Aux sources de l'État social à l'allemande : Lorenz von Stein - et Hegel - OpenEdition Journals

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Revue germanique internationale
                          15 | 2001
                          Hegel : droit, histoire, société

Aux sources de l'État social à l'allemande : Lorenz
von Stein — et Hegel
Norbert Waszek

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rgi/839
DOI : 10.4000/rgi.839
ISSN : 1775-3988

Éditeur
CNRS Éditions

Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2001
Pagination : 211-238
ISSN : 1253-7837

Référence électronique
Norbert Waszek, « Aux sources de l'État social à l'allemande : Lorenz von Stein — et Hegel », Revue
germanique internationale [En ligne], 15 | 2001, mis en ligne le 05 août 2011, consulté le 02 mai 2019.
URL : http://journals.openedition.org/rgi/839 ; DOI : 10.4000/rgi.839

Tous droits réservés
Aux sources de l'État social à l'allemande:
               Lorenz von Stein — et Hegel

                                    NORBERT               WASZEK

                                                        « La science pratique est en fin de c o m p t e celle
                                                     qui trouve d ' a b o r d le c o n c e p t , p o u r toujours le
                                                     retrouver ensuite dans le singulier, avec toutes ses
                                                     implications et ses exigences. »

                                                                           N o t e de Stein sur la couverture
                                                                            de son exemplaire des Principes
                                                                          de la philosophie du droit de Hegel.

     INTRODUCTION

      Si l'on veut comprendre la filiation, les chemins par lesquels Hegel
acquit l'importance et la signification qu'il possède dans les débats
actuels, il convient de ne pas se limiter à l'examen de ses élèves et disci-
                     1
ples immédiats , dont l'influence est bien sûr incontestable. Il faut aussi
étudier la génération suivante : celle de tous ces penseurs qui, par leur
âge, ne purent plus connaître le maître ni suivre ses cours, mais restèrent
néanmoins profondément imprégnés de philosophie hégélienne, et cher-
chèrent à adapter cette philosophie aux conditions et circonstances posté-
rieures à la mort du philosophe. Dans cette génération - de n o m b r e u x
chercheurs s'accordent sur ce point — Lorenz v o n Stein (1815-1890)
o c c u p e une place privilégiée : o n sait que, dans Raison et révolution Herbert
Marcuse consacrait déjà à Stein un chapitre, intitulé « La transforma-
tion de la dialectique en sociologie » , dans lequel il situait cet auteur
                                2
entre Hegel et M a r x . Plus récemment et bien loin du radicalisme de
Marcuse, Stein fut présenté c o m m e l'artisan de l'État social, dans un livre
au titre significatif : La naissance de l'État social, à partir de l'esprit de l'idéalisme

       1. Cf. M y r i a m Bienenstock et Norbert Waszek, « L ' é c o l e hégélienne, les hégéliens » , in Hegel
[Philosophie politique, n" 5 ] , Paris, PUF, 1994, p . 5 5 - 6 8 .
       2. Herbert Marcuse, Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad, franc, par
R o b e r t Castel et Pierre-Henri Gonthier, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, p . 4 2 1 - 4 3 5 .
Revue germanique internationale, 15/2001, 211 à 238
1
allemand . Dirk Blasius, un historien dont les travaux, depuis les
années 1970, contribuèrent à attirer l'attention sur Stein, ira m ê m e jus-
qu'à déclarer, de façon très pertinente, que Stein fut le « grand avocat de
                                   2
Hegel au X I X siècle » .
                     e

      L a thèse est importante. Mais elle n'était évoquée qu'en passant, et il
nous faut encore l'explorer, et la vérifier. Il nous faut déterminer p o u r q u o i
et c o m m e n t , o u en quel sens, Stein put j o u e r ce rôle d'avocat de Hegel.
Dans le cadre de cette interrogation, nous nous proposons ici un double
but : nous reprendrons d'abord l'examen du rapport de Stein à Hegel et
plus particulièrement de la thèse, déjà avancée par Marcuse, selon laquelle
c'est la position-limite de Stein, entre philosophie et sociologie, qui cons-
titue son attrait, et son grand intérêt. L'interprétation, notons-le, est
ancienne : o n la retrouve dès le X I X siècle ; et elle fut très souvent reprise.
                                                     e

Elle était déjà implicite dans la description succincte faite de Stein par
Ludwig G u m p l o w i c z ( 1 8 3 8 - 1 9 0 8 ) : Stein aurait été « u n réaliste, s'avan-
                                                                           3
çant drapé dans l'ample manteau de l'idéalisme » . Elle est sous-jacente à
l'image, presque identique, utilisée en 1867 par Gustav Schmoller (1838-
1917), alors tout au début de sa carrière : « l a méthode de la philosophie
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spéculative semble être p o u r lui [Stein] le seul habit correct » — l'image
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fut reprise ensuite, par Hans Freyer, Carl Schmitt, et d'autres encore ...
Mais il reste encore à comprendre et à analyser la façon dont s'effectua ce
passage, de l'idéalisme philosophique à la sociologie, dite « empirique » .
La tentation est grande, en effet, de penser que le « tournant » vers la
sociologie s'effectua en France, sous l'influence des nouvelles idées sociales
développées par Saint-Simon, Fourier, et leurs écoles ; mais contre
l'influence du hégélianisme, péjorativement dit « s p é c u l a t i f » . Cette thèse
nous semble inexacte : certes, les nouvelles doctrines sociales françaises
furent p o u r Stein une source d'inspiration majeure. C e furent m ê m e ces
doctrines qui le firent connaître en Allemagne : p o u r les Allemands de son
é p o q u e qui voulaient s'informer sur les institutions, la vie politique et, sur-
tout, les nouvelles doctrines sociales de la France, les œuvres de Stein
constituèrent une source majeure, sinon incontournable ; tant et si bien
que, longtemps, il fut m ê m e simplement considéré c o m m e un « compila-

    1. Stefan Koslowski, Die Geburt des Sozialstaats aus dem Geisi des Deutschen Idealismus. Person und
Gemeinschaft bei Lorenz son Stein, W e i n h e i m , VCH, 1989.
      2. Cf. Dirk Blasius, « L o r e n z v o n Stein u n d PreuBen » , Historische zeitschrift, 2 1 2 (1971),
p . 339-362, ici p . 345 : « Stein [wurde] z u m groBen Sachwalter Hegels im 19. Jahrhundert. »
      3. L u d w i g G u m p l o w i c z , Rechtsstaat und Sozialismus, Innsbruck, W a g n e r , 1881, p . 151.
      4. Gustav Schmoller, « L o r e n z Stein » , in Preufiische Jahrbücher, 19 (1867), p . 2 6 2 . O n sait que
Schmoller devait devenir plus tard chef de file de l'École historique parmi les économistes, mais
aussi théoricien et propagandiste d'une politique sociale qui lui vaudra le titre de Kathedersozialist
( « socialiste de la chaire » ).
        5. H . Freyer, Einleitung in die Sozioiogie, Leipzig, Quelle & M e y e r , 1931, p . 6 9 . Cari Schmitt,
 « D i e Stellung L o r e n z v o n Steins in der Geschichte des 19. Jahrhunderts » , in Schmollers Jahrbuch
jùr Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtscnqft im Deutschen Rekhe, 6 4 (1940), p . 6 4 4 .
t e u r » de doctrines venues d'ailleurs, p o u r reprendre ici une expression
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plutôt péjorative de Franz M e h r i n g (1846-1919) . Sans vouloir nier le rôle,
incontestable, de pionnier que j o u a Stein dans la propagation en Alle-
magne d'idées venues de France, nous affirmerons cependant ici que Stein
fut bien plus qu'un « compilateur » . Il serait bien erroné d'affirmer en effet
que, venant en France, il se serait détourné de ses débuts, péjorativement
dits « spéculatifs » , p o u r élaborer une « science » plus empirique de la
société, inspirée d'auteurs et de sources françaises. C e furent au contraire
précisément ses origines hégéliennes qui le conduisirent et le guidèrent vers
ces auteurs et vers ces sources et, par là m ê m e , vers la sociologie. Pour
dire ceci en d'autres termes encore, ce furent le cadre philosophique et la
forme conceptuelle mêmes de son héritage philosophique qui le poussèrent
en direction des nouvelles idées françaises. Si, c o m m e o n l'a dit, il fut « le
grand avocat de Hegel au X I X siècle » , c'est d o n c justement parce qu'il sut
                                               e

