Recueil d'articles sur Thomas More - Pierre Allard - Publibook
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Pierre Allard Recueil d’articles sur Thomas More Publibook
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Introduction Pénétrer dans le monde de Thomas More, c’est entrer dans une période de l’histoire d’Angleterre qui nous est en général assez peu familière. Bien sûr, tous connaissent un peu le roi Henri VIII et les nombreuses femmes qui partagèrent sa vie l’une après l’autre. Cependant, peu de gens sont familiers avec les humanistes anglais de la fin du XIVe siècle et du début du siècle suivant. Il s’agit de gens aussi compétents que ceux du continent comme Didier Érasme, de Rotterdam, Guillaume Budé, de France, Pieter Gillis, de Belgique, pour n’en mentionner que quelques-uns. Le volume que nous vous présentons voudrait vous mettre en contact avec différents aspects de la vie si riche et si étonnante d’un homme aux convictions profondes qui marqua son siècle par sa vie et ses convictions. Le premier sujet abordé se rapporte à Thomas More et à sa conception du mariage, de la famille et de l’éducation des enfants.1 On lui accorde la première place parce qu’il est comme un résumé de sa vie adulte. Après avoir examiné brièvement l’enseignement du concile Vatican II sur le mariage et la famille, on se tournera du côté de More. Les grandes étapes de sa vie seront d’abord présentées en insistant sur sa formation juridique. La deuxième partie présentera la conception du mariage de l’humaniste anglais, car elle reflète sa conception chrétienne de l’union de l’homme et de la femme dans l’union intime qu’est le mariage. Pour sa part, la troisième 1 Cet article est d’abord paru en anglais sous le titre « Thomas More : Marriage, Family and Education (C. 1136) », in Studia Canonica, vol. 43/2, 2009, p. 521-546. Nous l’avons traduit et adapté pour ce recueil. 9
partie abordera le rôle caractéristique des parents dans l’éducation des enfants sous différentes rubriques, à savoir : a) les parents et l’éducation en général ; b) le besoin d’affection des enfants ; c) leur développement physique et psychologique ; d) pour en arriver à leur développement moral ; e) les parents comme modèles des enfants ; f) pour terminer, on abordera la formation spirituelle des enfants par les parents. Viendra ensuite une partie sur More homme d’État. Autre aspect de sa féconde personnalité et qui n’est pas à dédaigner tellement elle est riche en enseignement. On commencera avec les grandes lignes de sa carrière, on verra ensuite les différents services rendus à diverses étapes de sa vie publique. On dira un mot sur ses premières biographies pour en arriver à se demander ce qu’est un homme d’État ? Puis, on jettera un coup d’œil rapide sur sa carrière politique. Cela nous conduira à sa pratique du droit, car il fut avant tout un spécialiste du droit coutumier anglais. Un incident de nature internationale, la confiscation d’un navire, fera en sorte que le roi Henri VIII voudra l’avoir à son service. More entrera ainsi au service de son pays à temps complet, mettant pratiquement fin à sa carrière et d’avocat et de juge de la ville de Londres, mais non pas en délaissant la pratique du droit. Puis, le roi fera de lui le Président de la Chambre des communes. L’exposé se terminera par une pétition remarquée adressée au Saint-Siège concernant Sir Thomas More que l’on désire voir nommer comme patron d’un groupe de gens au service du public. Un autre sujet significatif sera ensuite abordé, More comme homme de loi. Puisque c’est dans le domaine du droit anglais qu’il s’est surtout fait connaître et aimer des Londoniens, en raison de son honnêteté, de sa rapidité 10
dans l’application des lois, et de sa justice envers tous. Après une introduction élaborée situant More dans ce domaine, on en viendra au but poursuivi. Une première partie exposera le contexte historique pour en arriver ensuite à aborder des cas précis dans lesquels il fut impliqué comme avocat et le second comme juge. Le premier cas se rapporte à la confiscation d’un navire et un deuxième touche la propriété d’un petit chien, sujet peu important en soi mais permettant de voir une nouvelle façon de rendre la justice dans un cas bien concret. Les deux cas seront ensuite analysés plus en détail. Les appendices présenteront deux versions de chacun des cas. Thomas More était en outre un homme de relations