Le Terrain socio-musical populaire au Québec : " Et dire qu'on ne comprend pas toujours les paroles " - Érudit

 
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Études littéraires

Le Terrain socio-musical populaire au Québec : « Et dire qu’on
ne comprend pas toujours les paroles… »
Line Grenier and Val Morrison

Volume 27, Number 3, hiver 1995                                                   Article abstract
                                                                                  In the last five years, the Kashtin duo bas enjoyed remarkable success in
Poétiques de la chanson                                                           Québec performing almost exclusively in their mother tongue.TheKashtin
                                                                                  phenomenon affords a prime vantage point for surveying the progress of
URI: https://id.erudit.org/iderudit/501097ar                                      contemporary developments in popular music in Québec, whose complexity
DOI: https://doi.org/10.7202/501097ar                                             and impetus are thus revealed. Are Kashtin's popularity and special place in
                                                                                  the Québec context an indication ofnew musical canons and emerging
                                                                                  cultures? Posing this question at the outset, this article proceeds to delme some
See table of contents
                                                                                  conceptual tools for the critical analysis of changing modes of discourse and
                                                                                  changes in the power establishments, within which a redefinition of popular
                                                                                  music, and of music in general, is taking shape in Québec.
Publisher(s)
Département des littératures de l'Université Laval

ISSN
0014-214X (print)
1708-9069 (digital)

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Grenier, L. & Morrison, V. (1995). Le Terrain socio-musical populaire au
Québec : « Et dire qu’on ne comprend pas toujours les paroles… ». Études
littéraires, 27(3), 75–98. https://doi.org/10.7202/501097ar

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1995 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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                                                                                 This article is disseminated and preserved by Érudit.
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                                                                                 https://www.erudit.org/en/
LETERRAIN SOCiaMUSICAL
 POPULAIRE AU QUÉBEC :
          « ET DIRE QU'ON NE COMPREND PAS
                       TOUJOURS LES PAROLES... »
                                   Line Grenier et Val Morrison

• Kashtin est le nom de scène qu'ont adopté                         connaître hors des limites des communautés
Florent Voilant et Claude McKenzie, deux                            autochtones où elle bénéficiait déjà d'une
auteurs-compositeurs-interprètes innus ori-                         certaine notoriété l et que s'amorce le pro-
ginaires de la réserve de Maliotenam, sise sur                      cessus de sa popularisation. Sollicités de
la rive nord du fleuve Saint-Laurent, près de                       part et d'autres, Voilant et M c Kenzie multi-
Sept-Iles. Le duo effectue une entrée remarquée                     plient les apparitions télévisuelles, contri-
sur la scène québécoise dès la sortie de                            buant ainsi à promouvoir leur album épo-
E Uassiuian, considéré par la critique comme                        nyme dont les ventes franchissent très vite
le succès de l'été 1989. Quelques mois plus                         le cap des 100 000 exemplaires 2. Invité à
tard, Kashtin lance son premier album (Kashtin)                     participer à la plupart des événements ma-
et voit des chansons comme «Tshinanu» et                            jeurs du calendrier culturel de l'époque, le
«Tipatchimun» rejoindre rapidement «E Uas-                          duo voit un succès d'estime s'ajouter à son
siuian», aux sommets des palmarès. C'est                            succès commercial. En effet, dès 1990, Kashtin
principalement par l'entremise de ces piè-                          obtient la reconnaissance des spécialistes
ces, très largement diffusées sur les ondes                         des milieux musicaux du Québec qui décer-
des principales stations radiophoniques à                           nent au groupe plusieurs prix et distinc-
travers la province, que Kashtin se fait                            tions convoités, au nombre desquels des

       1 Depuis 1984, le duo participe notamment au festival annuel Innu Nikamu (« l'Indien chante ») de Maliotenam, dont
Voilant est le fondateur. La retransmission par Radio-Canada de l'édition 1988 de cette fête musicale des cultures autochtones du
Québec aurait permi, semble-t-il, à des membres influents de l'industrie québécoise de la musique de « découvrir » Kashtin.
       2 Ce premier album s'est vendu à plus de 300 000 exemplaires, mais ce nombre devrait augmenter encore si Sony le relance
aux États-Unis, en Europe et en Asie comme il l'a annoncé.

                                         Études Littéraires Volume 27 N° 3 Hiver 1995
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

trophées Félix 3 ainsi que le prix de l'Espace                       québécoise, Kashtin est effectivement le
francophone 4. En 1993, le duo paraphe un                            premier groupe populaire chantant dans
important contrat avec Sony, l'un des ma-                            une autre langue à être d'emblée perçu,
gnats transnationaux de la musique et du                             reconnu et globalement accepté par l'in-
divertissement 5. Ayant lancé un troisième                           dustrie, le public et la critique en tant que
album (Akua Tuta 6) en octobre 1994, Kashtin                         vedette foncièrement québécoise.
effectue régulièrement des tournées non                                 Contribue notamment à cette reconnais-
seulement au Québec et au Canada anglais,                            sance le fait que la carrière professionnelle
mais aussi en France et aux États-Unis, où sa                        de Kashtin a été orchestrée par des organi-
popularité ne cesse de croître.                                      sations et entreprises locales associées typi-
   D'étoile régionale à superstar nationale,                         quement à l'industrie québécoise de la mu-
la trajectoire parcourue par Kashtin paraît                          sique. Le duo travaille avec un producteur
semblable à celle de bien d'autres vedettes                          (Guy Trépanier) qui jouit d'une solide répu-
au Québec. La grande popularité que le duo                           tation dans le milieu ; il endisque sur une
s'est acquise dès la sortie de son premier                           petite étiquette locale (Groupe Concept) et
album n'a en effet rien d'unique ; des ar-                           fait affaire avec l'une des principales entre-
tistes comme Jean Leloup, Laurence Jalbert                           prises de distribution indépendante du Qué-
et les Parfaits Salauds, dont la carrière res-                       bec (Musicor) ; à l'instar de plusieurs des
pective a été lancée à peu près à la même                            artistes québécois de la relève, il bénéficie
époque, peuvent aussi s'enorgueillir d'un                            de subventions du Ministère provincial des
tel fait d'armes. Kashtin fait pourtant figure                       affaires culturelles et de Musicaction ; qui
d'exception. Contrairement aux formations                            plus est, dès 1989, le groupe présente des
musicales ou autres artistes québécois à s'être                      spectacles dans le cadre du Festival de
taillés une place de choix sur le marché                             Lanaudière, du Festival d'été de Québec et
domestique, il est le seul à avoir obtenu un                         des festivités entourant la Fête Nationale du
tel succès en chantant dans une langue autre                         Québec, autant d'étapes incontournables du
que le français. Opposant un démenti à l'une                         circuit de diffusion visant à assurer la po-
des principales idées reçues constitutives                           pularité des vedettes québécoises. L'iden-
du champ socio-musical au Québec, qui veut                           tification de Kashtin à la vie culturelle qué-
que le français constitue le véhicule linguis-                       bécoise est aussi tributaire de la couverture
tique de toute chanson authentiquement                               que lui ont accordée les médias. Ainsi, au

