MYST RES AUTOUR D'UN TITRE
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MYSTÈRES AUTOUR D'UN TITRE « Ce livre devait s'appeler « Enlèvement ». J'ai voulu dans ravissement, conserver l'équivoque. » Marguerite Duras Le ravissement en toutes lettres : variations et dérives Marguerite Duras a préféré « ravissement » à « enlèvement » initia- lement choisi pour « conserver l'équivoque1. » Nous retiendrons trois sens (du Petit Robert) que nous développerons et analyserons par la suite à la lumière du roman : 1) Action de ravir, d'enlever de force 2) Fait d'être ravi, transporté au ciel 3) Émotion éprouvée par une per- sonne transportée de joie et dans une sorte d'extase. Le titre retenu a une mystérieuse beauté bizarre, conférée par sa richesse vocalique, le frou-frou des consonnes comme un bruissement d'ailes (sifflante, chuintante, liquide) et le redoublement du « v », le surgissement des majuscules. Au seuil du roman, le lecteur s'interroge déjà, curieux et fasciné par ces deux éléments, un substantif au sémantisme fort et 1. Lettres françaises, 30 avril-6 mai 1964.
Lectures d'une œuvre : Le Ravissement de Lol V. Stein complexe et un nom propre long et exotique, comme l'atmosphère gé- nérale très anglo-saxonne avec les noms de lieux et de personnages. Dans « ravissement », mot rare, un peu précieux et suranné, on trouve des idées et des images qui jalonneront le parcours romanesque, comme un rébus ou jeu de piste offert au lecteur sagace : le rat associé à la douleur future de Tatiana (p. 159 : « ce déchet à moitié rongé par les rats déjà, la douleur de Tatiana ».), l'envie au sens de désir et de jalousie (p. 168 : « J'ai cette envie. »), la vie (il s'agit du récit d'une vie pour reprendre un titre de Maupassant, p. 133 : Tatiana Karl est cen- sée être « unique dans [l]a vie » de son amant alors que Lol V. Stein est « envolée de sa vie vivante », p. 166) et le passé simple « vit » du verbe « voir » qui est au centre de ce roman du regard et du voyeurisme, l'im- brication des êtres vissés (p. 113 : « Nous voici chevillés ensemble. »), le vice (Tatiana traite Lol de « vicieuse » p. 46) de celle qui ment et se ment à elle-même. Le « ravissement », du latin populaire rapire, forme altérée du verbe rapere veut dire « enlever de force ». Au lieu d'avoir sa fonction tradi- tionnelle d'annonce à valeur programmatique, le titre semble avoir une résonance antiphrastique au début du roman. En effet Lol V. Stein n'est pas enlevée mais sera au contraire celle qui reste, qui est aban- donnée et désenchantée ; elle gardera cette blessure secrète après l'épisode fatal du bal, de ce coup de foudre à trois qui ravit, isole le fiancé et la femme fatale devant un témoin impuissant. Dix ans après (et non pas vingt comme chez Dumas), le ravissement a de nouveau lieu et cette fois-ci, Lol V. Stein n'est plus la victime mais l'actrice- prédatrice qui arrache un amant (Jacques Hold) à son amante désar- mée (Tatiana Karl). La « signification première du bal » est « déception fondamentale, frustration1. » Le bal, la danse sont des motifs récurrents dans l'œuvre de Marguerite Duras (Le Vice-consul, La Vie tranquille, Le Square, Le Marin de Gibraltar, Les Petits Chevaux de Tarquinia, L'Après-midi de monsieur Andesmas, la trilogie indochinoise constituée par Un Barrage contre le Pacifique, L'Amant et L'Amant de la Chine du Nord, Emi- ly L.). Il est question de « coups de foudre », d'intrigues amoureuses qui se nouent et se dénouent dans le croisement des regards et des vies ravies. « Dix ans après », chiffre fatidique qui rythme le roman et ré- 1. M. Borgomano, Duras. Une lecture des fantasmes, Petit-Roeulx, Cistre, « Essais », 1985, p. 149.
