La migration des mots et le néerlandais comme " langue mineure " dans la mosaïque linguistique caribéenne

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Traduction, terminologie, re?daction

La migration des mots et le néerlandais comme « langue
mineure » dans la mosaïque linguistique caribéenne
Kathleen Gyssels

Volume 13, numéro 2, 2e semestre 2000                                             Résumé de l'article
Les Antilles en traduction                                                        La migration des mots et le néerlandais comme « langue mineure » dans la
The Caribbean in Translation                                                      mosaïque linguistique caribéenne — Parmi les diverses littératures antillaises,
                                                                                  la littérature des îles néerlandaises est méconnue et peu étudiée. Cet article
URI : https://id.erudit.org/iderudit/037416ar                                     analysera d'abord les raisons de cette paucité et soulignera en même temps
DOI : https://doi.org/10.7202/037416ar                                            quelques rares initiatives visant à sortir de cet isolement linguistique : des
                                                                                  numéros spéciaux de revues littéraires ont été dédiés à la promotion et à
                                                                                  l'émancipation des auteurs caribéens-néerlandais. Dans un deuxième temps,
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                                                                                  l'article met l'emphase sur l'importance de la traduction en hollandais de la
                                                                                  littérature antillaise francophone. L'éditeur hollandais Knipscheer a privilégié
                                                                                  les auteurs caribéens francophones et nous nous penchons dans une dernière
Éditeur(s)                                                                        partie sur quelques-unes des difficultés que pose la traduction en hollandais
                                                                                  des romans de Simone Schwarz-Bart et de Condé.
Association canadienne de traductologie

ISSN
0835-8443 (imprimé)
1708-2188 (numérique)

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Citer cet article
Gyssels, K. (2000). La migration des mots et le néerlandais comme « langue
mineure » dans la mosaïque linguistique caribéenne. TTR, 13(2), 179–201.
https://doi.org/10.7202/037416ar

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La migration des mots et le
néerlandais comme « langue
mineure » dans la mosaïque
linguistique caribéenne

Kathleen Gyssels

Dans le dernier roman de Dominique Bona, le personnage-éditeur Jean
Camus songe à la Caraïbe et aux différents auteurs qui peuplent cette
région insulaire. Le manuscrit de Port-Ébène énumère les différentes
îles et nomme leurs habitants :

         La Guadeloupe et la Martinique, Saint-Martin figureraient alors à son
         catalogue, puis il y ferait entrer des traductions en anglais des îles
         Vierges, de Trinidad, de Sainte-Lucie et de La Barbade, enfin des
         auteursflamands—Vautre côté de Saint-Martin, Curaçao ou l'île de
         la Marguerite —, [...]. (Bona, 1998, p. 53) (C'est moi qui souligne)

Ainsi Bona, « romancier antillais d'occasion », peuple-t-il la partie
néerlandaise de l'île de Saint-Martin de Flamands, alors que ces
derniers ne furent jamais colons dans cette région. De plus, le flamand
n'est pas le néerlandais, mais plutôt une variante régionale de celui-ci.
Ce passage illustre tout de suite la flagrante ignorance des auteurs
français et de l'institution littéraire, relativement aux Antilles
néerlandaises. Il dorme un avant-goût de ce qui se passe dans le monde
des lettres, tant dans le domaine de la formation du canon que dans la
traduction.

1. L'Écart (Mudimbé)

Dans son introduction à The Other America: Caribbean Literature in a
New World Context, le Barbadien Jean-Michael Dash souligne la

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nécessité, voire l'urgence, d'une perspective pancaribéenne, c'est-à-
dire d'une approche qui conceptualiserait la région comme un tout. Il
s'excuse aussitôt de ne pas y inclure la Caraïbe néerlandophone dont,
dit-il, si peu serait connu (Dash, 1998, p. XI). Alors même que Dash se
propose d'explorer ce qui fait défaut, à savoir des analyses de l'héritage
commun, des sensibilités parallèles qui rapprochent les littératures
caribéennes au-delà des différences, son analyse reste incomplète,
partielle, voire partiale. Dans un essai où Edouard Glissant et Antonio
Benitez-Rojo côtoient Edward K. Brathwaite et Maryse Condé, aucune
place donc pour les auteurs qui s'expriment en néerlandais. Non qu'ils
soient inexistants, mais parce qu'ils restent inconnus. D'autres imputent
cette lacune au fait qu'il s'agit d'« îles miettes », comme le disait
Césaire dans son Cahier d'un retour au pays natal. Ainsi, Jean-Marc
Moura, tentant le mariage entre la théorie postcoloniale et les
littératures francophones, explique dans une note en bas de page
pourquoi les Antilles néerlandophones restent si méconnues : « Aux
bases géographiques plus réduites, mais avec des auteurs antillais
intéressants tels Tip Marrug (sic) ou Frank Martinus Arion » (Moura,
1999, p. 9). On ne voit pas pourquoi « les bases géographiques plus
réduites » fourniraient la cause de l'ignorance des littératures en langue
néerlandaise de la région. Sainte-Lucie, la Grenade, Antigüe, les
Antilles françaises ne sont pas plus grandes que Aruba, Bonaire ou
Curaçao et cependant elles ont produit d'« énormes » auteurs, tels que
le prix Nobel Derek Walcott, lequel revendique par ailleurs, dans The
Schooner Flight, sa descendance hollandaise. Aimé Césaire et Edouard
Glissant, George Lamming et V.S. Naipaul, pour ne nommer que ceux-
là, comptent parmi les plus grands de la littérature mondiale.
Inacceptable comme excuse de cette négligence, l'exiguïté
géographique est ce qui lie toutes les Antilles, les Petites comme les
Grandes (Cuba, la Jamaïque et l'ancienne Hispaniola), l'insularité étant
perçue par les auteurs comme un isolement, un emprisonnement. « îles
cicatrices des eaux », « îles miettes », « îles informes », les vers de
Césaire s'appliquent aux Antilles néerlandaises.