se servir du cadre conceptuel élaboré par Hegel p o u r analyser et c o m -
prendre la société m o d e r n e . En ce sens, il peut bien être considéré c o m m e
un excellent exemple de la façon dont s'effectuent les « transferts » , les
échanges culturels d'un pays à un autre - p o u r reprendre ici l'expression
utilisée dans un domaine de recherche qui attire enfin toute l'attention
qu'il mérite : celui des « transferts » , des échanges culturels entre la France
                      2
et l'Allemagne .
    Mais l'étude du rapport de Stein à Hegel ne sera pas, dans cet article,
une fin en soi. Elle servira plutôt de base à l'étude, annoncée dès le titre de
cet article, de la notion d ' « État social » dans la tradition allemande. Le
second but de cet article sera d o n c de présenter les bases théoriques élabo-
rées par Stein, avec l'aide de Hegel, p o u r fonder ce que l'on d é n o m m e
aujourd'hui en Allemagne sozialer Rechtsstaat («État de droit social»). Notre
lecture de Stein, et de Hegel vu par Stein, restera d o n c sélective, par
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nécessité c o m m e par c h o i x . Mais le sujet que nous avons retenu peut
s'appuyer sur un consensus dans la recherche : de nos jours, l'intérêt p o u r

      1. Franz Mehring, « Stein, Hess u n d M a r x » , in Neue Zeit, X V , 2 (1897), p . 380. L'étiquette
de « compilateur » , attachée à Stein, remonte à M o s e s Hess (« Sozialismus und K o m m u n i s m u s » ,
in Einundzwanzig Bogen ans der Schweiz, éd. par G e o r g H e r w e g h , Z u r i c h et Winterthur, Verlag des
Iiterarischen C o m p t o i r s , 1843, p . 74-97, ici p . 84) mais ne devient courante q u ' a v e c le verdict de
Mehring.
        2 . Pour la théorie des « transferts culturels franco-allemands » , cf. les multiples travaux de
M i c h e l Espagne, qui fut l'initiateur de cette direction de recherche en France. D e ces travaux,
nous citerons ici seulement : M . Espagne et M . W e r n e r (éd.), Transferts : les relations interculturelles
dans l'espace franco-allemand, Paris, Éd. R e c h e r c h e sur les civilisations, 1988, et son livre récent : Les
transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.
        3. M e n t i o n n o n s ici quelques études préparatoires, qui furent consacrées au rapport entre
Stein et H e g e l : Paul V o g e l , Hegels Gesellschaftsbegriff und seine geschichtliche Fortbildung durch Lorenz
Stein, Marx, Engels und Lasalle, Berlin, Heise, 1925, sur Stein : p . 125-207 et 3 7 4 - 3 7 6 (notes) ; Karl
Gùnzel, Der Begriff der Freiheit bei Hegel und Lorenz von Stein. T h è s e en philosophie à l'Université de
Leipzig, 1934 ; Manfred H a h n , Bürgerlicher Optimismus im Medergang. Studien zu Lorenz Stein und Hegel,
M ü n c h e n , Fink, 1969.
Lorenz v o n Stein se manifeste en effet surtout dans le cadre des recherches
sur les origines intellectuelles de l'État de droit social (sozialer Rechtsstaat) - de
cette conception m ê m e , d o n c , mentionnée à l'article 28 du Grundgesetz^,
que l'on peut considérer c o m m e la pierre fondatrice de la politique sociale
ouest-allemande. Dans le contexte de ces recherches, le n o m de Stein
s'impose de plus en plus : le juriste et h o m m e d'État social-démocrate
Carlo Schmid (1896-1976), qui fut un m e m b r e très influent et m ê m e , un
temps, président du « Conseil parlementaire » (Parlamentarischer Rat) au sein
duquel naquit le Grundgesetz, manifestait déjà un grand intérêt et une
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grande admiration p o u r Stein . C e fut ensuite Ernst ForsthofT (1902-1974)
—- personnage ambigu, mais brillant juriste, lui aussi très influent - qui,
dans les années 1950, n'hésita pas à accorder la priorité à Stein, parmi les
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précurseurs intellectuels d'un « État constitutionnel et social » . Enfin,
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depuis les travaux d'Ernst-Wolfgang Böckenfôrde et de Karl-Hermann