        3 Prix remis annuellement par l'Association de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo du Québec (ADISQ), baptisé
ainsi en mémoire du poète et chansonnier Félix Leclerc.
        4 Octroyé par le jury du Festival d'été de Québec.
        5 L'équipe Sony ne compte que deux autres artistes du Québec, soient Céline Dion et Mario Pelchat.
        6 Cet album est le premier album lancé au Québec auquel Sony est directement associé. Notons que le second album,
intitulé Innu, a été mis en marché en 1991.

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LE TERRAIN SOCIO-MUSICAL POPULAIRE AU QUÉBEC

cours de la seule année suivant la sortie de                            1990). Le magazine attribue donc au duo
son premier album, en plus des innom-                                  non seulement une identité québécoise mais
brables articles que lui consacre les maga-                            aussi une place de choix au sein de ce temple
zines {Clin d'Œil, Châtelaine, notamment)                              sacré d'authenticité qu'est la chanson. De
et les grands quotidiens (dont le Devoir,                              façon plus métaphorique mais non moins
la Presse, le Journal de Montréal et le                                révélatrice, alors que le duo termine sa pre-
Soleil), le groupe apparaît ou fait l'objet                            mière grande tournée de spectacles au Québec
de plus de 62 émissions de télévision en                               et au Canada, Chanson d'aujourd'hui,         la
tous genres, diffusées sur les principales                             seule revue québécoise spécialisée en mu-
chaînes du Québec (des Nouvelles TVA au                                sique populaire, intitule l'article qu'elle lui
Téléjournal    en passant par 100      Limites,                        consacre « Je reviendrai à Maliotenam » (1989,
Garden Party, Caméra 90, Septième         ciel,                        p. 20). Cette allusion à la célèbre chanson
Début de Soirée, Bon Dimanche et Ferland-                              « Je reviendrai à Montréal » suggère de quelque
Nadeau, entre autres). Quelques exemples                               manière l'existence d'une filiation entre
d'entrevues, d'articles et de discussions avec                         Kashtin et l'un des principaux représen-
ou à propos de Voilant et McKenzie devraient                           tants de la musique populaire contemporaine,
d'ailleurs suffire à mettre en évidence la                             Robert Charlebois, auquel la critique attri-
manière dont le dispositif 7, voire la « ma-                           bue le fait d'armes d'avoir révolutionné le
chine » musicale populaire participe à la                              mouvement chansonnier et modernisé la
construction de Kashtin comme Québécois 8.                             chanson québécoise. De plus, comme le précise
   Annonçant la tenue prochaine du gala de                             notamment le réalisateur du vidéoclip de
l'ADISQ 1990 ayant pour thème Plein feu                                E Uassiuian, Joël Bertomeu, dans une en-
sur la musique d'ici, où Kashtin est mis en                            trevue accordée à la journaliste de l'émis-
nomination pour huit trophées, un article                              sion Lumières (août 1989), l'importance
du TV-Hebdo intitulé « Du sang neuf pour la                            qu'accorde le groupe à sa culture autoch-
chanson québécoise » sous-titre : « Jamais                             tone d'origine n'est nullement incompati-
l'industrie du spectacle n'aura révélé autant                          ble avec son identification à la vie musicale
de nouveaux talents. Autour de Michel Rivard,                          du Québec puisqu'après tout « ils [Voilant
les BB, Kashtin et Julie Masse » (Tv-Hebdo,                            et M c Kenzie] sont Québécois comme nous

       7 Nous entendons par dispositif (apparatus) l'ensemble des structures et modes d'opérations de l'industrie musicale prise
dans son ensemble, c'est-à-dire tout ce qui assure non seulement la production, la distribution et la diffusion des produits musicaux
(disques, vidéo-clips, spectacles) mais aussi leur promotion (articles de journaux, émissions de télévision, etc.) et celle des produits
et pratiques connexes ou dérivés (production et ventes d'articles promotionnels en tous genres, organisation de fans clubs, etc. ).
       8 La construction médiatique de Kashtin comme Québécois mériterait une analyse approfondie à laquelle l'une des co-
auteures, Val Morrison, consacre effectivement ses recherches doctorales. Mais un tel développement dépassant de loin les limites
du présent article, nous nous contentons ici d'en fournir quelques illustrations empiriques.