          Dans La Isla que se repite (1989), le Cubain exilé Antonio
Benitez-Rojo explore l'archipel caribéen dans son caractère plurilingüe,
mongrolisé et chaotique. Les Antilles néerlandaises n'y figurent pas.
Même oblitération dans le manifeste littéraire des créolistes (Bernabé,
Chamoiseau, Confiant) qui prétendent parler pour la région tout entière,
et qui, sur la base d'une solidarité anthropologique, historique et
linguistique, étendent la créolité aux communautés et littératures
créolisées des Mascareignes, voire de l'Amérique (La Nouvelle-

180
Orléans).

          Il semble que Dash, Moura, Benitez-Rojo et les théoriciens
martiniquais soient passés à côté d'un élément de taille, à savoir qu'il y
a de fortes inégalités entre les différentes langues coloniales elles-
mêmes, entre les langues européennes imposées aux peuples colonisés.
La critique postcoloniale devrait y être sensible puisque le statut des
littératures postcoloniales en dépend directement. Leur percée plus ou
moins importante, bref, leur internationalisation et leur canonisation,
sont « redevables » de la langue véhiculaire dans laquelle les auteurs
ont choisi, voire ont été forcés, de par leur appartenance à l'une ou
l'autre colonie, de s'exprimer. Si la littérature lusophone africaine, par
exemple, est moins lue et étudiée que la littérature caribéenne de langue
espagnole, c'est tout simplement parce que le portugais est moins
important que l'espagnol. Il est clair que le succès des littératures afro-
caribéennes de langue espagnole, française et anglaise est dû à la fois
au fait que ces trois langues demeurent, avec le chinois, des langues
mondiales. Elles bénéficient de la mondialisation, sont diffusées à
l'échelle planétaire et sont l'objet de traductions. La troisième
génération d'auteurs caribéens (la Dominicaine Loida Maritza Pérez,
établie à New York, la Porto-Ricaine Lourdes Vázquez, Caryl Phillips,
né à Saint-Kitts mais travaillant à New York et Londres) en profite en
particulier. Marqués d'un exil volontaire, d'une identité rhizomatique
(contre l'identité à racine unique, comme l'a définie Edouard Glissant
dans sa Poétique lVy 1997), ces nomades cosmopolites sont presque
instantanément traduits. Edwidge Danticat, Haïtienne publiant en
anglais à New York, Julia Alvarez, Dominicaine qui traite, comme
Danticat, des relations tendues entre la République Dominicaine et
Haïti, Ana Lydia Vega, Porto-Ricaine et Cristina Garcia ne sont que
quelques-unes des nombreuses Caribéennes définies par au moins une
double affiliation linguistique.

          Dans Cuban-American Literature of Exile. From Person to
Persona (1998), Isabel Alvarez-Borland nous convainc des insondables
opportunités qu'offre le marché du livre américain, promoteur
d'« ethnie literatures » et de « minority discourses ». Maryse Condé
confirme ce constat en témoignant pour sa part des potentialités dont
regorge le monde editorial américain : pour une Antillaise d'expression
française, la traduction en anglais accroît de manière exponentielle son
lectorat. Sa résidence à New York, où elle est professeure de littérature
à l'Université de Columbia, lui permet en même temps de noter
d'importants changements dans le système littéraire. De fait, celui-ci

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est disloqué par le fait que le choix de la langue, à l'heure actuelle,
devient de plus en plus, aux dires de la jeune génération migrante, une
option stratégique, ou une contingence qu'il faut relativiser. Estimant
que tout le débat autour de langue colonisatrice/colonisée est vain,
chaque auteur étant colonisé par sa langue, elle est particulièrement
sensible au fait que ceux qui sont originaires des îles caribéennes, et qui
ont acquis ou achevé leur formation en Amérique du Nord ou en
Europe, optent souvent pour une tierce langue, l'anglais (Danticat et
Alvarez). D'autre part, Condé a été la première femme à recevoir le
« Puterbaugh Prize for Fiction » (la plus haute distinction pour un
auteur de langue étrangère aux É.-U.) pour l'ensemble de son œuvre
romanesque, une distinction qu'elle n'aurait pas connue en restant chez
elle en Guadeloupe.