      1. Grundgesetz fur die Bundesrepublik Deutschland, en date du 23 mai 1949 : la « L o i fondamen-
tale » , o u « constitutionnelle » , de la RFA sera citée ici dans l'édition de p o c h e , la plus répandue,
de R e i n h o l d M e r c k e r et G e o r g Diller, Stuttgart, R e c l a m , 1985, p . 28. Cf. Hans F. Z a c h e r , « Das
soziale Staatsziel » , in Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland, 7 vol., éd. par J o s e f
Isensee et Paul Kirchhof, Heidelberg, C . F. Müller, 1987-1992, vol. I, p . 1045-1111 (nombreuses
références bibliographiques). En français, o n pourra consulter Albert Bleckmann : « L ' É t a t de
droit dans la Constitution de la R é p u b l i q u e fédérale d'Allemagne » , in Pouvoirs. Revue française
d'études constitutionnelles et politiques, 22 (1982), p . 5 - 2 8 ; M i c h e l F r o m o n t , « R é p u b l i q u e fédérale
d'Allemagne. L'État de d r o i t » , in Revue du droit public, 105 (1989), p . 1203-1226.
      2. Carlo S c h m i d ne fut peut-être pas le premier à p r o p o s e r la formule « État de droit
social » (sozialer Rechtsstaat), dans la discussion précédant l'adoption de cette « L o i constitution-
nelle » , o u Grundgesetz, c o m m e certains l'ont affirmé - cf. Christian Friedrich M e n g e r , Der Begriff
des sozialen Rechtsstaats im Bonner Grundgesetz, T u b i n g e n , M o h r , 1953, p . 3 s., avec les recherches
récentes d'Olivier Duchatelle, « C a r l o S c h m i d et l'État de droit social » , in Recherches germaniques,
29 (1999), p . 113-137, ici p . 114. Mais il fut en tout cas un des principaux artisans de la L o i
fondamentale. C a r l o S c h m i d rédigea l'article sur Stein dans l'encyclopédie : Die groBen Deutschen.
Deutsche Biographie, éd. par H e r m a n n H e i m p e l , T h e o d o r Heuss et B e n n o Reifenberg, v o l . V . Ber-
lin, Propyläen, 1957, p . 318-330. Duchatelle souligna aussi l'influence de l'œuvre de Stein sur la
conception de S c h m i d d'un État social, op. cit., p . 127.
        3. Cf. ici Ernst ForsthofT, « Begriff und W e s e n des sozialen Rechtsstaates » , in Verqffèntlichun-
gen der Vereinigung der Deutschen Staatsrechtslehrer, 12 (1954), p . 13 - Ernst Forsthoff, élève de Cari
Schmitt, fut professeur du droit public de 1930 à sa mort (à Frankfurt, Hamburg..., Heidelberg) et
auteur de plusieurs manuels classiques : Deutsche Veifassungsgeschichle der Neuzeit, Berlin, Junker
                              e
& Diinnhaupt, 1940 ; 4 éd. : Stuttgart, K o h l h a m m e r , 1972 ; Lehrbuch des Verwaltungsrechts, M u n i c h ,
                    e
Beck, 1950, 10 éd., 1973, trad, franc. Traité de droit administratif allemand, trad, par M i c h e l Fro-
m o n t , Bruxelles, Bruylant, 1969. Personnage ambigu, ForsthofT opta, en 1933, p o u r l'Etat total,
avec un livre du m ê m e titre {Der totale Stoat, H a m b u r g , Hanseatische Verlagsanstalt, 1933), avant
de se convertir dans les années 1950 à l'État de droit ; cT. Gerhard M a n z , « Ernst ForsthofT und
andere... » , in Intellektuelle im Bann des Nationalsozialismus, éd. par Karl C o r i n o , H a m b u r g , Hoffmann
& C a m p e , 1980, p . 193-203.
      4. O n trouve dans les travaux de Böckenfôrde de nombreuses analyses de Stein. Mais le plus
important d'entre eux, celui dans lequel il fît un vrai travail de pionnier, est l'article intitulé
« Lorenz v o n Stein als Theoretiker der B e w e g u n g v o n Staat und Gesellschaft z u m Sozialstaat » , in
Alteuropa und die moderne Gesellschaft. Festschrift fur Otto Brunner, Gôttingen, V a n d e n h o e c k & Ruprecht,
 1963, p . 2 4 8 - 2 7 7 . L'article vient de paraître en français dans E . - W . Bôckenfôrde, Le droit, l'État et
la Constitution démocratique. Essais de théorie juridique, politique et constitutionnelle, éd. par Olivier Jouanjan,
Paris, LGDJ, coll. « L a Pensée j u r i d i q u e » , 2 0 0 0 , p . 148-175.
1
Kästner , Lorenz v o n Stein est devenu une référence indispensable, p o u r
tout ce qui concerne les origines intellectuelles de l'État de droit social. L a
notoriété et la reconnaissance que procurèrent à Stein les travaux de
Bôckenfbrde est d'ailleurs due n o n pas tant à son poids institutionnel
— depuis 1983, Bôckenfbrde est j u g e à la C o u r suprême constitutionnelle,
le Bundesverfassungsgericht — o u à son autorité incontestée de savant que, plu-
tôt, à la façon dont, intégrant la référence à Stein dans une réflexion origi-
nale sur l'État de droit social et son avenir, il réussit à montrer toute
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l'actualité de cet auteur .
     Cette reconnaissance accordée à Stein ne s'est cependant pas encore
traduite par une recherche étendue et intensive sur cet auteur. En Alle-
magne m ê m e , le pays natal de Stein, l'écart demeure considérable entre
l'importance de son œuvre et l'accueil qui lui est fait. L'écart est plus
grand encore en France, où Stein demeure très peu c o n n u : ses grands
        3                                                                                                           4
textes , et les commentaires que l'on fit de ceux-ci, n'ont pas été traduits ;
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et les quelques études qui lui furent consacrées dans notre langue n'ont

      1. K a r l - H e r m a n n Kastner, « V o n der sozialen Frage über den sozialen Staat z u m Sôzial-
staat. Z u L o r e n z v o n Steins Sozialtheorie in ihrer Relevanz fur die sozialen P r o b l è m e des
19. Jahrhunderts und fur den sozialen Rechtsstaat der Gegenwart » , in Staat und Gesellschaft. Studien

       2. N o t a m m e n t dans ses livres Recht, Staat, Freihët : Studien zur Rechtsphilosophie, Staatstheorie und
 Verfassungsgeschichte et Staat, Verfassung, Demokratie : Studien zur Verfassungstheorie und zum Verfassungsrecht,
publiés tous les d e u x à Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1991. Le premier de ces ouvrages reprend
l'article sur Stein, ici p . 170-208.
      3. Aujourd'hui encore, le lecteur francophone n'a à sa disposition que quelques textes
mineurs de Stein : a) c e u x qu'il rédigea lui-même en français : ainsi, le pamphlet sur La Question du
Schleswig-Holstein, Paris, Klincksieck, 1848, destiné à convaincre les députés français de se déclarer
en faveur de la révolte des deux duchés (Schleswig et Holstein) contre la domination danoise. A c e
pamphlet s'ajoutent quelques articles dans la Revue de législation et de jurisprudence ainsi que dans la
Revue de droit international et de législation comparée ; b) une traduction contemporaine du texte intitulé
Die Municipalverfassung Frankreichs, Leipzig, O t t o W i g a n d , 1843 ; De la Constitution de la Commune en
France, trad, par S. E. V . Le G r a n d , Bruxelles, Muquardt, 1859.
     Signalons néanmoins q u ' u n e traduction partielle d'un chef-d'œuvre de Stein, la Geschichte der
sozialen Bewegung in Frankreich (3 vol., Leipzig, O t t o W i g a n d , 1850, citée par la suite d'après l'édi-
tion de Gottfried S a l o m o n , 3 v o l . , M u n i c h , Drei Masken, 1921 = réimpression : Hildesheim,
O l m s , 1959, sous le sigle GsB), est maintenant en préparation : Le concept de société. T r a d , par M a r c
Béghin et Stefan Krauss, avec une présentation par Norbert Waszek, à paraître à G r e n o b l e ,
ELLUG, 2 0 0 1 . Cette traduction sera citée sous le sigle CdS.
       4. Sont néanmoins disponibles en français, outre Raison et révolution (1941, trad, franc. 1968),
le livre de Marcuse é v o q u é ci-dessus (p. 2 1 9 , n. 2), l'article de Reinhart Koselleck, « Geschich-
tliche Prognose in L o r e n z v o n Steins Schrift zur Preussischen V e r f a s s u n g » , in Der Staat 4 (1965),
p . 4 6 9 - 4 8 1 , trad, franc, dans le cadre de son livre Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps
historiques, trad, par J o c h e n et Marie-Claire H o o c k , Paris, É d . de l'École des Hautes Études en
sciences sociales, 1990, p . 81-95, et l'article de Bôckenfbrde (2000) [voir ci-dessus, p . 2 1 4 , n. 4 ] .
       5. Parmi les études françaises, citons (dans l'ordre chronologique) : Georges Gurvitch, « La
dialectique de l'idée du droit social c h e z L o r e n z v o n Stein » , dans son livre : L'idée du droit social,
Paris, Recueil Sirey, 1932, p . 521-535 ; M a r c e l T h o m a n n , « La renaissance de la science politique
en Allemagne ; L o r e n z v o n Stein et R o b e r t v o n M o h l » , in Politique. Revue internationale des idées, des
institutions et de la vie politique, 6 (1963), p . 2 8 5 - 3 0 0 ; Charles Rihs, « L o r e n z v o n Stein. U n j e u n e
hégélien libéral à Paris ( 1 8 4 0 - 1 8 4 2 ) » , in Revue d'histoire économique et sociale, 4 7 , 3 (1969), p . 4 0 4 -
pas encore réussi à susciter un intérêt durable p o u r lui. C o m p t e tenu de
      cette situation, nous proposerons d ' a b o r d une analyse des données biogra-
      phiques indispensables à la compréhension de son œuvre, ce qui nous per-
      mettra d'examiner aussi la façon dont, étudiant les nouvelles doctrines
      sociales, il poursuit Hegel. Dans la seconde partie de cet article, nous nous
      tournerons vers l'analyse que Stein, se fondant sur Hegel, fait des bases
      théoriques de l'Etat de droit social à l'allemande.

