Bernard Cottret, Thomas More : La face cachée des
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Marie-Claire PHELIPPEAU Moreana Vol. 50, 191-192 291-297 Bernard Cottret, Thomas More : La face cachée des Tudors. Paris, Tallandier, 2012, 402 pp., 24 €, ISBN 9782847348033 REVIEWER Marie-Claire Phélippeau Saluons en cette nouvelle biographie française de Thomas More, l’œuvre qui faisait défaut à tout lecteur francophone. L’introduction est remarquable, qui brosse un portrait rapide et contrasté de Thomas More, ce persécuteur devenu persécuté, et fait apparaître par des raccourcis saisissants tous les paradoxes du personnage, ainsi que les interrogations qu’il suscite. Un bon nombre de biographes ont été consultés et sont cités. Le lecteur s’attend à une présentation riche et équilibrée de More. Suivent 26 chapitres qui font revivre l’éducation, puis la carrière de l’humaniste, de l’auteur, du juriste et de l’homme d’état. Ces chapitres, regroupés en trois parties : « Un laïc en quête de son salut », « L’apothéose » et « La chute », marquent la volonté de l’auteur de suivre la destinée publique de Thomas More dans l’Angleterre des Tudors. Le biographe met l’accent sur le désir d’action du personnage. « Il faut rejeter la légende d’un More pacifique, que son irénisme aurait tenu éloigné de toutes les querelles nationales » (p.107). Au contraire des nombreuses biographies où l’hagiographie l’emporte sur l’histoire, l’auteur choisit avant tout de s’intéresser au « saint dans la Cité » (p.16).
292 Moreana Vol. 50, 191-192 Marie-Claire PHELIPPEAU Si l’on peut déplorer une inexactitude mineure, l’affirmation à tort que More épousa la cadette des filles Colt, alors qu’il prit pour femme l’aînée, Jane, l’esprit général n’est cependant pas trahi puisque la raison du choix de More est maintenue : il craignait, en épousant la cadette qui lui plaisait mieux, de condamner la sœur aînée au célibat, situation peu envieuse à cette époque. Cottret replace remarquablement la vie et l’œuvre de Thomas More dans l’histoire européenne et mondiale de l’époque : la découverte de l’Amérique, le développement de l’imprimerie, la pénétration plus rapide des idées étrangères. Il brosse avec justesse le portrait d’Henry VIII lors des premières années de son règne, lorsque l’ensemble du royaume bénéficiait d’un état de grâce, propice à la création littéraire. De même, l’ambition de la famille More, rendue fort perceptible, explique efficacement l’ascension sociale de More qui embrasse la carrière de juriste pour obéir à son père. Si la biographie fait référence aux meilleures études, qu’elles soient écrites en français, anglais ou allemand, et si les sources latines bien traduites sont fort appréciées, l’original de l’œuvre repose encore davantage sur les analyses historiques de Bernard Cottret, particulièrement éclairantes lorsqu’elles concernent les questions religieuses ou le développement de l’humanisme. En rupture, par exemple, avec l’historiographie actuelle qui, cherchant à réhabiliter le Moyen Âge, veut établir l’idée d’une Renaissance médiévale aux XII-XIIIe siècles qui ne ferait que se prolonger aux XVe et XVIe siècles, Cottret affirme : « Ce que l’on a appelé d’une formule indispensable la ‘Renaissance’, a bien existé. La Renaissance est en fait un changement brusque de perception » (p.44). Cette volonté de rupture avec les attitudes antérieures, caractéristique de la Renaissance, est rendue sensible chez Thomas More, notamment dans son entreprise d’humaniste, de traducteur de