          Qu'il soit plus facile pour une femme noire de se faire publier,
de trouver un lectorat aux Etats-Unis, et de se faire traduire, Condé
l'illustre encore dans sa nouvelle « Trois femmes à Manhattan »
(rééditée dans Pays mêlé, 1997). La Haïtienne Véra reste avec ses
manuscrits sur les bras, alors que son amie africaine-américaine capte
sans problème le regard des éditeurs et de la presse. En peu de temps,
elle jouit d'une renommée extraordinaire. Les grandes villes, New York
en tête, font le bonheur d'auteur(e)s et d'artistes de couleur. Dans une
ère de migration toujours plus intense, effaçant d'anciennes frontières
(géographiques, nationalistes, culturelles et linguistiques), c'est la
traduction qui sert de levier à réaliser la globalisation littéraire, c'est-à-
dire à faire connaître ces littératures qu'on appela jusqu'à récemment
« périphériques » ou « littératures des marges », ou encore, au Québec
notamment, « littératures migrantes » : de belles collections comme
« l'Étrangère » (Gallimard), « Domaine Étranger » (Bourgois), « Soul
Fiction » (Éd. de l'Olivier), et « Haute Enfance » (Gallimard) jouent en
même temps sur le besoin d'évasion des lecteurs modernes, satisfaisant
leur triple dépaysement, dans l'espace, le temps, le Divers. Ce grand
bouleversement révise le canon, plaide pour son élargissement. Comme
l'a bien vu Carole Boyce-Davies dans Moving Beyond Boundaries
(1995), une à une les frontières se renversent et les découvertes de
nouvelles voix se font en respectant un ordre scrupuleux, déterminé par
le prisme couleur, genre : après avoir sorti de l'ombre les auteurs
caribéens, puis les femmes caribéennes, je dirais qu'il est temps de
sortir du silence ceux qui ne publient pas dans une des trois langues
européennes.

         Dans ce collier d'îles où essaimèrent Espagnols, Anglais,

182
Hollandais, Danois (et on peut s'étonner que ceux-ci n'aient pas laissé
de trace littéraire), Français, la grande variété de langues officielles,
doublée de celle des langues vernaculaires saute aux yeux. Cette
abondance d'idiomes, cette véritable manne linguistique contraste
singulièrement avec la fragmentation linguistique, les différentes
communautés caribéennes s'ignorant jusqu'à tout récemment. La
Dominique, aujourd'hui anglophone, entretient très peu de rapports
culturels avec les îles voisines, la Guadeloupe et la Martinique, et vice
versa. La barrière linguistique, séculaire, commence seulement
aujourd'hui à s'effriter et les premières approches réellement
comparatistes, incluant cette zone oubliée, à apparaître (voir les travaux
de George Lang, 1997, 2000). Le phénomène de « balkanisation », né
de la politique assimilationniste de la métropole, d'une part, le
monolinguisme (chaque littérature insulaire se produisant dans la
langue de l'ex-colonisateur), de l'autre, sont responsables de 1'« écart »
(pour employer le terme de V.Y. Mudimbé) qui sépara longtemps les
différents champs littéraires caribéens. Les convergences ainsi que les
divergences commencent à intéresser les critiques et les auteurs,
stimulées aussi par les traductions bi-directionnelles (la collection
« CARAF Books », lancée par James A. Arnold, mérite d'être signalée
à cet égard).

         Le néerlandais est, du moins dans l'archipel caribéen, la
langue la plus vulnérable dans le sens où elle a été imposée à une
minorité de sujets coloniaux. À l'heure qu'il est, la littérature
néerlandophone antillaise reste sous-représentée dans les anthologies et
les « readers », dans les essais comparatifs comme dans les
publications. Et ce, malgré quelques initiatives timides, dont des
colloques et des revues. Quant à ces dernières, il me semble
symbolique qu'elles soient américaines et/ou anglophones. Ainsi,
Callaloo (21.3, 1998) présente le champ littéraire avec de larges
extraits de traduction d'auteurs comme Helman, Roemer, Arion.
Septentrion, revue française de culture néerlandaise, réserve
régulièrement des articles à Arion. Ses poèmes dans Stemmen uit Afrika
(1957), ses romans, Afscheidvan de koningin (1975) etNobele Wilden
(19 y ont été étudiés avec des traductions de Jean-Philippe Riby (no 4,
1987, pp. 2-16, Gyssels, 1997). Signalons surtout l'initiative de la
maison « In de Knipscheer, Major Publisher of Dutch Caribbean
Literature at the Forefront of Multicultural Publishing », qui lança une
collection de traduction avec des noms comme Hugo Pos et Boeli Van
Leeuwen.

                                                                     183
Je ne ferai que mentionner, ici, la richesse littéraire des
Antilles néerlandaises et insister sur leur entrée, qui s'effectue
lentement mais sûrement, dans la scène internationale littéraire, grâce à
la traduction, non enfrançaisou en espagnol, mais en anglais. Dans une
seconde partie, je m'arrêterai à l'initiative inverse, qui consiste à
traduire des auteurs des Antillesfrancophonesen néerlandais, et je me
pencherai plus spécifiquement sur quelques problèmes traductologiques
avec Ton beau capitaine (Simone Schwarz-Bart 1987) et La Migration
des cœurs (Maryse Condé 1996).

2. La littérature afro-caribéenne néerlandophone

Que suggère la liste fort incomplète des noms d'Edgar Cairo, de Thea
Doelwijt, d'Ellis Juliana, de Tip Marugg, d'Anton de Kom, de Pierre
Lauffer, de Hugo Pos, de Boeli Van Leeuwen, de Michael Slory, de
Trefossa, de Bea Vianen, de Ellen Ombre? Pour ceux qui connaissent
les auteurs caribéens, chercheurs européens (français, anglais),
canadiens, américains, cette série n'évoque pas grand-chose. Pourtant,
le Surinam (l'une des trois Guyanes) et les Antilles néerlandaises
partagent avec les autres littératures insulaires de la région la même
donne littéraire, à savoir :

 1. Diglossie : la langue officielle ou coloniale, le néerlandais, étant
concurrencée par un grand nombre de langues indigènes au Surinam.
Aux Antilles néerlandaises, différentes variantes du papiamentu
coexistent, sans que Tinter-compréhension soit mise en danger :
quelqu'un de Bonaire peut parfaitement comprendre quelqu'un de
Curaçao, par exemple. Curaçao et Aruba peuvent se vanter d'avoir eu,
dès le XIXe siècle, une presse localeflorissanteen papiamentu. Dès les
premiers «passants» (habitants blancs, allusion à leur résidence
temporaire dans l'archipel), une littérature imprimée en papiamentu vit
le jour dans les quotidiens et les magazines de l'époque (Broek 1990).