            ELEMENTS D'UNE VIE -                        APORIES D'UNE                ŒUVRE?

                                                                                                      1
           Il ne s'agit pas ici de donner un récit de la vie de Stein , ni m ê m e de
      retracer son développement intellectuel, mais seulement de revenir sur
      quelques aspects biographiques pertinents p o u r la double tâche que cet
      article s'est fixée ; et de mettre ainsi en évidence le rapport entre le par-
      cours de notre auteur, et les problèmes posés dans et par son œuvre.
           Dans ce but, il nous faut d ' a b o r d rappeler quelques faits. Après avoir
                                                                                                       2
      achevé et soutenu sa thèse en droit à l'Université de K i e l , Stein obtint
      une bourse qui lui permit de passer dix-huit mois à Paris, d'octobre 1841
      à mars 1843. C e séjour parisien élargit son horizon de façon décisive, en
      lui donnant une dimension européenne. À Paris, en plus de ses travaux
      juridiques, il prépara en effet un livre de presque 500 pages : son premier
      grand ouvrage — Le socialisme et le communisme dans la France d'aujourd'hui? —
      par lequel il fit connaître en Allemagne la pensée de Saint-Simon, de
      Fourier, et de leurs écoles, dont il était devenu familier par une étude
       approfondie des sources, et surtout par des entretiens direct avec V i c t o r
       Considérant (1808-1893), Louis R e y b a u d (1799-1879), Louis Blanc (1811-
       1882) et Etienne Cabet (1788-1856). Très vite, l'ouvrage rendit Stein
       célèbre en Allemagne — Schmoller parla m ê m e d'une r e n o m m é e euro-

      4 4 6 ; R a i m u n d Hörburger, « V o n Stein et la naissance de la science sociale » , in Cahiers internatio-
      naux de sociologie, L V (1973), p . 2 1 7 - 2 4 4 ; R . Hôrburger, « L o r e n z v o n Stein et Karl M a r x » , in
      Archives de philosophie, 37 (1974), p . 377-405 ; Julien Freund, « P o l i t i q u e et é c o n o m i e selon L o r e n z
      v o n Stein. » , in Stoat und Gesellschaft. Studien iiber Lorenz von Stein, éd. par R o m a n Schnur, Berlin,
      D u n c k e r & H u m b l o t , 1978, p . 125-147 ; Jean-François K e r v é g a n , « L'État après H e g e l : le dépas-
      sement social du politique » , in L'Etat moderne : regards sur la pensée politique de l'Europe occidentale
      entre 1715 et 1848, éd. par S i m o n e Goyard-Fabre, Paris, Vrin, 2 0 0 0 , p . 291-305 (sur Stein : 2 9 6 -
      299).
               1. La source d'information la plus complète sur la vie de Stein reste la biographie de W e r n e r
      Schmidt, Lorenz von Stein. Ein Beitrag zur Biographie, zur Geschichte Schleswig-Holsteins und zur Geistes-
      geschichte des 19. Jahrhunderts, Eckemfdrde, J. C . Schwensen, 1956. O n notera cependant que de n o m -
      b r e u x détails ne furent clarifiés qu'après la publication de cet ouvrage. M a présentation de
      l'édition française de la première partie de l'Histoire du mouvement social en France [voir ci-dessus,
      p . 2 1 5 , n. 3] contient une partie biographique.
            2. L o r e n z Stein, Die Geschichte des dänischen Civilprocesses und das heutige Verfahren, als Beitrag zu
      einer vergleichenden Rechtswissenschaft, Kiel, Schwers, 1841.
            3. L o r e n z Stein, Der Socialismus und Communismus des heutigen Frankreichs. Ein Beitrag zur £eit-
216   geschichte, Leipzig, O t t o W i g a n d , 1842.
1
p é e n n e . U n e deuxième édition fut rapidement nécessaire : elle sortira,
souvent réécrite et largement augmentée, en 1848. Pour la troisième édi-
tion Stein découvrit qu'une nouvelle rédaction ne suffisait plus — ses
réflexions théoriques, mais aussi, sans doute, les événements de 1848
jouèrent là un rôle important. En 1850, il fît alors paraître son étude sous
la forme d'un nouveau travail, en trois volumes : la célèbre Histoire du
                                                                                                         2
 mouvement social en France (Geschichte der sozialen Bewegung in Frankreich) , qui
 devait faire date, tant par la documentation accumulée en elle que par
les thèses qui y étaient défendues, c o m m e par exemple celle, justement
 célèbre, d'une primauté de l'ordre social par rapport à la vie politique :

     « L'introduction du présent écrit, la doctrine de la société, montrera que les consti-
     tutions c o m m e les administrations          des États sont soumises aux éléments et aux
     mouvements de l'ordre social. Si cela est quelque chose de nécessaire en soi, alors
     c'est quelque chose qui est toujours valable. [...] Mil m o u v e m e n t politique ne peut se
     soustraire à cette loi » (GsB, I, p . 3 ; CdS, p . 3).

     L e lien entre cette thèse et la réception, par Stein, de Saint-Simon est
manifeste, et il le souligne lui-même : « L ' é p o q u e suivante a c o m m i s envers
Saint-Simon l'injustice d'oublier que c e fut lui, [...] qui, p o u r la première
fois, détourna l'attention de son é p o q u e de la constitution politique, consi-
dérée c o m m e secondaire, p o u r la diriger vers l'ordre social, considéré
                                                      3
c o m m e l'essentiel et le principiel. »
     C e c i - le point mérite d'être fortement souligné ~ ne devait pas néces-
sairement l'éloigner o u le détourner de sa source d'inspiration hégélienne :
o n rappellera en effet que, c o m m e l'avaient déjà clairement vu les contem-
              4
porains , les « disciples » de Hegel au sens étroit du terme (c'est-à-dire ici

