selon Freud) par défense. et non opportuniste, dans la mesure où les deux sexes ont besoin de se féminiser, – le phallocratisme résulte de la tentation car le féminin est matrice de la vie et de de la surdétermination culturelle de l’ani- la création de la vie. Mais dès lors qu’un mus chez l’homme (virilité, machisme, certain féminisme actuel combat l’homme phallocentrisme, etc). La virilité est primi- uniquement par l’animus pour lutter contre tivement extravertie, comme le symbolisent l’animus de l’autre, il s’enferme dans une les organes génitaux (phallus qui expulse),
23 Imaginaires androgynes : Vers une psychologie archétypale des relations Homme-Femme alors que la féminité est toute entière tour- de son anima sur une femme stable, soit née vers soi, introvertie (comme le vagin par refus de son anima, soit parce que la qui accueille). La féminité concentre la vie femme désirée n’offre pas de support pro- et la dédouble en l’engendrant. La faiblesse jectif à l’anima de l’homme (pour des rai- de l’homme est qu’il peut certes dominer sons culturelles aussi). Loin d’être donc d’autres, déjà là, mais sans pouvoir don- une sorte d’exploitation de la puissance, ner soi-même naissance à d’autres (limites le phallocratisme risque d’en être qu’une ontologique). compensation fantasmatique d’une fai- De plus l’homme a du mal à uni- blesse de l’animus exalté unilatéralement. fier ses relations à la femme. La femme Loin d’être une fantasmagorie désuète, comme « autre » a souvent été traitée l’imaginaire de l’androgyne, grâce à ses de manière parcellaire : épouse mère, la réactualisations et relectures, demeure une maitresse, le plaisir momentané (esclave, matrice d’interprétation des relations entre prostituée)19, sans que la segmentation en genres sexués, sous diverses formes. Loin parties permette de redevenir une tota- d’être anachronique et inadapté, il permet lité (androgyne). Ultime paradoxe : l’idéal d’affronter la plupart des situations nou- monogame du couple dans le mariage se velles de nos sociétés contemporaines, en heurte aux 3 ou 4 féminités par addition, intégrant les données des idéologies ou des juxtaposition. Il est probable que l’homme sciences, pour les situer dans une approche ne parvient pas à assurer la projection globale, intégrale de l’humain. Bibliographie Bachelard, Gaston, La poétique de la rêverie (PUF, réed. 2016). Bachelard, Gaston, PUF, La psychanalyse du feu (1937). Bachelard, Gaston, La poétique de la rêverie, PUF. Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 12 ed. 2016. Durand, Gilbert, « Lointain Atlantique, prochain tellurique. Imaginaires lusitanien et brésilien », in J.J. Wunenburger (s.dir.), La rencontre des imaginaires entre Europe et Amériques, L’Harmattan, 1993, p 104. Libis, Jean, Le mythe de l’androgyne, Berg international,1991. Platon, Le Banquet, 189d sq., Les Belles-Lettres. Notes 1. L’auteur étant masculin revendique l’antécédence du masculin, non par esprit de supériorité mais par reconnaissance d’un point de vue inévitablement sexo-centré et limité, celui de son genre, alors que les organisatrices ont commencé par le féminin. 2. G. Bachelard a consacré un chapitre de La poétique de la rêverie (PUF, réed. 2016) à cette caractéris- tique des langues. 3. Voir Jean Libis, Le mythe de l’androgyne, Berg international,1991. On distinguera l’androgyne de l’hermaphrodite qui désigne une conjonction réelle de deux sexes anatomiques. 4. Platon, Le Banquet, 189d sq., Les Belles-Lettres. 5. On peut rappeler que ce passage du deux au trois sera thématisé par Platon encore dans le Timée, lorsqu’il propose de penser à nouveaux frais la question aporétique de la ressemblance (entre Idée
24 Jean-Jacques Wunenburger – comparée au père – et copie matérielle ou image, comparée au fils), en introduisant la puissance matricielle, procréatique, de la chora ou mère. 6. Bachelard a rencontré les idées de C.G. Jung, en même temps que celles de Freud, qui commençaient leur pénétration en France, dès La psychanalyse du feu (1937). 7. Dans les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Dunod, 12 ed. 2016), Gilbert Durand, dans les mêmes années, distingue 3 structures, une diaïrétique ou schizomorphe qui accentue les clivages, une mystique qui tend à réunir et confondre, et une synthétique, qui relie de manière cyclique les deux. 8. Ibidem, p 53 9. Doublée par la génétique, que Bachelard cite à partir des travaux de Buytendijk. Voir PR, p 51. 10. Ibidem, p 57 11. Ibidem, p 64 12. Ibidem, p 70 13. Ibidem, p 63. 14. Ibidem, p 51. 15. Que Bachelard voit culturellement exemplifié dans l’alchimie par les figures du Roi et de la Reine. Voir PR, p 71 sq. A l’instar de Jung, Bachelard voit dans l’imaginaire alchimique une expression de l’inconscient sexué. 16. Ibidem, p 67 17. Il faudrait la confronter au mythe grec de Sapho et du saphisme, qui exalte la dimension poétique de la déesse. 18. Pour Jung, l’anima est au contraire unique alors que l’animus se différencierait. Voir commentaire de G. Durand, « Lointain Atlantique, prochain tellurique. Imaginaires lusitanien et brésilien », in J.-J. Wunenburger (s. dir.), La rencontre des imaginaires entre Europe et Amériques, L’Harmattan, 1993, p 104. 19. Ibidem.
Vous pouvez aussi lire