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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

tous 9 ». C'est aussi ce qu'affirme à sa manière                         écrivez ce soir avec un disque d'or, en montagnais s'il-vous-
                                                                         plaît ! C'est drôlement important ça ! (Coallier, Ad Lib,
le chanteur René Simard, l'un des chefs de                               novembre 1989 ; c'est nous qui soulignons).
file de la musique p o p / variété depuis plus
de quinze ans, alors animateur de l'émission                           Comme en témoignent ces propos, Kashtin
Laser (novembre 1989) où le duo effectue                               n'est pas simplement reconnu comme une
une première apparition :                                              formation québécoise. Peu de temps après
                                                                       son entrée en scène, le succès singulier du
   Ils [Kashtin] ne sont pas 100% francophones mais bel et
   bien 100% Québécois, même 200% Québécois. Ils font
                                                                       duo laissait déjà pressentir qu'il marquerait
   fureur en ce moment au Québec et j'en suis très fier —              un moment « drôlement important » de l'his-
   parce qu'ils viennent tout juste d'arriver d'Europe égale-          toire culturelle au Québec.
   ment — c'est non seulement au Québec, c'est même à
   l'extérieur de chez nous [qu'ils font fureur].                         La singularité du p h é n o m è n e Kashtin en
                                                                       fait un terrain privilégié pour observer les
   Pour sa part, Jean-Pierre Coallier, person-                         modalités et les enjeux du développement
nalité influente de la colonie artistique re-                          contemporain de la musique populaire au
connue comme l'un des plus ardents défen-                              Québec, dont il révèle, nous le verrons, la
seurs et promoteurs de la musique vocale                               complexité comme la mouvance. La popula-
d'expression française, insiste sur le carac-                          rité de Kashtin dénote-t-elle la transforma-
tère historique du succès qu'obtient Kashtin                           tion des modes de construction sociale et
en tant que groupe québécois. Lors de la                               des formes de valorisation de la chanson
seconde émission de Ad Lib à laquelle parti-                           populaire ? Son succès et les particularités
cipe Kashtin en moins d'un mois, Coallier                              de son insertion dans le champ québécois
annonce en primeur que l'album mis sur le                              sont-ils l'indice de nouveaux canons musi-
marché il y a à peine cinq semaines a été                              caux et culturels en émergence ? Ces ques-
consacré disque d'or ; après leur avoir remis                          tions sont à l'origine du présent article dont
des plaques commémoratives, le célèbre                                 la visée consiste à présenter, en lieu et place
animateur félicite Voilant et M c Kenzie et                            de réponses définitives, quelques outils con-
commente en ces termes l'événement :                                   ceptuels permettant une analyse critique
   Kashtin ! C'est un moment bien spécial. Moi qui suis la
                                                                       des discours et des lieux de pouvoir chan-
   chanson québécoise, je trouve que le public a évolué                geants au sein desquels s'opère, à la croisée
   beaucoup, que notre chanson québécoise a évolué beau-               d'articulations globales et locales de l'acti-
   coup. Des titres de disques d'or à des trucs anglophones, ça
   va, [à] des Québécois, maintenant c'est monnaie courante,           vité musicale, une redéfinition de la mu-
   mais je pense que c'est une page d'histoire que vous                sique populaire au Québec et, dès lors, de la

      9 La double reconnaissance de Kashtin comme Québécois et Montagnais/ autochtone s'est cependant avérée davantage
problématique lors de la crise d'Oka qui a eu lieu à l'été 1990 et au cours de laquelle des stations radiophoniques montréalaises ont
boycotté la musique du duo, prétextant que sa diffusion risquait d'offenser les auditoires blancs. Pour une analyse détaillée du
discours médiatique sur Kashtin produit au cœur de cette crise, voir Morrison.

                                                                  78
LE TERRAIN SOCIO-MUSICAL POPULAIRE AU QUÉBEC

musique québécoise. Nous espérons contribuer                             l'on appelle musique populaire s'avère donc
ainsi à la connaissance des manières dont le                             le produit d'une mise en société (Hennion,
Québec, à l'instar d'autres nations marginales                            1988) spécifique, d'un ensemble particulier
sur l'échiquier international, résout dans et                            de rapports sociaux au sein desquels sont
par la chanson, des énigmes qui, comme la                                construits, de manière réciproque et con-
langue et l'ethnicité, sont au cœur de son                               currente, des objets (partitions, chansons,
développement endogène et de son posi-                                   disques, instruments de musique, répertoires,
tionnement dans l'arène globale.                                         etc.) et des sujets (musiciens, auditeurs,
                                                                         compositeurs, paroliers, techniciens, etc.)
La m i s e e n s o c i é t é d e la m u s i q u e :
e s q u i s s e d'une p r o b l é m a t i q u e t h é o r i q u e        musicaux. L'enjeu de cette mise en société
                                                                         est la définition même de ce qui vaut et
   Notre analyse repose sur une double pré-                              prévaut comme p h é n o m è n e musical dans
misse. D'une part, en tant que p h é n o m è n e                         un espace-temps donné. Cette définition,
social à part entière, la chanson est justi-                             modulée par le processus d'industrialisation,
ciable d'une analyse ayant pour objet les                                résulte de l'itération et la confrontation cons-
processus matériels et symboliques dans et                               tantes d'objets et de sujets, de points de vue
par lesquels, à l'instar de toute production                             et de pratiques qui assurent « l'installation
culturelle, elle participe à l'institution même                          de la musique comme réalité [sociale] com-
de la socialité sous ses diverses formes (Gre-                           posée » (Hennion, 1993, p . 21) et dès lors,
nier, 1992). D'autre part, en tant que l'une                             la ( r e ) p r o d u c t i o n des différents critères
des formes-forces (Zumthor, 1992) du champ                               applicables à l'appréciation et à l'évaluation
musical populaire moderne, la chanson est                                d'une vaste gamme d'activités et de pro-
devenue indissociable du complexe indus-                                 duits dits musicaux.
triel dont elle ne représente ni le point de                                Une telle problématique de la médiation,
départ ni la matière brute, mais plutôt le                               voire de la mise en société effective des pra-
fruit, le terme final.                                                   tiques et des produits musicaux, suppose de
   Dans le contexte nord-occidental, l'indus-                            remettre en cause les différentes catégories
trialisation constitue en effet l'une des mé-                            conceptuelles conduisant à concevoir la mu-
diations clés de la vie culturelle contempo-                             sique comme un domaine distinct dont on
raine. Cette médiation peut être définie comme                           connaîtrait déjà les limites comme les pro-
le processus au sein duquel se crée, se pro-                             priétés definitoires et, sur cette base, à en
duit, se diffuse et se reçoit la musique, ainsi                          chercher les filiations avec d'autres domai-
que les outils servant à en définir et en                                nes du même acabit — la société, l'écono-
mesurer la popularité — un processus com-                                mie, la culture, la politique ou la technologie
plexe où se combinent, se fondent et se                                  par exemple. Ces découpages, en apparence
confondent des arguments techniques, éco-                                obligatoires et évidents, constituent en fait
nomiques et musicaux (Frith, 1988). Ce que                               des nécessités construites, consolidées et