        1. Gustav Schmoller, L o r e n z v o n Stein (1867) [voir ci-dessus, p . 212, n. 4 ] , p . 2 4 5 .
        2. Cf. p . 2 1 5 , n. 3 ci-dessus. - La référence à la France est présente jusque dans son chef-
d'œuvre d e la maturité : sa grande Science administrative (Die Verwaltungslehre, 7 vol., Stuttgart, Cotta,
                  e
 1865-1868 ; 2 é d . en 10 vol. : 1869-1884 [ = réimpr. : Aalen, Scientia, 1975]), dans laquelle il
d o n n e toujours, c o m m e il l'indique d'ailleurs dans un sous-titre, « une étude c o m p a r é e de la situa-
tion juridique, d e la législation et d e la littérature en Angleterre, en France et en Allemagne » .
Stein - qui était, après tout, un juriste de formation — présenta aussi au public allemand le droit et
les institutions juridiques de la France. Sur cette question, cf. également notre article : « Lorenz
v o n Stein : propagateur d u droit français en Allemagne, "ambassadeur" officieux de la recherche
juridique allemande en France » , in Influences et réception mutuelle du droit et de la philosophie en France et
en Allemagne, é d . p a r Jean-François Kervégan et Heinz M o h n h a u p t , Frankfurt/Main, Kloster-
mann, 2 0 0 1 .
      3. GsB, II, p . 157 : « D i e folgende Zeit hat gegen Saint-Simon das Unrecht begangen, zu
vergessen, dafl er es war, [...] der z u m ersten M a l e d e n Blick seiner Zeit v o n der Staatsverfassung
als d e m Sekundâren a u f die Gesellschaftsordnung als das Wesentliche u n d Prinzipielle hinwandte. »
     4. D a n s l'une des grandes encyclopédies politiques de l'époque - Staatslexikon oder Enzyklopàdie
der Staatswissenschafien, é d . p a r Cari v o n R o t t e c k et Cari v o n Welcker, Altona, 1834-1848, ici
vol. V I I , p . 6 2 0 - se trouve déjà la remarque selon laquelle le saint-simonisme aurait été défendu
et propagé par, entre autres, des hégéliens.
        Parmi les chercheurs modernes qui arrivèrent à une m ê m e conclusion, citons u n article p e u
c o n n u d e Bernard Groethuysen, « Les jeunes hégéliens et les origines du socialisme contemporain
en Allemagne » , in Revue philosophique (1923), p . 379-402, ici p . 389. Cf. aussi, sur le m ê m e point,
T h o m a s Petermann, Der Saint-Simonismus in Deutschland, Frankfurt/Main, P. Lang, 1983, p . 8 3 .
ceux qui avaient eux-mêmes suivi les cours de Hegel) c o m m e d'ailleurs les
« hégéliens » en un sens plus large du terme (à savoir ici, ceux qui
s'inspirèrent des idées du philosophe), jouèrent un rôle proéminent dans la
propagation des doctrines saint-simoniennes en Allemagne : o n pensera
                                                                                    1
par exemple à Friedrich W i l h e l m C a r o v é (1789-1852) , Moritz V e i t (1808-
        2                                                3
 1864) , Edouard Gans (1797-1839) , o u encore Karl Ludwig Michelet
                     4
(1801-1893) . O n rappellera aussi que Hegel lui-même, vers la fin de sa
vie, put encore prendre connaissance des idées venues d'outre-Rhin, et
                                                         5
qu'il manifesta son intérêt p o u r elles . C e c i nous permet d'affirmer que les
études « françaises » de Stein peuvent fort bien être considérées c o m m e
une suite, une conséquence de son hégélianisme initial, plutôt que c o m m e
une déviation par rapport à celui-ci. Hegel, rappelons-le aussi, avait rendu
                                                                             6
h o m m a g e aux économistes qui l'avaient p r é c é d é — à A d a m Smith, Jean-
Baptiste Say et David R i c a r d o , ceux-là mêmes qu'il avait considérés, dans
sa Philosophie du droit, c o m m e les pères fondateurs de la nouvelle discipline
de l ' é c o n o m i e politique — p o u r avoir décelé, « au sein de la multitude
infinie de détails singuliers qui gisent tout d'abord » devant eux, « les prin-
cipes simples de la chose, l'entendement qui est efficient en elle et qui la
                 7
gouverne » . Expliquant ce paragraphe de façon plus détaillée dans ses
Leçons de 1824-1825, il avait aussi souligné tout particulièrement que
cette science (l'économie politique) « fait honneur à la pensée, parce
qu'elle découvre les lois qui régissent une foule d'éléments contingents »
dans la multiplicité des phénomènes empiriques. Ceci, avait-il ajouté,
« présente une analogie avec le système de planètes, qui n'offre à l'œil que
des mouvements irréguliers, mais dont la loi a p u néanmoins être
             8
connue » . Q u a n d Stein fait l'éloge de Saint-Simon, il le loue p o u r la
m ê m e raison : parce qu'il aurait été le premier à rechercher les « lois inter-

      1. F. W . C a r o v é , Der Saint-Simonismus und die neuere französische Philosophie, Leipzig, Hinrichs,
1831 ; cf. Horst-Wilhelm Jung, « D e r Saint-Simonismus und das katholische Deutschland » , in
Archivfur mittelrheinische Kirchengeschichte, 23 (1971), p . 189-207, partie, p . 191-197. Sur C a r o v é en tant
qu'élève de Hegel, cf. Jacques d ' H o n d t , Hegel en son temps, Paris, Éd. Sociales, 1968, p . 187-190.
     2 . M o r i t z Veit, Saint-Simon und der Saint-Simonismus, Leipzig, F. A . Brockhaus, 1834.
     3. E d o u a r d C a n s , qui séjourna à Paris, fit de nombreuses rencontres et eut de n o m b r e u x
entretiens avec des saint-simoniens en 1830, rédigea une présentation remarquable du saint-
simonisme dans son recueil autobiographique : cf. E. Gans, Rückblicke auf Personen und zustände, Ber-
lin, Veit, 1836, p . 9 1 - 1 0 2 , traduction française partielle : Chroniques françaises, trad, par M y r i a m
Bienenstock, avec une présentation par N . Waszek, Paris, Éd. du Cerf, 1993, ici p . 164-171 et
notre présentation, p . 89-92.
      4. K . L. Michelet, Die Losung der gesellschaftlichen Frage, Frankfurt, Trowitzsch, 1849, p . 71 s.
      5. Hegel possédait le livre de C a r o v é sur le saint-simonisme (1831) [voir ci-dessus, n. 1] — et
il connaissait sans doute aussi les opinions d'Edouard Gans sur ce courant [voir ci-dessus, n. 3 ] .
      6. Sur la réception par Hegel des économistes écossais, cf. N . Waszek, The Scottish Enlighten-
ment and Hegel's Account of « Civil Society », D o r d r e c h t / B o s t o n / L o n d o n , Kluwer, 1988 [Archives
internationales d"histoire des idées, vol. 120].
      7. G . W . F. Hegel, Principes de la philosophie du droit [sigle : PPhD] éd. et trad, par J.-F. K e r v é -
gan, Paris, PUF, 1998, p . 2 6 5 .
      8. G . W . F. Hegel, Vorlesungen zur Rechtsphilosophie. 1818-1831, éd. par K . - H . Ilting, Stuttgart-
B a d Cannstatt, F r o m m a n n - H o l z b o o g , 1973-1974, vol. 4, p . 4 8 7 .
1
nés » (inneren Gesetze) qui régissent la société et son développement . H
reprend aussi l'analogie de Hegel entre les lois de la nature, qui régissent
les mouvements des planètes, et les lois de la société :

      « Si la nature entière, si les systèmes solaires autant que la plus petite graine dans
      son mouvement, si le corps de l ' h o m m e dans sa croissance, mieux, si le hasard lui-
      m ê m e a ses lois calculables, comment ce que la terre porte de plus noble — la c o m -
      munauté vivante des hommes - pourrait-il être exempt de lois dans ses configura-
      tions, changements et progrès ? » (GsB, I, p . 141 s ; CdS, p . 89).