2. Métissage d'une tradition orale et d'une tradition livresque. Les
Antilles néerlandaises ont une riche et longue tradition d'auratuur et
d'oratuur, bien établie avant l'abolition, tardive dans ces colonies
hollandaises, de l'esclavage (Rutgers 1994). Notons que cette date
tardive, en comparaison avec les Antilles françaises (1848), pourrait
être invoquée comme une raison historique du « retard » et donc, de la
plus longue invisibilité, d'une production littéraire en néerlandais.

3. L'œuvre littéraire est pensée, mieux « imaginée» dans la langue

184
maternelle, mais rendue, traduite dans la langue officielle; la langue
dominante est soumise à une « indigénéisation ». Il se crée un « third
code » (Chantai Zabus), une interlangue (Bill Ashcroft), les auteurs
écrivant en présence permanente de deux langues. Plusieurs procédés
(sémantiques, stylistiques, syntaxiques) réconcilient la langue-source et
la langue-cible, les apports divers et multiples des idiomes
« vernaculaires » (sonorité, sémantique, rythme, oraliture...) constituant
une des dimensions les plus créatives de l'œuvre postcoloniale, qu'elle
soit afro-caribéenne ou africaine. Toutefois, la tension constante entre
les deux langues cause aussi la déculturation et l'aliénation, les
« désastres » (« Hoquet », Léon-Gontran Damas, 1972, pp. 35-38). Le
« code switching », le changement de code linguistique en fonction de
son interlocuteur et de la circonstance, ainsi que l'hypercorrection, sont
symptômes d'insécurité linguistique et de surconscience, engendrées
dans des contextes de diglossie et/ou de bilinguisme (Gauvin 2000). Il
est question de « transliteration » (contamination de « translation » et
« literation ») : « passeurs de langues », les écrivains des ex-colonies
traduisent dans la langue paternelle leur sensibilité et leur imaginaire
« créoles ». La plupart des auteurs postcoloniaux perçoivent le
bilinguisme comme une chance, un rempart contre « la fermeture
identitaire », contre « l'identité meurtrière » que redoutait par exemple
AminMaâlouf(Békri, 1999, p. 118).

4. À côté d'options esthétiques (et proprement stylistiques), il y a des
options politico-idéologiques. Telle l'addition, en fin de volume, d'un
glossaire, ou d'un appareil critique en bas de page. Ne pas gloser est un
choix résolu de l'auteur postcolonial, accordant ainsi à la langue
colonisée la position marquée.

5. La plupart des auteurs insulaires célèbres résident hors de l'île natale.
La migration et la diaspora s'avèrent un avantage quand il s'agit de
percer l'arène médiatique : Astrid Roemer, originaire du Surinam, vit
depuis de longues années à La Haye et cela explique qu'elle soit la plus
célèbre romancière antillo-néerlandophone. Een naam voor de liefde (A
Name for Love, 1994) et De orde van de dag {The Order of the Day,
1994) ont paru en anglais.

6. Avec l'émancipation des langues indigènes, avec la « défense et
illustration » du créole comme langue littéraire par les auteurs à'Éloge
de la créolité, notamment, il se pose aussi, pour les Antilles
néerlandaises, la question de savoir dans quelle mesure le papiamentu
peut rivaliser avec le néerlandais?

                                                                      185
Je me limiterai, pour le domaine néerlandophone caribéen, à
trois figures incontournables, et pour lesquelles la traduction,
malheureusement, n'a fait que commencer. Les îles ABC peuvent se
vanter d'avoir, au moment où la négritude s'éveilla à Paris, en même
temps que la Harlem Renaissance (Langston Hughes, Countee Cullen,
Claude MacKay, sous l'égide de Césaire, Senghor et Damas), un Cola
Debrot. Mijn zuster de negerin {Ma sœur la négresse 1934/5) a
pourtant été très rapidement traduit en anglais : My Sister the Negro
(1958). Mais la valeur pionnière, la richesse de ce petit bijou reste sous-
estimée et sous-documentée. Diplomate, ambassadeur de la culture
créole, réfléchissant dans ses essais sur une définition de la littérature
néerlandophone antillaise, insistant sur les contacts avec les régions,
Debrot évoque pour moi ce que fut Saint-John Perse pour les Antilles
françaises : fin observateur de la vie coloniale dans l'archipel caribéen,
analyste des rapports de race, de classe et de sexe. « My Sister the
Negro » aborde l'amour interdit et tabou entre « l'homme blanc et la
femme de couleur», thème bien caribéen, longuement analysé par
Fanon dans son Peau noire, masques blancs.