                                                                    79
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

garanties par un ensemble complexe de                    liées à la musique au début de la précédente
relations sociales et de rapports de force ;             décennie.
qui plus est, l'extériorité réciproque des do-              Après avoir offert un aperçu des princi-
maines ainsi distingués est tributaire des pro-          paux bouleversements qui ont marqué les
cédures de légitimation des pratiques, sa-               années 1980, nous soulignerons comment,
voirs et produits musicaux particuliers que              dans leur prolongement, les constituants
cette logique causative permet de positiver.             économico-politiques et esthétiques du dis-
L'alternative consiste à appréhender le musi-            positif musical populaire se sont transfor-
cal non pas comme un monde déjà fait, mais               més. Ce portrait descriptif permettra d'identifier
plutôt comme un monde en train de se faire,              les propriétés empiriques centrales du ter-
à considérer ses articulations spécifiques en            rain populaire contemporain au Québec dont
des espaces-temps socio-historiques donnés               nous tenterons ensuite de cerner concep-
comme autant d'événements          dont l'analyse        tuellement les nouveaux pourtours sous deux
vise à cerner les conditions d'émergence et              angles privilégiés que sont d'une part, les
d'existence singulières : celles qui les ont             modes d'interaction entre les différentes
rendus possibles, eux plutôt que d'autres                pratiques musicales existantes au plan local
(Foucault, 1968).                                        et d'autre part, les stratégies de gestion des
   Une telle approche nous semble particu-               frontières mises en œuvre dans la reconnais-
lièrement féconde pour comprendre le phé-                sance du Québec comme entité musicale
nomène Kashtin a p p r é h e n d é ici comme un          distincte. Ces outils analytiques nous per-
événement singulier dont l'insertion et la               mettront enfin d'examiner comment l'évé-
trajectoire au sein de l'univers socio-musi-             nement Kashtin mobilise les articulations
cal sont de quelque manière révélatrices                 concurrentes de la musique québécoise qui
d'un état particulier de la musique popu-                sont aujourd'hui constitutives du Québec
laire au Québec. Le duo peut effectivement               comme espace socio-musical hybride.
être considéré comme l'une des instances
                                                         Les j e u x c o m p l e x e s de m é d i a t i o n s e n
socio-musicales qui incarne le mieux les années          « t e m p s de crise »
1990 au Québec. Comme nous tenterons de
le démontrer, Kashtin, comme événement,                      Dans la majorité des sociétés capitalistes
met en cause les principales forces sous-                nord-occidentales, les années 80 ont été signi-
jacentes aux développements que connaît le               ficativement infléchies par u n e t e n d a n c e
terrain musical québécois depuis environ                 croissante vers la globalisation institution-
dix ans. Il articule de manière exemplaire un            nelle et économique. Dans le domaine socio-
processus spécifique de mise en société de               culturel qui nous intéresse ici, cela s'est
la musique populaire qui trouve notamment                notamment traduit par l'intégration des ma-
sa genèse dans la crise qui a secoué, aux                gnats du disque aux c o n g l o m é r a t s trans-
plans national et international, les industries          n a t i o n a u x du loisir et du divertissement, la

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LE TERRAIN SOCIO-;                        POPULAIRE AU QUÉBEC

modification des structures de profit axées                        but globalization involves t h e use of a
désormais non seulement vers la vente de                           variety of instruments of homogenization
disques mais aussi des droits de reproduc-                          [...] which are absorbed into local political
tion et d'exploitation de la musique dans                          and cultural économies » (Appadurai, 1990,
différents médias ainsi que la participation                       p. 307). Ce processus se déroulerait d'ail-
d'auditoires locaux à des m o d e s transna-                       leurs à l'échelle de « localités » définies
t i o n a u x de c o n s o m m a t i o n . Dans un con-            non plus comme des entités closes au terri-
t e x t e où l'organisation de la vie sociale et                   toire ou à l'histoire fixes, mais comme des
politique n ' o b é i t plus exclusivement aux                     r e p r é s e n t a t i o n s changeantes et hybrides
règles canoniques d'états-nations dont les                         (Nederveen Pietersen, 1994) de réseaux,
pouvoirs seraient en voie d ' ê t r e redéfinis,                   d'alliances et de pratiques traversant des
les modalités des é c h a n g e s constitutifs de                  lieux spécifiques (Cohen, 1993). Il est t r o p
la nouvelle économie politique musicale portent                    tôt pour vérifier la justesse de ce diagnos-
en effet le sceau d'une déterritorialisation                       tic eu égard au Québec où, fait à souligner,
accrue que dénote la circulation intense des                       la longue récession économique qui accom-
acteurs, des marchandises, des idées et des                        pagna ces d é v e l o p p e m e n t s a sévi très
capitaux musicaux au-delà des frontières géo-                      sévèrement. À en juger par la situation pré-
politiques (Appadurai, 1990). S'ajoutent aux                       valant dans les milieux associés à la musi-
musiques transnationales diffusées à l'échelle                     que, le moins que l'on puisse dire c'est que
du globe et aux musiques régionales en                             si la localisation obligée de la globalité
r e c r u d e s c e n c e depuis (Wallis et Malm, 1992 ;           dont parlent les e x p e r t s a cours, elle ne
Robinson et al., 1991), un ensemble de pro-                        s'effectue pas sans h e u r t s .
duits musicaux synchrétiques puisant à une                             Dès la fin des années 1970, alors que l'indus-
pluralité de traditions, d'histoires et de poli-                   trie musicale internationale affichait de nets
tiques, issus de centre de production/ distri-                     signes d'essoufflement, le milieu musical
bution jadis perçus comme marginaux (Frith,                        québécois se trouve propulsé dans une crise
1991 ; Rutten, 1991). Plusieurs experts affir-                     d'une telle gravité qu'on croit la survie même
ment que ces développements ne mènent                              de la jeune et relativement fragile industrie
pas tant à l'homogénéisation ou la synchro-                        locale québécoise en péril 10. D'une part, les
nisation culturelle du monde qu'à la négocia-                      compagnies de disques étrangères et leurs
tion/ réinterprétation des forces globalisantes.                   filiales canadiennes, qui avaient toujours do-
En d'autres termes, « the globalization of                         miné le marché domestique du disque, entre-
culture is not the same as its homogenization,                     prennent de rationaliser leurs activités de

      10 Pour une analyse critique détaillée de cette période de     et de la restructuration subséquente de l'industrie musicale
au Québec, voir Grenier (1993a).