      Les réalisations de Stein ne pouvant être comprises, à notre sens, indé-
p e n d a m m e n t de sa dette envers Hegel et les hégéliens, il nous faut donner
aussi quelques indications sur la façon dont Stein acquit ce bagage intellec-
      2
tuel . C e fut en 1835, à l'Université de Kiel, que Stein c o m m e n ç a des étu-
des de droit. Il suivit cependant aussi des cours en philosophie et en Staats-
ivissenschaften (les « sciences de l'État » , qui comprenaient aussi les sciences
économiques). Dans une lettre de juin 1839, Stein résume lui-même ses
études lorsqu'il écrit : « J e m e suis b e a u c o u p o c c u p é de philosophie, plus
                                                       3
encore de l'histoire du droit. » A l'époque, la faculté de droit de
                                                                                                                     4
l'Université de Kiel était d o m i n é e par Niels Nikolaus Falck (1784-1850) ,
d o n c largement sous l'influence de l'École historique de v o n Savigny : car,
m ê m e si Falck ne fut jamais un inconditionnel de Savigny — il se situait
parmi les germanistes plutôt que parmi les romanistes de l'école historique,
et il préserva une certaine sympathie p o u r le droit naturel — il resta néan-
moins p r o c h e de cette école, partageant par exemple le scepticisme de v o n
Savigny envers les projets de codification - Savigny, d'ailleurs, le considéra
toujours c o m m e l'un des siens, au point de vouloir le faire n o m m e r à Ber-
                             5
lin en 1816-1817 . Il est bien possible d'affirmer que l'adhésion - sous
réserves - de Falck à l'École historique était caractéristique du courant

        1. L. Stein, Socialismus und Communismus (1842) [voir ci-dessus, p . 216, n. 3 ] , p . 169.
        2. La période de sa vie pendant laquelle il l'acquit, avant son arrivée en France, est d'ailleurs
b e a u c o u p moins c o n n u e . O n notera aussi que les études consacrées à Stein et H e g e l (voir ci-
dessus, p . 2 1 3 , n. 3) consistent trop souvent en une simple c o m p a r a i s o n entre les idées de l'un et
de l'autre, mais ne donnent pas d'informations sur la façon d o n t de telles idées furent acquises, o u
transmises.
     3. Cf. Lorenz Stein, « Lettre à T h e o d o r Echtermeyer du 4 juin 1839 » , publiée p o u r la pre-
mière fois et citée ici d'après W . Schmidt (1956) [voir ci-dessus, p . 216, n. 1 ] , p . 141.
       4. Si Falck d o m i n a la faculté de droit pendant longtemps, ce fut d ' a b o r d parce qu'il y enseigna
 pendant trente-cinq ans, à partir de 1814 — contrairement à ses prédécesseurs, qui ne firent dans
 cette faculté que des passages b e a u c o u p plus courts. Mais il dut aussi cette position à son caractère
 « consensuel » . Il se fit surtout connaître par son Handbuch des schleswig-holsteinischen Prwatrechts, 5 t. en
                                                                                                 e
 6 vol., Altona, J. F. H a m m e r i c h , 1825-1848 et sa Juristische Enzyklopddie [ 1 8 2 1 ] , 5 éd., Leipzig, V e r -
 lagsmagazin, 1851 - trad, franc. : Cours d'introduction générale à l'étude du droit ou encyclopédie juridique, tra-
 duite et annotée par C . A . Pellat, Paris, G . T h o r e l , 1841. Cf., sur Falck, Erich D ô h r i n g , Geschichte der
juristischen Fakultät, 1665-1965           [vol. 3,1 de la Geschichte der Christian-Albrechts-Universität Kiel],
 Neumûnster, Karl W a c h h o l t z , 1965, p . 108-114.
     5. Cf. Eugen Wohlhaupter, « Nikolaus Falck und die historische Schule » , in HistorischesJa.hr-
buch, 59 (1939), p . 3 8 8 - 4 1 1 , ici p . 3 9 1 .
principal à la faculté de droit de Kiel. Mais Stein garda ses distances
 envers l'Ecole historique et ses représentants locaux et, en octobre 1841, il
publia m ê m e un c o m p t e rendu détaillé et assez critique du « système » de
                   1
v o n Savigny . Stein lui-même souligne que ce c o m p t e rendu ne fut pas
                             2
 rédigé à la légère et l'on ne peut qu'être impressionné par le courage du
j e u n e chercheur, alors démuni de toutes ressources, qui osait pourtant
prendre la plume contre l ' h o m m e au pouvoir dans sa discipline. Stein alla
plus loin encore : il se rapprocha m ê m e de ceux qui constituaient alors
 l'une des cibles de prédilection de l'École historique : les hégéliens.
 G o m m e par instinct, il se tourna en effet assez vite vers des professeurs qui
 sympathisaient avec la philosophie hégélienne : cette orientation existait
 aussi dans la faculté de Kiel, à côté du courant prédominant ; et elle fut
 représentée notamment par J o h a n n Friedrich Kierulff (1806-1894), p r o -
                                          3
 fesseur en histoire du droit , et par J. J. C h . F. Christiansen (1809-1854),
                                                                                                                  4
 qui enseigna la philosophie du droit dans la m ê m e Université de Kiel .
                                                 5
 Leurs publications de l ' é p o q u e nous donnent une b o n n e idée de ce que
 Stein put apprendre d'eux : ils critiquaient tous les deux, parfois de façon
 virulente, l'École historique ; et cette critique était souvent imprégnée
                         6
 de hégélianisme . Stein consacra l'un de ses premiers articles à Chris-
         7
 tiansen : cet article peu c o n n u , rarement étudié par les spécialistes de
 Stein, mériterait plus d'attention, car il contient une prise de position
 claire et nette en faveur de la philosophie « schellingienne-hégélienne »
 (p. 1603), tout en se gardant d'accepter les conséquences d'une interpréta-
 tion superficielle de cette philosophie, i.e. une construction et systématisa-

     1. L o r e n z Stein : « Z u r Charakteristik der heutigen Rechtswissenschaft. System des heutigen
rômischen Rechts, v o n Friedrich Cari v o n Savigny » , in Deutsche Jahrbücher fur Wissenschaft und
Kunst, octobre 1841, p . 365-399.
     2. Cf. la lettre de Stein à A r n o l d R u g e , datée du 23 septembre 1841, citée d'après
W . Schmidt (1956) [voir ci-dessus, p . 2 1 6 , n. 1 ] , p . 146 : « L e contenu du c o m p t e rendu sur Savi-
gny fait partie des résultats d'un travail que j ' a i eu en main, et en idée, c h a q u e j o u r et à toute
heure depuis le début d e cette année ; c'est une partie d e m o n existence c o m m e esprit juridique ;
chaque pas que j ' y fais fut conquis après de longs et difficiles efforts. » M . H a h n (1969) [voir ci-
dessus, p . 2 1 3 , n. 3 ] , p . 3 5 , arrive à la m ê m e conclusion.
      3. Cf. Rainer Polley, « J . F. Kierulff » , in Biographisches Lexikon fur Schlesung-Holstein, v o l . 7
(1985), p . 110-112.
      4. Cf. Gerhard W e s e n b e r g , « Christiansen » , in Neue Deutsche Biographie, v o l . 3, Berlin, D u n c -
ker & H u m b l o t , 1957, p . 2 4 0 .
      5. Cf. J. J. C h . F. Christiansen, Wissenschaft der rômischen Rechtsgeschichte im GrundriBi, Altona,
H a m m e r i c h , 1 9 3 8 ; J. F. Kierulff, Théorie des gemeinen Civilrechts, Altona, H a m m e r i c h , 1839.
      6. Lorsque Christiansen (1838) parle d e la Philosophie du droit de H e g e l et d e l'Histoire du droit
de H u g o , il affirme c o m p a r e r un lion à un b œ u f (p. 9) ! La critique acérée que fait Kierulff de
l'École historique du droit est particulièrement explicite dans l'Introduction générale d e son œuvre
(1839), p . XVIII s. Cf. les contributions d'Eugen W o h l h a u p t e r et d e Karl Larenz aux volumes c o l -
lectifs : Festschrift zum 275jährigen Bestehen der Christian-Albrechts-Unwersitàt Kiel, Leipzig, Hirzel, 1940,
p . 48-108, particulièrement p . 88-91 ; p . 116-128.
      7. L. Stein, « D i e Wissenschaft der rômischen Rechtsgeschichte i m Grundrisse v o n
D r . Christiansen » , in Hallische Jahrbùcher, août 1839, p . 1601-1648. C e c o m p t e rendu est l'un des
tout premiers documents que nous avons sur la façon originale d o n t Stein c o n ç u t le rapport entre
philosophie et histoire o u , en d'autres termes, entre spéculation et expérience.
tion artificielles de l'histoire (p. 1618 et 1627). Le verdict de Stein sur
Christiansen est d o n c bien nuancé : il admire le projet d'écrire une histoire
de droit en fonction de la dernière étape de la philosophie. Mais il n'est
pas du tout convaincu par la réalisation de ce projet, que Christiansen
avait proposée dans son livre.
    Ainsi encouragé à se tourner vers la philosophie du droit de Hegel,
Stein fait un séjour d'études à Berlin (d'octobre 1840 à octobre 1841) qui
lui d o n n e l'occasion d'approfondir la connaissance qu'il a de cette pensée
et, plus particulièrement, des conceptions du droit qu'avaient tirées de
cette philosophie les disciples de Hegel parmi les juristes : Edouard Gans,
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en particulier . C'est peut-être m ê m e à Gans que pense Stein lorsqu'il
écrit en 1846 que la philosophie de Hegel « a produit des philosophes
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qui sont des juristes » ; ajoutant : « C'est ce dont nous avons besoin. »
Pendant ce séjour, Stein établira aussi un contact direct avec certains
dirigeants des « j e u n e s hégéliens » de l'époque, c o m m e par exemple ceux
qui se regroupaient autour de la revue Hallische Jahrbücher de T h e o d o r
Echtermeyer (1805-1844) et d ' A r n o l d R u g e (1802-1880), ainsi que de la
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revue qui leur succéda, les Deutsche Jahrbücher . Celles des lettres de Stein
à R u g e datant de cette é p o q u e qui se sont préservées constituent une
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source majeure d'information sur le développement de sa pensée . En
ressort d'abord, sur le plan théorique, le rejet de v o n Savigny et de Stahl,
les deux personnalités qui dominaient alors le droit et la philosophie du
droit à l'Université de Berlin. Le séjour de Stein dans cette ville le
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conduisit, certes, à étudier ces auteurs de façon approfondie , mais il ne
les en apprécia pas davantage. Bien au contraire : dans une lettre datée
du 23 septembre 1841, il déclina l'offre qui lui avait été faite de rédiger
pour les Jahrbikher une description de la faculté de droit de Berlin - parce
que, dit-il, « j e n'aurais quand m ê m e pu être que négatif... » (da ich doch