          Une autre figure de « nestor » attend une traduction française :
Albert Helman (Paramaribo 1903-1996), auteur le plus prolifique du
Surinam, voire le plus grand auteur pour toute la littérature des ex-
colonies de la Hollande. De plus, Helman fut lui-même traducteur d'un
 slave narrative de la main d'une abolitionniste anglaise, Aphra Behn.
Ses romans débutants (Zuid-Zuid-West 1926), ses nouvelles (« Mijn
aap schreit » 1928), et sa chronique des cinq Guyanes {De faltering van
Eldorado. Een ecologische geschiedenis van de vijf Guyana's 1983) lui
valurent le surnom de Multatulli du Surinam. De fait, son monument
mémorial sur les Guyanes évoque celui d'Eduardo Galeano dans
Mémoire du feu (1992). Son œuvre embrasse plusieurs domaines (la
musique, l'ethnologie, la sociologie, l'histoire) et englobe tous les
genres (poésie, nouvelles, romans, critique, théâtre, traductions, essais).
Il est pour le Surinam ce qu'Alejo Carpentier et Cortázar sont
respectivement pour les littératures cubaine et argentine. Surnommé le
Naipaul du Surinam, ce grand érudit reste inconnu hors des Pays-Bas et
de son pays natal. C'est qu'il manque des traductions (exception faite
de Chieftains of the Oayapok!, Knipscheer, 1983) de cet « Indien retors
et récalcitrant».

         La troisième figure échappe au cloisonnement linguistique,
profitant des nouveaux outils de communication qui accélèrent la
diffusion des œuvres d'un auteur, en même temps qu'ils bâtissent des

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ponts avec d'autres zones linguistiques. Frank Martinus Arion (Curaçao
1936) illustre à lui seul la créolité, version néerlandaise. Adepte de la
« poétique de la relation » préconisée par Edouard Glissant, Arion
fonda sa propre école en papiamentu, convaincu de la nécessité de
plaider pour la reconnaissance de cette langue maternelle. Peu à peu,
son approche translinguistique et sa perspective comparatiste fondée
sur le partage d'une même histoire de subordination trouvent écho dans
les milieux académiques. Héraut de la culture et de la littérature (et de
l'éducation) en papiamentu, Arion publia en néerlandais des romans
psychologiques, nous entraînant dans les profondeurs sinueuses des
rapports homme-femme dans la société contemporaine de Curaçao, où
bien des séquelles esclavagistes peuvent être observées. Son premier
roman, Dubbelspel (1972), sortit en traduction dans la collection
dirigée par Caryl Phillips (incluant le Guyanais Wilson Harris et
Maryse Condé). Double Play (1998) signifie l'accès à un vaste public
anglophone, et la différence se mesure aux maints débats, salons et
conférences où il est depuis invité. En d'autres termes, la traduction
consacre un auteur qui pourtant publie depuis les années 70.

3. La Migration des mots dans Ton beau capitaine

Dès les années 70, la maison In de Knipscheer à Amsterdam saisit
l'importance d'une auteure comme Condé. Son œuvre entière (ainsi
que ses essais Le roman antillais et La poésie antillaise, parus en 1976
et 1977 chez Nathan) y ont été traduits. In de Knipscheer publia
également une édition bilingue du Cahier d'un retour au pays natal
(Aimé Césaire) et fit traduire tous les romans de Simone Schwarz-Bart.
En 1991, Franc Knipscheer offrit en guise de cadeau amical à ses amis,
clients et traducteurs la traduction de Ton beau capitaine (1987), pièce
de théâtre écrite à l'occasion des Troisième rencontres théâtrales
caribéennes. Jouée par un seul acteur, cette pièce en un seul acte
représente le drame d'un couple en même temps que l'incompréhension
entre deux communautés antillaises francophones. Wilnor, ouvrier
saisonnier haïtien venu couper la canne en Guadeloupe, bute en
Guadeloupe contre Panimosité et lafroideur;il y est considéré comme
« le moins que rien », le « nègre de nègres ». Il correspond avec Marie-
Ange, sa femme, par voie de cassettes. Après trois mois d'attente,
Wilnor apprend que Marie-Ange l'a trompé avec le messager qui lui
transmet l'argent durement gagné. Pire, qu'elle est enceinte de lui.
Wilnor enrage, puis se calme à l'écoute de la voix de sa « femme-
cassettes », de la musique envoûtante, après avoir dansé et imploré les
dieux/orissa ou « loas » dans une espèce de transe.

                                                                    187
Schwarz-Bart retourne à deux sujets de prédilection : parler
pour ceux et celles qui n'ont point de bouche, les « nègres des nègres »,
les Haïtiens traités comme des subalternes (Spivak) en Guadeloupe.
D'autre part, elle créolise le français (Bernabé 1979). « À la croisée de
deux langues» (Gauvin 1997), Schwarz-Bart publie un texte
parfaitement intelligible pour toutfrancophone.S'y tissent cependant
des mots qui résonnent particulièrement pour un créolophone, tels que
« malpropre » (putain), « plancher » (pour « lit » dans la formule :
accepter un homme sur mon plancher), « rétréci du dedans et rétréci du
dehors » (pour amaigri mais aussi moralement épuisé, las).

          Dans ce texte éminemment court et sobre, il se produit un
« marronnage linguistique », une résistance à la dominance française.
Comme le rappelle Glissant dans Le Discours antillais (1981, pp. 238-
239) : « le non-sens charroie le sens véritable ». « Pour l'Antillais, le
mot est d'abord son »; contes, proverbes, devinettes attestent certes de
l'oralité, mais relèvent aussi d'une pratique de camouflage et de
détournement du sens. Ainsi, le « détour » se manifeste par l'usage
d'images concrètes à sens abstrait. Par exemple, Wilnor a fort maigri,
mais Marie-Ange emploie le mot « rétréci » pour désigner sa
zombification. D'autre part, la juxtaposition de deux monologues met
en relief une poétique du silence, traduisant avec succès l'exil et la
souffrance, la solitude et le désespoir pour ceux qui sont marginalisés et
victimes de discrimination.