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ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

p r o d u c t i o n et de promotion dans l'espoir                  locale. Après avoir atteint un sommet record
d'éponger une partie des importantes pertes                        (26%) en 1973-74, considérées comme les an-
de revenus et de profits qu'elles accusent au                      nées d'or de la c h a n s o n q u é b é c o i s e , les
début des années 1980. À cette fin, elles se                       ventes d'albums d'artistes q u é b é c o i s péré-
retirent presque complètement de la musique                        clitent : en 1985, elle ne représentent plus
vocale de langue française dans laquelle elles                     que 10% du total des ventes de disques dans
avaient par ailleurs largement investi au cours                    la province. De la même manière que la
des prospères années 1970. Alors que ces                           ferveur du mouvement nationaliste, moussée
entreprises avaient lancé 180 nouveaux al-                         par l'avènement du Parti Québécois à la tête
bums de musique de langue française sur le                         du gouvernement provincial, a contribué à
marché québécois en 1979, elles ne partici-                        la vitalité commerciale et culturelle de la
paient plus qu'à la production de 37 nou-                          chanson québécoise au cours des années
veaux albums en 1987 n (ADISQ, 1989). Leur                         1970, la frustration, la désillusion et l'amer-
retrait du secteur francophone crée un vide                        tume que plusieurs éprouvent suite à la dé-
que les rares entreprises locales qui survé-                       faite du référendum de 1980 sur la souverai-
curent à la crise et une vingtaine de nouvel-                      neté ne semblent pas étrangères à la perte
les petites compagnies de disques indépen-                         d'intérêt de nombreux Québécois et Québécoises
dantes ne sont parvenues à combler qu'au                           à son égard. Le climat politique affecte non
b o u t de plusieurs années et, e n c o r e là,                    seulement les goûts et habitudes de consom-
partiellement. Si la production annuelle moyenne                   mation mais aussi les pratiques de plusieurs
des compagnies de disques québécoises est                          des créateurs et créatrices ayant depuis long-
remontée à environ 75 nouveaux albums à la                         temps milité, en chanson, en faveur de l'in-
fin de la décennie, il n'en demeure pas moins                      dépendance du Québec. Des artistes clés de
que cette production locale reste inférieure                       la c h a n s o n nationaliste q u é b é c o i s e , dont
de 10% à celle de 1979 12.                                         Gilles Vigneault, Pauline Julien, Paul Piché
   Aux prises avec une production en pleine                        et Robert Charlebois par exemple, retardent
chute libre, le milieu musical doit d'autre part                   alors la production de leur prochain album
composer avec une très importante baisse de                        ou diminuent le nombre de concerts et d'ap-
popularité des produits québécois de langue                        paritions à la télévision, modifiant ainsi leurs
française, principaux piliers de son industrie                     stratégies de promotion afin d'éviter une

       11 Depuis, leur intérêt pour la musique québécoise francophone s'est à nouveau accru. Les compagnies transnationales et
leurs affiliés canadiens investissent notamment dans la ré-édition sur disque compact de « valeurs sûres » telles Félix Leclerc
(PolyGram) et Beau Dommage (Capitol/ EMI).
       12 Depuis le milieu des années quatre-vingt, la production locale d'albums québécois est cependant en progression
constante, le lancement de nouveaux titres étant passé de 93 en 1986-87 à 201 en 1992-93- Cette production est largement assurée
par des compagnies québécoises dont le nombre a presque doublé en cinq ans — passant de 48 à lafinde 1985 à 80 en 1992 (Tremblay
et Lacroix, 1993).

                                                             82
LE TERRAIN SOCIO-MUSICAL POPULAIRE AU QUÉBEC

surexposition médiatique. Par ailleurs,                   est notamment encouragé par les différents
puisque les réactions du public et des ar-                programmes d'aide à l'industrie de l'enregis-
tistes à l'endroit de la musique québécoise               trement sonore créés par les gouvernements
semblent coïncider avec leurs attitudes en-               provincial et fédéral. Nonobstant leur sous-
vers l'actualité et les débats politiques (consti-        capitalisation chronique de même que la petite
tutionnels, surtout), il paraît légitime de penser        taille et la précarité du marché domestique,
que la tourmente constitutionnelle que sus-               certaines jeunes entreprises, dont Audiograme,
citent le rapatriement de la constitution ca-             n'hésitent pas à se lancer dans l'aventure de
nadienne par le gouvernement Trudeau en                   la diversification et l'intégration verticale
1982 et, ultérieurement, l'échec des négo-                (comme le font, à plus grande échelle, leurs
ciations entourant la proposition constitu-               concurrents transnationaux) en s'impliquant
tionnelle des conservateurs de Mulroney (le               dans des secteurs connexes tels la produc-
projet d'accord du Lac Meech) médiatisent                 tion de films, d'émissions de télévision, de
probablement le regain de popularité que                  vidéo clips et de spectacles. La répartition
connaît depuis 1986-87 la musique québécoise.             des pouvoirs respectifs des entreprises loca-
   Ce n'est en effet que vers cette époque que            les et étrangères est aussi favorisée par l'en-
le milieu commence à montrer des signes de                trée en scène d'entreprises locales spéciali-
reprise. La musique vocale de langue fran-                sées dans cet autre domaine d'activité né-
çaise représente alors 50% de l'ensemble des              vralgique qu'est la distribution. L'existence
produits musicaux consommés dans la pro-                  d'un réseau national de compagnies de dis-
vince et, plus important encore, les maisons              tribution indépendante qui, à l'instar de Dis-
de disques nouvellement mises sur pied ont                tribution Sélect et Musicor — chefs de file du
accru leur contrôle sur la production locale              réseau — entretiennent des liens très étroits
de disques, étant responsables de 90% des                 avec les producteurs et les maisons de
nouveaux albums d'artistes québécois (Brunet,             disques locales, assurent une diffusion et
1991). Qu'est-ce qui permet au milieu musi-               une promotion plus adéquates de leurs pro-
cal de trouver un second souffle ? Tout porte             duits sur le territoire québécois (Lapointe,
à croire que le renforcement des bases finan-             1994) ; cela confère d'ailleurs à l'industrie
cières et commerciales de l'industrie musi-               québécoise un net avantage sur son vis-à-vis
cale québécoise de même que la consolidation              canadien-anglais qui doit presque obligatoi-
politique et idéologique d'un milieu profes-              rement faire affaires avec des filiales de com-
sionnel longtemps divisé y auraient grandement            pagnies transnationales de diffusion pour
contribué. Ce que dans le jargon politique                qui les produits canadiens ne constituent
on qualifie de « sortie de crise » coïncide en            pas nécessairement un secteur d'activités de
effet avec l'émergence des maisons de dis-                première importance.
ques et des producteurs indépendants sous                    Au cours de cette période, le Québec se
contrôle québécois, dont le développement                 dote aussi d'un organe de représentation