humaines. L’amitié avait une place de tout premier plan dans sa vie. Il comptait de nombreux amis de par l’Europe, la plupart d’entre eux partageaient son vif intérêt pour la redécouverte des auteurs anciens. Ils nous permettent de le comprendre mieux à travers ces relations si fructueuses. Nous aborderons en premier lieu les grands amis Anglais de Thomas More. De façon générale, il s’agit d’humanistes peu connus en dehors des îles britanniques, mais qui jouèrent un rôle de premier plan dans le mouvement de la renaissance en Angleterre. On jettera ensuite un regard rapide sur quelques-uns de ses amis d’origine étrangère mais vivant en Angleterre. Cela nous conduira à mentionner certains de ses amis du continent européen comme le prince des humanistes, Érasme, et encore Budé… On se demandera enfin si le roi Henri VIII peut oui ou non être considéré comme un des amis de More. Ces exposés permettront de se faire une bonne idée de la personnalité si riche et si attrayante de More. En tout cas, c’est là notre souhait le plus sincère. Il reste maintenant aux lecteurs à entrer dans ce monde nouveau d’un grand humaniste britannique qui, pour nous, est tout à fait fascinant. 11
Le mariage, la famille et l’éducation Introduction La famille joue un rôle fondamental, pour ne pas dire tout à fait indispensable, dans la société et il en a toujours été ainsi à travers les siècles, non seulement en raison du fait qu’elle est une cellule fondamentale et essentielle de la société humaine, mais aussi parce qu’elle contribue de façon directe au bien-être de l’État. La famille accomplit également une fonction intégrale et de premier plan dans l’Église du Christ. Dans plusieurs de ses documents, le concile Vatican II a beaucoup parlé du sacrement de mariage, de la famille ainsi que de l’éducation des enfants de façon générale tout autant qu’au plan théologique et pastoral2. Le concile a fait des avancées extraordinaires pour mieux faire comprendre le mariage et la famille dans la perspective de l’union entre un homme et une femme. L’époux et l’épouse sont appelés à être, non seulement l’un pour l’autre et le monde, mais aussi pour leurs enfants, une image vraie, authentique et sérieuse de l’amour et de la fidélité de Dieu pour leurs enfants. Sans leurs parents, de qui les enfants apprendront-ils cet amour ? Pour être complet, le mariage ne peut pas se limiter à la procréation des enfants, car ce serait une conception 2 Surtout dans les documents suivants : Lumen gentium (=LG), Gaudium et spes (=GS), Apostolicam actuositatem (=AA), Gravissimum educationis (=GE), et Dignitatis humanae (=DH). Les références et les textes de ces documents conciliaires utilisés dans cette étude sont de : Concile œcuménique Vatican II, constitutions, décrets, déclarations, Paris, Éditions du Centurion, 1967. 13
minimaliste de sa nature réelle. Cela implique aussi un genre de parenté de type responsable et aimante indiquant la route pour mieux comprendre l’amour de Dieu pour son peuple et en particulier pour chaque être humain3. Le but de cet article n’est pas tellement de retourner à l’enseignement théologique de l’Église sur le mariage, mais plutôt d’analyser un peu plus en profondeur comment un laïc précis s’efforça dans sa vie de tous les jours de vivre ces réalités avec son épouse et ses enfants. N’est-ce pas à ce niveau fondamental que l’Église se construit de façon concrète, un jour à la fois, par des parents chrétiens et cela partout à travers le monde ? Est-il possible d’apprendre quelque chose en retournant plusieurs centaines d’années dans le passé, au tout début du seizième siècle en Angleterre, et en particulier dans la cité de Londres où Thomas More a vécu pendant la plus grande partie de sa vie avant de déménager à Chelsea au milieu des années 1520 ? Nous prétendons que cela est possible en plus de s’avérer très éclairant pour les parents et les éducateurs d’aujourd’hui, avec bien sûr les adaptations nécessaires rattachées à l’époque actuelle. Afin de mieux comprendre notre sujet, il est nécessaire de présenter un bref aperçu de la vie de Sir Thomas More. Nous jetterons ensuite un coup d’œil à sa façon de concevoir son rôle de père face à ses quatre enfants et aux quelques autres qu’il avait adoptées, etc.,4 ainsi qu’à l’aide qu’il reçut de sa seconde épouse, Alice Middleton, veuve d’un riche marchand londonien après le décès de sa chère petite Jeanne. 3 GS, nos 48-51. Même avant le Concile, le droit de l’Église comprenait que la transmission de la vie imposait des devoirs éducatifs aux personnes qui donnaient la vie à des enfants dans le mariage. Voir par exemple R. NAZ, art. « Parents » in Dictionnaire de droit canonique, vol. VI, publié sous la direction de R. Naz et alii, Paris, Letouzey et Ané, 1957, col. 1220. 4 T.E. BRIDGETT, Life and Writings of Sir Thomas More, Lord Chancellor of England and Martyr Under Henry VIII, London, Oates and Washbourne Ltd., 1928, p. 96. (= Life and Writings of Sir Thomas More) 14