         De plus, certains syntagmes et expressions jaillissent
directement de l'imaginaire schwarz-bartien. Ton beau capitaine
regorge d'autotextualité. De multiples échos aux romans [rêves,
proverbes (« l'homme est un rat, la femme est une rate »), oraliture,
quadrille, lagghia, léroz, etc.] attestent de la cohésion de l'écriture
schwarz-bartienne, jusque dans ses facettes linguistiques. Prenons un
mot comme « clique », employé par Marie-Ange lorsqu'elle salue son
homme, en même temps qu'adressant le bonjour et le bonsoir à tous les
exilés caribéens, où qu'ils soient et d'où qu'ils viennent :

         Bonnes nouvelles de tous nos exilés de par le monde : Grenade,
         Saint-Domingue, Portorique et la clique, ils vont bien et t'adressent le
         bonjour. (Schwarz-Bart, 1987, p. 14)

Dans l'incipit de Ti Jean L'horizon, le mot renvoya à des déplacés, un
groupe d'égarés (dont il est question dans Pluie et vent sur Télurnée
Miracle et qui fondent le morne La Folie), bref, des insulaires qui sont

188
rongés par l'idée de ne pas être chez eux :

         Et [la Guadeloupe] nourrit toutes qualités d'êtres étranges, hommes et
         bêtes, démons, zombis et toute la clique, à la recherche de quelque
         chose qui n'est pas venu, et qu'ils espèrent vaguement, sans en savoir
         la forme ni le nom; elle sert aussi de halte aux oiseaux qui descendent
         pondre leurs œufs au soleil... (Schwarz-Bart, 1979, p. 9)

Peuplée de « créatures de sable et de vent », « d'êtres étranges, hommes
et bêtes, démons, zombis et toute la clique » (Schwarz-Bart, 1979, p.
9), la Guadeloupe serait donc une île à la dérive dont le peuplement
hétéroclite est malheureux. Les mots français rayonnent d'une
connotation créole (« qualité/toute la clique ») auto-dépréciative : dans
la bouche du narrateur, qui feint ici l'observateur eurocentriste,
incapable d'intégrer l'Autre, la Guadeloupe est une terre qui s'effrite,
qui s'en va à vau-l'eau et où errent zombis et lunatiques. « Clique »
renvoie au nombre infini, à la grande quantité d'immigrés et de
déracinés de par le monde. Dans la traduction néerlandaise,
« portorique et la clique » perd cette connotation autodépréciative, cette
ironie aussi à l'égard de son propre sort migratoire.

         Un autre problème est la traduction de termes français à
connotation créole; bien qu'ils parlent français, les deux personnages
tissent leur propre langage. Tout en empruntant la langue du
colonisateur, Wilnor et Marie-Ange encodent leur propre langage,
exprimant leur altérité. Schwarz-Bart veut celle-ci irréductible,
intraduisible. D'où une certaine opacité, une épaisseur linguistique
(Degras, 1995, p. 87), d'autant plus paradoxale que, contrairement à
l'hermétisme d'un Glissant, Schwarz-Bart opte toujours pour un
langage apparemment clair, peu docte. Cette langue simplissime se
tisse néanmoins d'opacités. Les deux monologues de Wilnor et de
Marie-Ange sont tout, sauf savants, langage de paysans. De surcroît, le
silence prend ici une place dominante; le non-dit diffère le sens; le
discours est cousu de silences. Schwarz-Bart répare l'oblitération de
ces personnes/personnages qui se sont tus, et de ce fait, qui sont restés
en marge, inécoutés, invisibles, exactement comme les histoires tribales
des Native American (Vizenor 1994, pp. 142-143).

         Dans toute traduction interculturelle, le traducteur a affaire à
un autre univers qu'il doit par conséquent tenter de s'approprier; il est
important qu'il connaisse le contexte de l'histoire du texte-source.
Certains referents se déconnectent de leur ancrage socio-culturel en
«transfusant» dans l'autre langue. Prenons l'exemple d'« écume».
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Marie-Ange relativise son aveu de tromperie (le fait qu'elle ait dormi
avec le messager). Elle s'explique sur son silence en disant que
« l'histoire qui lui est restée dans la gorge est en fait rigolote », qu'elle
ne vaut pas « tant d'écume pour si peu de chocolat ». Le mot « écume »
est attesté plusieurs fois dans Pluie et vent sur Télumée Miracle :

1. le «nègre» est «un poisson écumant, un poisson maigre à la
renverse dans une assiette, un crabe sans tête, sans pinces, un chien
sans pattes » (Schwarz-Bart, 1972, p. 154, pp. 158-159, p. 164).

2. « Mes yeux étaient deux miroirs dépolis et qui ne reflétaient plus
rien. Mais lorsqu'on m'amena des vaches écumantes, le garrot gonflé
de croûtes noires, je fis les gestes que m'avait enseignés man Cia et
l'une d'abord, puis l'autre, les bêtes reprirent goût à la vie » (Schwarz-
Bart, 1972, p. 226).

3. D'Élie, Reine sans Nom dit sagement à Télumée qu'« Il y a le
bouillon et Y écume du bouillon et voilà ce qui en est de l'homme,
écume et bouillon à la fois... mais ce n'est que l'écume du bouillon qui
poursuit Élie, rien que l'écume et elle ne tarira pas demain, non... c'est
pourquoi je te le dis, si tu ne fuis pas pendant qu'il en est encore temps,
elle te submergera » (Schwarz-Bart, 1972, p. 156).