                                                     83
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

destiné à défendre les intérêts de l'industrie          (que diffuse en direct Radio-Canada), ruais
et des différents professionnels de la mu-              chose certaine, elles semblent avoir porté
sique qui, au plus fort de la crise, n'ont guère        fruits.
le choix que de faire front commun. Créée                  D'une part, et sans p o u r autant que les
en 1979, l'Association du disque et de l'in-            conflits plus ou moins ouverts et les scanda-
dustrie du spectacle et de la vidéo du Québec           les soient devenus choses du passé, l'image
(ADISQ) se charge d'abord surtout de l'orga-            publique du monde musical québécois a changé :
nisation des désormais célèbres soirées des             l'idée d'un groupe extrêmement divisé de
Félix, une fête annuelle conçue pour célé-              semi-professionnels centrés uniquement sur
brer et promouvoir les réalisations des ar-             le Québec a fait place à celle d'un tout
tistes et des artisans québécois de la mu-              passablement cohérent, plus grand que la
sique. En fait, les premiers quatre ou cinq             somme de ses parties, lesquelles renvoient
galas télévisés se révèlent un champ de ba-             aux différents noyaux de professionnels et
taille public sur lequel se jouent les conflits         d'industriels bien organisés et de plus en
qui font rage au sein d'un milieu musical               plus puissants qui, par l'entremise d'un repré-
divisés en deux camps rivaux, associés res-             sentant unique, p r e n n e n t activement part à
pectivement au mouvement chansonnier et                 la majorité des débats touchant la musique,
à la variété ou musique p o p . Tel que décrite         les médias et le divertissement. Ces inter-
par les porte-paroles respectifs des deux               ventions se font tout autant à l'échelle lo-
camps, les producteurs Guy Latraverse et                cale, nationale qu'internationale et p o r t e n t
Guy Cloutier, dont les propos sont avidement            aussi b i e n sur les p o l i t i q u e s de radiodif-
repris par les médias, la bataille oppose d'une         fusion, la loi sur les droits d'auteurs et les
part, une clique populiste, défendant ses               droits voisins, en passant par les accords de
p r o p r e s intérêts commerciaux en préten-           libre-échange, les statuts économique et lé-
dant défendre ceux des Québécois et                     gal des artistes, le développement interna-
Québécoises ordinaires et leurs musiques                tional et la coopération entre les membres
favories ; et d'autre part, une clique intel-           des pays et nations francophones, pour n ' e n
lectuelle et snob, reconnue pour son pen-               nommer que quelques-uns. D'autre part, cette
chant nationaliste, son discours de gauche              consolidation idéologico-politique du milieu
ainsi que ses « réseaux d'influence » au gou-           est accompagnée d'une sorte de trêve au plan
vernement et dans les principaux organismes             esthétique. Les divisions artistiques fondées
subventionnaires. On ignore encore l'éten-              sur le genre (musical) et le style qui avaient
due et la nature exacte des transformations             jusqu'alors séparé en les hiérarchisant les
qu'a connues l'ADISQ depuis la glorieuse                pratiques et produits musicaux semblent
époque où cette querelle attirait et monopo-            reléguées au second plan. On assiste notam-
lisait l'attention des quelque deux millions            ment à l'émergence d'une nouvelle généra-
de téléspectatrices et téléspectateurs du Gala          tion d'artistes (Jeun Leloup, Laurence Jalbert,