Marie-Claire PHELIPPEAU Moreana Vol. 50, 191-192 293 Lucien par exemple. Cependant, More n’est pas un moderne totalement. A cet égard, il me semble difficile de valider l’opinion de Miguel Abensour – cité en note – qui oppose le « dire prophétique » de Savonarole au profit de la « voix oblique de l’utopie » choisie par More. En effet, ce dernier, dans sa Vie de Pic de Mirandole, cite précisément les dires prophétiques du dominicain, Jérôme Savonarole, qui aurait eu la vision de Jean Pic dans les flammes du purgatoire. Sans doute, dans cet écrit de jeunesse, More, le moraliste, avait-il un tel souci d’édifier qu’il s’en remettait aux rumeurs de l’époque, même si plus tard, il devait se méfier des légendes glorieuses dont la tradition affublait les saints. Il n’en reste pas moins que le chapitre consacré à l’œuvre de More sur Pic de la Mirandole est particulièrement éclairant, tant par l’analyse du modèle – dans la tradition des exempla du Moyen Âge – que More se choisit chez l’Italien humaniste et laïc comme lui, que par cette affirmation : « la réputation de Pic de la Mirandole outre-Manche dépendit étroitement du travail pionnier de More » (p. 61). Pionnier dans sa découverte de Pic, More l’était aussi avec Erasme dans l’élaboration du néo-latin, traduisant en latin les écrits grecs de Lucien et contribuant ainsi à définir une langue proprement européenne. Soyons reconnaissants à Bernard Cottret d’avoir fait revivre le Thomas More humaniste. Le chapitre 7, consacré à l’Eloge de la folie, brosse un tableau vibrant d’une époque d’effervescence heureuse où deux amis s’amusent à écrire et railler la cour papale dans une atmosphère de liberté et d’exultation littéraire. La « bataille du grec » dans laquelle More se distingue par sa célèbre lettre à l’Université d’Oxford est bien dans la veine de l’Utopie, comprise comme un divertissement, écrite dans une période d’optimisme et de liberté, où l’amitié entre Erasme et More entretient les élans littéraires et permet les audaces. More a tout juste 30 ans alors. La biographie se poursuit par un chapitre intitulé « La course à la réussite » et s’ouvre par ces
294 Moreana Vol. 50, 191-192 Marie-Claire PHELIPPEAU mots : « More, l’humaniste fervent, More, l’helléniste distingué, le fort en thème, la coqueluche d’Erasme, le dédicataire de l’Eloge de la folie, More fut d’abord pour ses compatriotes un bourgeois, un grand juriste d’affaires, l’un des meilleurs défenseurs des intérêts commerciaux de Londres et de l’Angleterre dans la compétition internationale » (p.87). Ce chapitre se conclut par le rappel de l’affaire Hunne ; Cottret montre que More avait alors clairement choisi son camp, celui de l’Eglise qui affirmait le suicide de Hunne, contre celui de la Couronne qui, en soutenant la thèse de l’assassinat, était « prête à faire feu de tout bois pour limiter le pouvoir des prêtres » (p. 96). La carrière de More, entré au service du roi, se déroule dans un contexte européen : « Aux côtés de Tunstall, Thomas More était désormais au sommet de la diplomatie entre les Etats. Et pourtant, loin des siens, au contact des grands, il s’ennuyait. Son Utopie […] fut le beau fruit de ce désagrément » (p.99) On découvre le More diplomate qui écrit en latin aux élites européennes : « la correspondance latine fut l’instrument privilégié du cosmopolitisme des élites au sein de l’Occident chrétien » (p.101). On découvre en même temps l’homme privé, décrit avec tant d’affection par Erasme, puis un More « gallophobe » comme ses compatriotes. La deuxième partie du livre aborde « L’Apothéose de Thomas More », période où il écrivit l’Histoire de Richard III et l’Utopie, et où il devint indispensable à Henry VIII. « Tandis que More gravissait tous les échelons de sa carrière, Erasme poursuivait son ascension dans les esprits » (p.148). C’est l’époque de l’arrivée de Wolsey comme Chancelier, de la percée des thèses réformistes, de la Défense des Sept Sacrements. Et cependant, le biographe écrit : « dans l’adversité même, Thomas More était profondément heureux » (p.176). Les enjeux de l’avancée des idées luthériennes sont évoqués avec précision dans le chapitre « Les Protestants, nouveaux