Mystères autour d'un titre sonne comme le glas de toutes les fidélités, Lol V. Stein prend sa re- vanche sur la vie, se venge en faisant subir à une autre, son double, ce qu'elle a enduré. Pourtant ce « n'est pas un remède au traumatisme du bal1 », bien au contraire. Le ravissement désigne aussi l'état d'extrême satisfaction, le senti- ment de bonheur intense mêlé de surprise d'une personne (Albertine dit au narrateur proustien : « Tu me mets aux anges »). « Selon le titre, il faudrait subir Le Ravissement de Lol V. Stein comme un charme2 ». Le narrateur parlera du « contentement de Lol, toujours plus grand » après son retour à S. Tahla (p. 44). Le champ lexical de la surprise est assez riche et les personnages durassiens sont souvent étonnés (p. 11 : « Je n'ai rien entendu dire sur l'enfance de Lol V. Stein qui m'ait frap- pé », « Tatiana, elle, n'avait cru qu'à moitié à cette nouvelle ») surtout lorsqu'ils ont un coup de foudre dans un jeu des regards et de la conta- gion du trouble sentimental (p. 18-19) : Alors elles virent : la femme entrouvrit les lèvres pour ne rien pro- noncer, dans la surprise émerveillée de voir le nouveau visage de cet homme aperçu le matin. Dès qu'elle fut dans ses bras, à sa gaucherie soudaine, à son expression abêtie, figée par la rapidité du coup, Tatiana avait compris que le désarroi qui l'avait envahi, lui, venait à son tour de la gagner. Dans son sens affaibli, l'adjectif « ravi » apparaît dans des formules de politesse : « Ravi de faire votre connaissance » avec l'économie du verbe et du sujet pour souligner la fadeur et l'anonymat de l'expression passe-partout », équivalent du How do you do? anglais ; de même, l'ex- pression vidée de son sens premier « enchanté » souligne une heureuse rencontre entre deux personnes qui ne se connaissaient pas et qui viennent d'être présentées l'une à l'autre. La rencontre est l'un des in- grédients romanesques chers à Marguerite Duras puisque qu'elle tisse et entrecroise les destinées improbables. Dans Le Vice-consul, la pre- mière rencontre également placée sous le signe de la musique entre Michael Richard et Anne-Marie Stretter a lieu dans d'autres circons- tances : Je l'ai écoutée plusieurs soirs de suite, posté dans l'avenue Victoria, et puis, un soir, je suis entré dans le parc, les sentinelles m'ont lais- 1. M. Borgomano, op. cit., p. 153. 2. Jacqueline Piatier, « Marguerite Duras à l'heure de Marienbad, Le Monde, 28 avril 1964.
Lectures d'une œuvre : Le Ravissement de Lol V. Stein sé passer, tout était ouvert [...] elle s'est retournée, elle m'a vu, elle a été surprise, mais je ne crois pas qu'elle ait eu peur, voilà com- ment je l'ai connue1. Ici, le ravissement devient une expression propre à l'univers mental de Marguerite Duras et caractérise une situation romanesque particu- lière, un sentiment qui bouleverse la vie d'un être et lui donne la cons- cience de son existence : « Je ravis donc je suis ». Ainsi se définit un nouveau rapport au monde et aux êtres : Les personnages durassiens sont pris dans l'aménagement de ces espaces, qui semblent opposer les personnages qui voient (voir se- rait alors l'équivalent d'aimer), et ceux qui sont aveuglés : être sourd et aveugle est le propre de l'état passionnel, et ramène à la pulsion scopique selon laquelle on ne voit jamais ce que l'on vou- drait voir [...]2. Dans une troisième acception, le « ravissement » retrouve un séman- tisme primitif fort, presque synonyme d'extase dans un sens mystique (Lol serait « une mystique sauvage3 », touchée par la grâce) qui trouve un prolongement amoureux. Le champ lexical de la religion à la limite de la profanation est d'ailleurs présent là où on ne l'attend pas (p. 46 : « une grâce infinie », p. 47 : « Elle n'est pas Dieu », p. 50 : Michael Ri- chardson est comparé à « un Dieu », p. 51 : « Puis un jour ce corps in- firme remue dans le ventre de Dieu. »). Après cette gestation affective et sentimentale, la rencontre avec Tatiana Karl et Jacques Hold, Lol V. Stein sera transfigurée, portera les signes de ce ravissement mysti- que, elle sera « éblouie » (p. 114 : « Son regard luit sous ses paupières très abaissées », p. 131 : « Ses paupières battent sous l'effet d'une lu- mière trop forte. ») alors que Jacques Hold connaîtra une illumination qui éveille l'« aveugle » à une nouvelle forme de connaissance et baise- ra avec vénération les paupières de la bien-aimée (p. 117) : Je l'embrasse, je la lèche, je la sens, je baise ses dents. Elle ne bouge pas. Elle est devenue belle. 1. Le Vice-consul, Paris, « L'Imaginaire », Gallimard, p. 187. 2. S. Loignon, Le Regard dans l'œuvre de Marguerite Duras, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 129. 3. Madeleine Alleins, Marguerite Duras, médium du réel, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1984, p. 123.
Mystères autour d'un titre En effet Lol V. Stein auparavant fade, éteinte, devient soudain un corps lumineux, rayonnant et cosmique avec les « petites planètes bleues » de ses yeux (p. 114) tandis que « son rêve solaire pleure » (p. 117), figure christique, sacrifiée, « clouée » (p. 116) pour mieux re- naître dix ans plus tard, avec sa « blancheur nue » (p. 112) dans sa per- fection marmoréenne d'ange déchu et relevé. En général les corps fé- minins sont sacralisés et leur blancheur fascine l'homme aveuglé (p. 50) : « lorsque d'autres seins apparaissent, blancs, sous le fourreau noir, il en reste là ; ébloui [...]. » D'ailleurs, l'idée de « transport » est prise au sens premier du terme (p. 17) : « Elle se trouva transportée devant lui » avec une dérivation un peu plus loin : « la nature de ce changement paraissait lui être familière : elle portait sur la personne même de Michael Richardson ». L'écriture du transport sera alors mé- taphorique pour retranscrire l'indicible, l'ineffable. Mais comment comprendre le complément du nom « ravissement » « de Lol V. Stein » ?
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