                                                   84
LE TERRAIN SOCIO-MUSICAL POPULAIRE AU QUÉBEC

Marie-Denise Pelletier, Hart Rouge et Marie                foulée, le statut longtemps accordé à la
Phillippe par exemple) dont les répertoires                chanson a vraisemblablement été altéré. Ayant
marient, sinon confondent les styles et les                largement perdu son étroite connotation po-
genres ; nombre de leurs succès s'avèrent                  litique d'antan, la chanson représente en
difficiles à classer suivant la catégorisation             quelque sorte l'étiquette générique accolée
dichotomique traditionnelle chanson vs pop-                à toute musique populaire c r é é e / faite au
rock. Se substitue progressivement au                      Québec, tous genres confondus. C'est ainsi,
centre bi-polaire dont étaient extraits les                par exemple, que le Festival des musiques
critères permettant de circonscrire les fron-             francophones,       dont la programmation com-
tières du populaire, un nouveau type d'es-                 bine le rock, le p o p , le folk et le country
pace musical marqué au sceau de l'hétérogénéité            notamment, s'est déroulé en 1992 sous le
et de la mouvance, le mainstream.        Dans le           thème de « Célébrons la chanson d'ici » ;
jargon du métier, ce terme anglais réfère aux              que des musiciens aussi différents que Michel
musiques qui jouissent d'une large popula-                 Rivard, les Colocs et Gildor Roy se soient
rité commerciale en permettant de prendre                  tous retrouvés, la même année, sur la pre-
le pouls musical du moment. Nous l'utilisons               mière page du magazine spécialisé, Chan-
pour désigner cet ensemble composite de                    sons ; que, fort de ses 25 ans d'existence, le
pratiques et de produits ayant une forte inci-            Festival international        de la chanson de
dence sur les marchés et contribuant à éta-                Granby, le doyen des festivals couronnent
blir les pourtours de cet espace socio-cultu-              de plus en plus le talent d'interprètes et
rel jugé porteur des normes musicales du                   d'auteurs-compositeurs faisant revivre des
moment — un espace où les différences de                   traditions musicales fort différentes ; et
genre/ style sont secondaires et qui, en dépit             que « n o t r e chanson q u é b é c o i s e », c o m m e
de son apparente banalité, constitue un point              la qualifiait Jean-Pierre Coallier, c o m p t e
de référence obligé autant pour les fans, les              désormais Kashtin dans ses rangs.
artistes et les professionnels qui s'y recon-
                                                          Les articulations c o n t e m p o r a i n e s du
naissent que ceux et celles qui cherchent à               terrain p o p u l a i r e q u é b é c o i s
s'en distinguer (Grenier, 1993b).
   À la lumière de ces deux phénomènes,                     Le simple fait que Kashtin soit reconnu et
nous sommes enclins à penser que le proces-               accepté comme Québécois à part entière
sus de « sortie de crise » est largement médiatisé        indique bien qu'au sein de ce terrain socio-
par les stratégies mises en œuvre par les                 musical reconfiguré, on ne peut plus pren-
différents acteurs individuels et collectifs du           dre pour acquis ce qui vaut ou peut valoir
milieu afin de développer et promouvoir la                comme « musique québécoise ». Pour com-
musique québécoise dans son ensemble plu-                 prendre ce phénomène-événement, nous ne
tôt qu'à mettre de l'avant ses lieux et moda-             nous p r o p o s o n s pas d ' i n v o q u e r q u e l q u e
lités de différentiation interne. Dans leur               nouvelle série de critères définitoires, mais

                                                     85
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

p l u t ô t de considérer les problématiques           mouvance par la reconnaissance de la
concurrentes dont il participe. Aux fins de            relativité et du caractère cosmopolite de cette
la présente analyse, nous retiendrons deux             continuité. Pourtant, c'est bel et bien leur
ordres de problématiques et les définirons,            juxtaposition qui rend le plus adéquatement
analytiquement, comme des axes clés d'arti-            compte des propriétés contemporaines du
culation du terrain québécois contemporain.            terrain musical québécois reconfiguré. Nous
L'un de ces axes est relatif aux relations             formulons en effet l'hypothèse que le Québec
existant entre les différentes pratiques cons-         combine les attributs de la scène et de la
titutives du terrain musical populaire con-            communauté musicale et que chacun de ces
temporain ; l'autre renvoie aux stratégies de          modes contribue donc, à sa manière propre,
délimitation et de gestion des frontières du           à l'institution sociale d'un terrain musical
Québec en tant qu'entité culturelle distincte.         distinct ainsi qu'à la mise en société de ladite
    Sur le premier axe, nous distinguerons             musique québécoise comme ensemble spé-
conceptuellement, à l'instar de Will Straw             cifique de pratiques locales.
(1993), la communauté musicale de la scène                La matière du second axe d'articulation
musicale en tant que deux modes distincts              prend appui sur les travaux de Barth (1969),
de rapports inter-musicaux. La notion de               Cohen (1985) et Talai (1989) sur les commu-
communauté       musicale dénote l'espace cul-         nautés et l'ethnicité. Nous considérons les
turel qu'occupe une population relativement            frontières d'un groupe donné comme le pro-
stable lorsque son engagement musical s'ac-            duit des pratiques de ses membres, lesquelles
tualise principalement par le biais de l'ex-           supposent l'usage de symboles communs
ploration continue d'un petit nombre de for-           auxquels des significations différentes sont
mes musicales idiomatiques supposément en-             néanmoins attribuées. Un groupe constitue
racinées dans un héritage historique spécifi-          une entité relationnelle dont l'existence dé-
que, géographiquement circonscrit. Le con-             pend de processus de communalisation et de
cept de scène musicale désigne quant à lui             différenciation par lesquels il se dote de
un espace culturel « within which a range of           symboles communs et se distingue d'autres
musical practices coexist, interacting with            groupes, respectivement. Ces deux proces-
each other within a variety of processes of            sus médiatisent simultanément la définition
differentiation, and according to widely               des frontières du groupe, lesquelles peuvent
varying trajectories of c h a n g e and cross-         être perçues différemment « not only by people
fertilization » (Straw, 1993, p. 373). Ces deux        on opposite side of it, but also by people one
modes peuvent sembler antinomiques, voire              the same side » (Cohen, 1985, p . 12). Leur
mutuellement exclusifs, d'autant qu'ils sup-           définition repose donc sur des stratégies dis-
posent dans un cas, une tendance vers la               tinctes selon qu'elle est produite par et pour
stabilité (locale) par la continuité (histo-           les membres d'un groupe ou par les mem-
rique) et dans l'autre, une tendance vers la           bres du groupe pour d'autres avec lesquels