Étapes majeures de la vie de More Thomas naquit le 7 février 1477, à Londres, du mariage de John More et d’Agnes Granger, contracté le 24 avril 1474. John More devint d’abord avocat et beaucoup plus tard dans sa vie, grâce à sa motivation et à son travail acharné, il fut nommé juge du Banc du Roi.5 Thomas était le second enfant de la famille, quoique le premier garçon né de ce mariage. Il semble que John More décida que son premier fils devait nécessairement marcher sur ses traces et se préparer à devenir avocat. Puisque le domaine du droit l’avait aidé à bien élever ses enfants et bien pourvoir aux besoins de sa famille, il était convaincu qu’il en serait de même pour Thomas lorsque, plus tard, il se marierait et aurait à son tour une descendance. Catholique convaincu et pratiquant, John More possédait de bonnes valeurs chrétiennes et il savait les transmettre à sa famille avec l’aide de son épouse, nous devrions mieux dire de ses nombreuses épouses, car il se maria quatre fois dans le cours de sa longue et fructueuse vie.6 En conséquence, lorsque le temps arriva de faire commencer ses études formelles au jeune Thomas, son père l’inscrivit à l’une des meilleures écoles de la ville, l’école Saint-Antoine. Après avoir complété ses études élémentaires avec brio, son père, grâce à ses nombreux contacts avec des gens influents, trouva une place pour son fils comme page dans la maison et l’école du Lord Chancelier du royaume, au Palais de Lambeth.7 Comme Thomas avait déjà démontré son profond intérêt pour 5 J.A. GUY, The Public Career of Sir Thomas More, New York, Yale University Press, 1980, p. 3. 6 J. FARROW, The Story of Thomas More, New York, Sheed and Ward, 1954, p. 7 ; ou référence plus récente, R. MARIUS, Thomas More : A Biography, New York, Dent, 1984, p. 14. 7 W. ROPER, La vie de Sir Thomas More, Paris, Éditions du Seuil, 1953, p. 8 (= La vie de Sir Thomas More). Selon T. MAYNARD, Hu- manist as Hero : The Life of Sir Thomas More, New York, MacMillan, 1947, p. 111, Thomas n’avait alors que douze ans. 15
apprendre et fait preuve d’une excellente capacité en obtenant de bons résultats, les démarches de son père eurent une heureuse conséquence et il se vit admis à cette école de premier choix. Une fois de plus, le brillant garçon laissa sa marque et après quelques années passées dans cette école pratique d’apprentissage, le Chancelier et archevêque-primat John Morton, après en avoir discuté avec le père de l’adolescent, enrôla son jeune protégé au Collège Cantorbéry de l’Université d’Oxford. Le collège était placé sous la haute responsabilité des moines bénédictins qui le dirigeaient d’une main très ferme en comparaison à ce qui se fait aujourd’hui, mais c’était la façon de faire à l’époque. De façon générale, la règle était pratiquement monastique à tous les points de vue.8 Thomas était très avide d’apprendre et son esprit ouvert s’accordait de façon générale avec les connaissances transmises sur le monde des civilisations, de la littérature latine et grecque autant que de la culture générale. Il était sans aucun doute intéressé à ses études et n’éprouvait pas de difficulté particulière à se concentrer sur elles, d’où son succès.9 Apparemment, Thomas aurait aimé demeurer à Oxford plus longtemps dans le but d’obtenir son baccalauréat ès arts, car il avait un goût prononcé pour les connaissances humanistes qu’on lui inculquait. Cependant, son père considérait plus ou moins tout le domaine des arts comme une perte de temps et il croyait même que cela pourrait détourner son fils de l’étude du droit s’il restait trop longtemps à l’université. Certains auteurs en ont conclu que son père était très autoritaire et qu’il ne discuta pas de son avenir avec son fils. Néanmoins, lorsque Thomas décrit son père, il parle de lui comme un « homme civil, 8 E.M. INCE, St. Thomas More of London, San Francisco, Ignatius Press, 2003, p. 29. 9 T. STAPLETON, Vita Thomae Mori, Frankfurt am Main, Minerva, 1964, p. 3. 16