Substance mousseuse sur le museau de poissons et de vaches
agonisantes, substance graisseuse qu'on écope du bouillon, l'écume a
un troisième réfèrent : substance qu'on obtient après cuisson du jus de
canne, l'écume surconnote l'univers de la plantation, de la canne à
sucre et de la fabrication de rhum. Contrairement aux mélasses, qui
sont recyclées, l'écume constitue le résidu non recyclable. Résidu sans
qualité, il est éliminé dans la distillation d'un rhum de bonne qualité (et
non « l'eau de mort guildive ». Traduire « tant de vent pour une si
petite barque, tant de mousse pour si peu de chocolat » par « zo veel
sop voor zo'n klein kooltje » (littéralement : « tant d'eau pour un si
petit chou » au sens de « le jeu n'en vaut pas la chandelle ») fait
abstraction du réfèrent à « l'univers de Plantation » (pour parler avec
Glissant). Chamoiseau et Confiant avaient déjà attiré l'attention sur ce
langage « insondable » dans le romanesque schwarz-bartien, au point
de l'appeler le «téluméen» (Chamoiseau & Confiant 1991, p. 181).
« Écume » est un des multiples sèmes sur lesquels viennent se
sédimenter, se surimposer, plusieurs referents : si le Martiniquais ou le
Guadeloupéen avoue la complexité du langage, on peut aisément parler
de difficultés lors du passage de ce langage schwarz-bartien vers une

190
autre langue. En anglais, le même mot « écume » n'a pas été rendu
correctement non plus : « so much wind for such a little boat, so much
mousse for so little chocolate », que Kanhai-Burton juge mal traduit en
anglais : « [it] is hardly relevant to the Caribbean context. Instead we
can use the word 'froth' [...] since froth is what makes the cup of
chocolate look like more than it is. While 'mousse' belongs to the
world of affluent niceties, 'froth' tells of the poverty of the Caribbean »
(Kanhai-Burton, 1994, p. 50).

          Ailleurs, des expressions créolisantes ont dû être sacrifiées
pour des raisons de syntaxe : prenons l'imploration de Marie-Ange qui
dénonce le sort des Haïtiens (du moins ceux de la « classe » à laquelle
ils appartiennent, lui et elle) qui, nulle part, n'arrivent à se sentir chez
eux, et à se faire une vie digne :

         Wilnor, Wilnor, y a-t-il un pays où nous Haïti, on peut travailler,
         envoyer quelque argent chez soi, de temps en temps, sans se
         transfomer en courant d'air? (Schwarz-Bart, 1987, p. 17)

« Nous Haïti », sans être un créolisme, est ce que Tymoczko appelle « a
marked feature of post-colonial writing » : une perturbation d'ordre
lexical ou syntaxique indicatrice de la culture-source (Tymoczko, 1999,
p. 24). Alors que Marie-Ange s'identifie en un même mouvement à son
pays et à son peuple, une traduction mot à mot, rarement la meilleure
solution, eût sauvé 1'« étrangeté » du texte-source véhiculant d'autres
normes, d'autres visions identitaires. Le côté evanescent de la langue,
directement lié à l'intention postcoloniale, rend la traduction de Ton
beau capitaine particulièrement épineuse. De fait, Schwarz-Bart résiste
à toute interprétation réductrice en introduisant des trous, qui
demandent à être remplis par le lecteur/spectateur créatif et qui
rappellent la technique de la non-spécificité de Damas (Brown 1992).
Contrairement au préjugé selon lequel une production tiers-mondiste
serait transparente à la critique eurocentriste, Ton beau capitaine
n'explique pas tout : l'Autre ne se laisse pas com-prendre facilement,
comme Glissant épelait ajuste titre le verbe. C'est que, trop longtemps,
l'ex-colonisée a été regardé(e) avec condescendance : Schwarz-Bart
inverse la situation. Elle met maintenant l'ex-colonisateur dans la
situation embarrassée de ne pas tout comprendre, au point que certains
critiques ont regretté le manque de clarté et d'intrigue (Silenieks, 1994,
p. 522). Or, comme dans le nô, le public passe d'un état d'ignorance à
une illumination plus ou moins grande. Ainsi, Wilnor brûle l'argent
gagné en Guadeloupe, détail que les lecteurs/spectateurs s'expliquent

                                                                        191
mal, geste incontrôlé par lequel l'ex-colonisé accuse la fausseté et la
trahison du matérialisme et du capitalisme.

4. La Migration des cœurs, Bovenwindse Hoogten

Dans son introduction à la traduction anglaise des Derniers rois mages
(Condé, 1992), Robert Philcox, traducteur et mari de Maryse Condé,
attire l'attention sur l'acte cannibale qu'est la traduction et sur une
dimension fondamentale de l'écriture condéenne qu'est l'ironie.
L'introduction à The Last of African Kings a pour but de signaler à
l'attention des lecteurs américains (et anglophones) l'intention
moqueuse et l'irrévérence qui ne sont pas toujours aisées à déceler dans
l'œuvre condéenne (Philcox 1997, IX), ni à traduire. Moi, ... Tituba,
sorcière noire de Salem (1987) et Les Derniers rois mages sont
particulièrement pétris de parodie (Scarboro, 1993). Considérant Condé
avant tout comme une romancière imbue de vérité romanesque et de
fidélité à l'Histoire, les Américains n'ont pas du tout perçu ses romans
comme ironiques.