                                                  86
LE TERRAIN SOCIO-MUSICAL POPULAIRE AU QUÉBEC

ils et elles sont en contact, de manière réelle                    En dépit des connotations strictement
ou putative. Sur la base de cette distinction                   spatiales de la terminologie privilégiée, no-
entre les stratégies mises en œuvre à l'inté-                   tre découpage analytique vise aussi à rendre
rieur des frontières et le long des frontières                  compte de l'ancrage temporel des phéno-
d'un groupe, on peut imaginer le Québec                         mènes à l'étude. Les zones ainsi discriminées
comme possédant des faces privées et publi-                     sont en effet constituées de pratiques socio-
ques puisque ce dernier est symboliquement                      musicales ayant leur genèse propre — ce qui
construit de diverses manières autant en son                    explique d'ailleurs en partie le fait que toutes
sein que dans ses rapports avec l'« étranger ».                 ces pratiques ne jouissent pas de la même
Si les symboles sur lesquels se fondent ces                     notoriété culturelle ou musicale, et n'ins-
faces s'avèrent relativement stables et parta-                  pirent ou n'infléchissent pas également le
gés, celles-ci ne sont, quant à elles, ni unani-                développement des institutions, infrastruc-
mement acceptées, ni statiques. En d'autres                     tures et politiques en matière de musique.
termes, nous concevrons le Québec comme
                                                                   Ainsi, les caractéristiques apparentant cer-
une entité culturelle définie à l'intersection
                                                                taines zones du terrain québécois à une scène
même des espaces culturels qui en sont
                                                                musicale ne sont devenues saillantes que
prétendument constitutifs et d'« autres » es-
                                                                récemment. Jusqu'à la fin des années 1970
paces culturels considérés différents, exté-
                                                                environ, ce sont surtout les musiques qui
rieurs au Québec.
                                                                contribuent à façonner le visage culturel et
   Comme le suggère la figure ci-dessous, la
                                                                socio-politique d'un Québec moderne dont
superposition des deux axes nous permet
                                                                elles font vibrer les cordes nationalistes qui
de considérer le terrain musical populaire
                                                                retiennent l'attention. Ces musiques parti-
québécois comme l'articulation de quatre
                                                                cipent à la production d'une communauté
zones distinctes mais inter-reliées que leurs
                                                                musicale qui tire sa raison d'être des pro-
caractéristiques respectives apparentent à
                                                                fonds liens affectifs qui unissent d'une part
une communauté musicale vue de l'inté-
                                                                certaines pratiques musicales contemporai-
rieur (zone 1), à une communauté musicale
                                                                nes, tout particulièrement celles des auteurs-
vue à travers ses frontières (zone 2), à une
                                                                compositeurs-interprètes s'inscrivant dans le
scène musicale vue de l'intérieur (zone 3) et
                                                                prolongement du mouvement chansonnier
le long de ses frontières (zone 4).
                                                                et d'autre part, le double héritage musical
                      — FIGURE î —                              que réactualisent ces pratiques, soit celui du
            ARTICULATIONS DE L'ESPACE
                                                                Québec en tant que population de descen-
        SOCIO-MUSICAL POPULAIRE QUÉBÉCOIS                       dance française et minorité francophone en
                          À L'INTÉRIEUR      LE LONG            Amérique du Nord.
                         DES FRONTIÈRES   DES FRONTIÈRES           Encore aujourd'hui, les pratiques et ob-
COMMUNAUTÉ MUSICALE         ZONE 1            ZONE 2            jets dérivés de la tradition chansonnière, qui
                                                                balisent cette zone du terrain socio-musical
SCÈNE MUSICALE              ZONE 3            ZONE 4
                                                                où s'articule une communauté musicale

                                                           87
ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 27 N° 3 HIVER 1995

 définie à l'intérieur des frontières du Québec            qui c o l o r e n t l'héritage musical qui s'y
(zone 1), se nourrissent à leur manière de                 réactualise. La c o m m u n a u t é se développe
réminiscences de ces liens affectifs. Adaptés              par l'entremise de relations bilatérales strictes
au paysage sonore actuel où elles demeu-                   avec la France ou les États-Unis, référents
rent l'une des figures prédominantes, ces                  « extérieurs » par excellence des pratiques
musiques sont toujours au moins partiellement              associées respectivement à la chanson et au
définies en opposition au p o p / rock dont la             p o p / rock. Entre la chanson québécoise et la
légitimité en tant que forme musicale locale               chanson française, le pop-rock québécois et
n'est plus l'objet d'aussi vives controverses              le pop-rock étatsunien prévalent des rela-
qu'elle ne l'était il y a dix ou quinze ans.               tions complexes et changeantes où se ma-
Cette dualité hiérarchisante chanson vs p o p /            rient, à des degrés variables selon les cir-
rock reste donc au c œ u r de la délimitation              constances, le respect et l'admiration, 1 en-
des frontières de ladite communauté mais                   vie et le mépris, l'amour et la passion, la
elle n'y discrimine plus le « Québécois pure               frustration et la méfiance. Ces vivantes tra-
laine » et l'« Américain camouflé ». Dans un               ditions musicales « étrangères » représentent
univers dont la règle d'or veut que toute                  des sources d'influence intarissables dont
musique québécoise soit chantée en fran-                   les pratiques et les produits locaux doivent
çais, elle sert plutôt à différencier les musi-            par ailleurs constamment se distinguer, faute
ques eu égard à leur usage respectif de la                 de quoi leur caractère québécois se trouve
langue française en tant que pivot de l'héri-              compromis. Comme on le constate, le Québec
tage culturel québécois et instaure ainsi un               est ici construit non pas de façon auto-
clivage stylistique séparant les poèmes mis                nome, mais essentiellement par la négative,
en musique des musiques avec paroles. La                   dans et par ses rapports avec l'extérieur
langue représente ici le sceau de l'authenticité           auquel il se trouve en quelque sorte subor-
qui confère à cette communauté musicale                    donné. Fait à noter, cet extérieur significatif
contemporaine sa raison d'être. Ce n'est                   n'inclut ni la Grande-Bretagne qui est pour-
donc pas la langue p r o p r e m e n t dite qui ca-        tant un centre influent de la musique popu-
ractérise cet espace socio-musical, mais la                laire anglo-saxonne, ni le Canada qui de-
marque d'authenticité dont sont porteurs                   meure dans bien des cas l'incarnation même
certains de ses usages et la volonté de perpé-             de l'« autre », aux plans politique et institu-
t u e r un héritage culturel particulier qui               tionnel notamment.
fondent ces m ê m e s usages.                                 En nous déplaçant vers les quadrants infé-
    Au sein de cet espace aux allures de com-              rieurs de la figure 1, nous changeons d'angle
munauté défini cette fois le long de ses                   d'observation de manière à quitter le terrain
frontières (zone 2), les pourtours du terrain              de la communauté au profit de ce secteur
québécois se dessinent en regard des tradi-                musical qui se constitue comme scène. Défi-
tions étrangères, françaises et étatsuniennes              nies de l'intérieur (zone 3), ces frontières ne

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