      1. Gans - sur cet auteur, cf. notre édition de son autobiographie, voir ci-dessus, p . 218,
n. 3 — étant mort très tôt, en mai 1839, Stein ne put plus suivre ses cours. Mais il lut ses œuvres.
Parmi les manuscrits de Stein n o n encore publiés, conservés à la Landesbibliothek de Kiel, se trouve
ainsi un extrait rédigé par Stein sur l'Histoire du droit de succession de Gans [l'édition allemande, en
4 vol., fut publiée de 1824 à 1835 — l'ouvrage fut partiellement traduit par Louis de L o m é n i e ,
Paris, M o q u e t et Challamel, 1845] ; cf. N . Waszek, « Lorenz v o n Stein Revisited » , in Politische
Vierteljahresschrift, 37 (1996), p . 379 et 3 8 4 ; Manfred Hahn, Burgerlicher Optimismus (1969) [voir ci-
dessus, p . 2 1 3 , n. 3 ] , p . 4 1 - 4 5 .
     2. L o r e n z Stein, « Kriminalrecht. N e u e Revision der Grundbegriffe des Kriminalrechts v o n
E. R . K ö s t l i n » , in AUgemeine Literaturzeitung, avril 1846, p . 739.
       3. À en croire ses lettres, conservées et publiées par W . Schmidt, Lorenz von Stein (1956) [voir
ci-dessus, p . 2 1 6 , n. 1 ] , p . 141-149, Stein s'adressa d'abord, de Kiel, à Echtermeyer, p o u r écrire
ensuite, de Berlin, à R u g e . Sur R u g e et sa revue, cf. Hans R o s e n b e r g , « A r n o l d R u g e und die
"Hallischen Jahrbùcher" » , in Archiv fur Kulturgeschichte, 20 (1930), p . 2 8 1 - 3 0 8 , repris dans son livre
Politische Denkstrdmungen im deutschen Vormàrz, Gôttingen, V a n d e n h o e c k & Rupprecht, 1972, p . 9 7 -
114, 135-138 (notes); Solange Mercier-Josa, Théorie allemande et pratique française de la liberté, Paris,
L'Harmattan, 1993.
        4. La valeur de ces lettres est autant plus grande que nous ne possédons pas, par ailleurs,
b e a u c o u p d'autres informations sur l'étape berlinoise du parcours de Stein.
        5. Il le dit explicitement dans une lettre à R u g e du 6 janvier 1841.
nur negativ batte sein könnenf. Mais, d'un autre côté, son rapport à Hegel
n'était pas n o n plus sans nuances : la m ê m e lettre à R u g e montre qu'il
aurait bien voulu se servir de la philosophie de cet auteur c o m m e d'une
alternative à Savigny et à Stahl ; mais il souligne aussi de façon très
explicite, quoique un peu énigmatique - qu'entend-il exactement par le
terme de Vollendung ? — qu'un « achèvement, o u accomplissement (Vollen-
dung), de la science de droit et de l'État du point de vue de Hegel est
                                     2
tout à fait impossible » . Il semble vouloir se rapprocher de l'esprit acti-
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viste et militant des Jahrbùcher , et c o m m e le montrent le ton amical et le
caractère intime des lettres, sa sympathie personnelle p o u r des personna-
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ges c o m m e R u g e ne fait aucun d o u t e - m ê m e si, p o u r ce qui concerne
le contenu, il préserva toujours son esprit d'indépendance ; et m ê m e si,
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bien vite, il prendra ses distances par rapport aux jeunes hégéliens . C'est
bien en pleine connaissance de cause que Stein choisit de publier dans les
Hallische, puis Deutsche Jahrbùcher ; et enfin dans l'autre organe de publica-
tion des jeunes hégéliens, la Rheinische zeitung [Gazette rhénanef. O n ne peut