          Quant à La Migration des cœurs, moins parodique il est vrai,
la traduction nous défie une fois de plus. Commençons par le titre
choisi par l'éditeur Franc Knipsheer : Bovenwindse Hoogten (qui
donnerait littéralement Les Hauteurs du vent). Il désigne de manière
plus explicite la réécriture condéenne de Wuthering Heights d'Emily
Brontë. Or, l'épithète « Bovenwindse » renvoie à la distinction
géographique caribéenne qui s'applique aux Antilles néerlandaises, et
point aux Antilles françaises, la Martinique et la Guadeloupe étant
désignées comme « îles sous le vent » (« Benedenwindse Antillen »).
Si le titre de la traduction affirme tout de suite le pastiche du roman
brontéen, il me semble qu'en même temps, il s'éloigne trop de
l'original, La Migration des cœurs renvoyant à l'inconstance
amoureuse, à la volubilité des cœurs. Face à ce registre émotionnel,
«Bovenwindse Hoogten» renvoie à l'opposition, dans l'archipel
caraïbe, entre Bovenwindse et Benedenwindse eilanden, si bien que le
titre localise tout de suite l'histoire romanesque, alors qu'elle se déroule
à Cuba, à la Dominique et à la Guadeloupe (les deux dernières étant des
« îles sous le Vent »).

         Un autre point qui mérite notre attention est l'emploi des mots
créoles et étrangers, non français, dans le corpus romanesque. Auteure
qui refuse d'être étiquetée, Condé s'est montrée assez versatile,
changeant d'un roman à l'autre l'emploi et le dosage de termes créoles

192
et étrangers (Mesh-Ferguson 1994). Alors que Migration est dépourvu
de notes et de glossaire, la traduction comporte des notes en fin de
volume. Jetons-y un coup d'œil. La première remarque serait son
caractère arbitraire. Un mot comme santería reçoit comme explication:
« Cubaanse natuurgodsdienst » (religion animiste cubaine), ce qui
donne, par substitution dans la traduction, une redondance : p. 13 santé-
ria-godsdienst. De plus, pareille définition n'explique pas l'origine
africaine du culte syncrétique. Il eût mieux valu faire référence au
vaudou en Haïti (avec les « loa's ») et à la macumba au Brésil. Ailleurs,
certains termes s'accompagnent d'une note explicative dans le
glossaire, mais il est fâcheux qu'ils soient restés sans astérisque dans le
texte : hakwa's (transcription du créole « bakoua ») (p. 59).

          Le plus regrettable est que la traductrice se soit référée au
contexte surinamien qui n'est en rien identique à celui des Antilles
françaises. Chaque île caribéenne a, en dépit de points communs, ses
spécificités (qu'elles soient culinaires, botaniques, etc.). Traduire la
couleur locale de la Guadeloupe et des petites Antilles par des referents
surinamiens donne des termes inacceptables, tels que « mengwater-
hindoestaan » dont le premier élément « mengwater » renvoie certes au
métissage, mais le second aux Hindous, communauté
démographiquement bien plus importante qu'aux Antilles. Par ailleurs,
les descendants hindous(tans) y sont appelés « coolies », et ne
représentent que 9 % de la population. Ainsi, un terme à ma
connaissance étranger aux Antilles françaises, tjemara (p. 38), est un
autre emprunt à la botanique surinamienne, équivalent de «filao» :
échanger un terme botanique local contre un autre ne résout en rien les
problèmes de compréhension, et même si l'on peut espérer ou supposer
que pas mal de lecteurs aux Pays-Bas connaissent lafloreet la faune, la
cuisine et la culture de leurs colonies, un lecteur belge bute contre le
sème étranger, cette fois-ci laissé sans glose.

         Ailleurs, Razyé, le Heathcliff noir, s'assoit dans un bar
havanais pour boire « un mojito », traduit par « sopi » alors qu'il s'agit
d'un apéritif à base de rhum avec une feuille de menthe, du sirop de
canne, de la glace pilée, boisson cubaine typique. D'autres exemples de
traduction impropre sont « Créole de sang mêlé » {Migration, p. 16),
terme par lequel Condé désigne un « Blanc né aux îles », mais qui a du
sang noir dans les veines, donc un métis, ce que l'on traduit une fois de
plus par le terme surinamien : « mengbloed-creool », alors que le terme
« Créole », appliqué à des individus, a de toutes autres significations
aux Antilles qu'au Surinam. Traduire la littérature guadeloupéenne tout

                                                                      193
en restant fidèle à l'original demeure un défi. Puisqu'il s'agit ici d'une
traduction interculturelle et que ce domaine reçoit enfin une attention
critique croissante, l'on peut espérer que philologues et critiques
littéraires travaillent main dans la main. Ceci au bénéfice des
traductions, et donc des lecteurs qui tous, on ose l'espérer, en sortiront
persuadés de l'importance d'une meilleure compréhension entre les
cultures et que toute traduction équivaut à une re-contextualisation
(Ming 1996, pp. 86-87).

         Rendre la créolité de Ton beau capitaine et de La Migration
des cœurs n'est point une sinécure. Au même titre que l'auteur(e)
créolophone tend des fils à un public francophone, le traducteur se
trouve devant le défi de rester fidèle au « métissage » des langues et
devrait plaider pour la différenciation, la différe/ance, respectant
l'hétérogénéité. Comme pour Mariotte, la narratrice d'Un plat de porc
aux bananes vertes (Simone et André Schwarz-Bart, 1967), la présence
de plusieurs langues rend ce travail épineux, menaçant toujours que
l'une ou l'autre langue soit reléguée à l'arrière-plan. Appendice
exotisant de la littérature métropolitaine, les romans antillais requièrent
une traduction précautionneuse, respectant la créolité du texte-source.

                                                    Université d'Anvers

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