agréable, inoffensif, doux, miséricordieux, juste et intègre »10 et pas du tout comme un individu rigide. On ne devrait pas oublier qu’à cette période de l’histoire, les deux universités britanniques préparaient les étudiants d’abord et avant tout pour les ordres sacrés.11 C’était pour plusieurs une façon de se trouver les meilleurs emplois dans leur pays. Donc, après deux ans d’études, son père le retira de l’Université d’Oxford et l’enrôla dans une école pratique de droit commun, appelée « Furnival’s Inn », école préparatoire de droit, avant de le faire admettre à la même institution où, plusieurs années auparavant il avait étudié et obtenu avec succès sa formation dans les sciences juridiques, à savoir « Lincoln’s Inn ». Une fois de plus, comme il fallait s’y attendre, le jeune homme se montra un étudiant exceptionnel et après avoir terminé le programme régulier des études qui durait ordinairement entre six et huit ans, il fut choisi par les responsables de son école de droit pour être lecteur ou « professeur » de droit à l’école de droit « Furnival’s Inn » où il avait autrefois étudié, immédiatement après son admission au renommé barreau de Londres en 1501.12 Comme il pouvait maintenant gagner sa vie et assumer ses responsabilités personnelles, Thomas ressentit le besoin de prendre une décision fondamentale concernant son existence : devrait-il être prêtre, religieux, ou devrait-il s’engager dans le mariage ? Il y avait dans son cœur une 10 Voir son « Épitaphe », dans G. Marc’hadour, Thomas More ou la sage folie, Paris, Éditions Seghers, 1971, pp. 159-160. Voir aussi The Yale Edition of The Complete Works of St. Thomas More, dirigées par R.S. SYLVESTER, et par la suite C.H. Miller, New Haven and London, Yale University Press, 1963-1993, 15 volumes en 21 tomes, (=cité CW suivi d’un chiffre et d’une partie du volume lorsque cela s’applique, ainsi que de la page ; ici nous renvoyons donc à CW 3, Part II, p. 270. 11 R.W. CHAMBERS, Thomas More, London, J. Cape, 1935, p. 35. 12 J.W. KOTERSKI, « Preface », in J.F. THORNTON and S.B. VARENNE, (eds.), Saint Thomas More. Selected Writings, New York, Vintage Books, 2003, p. xix. 17
soif évidente, profonde et mystérieuse d’absolu.13 Dans le but de trouver la volonté de Dieu sur lui de façon sérieuse et libre, en choisissant un état de vie, Thomas décida de vivre avec les moines « blancs » de la Chartreuse de Londres,14 qui à cette époque ouvraient leur maison à des gens sérieux, tout en donnant ses cours et en commençant sa pratique du droit dans la Cité. Après avoir pris de temps de prier le plus sérieusement possible et de consulter des prêtres compétents pendant une période de quatre ans, il en arriva à la conviction que Dieu ne l’appelait pas au presbytérat ni à la vie religieuse mais bien plutôt à la vie maritale. Conséquemment, le mariage était l’endroit où il poursuivrait maintenant sa vocation à la sainteté dans le monde. Il quitta donc la Chartreuse et sans perdre de temps il s’engagea peu après dans le mariage avec Jane, la fille aînée de John Colt, vers la fin de 1504.15 Il savait déjà que le vrai bonheur ne vient que lorsque l’on suit les profondes aspirations de son cœur, que l’on est fidèle à bien analyser les ressources de son être. Dans la brève période de 1505 à 1509, Jane et Thomas donnèrent la vie à quatre enfants : Margaret, Elizabeth, Cecily et John. Sa « chara uxurcula, » comme il l’appelait avec affection dans son Épitaphe.16 Jane mourut soudainement et de façon tout à fait inattendue vers la fin de l’année 1511, créant un vide pour ne pas dire un gouffre très profond dans sa vie et celle de ses jeunes enfants. Ceux-ci étaient tous encore trop jeunes, et il lui paraissait évident, au cœur de sa tristesse, qu’ils avaient un 13 E.-M. GANNE, Thomas More. L’homme complet de la renaissance, Montrouge, Nouvelle Cité, 2002, p. 37. 14 L.L. MARTZ, Thomas More. The Search for the Inner More, New Haven, CT, Yale University Press, 1980, p. 15. 15 La date de son mariage n’est pas connue de façon certaine, mais ce fut entre la fin du mois de décembre 1504 ou le début du mois de janvier 1505. Voyez, par exemple, E.E. REYNOLDS, Saint Thomas More, London, Burns and Oates, 1953, p. 55. (= Saint Thomas More) 16 Son épouse bien-aimée, CW 3, Part II, p. 271. 18
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