      1. Les deux lettres de Stein à R u g e sont publiées dans W . Schmidt (1956) [voir ci-dessus,
p . 216, n. 1 ] , p . 144-147.
      2. Ibid., p . 147 : es ist ganz unmoglich, die Wissenschaft des Rechts und des Staats von Hegels Standpunkt
aus zur Vollendung zu bringen.
      3. Envoyant à la revue son c o m p t e rendu d'une édition de Feuerbach, Stein souligne ainsi
que le contenu de sa critique lui semble bien correspondre à l'esprit de celle-ci : Stein à R u g e ,
8 d é c e m b r e 1840 ; cité d'après W . Schmidt (1956) [voir ci-dessus, p . 216, n. 1 ] , p . 144. Cf. à ce
sujet H e i n z Nitzschke, Die Geschichtsphilosophie Lorenz «on Steins, M i i n c h e n et Berlin, O l d e n b o u r g ,
 1932, p . 121. Cf., p o u r le c o m p t e rendu, L o r e n z Stein, « Z u r Charakteristik der heutigen
Rechtswissenschaft [ C o m p t e rendu du manuel de droit pénal de Feuerbach, éd. par C . J. A . Mit-
termaier, Lehrbuch des gemeinen in Deutschland giltigen [sic] peinlichen Rechts, GieBen 1840] » , in Deutsche
Jahrbùcher fur Wissenschaft und Kunst (1842), p . 2 7 7 - 2 9 6 .
      4. Cf. par exemple sa lettre du 10 oct. 1841 dans W . Schmidt (1956) [voir ci-dessus, p . 216,
n. 1 ] , p . 148. Sur ce point, j e suis d o n c en a c c o r d avec R . H ô r b u r g e r (1974) [voir ci-dessus,
p . 216, n. 5 ] , p . 379 s. : « Les contacts avec R u g e , le séjour à Berlin, la collaboration à la Rhei-
nische ^eitung et la publication du premier ouvrage c h e z W i g a n d , tout cela prouve le lien de Stein
avec les jeunes hégéliens de tendance radicale. »
        5. La rupture avec les jeunes hégéliens se produira peu de temps après la publication de son
Socialisme et communisme [voir ci-dessus, p . 216, n. 3 ] , un ouvrage qui fut sévèrement critiqué par
A r n o l d R u g e - cf. « Z u r Verstândigung der Deutschen und F r a n z o s e n » [ 1 8 4 3 ] , maintenant dis-
ponible in Die Hegelsche Linke, éd. par Heinz et Ingrid Pepperle, Frankfurt, R ô d e r b e r g , 1986,
p . 712-747, ici p . 718 s - ainsi q u e par M o s e s Hess, « Sozialismus u n d K o m m u n i s m u s » (1843)
[voir ci-dessus, p . 2 1 3 , n. 1] ; cf. Dirk Blasius, « L o r e n z v o n Stein aïs Geschichtsdenker » , in Lorenz
von Stein. Geschichts- und gesellschaftswissenschaftliche Perspektiven, éd. par Dirk Blasius et Eckhart Pan-
koke, Darmstadt, W B G , 1977, p . 31 s.
      Il est rare de trouver dans les écrits de Stein des attaques explicitement dirigées contre les
jeunes hégéliens - simplement, il aboutit plutôt à des conclusions très différentes des leurs. Néan-
moins, on trouvera des remarques critiques (notamment sur Hess et M a x Stirner) dans les annexes
bibliographiques à la deuxième édition de son Socialisme et communisme [voir ci-dessus, p . 2 1 6 ] ,
p . 589 ; cf. M . H a h n (1969) [voir ci-dessus, p . 2 1 3 , n. 3 ] , p . 53.
      6. P o u r les contributions de Stein à la Gazette rhénane, cf. la bibliographie de W i l h e l m Klutentre-
ter, Die Rheinische Zeitung von 1842-1843, D o r t m u n d , Fr. W . Ruhfus, 1967, p . 2 2 2 . Sur cette revue, o n
pourra consulter en français le chapitre sur la Gazette rhénane dans Auguste C o r n u , Karl Marx et Frie-
drich Engels : leur vie, leur œuvre, t. II, Paris, PUF, 1958, p . 1-105. Il y a maintenant une nouvelle étude
en anglais par M i c h a e l Evans, Marx and the Rheinische £eitung, Manchester, University Press, 1995.
pas n o n plus considérer c o m m e un hasard le fait qu'il ait demandé à
R u g e de l'aider à publier ce qui fut (si l'on exclut sa thèse) son premier
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livre chez Otto W i g a n d , à Leipzig : un éditeur bien connu, à l'époque,
p o u r ses publications radicales.
    Très tôt, presque au début de sa carrière, Stein se détourna d o n c de
l'École historique du droit, alors prédominante, p o u r se tourner vers la
philosophie de l'idéalisme allemand et plus particulièrement vers le hégé-
lianisme, et les jeunes hégéliens ; un groupe qui, dans les années 1830 et
1840, acquit de plus en plus un caractère contestataire, si ce n'est
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subversif . Si ses années à Kiel et à Berlin furent sans aucun doute celles
pendant lesquelles il se montra le plus réceptif à l'idéalisme allemand, il est
par contre difficile de déterminer si et quand cette réception prit fin.
M ê m e dans ses publications plus tardives, c o m m e par exemple dans sa
                      3
 Verwaltungskkre , il se réclama encore, de multiples façons et très consciem-
ment, de Hegel. Sans doute Felix Gilbert a-t-il raison d'affirmer que Stein
se tourne peu à peu « de l'histoire des idées à l'histoire sociale » ; et que ce
furent les événements de 1848 qui suscitèrent, en la matière, des chan-
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gements décisifs dans sa pensée . O n constatera en effet que la première
version (de 1842) de son écrit, intitulée Socialisme et communisme en France,
porte encore la marque très nette de l'histoire des idées : Stein reprend de
Saint-Simon et de Fourier la critique de la polarisation sociale entre
capital et travail - une problématique qu'il a d'ailleurs déjà p u trouver,
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chez Hegel, dans la « dialectique » de « la société civile » ; et il la trans-
forme en une science de la société. Dans les versions plus tardives du
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m ê m e texte (1847-1848 et 1849-1850) , la question des conditions sociales

        1. L o r e n z Stein, Der Socialismus und Communismus (1842) [voir ci-dessus, p . 2 1 6 , n. 3 ] . Stein
écrivit en fait à R u g e , de Paris (le 4 janvier 1842 - la lettre fut publiée par W . Schmidt, Lorenz von
Stein (1956) [voir ci-dessus, p . 2 1 6 , n. 1], p . 148 s., en lui demandant de transmettre sa lettre à
W i g a n d et, sans doute, de présenter son projet oralement.
      2. Stein lui-même c o m m e n t a cette modification de statut de la philosophie hégélienne : la
révolution d e juillet aurait été le ferment poussant une philosophie naguère considérée c o m m e ser-
vile à revêtir des traits subversifs. Cf. la conférence intitulée « Histoire de la philosophie du
droit » , publiée in H e i n z Taschke, Lorenz von Steins nachgelassene staatsrechtliche und rechtsphilosophische
Vorleungsmanuskripte, Heidelberg, R . v. D e c k e r & G . Schenk, 1985, p . 185.
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     3. Lorenz Stein, Die Verwaltungskkre, 1 vol., Stuttgart, Cotta, 1865-1868 ; 2 éd. en 10 v o l .
1869-1884 [ = réimpr. : Aalen, Scientia, 1975].
     4. F. Gilbert, « L o r e n z v o n Stein und die Revolution v o n 1848. Ein Beitrag zur Entwicklung
Steins und zur Entstehung der deutschen Gesellschaftswissenschaft » , in Mitteilungen des bsterreichi-
schen Instituts fur Geschichtsforschung, 5 0 (1936), p . 369-387, ici p . 376.
       5. Hegel, PPhD, § 246 (éd. J.-F. Kervégan) [voir ci-dessus, p . 218, n. 7 ] , p . 305 ; cf. § 243
 et 2 4 5 , p . 302 et 304 : « Lorsque la société civile ne se trouve pas e m p ê c h é e dans son efficace, [...]
 l'accumulation des fortunes s'accroît [...], tout c o m m e s'accroissent, d e l'autre côté, l'isolement et le
 caractère borné du travail particulier et, partant, la dépendance et la détresse de la classe attachée à ce
 travail » ; « Il apparaît clairement [...] que, malgré l'excès de fortune, la société civile n'est pas assez
fortunée, c'est-à-dire qu'elle ne possède pas suffisamment, en la richesse qu'elle a en propre, p o u r
 remédier à l'excès de pauvreté et à l'engendrement de la p o p u l a c e . »
     6. C e s dates s'expliquent ainsi : la deuxième édition de son Der Sozialismus und Communismus...
fut publiée en 1848 et Stein signa sa préface « en septembre 1847 » ; Die Geschichte der sozialen Bewe-
gung fut publié en 1850 et Stein signa sa préface « au milieu du mois d ' o c t o b r e 1849 » .
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