Marie-Claire PHELIPPEAU Moreana Vol. 50, 191-192 295 Ottomans ? » et tout jeune chercheur sera éclairé par les paragraphes consacrés à « la tradition, entre l’oral et l’écrit » (p.176-178). Avec Tyndale, Bugenhagen et Barnes, est évoquée l’offensive évangélique luthérienne et l’activité épistolaire et polémique de More. Face à la « Grande Affaire » du roi – son souhait de divorcer de Catherine d’Aragon – More reste muet, comme on sait, et poursuit son œuvre de défenseur de l’Eglise catholique avec le Dialogue concernant les hérésies. Bernard Cottret analyse l’œuvre avec un regard neuf, que ne partageront pas tous les inconditionnels de saint Thomas More : « En dépit de ses qualités intellectuelles et de son détachement affecté, le Dialogue décevra tous ceux qui chercheront un livre écrit par un saint ; ils y découvriront le plus intraitable des tortionnaires, et le plus impitoyable des justiciers » (p.203). More, en 1529, est le signataire de la Paix des Dames, à Cambrai avant d’être nommé Chancelier. Si More est préféré par le roi à Tunstall ou à Warham pour cette fonction, c’est qu’il est un laïc. Selon Cottret, il doit sa promotion « à la montée de l’anticléricalisme en Angleterre à la veille de la Réforme religieuse » (p.209). Le biographe se risque alors à un certain éloge, mettant en avant les diverses qualités de More, parmi lesquelles sa bonté naturelle. Suivent alors les occasions où More eut à défendre sa position et celle de l’Eglise contre les attaques (de Simon Fish par exemple dans sa critique du purgatoire) et où il se montra intransigeant contre les hérétiques. « Pendant les deux ans et demi où il occupa la chancellerie, six personnes furent brûlées vives pour hérésie, dont une moitié était directement poursuivies par lui » (p.221). Ni l’analyse des enjeux spirituels et religieux, ni le rappel du contexte historique ne faillit à aucun moment dans cette biographie, mais ils fournissent au lecteur une vision dépassionnée et aussi
296 Moreana Vol. 50, 191-192 Marie-Claire PHELIPPEAU complète qu’il est possible dans un seul ouvrage et permettent de mieux comprendre le personnage et ses actions. La troisième partie de Thomas More, la face cachée des Tudors, intitulée « La Chute » s’ouvre sur le chapitre 20, « L’Exilé de l’intérieur ». More démissionne le 15 mai 1532. Cottret montre un personnage aux abois. « More a peur désormais ; il sait confusément qu’il a perdu la partie et que l’avenir appartient à ses adversaires » (p.234). Il rédige encore plusieurs longues œuvres polémiques, chacune analysée et commentée par l’auteur. Le lecteur est face à un Thomas More bien différent de l’humaniste heureux des premières années, qui renie ses premières œuvres et prononce « son acte de contrition » tant il en voit l’effet pernicieux sur les esprits (p.245). La question du conciliarisme de More, que traditionnellement l’on oppose à son soutien plutôt tiède à la papauté dans ses écrits, est discutée par le biographe-historien, qui se réfère au dominicain Pedro de Soto, ancien directeur spirituel de Charles Quint (p.258). Suivent les pages attendues sur l’incarcération et l’exécution de Thomas More. Parmi elles, on note une éclairante analyse du terme « conscience » dans ses diverses acceptions et son évolution historique (p.261-262). La position ecclésiale de More est discutée avec grande maîtrise, les événements extérieurs demeurent toujours présents au travers du récit, alors que More qui vit en quelque sorte à la Tour « sa vocation monastique », assouvit « son penchant contemplatif » et poursuit son œuvre d’écrivain. Les œuvres de la Tour sont analysées au travers du récit des quinze mois d’emprisonnement que ponctuent dialogues et citations. Dans ce récit bien connu, on note cependant des réflexions originales et éclairantes : « More forgeait déjà à son insu peut-être une culture de résistance qui allait se transmettre à ses frères catholiques » (p.278). Le jugement de l’auteur qui ne déroge pas à l’admiration que connaît tout honnête biographe de More apparaît une dernière fois dans ce rappel final de l’attitude d’Erasme qui avait
Marie-Claire PHELIPPEAU Moreana Vol. 50, 191-192 297 regretté que More s’engageât dans une « affaire dangereuse ». « Décidément, conclut Bernard Cottret, Erasme, frileux, n’aura jamais pu comprendre la nécessité de l’engagement ni l’esprit de résistance » (p.307). Cette biographie a su redonner à More la force virile qui lui fait si souvent défaut dans nombre d’hagiographies, en dehors de sa mort héroïque. Elle ouvre une fenêtre plus large sur l’histoire de la première moitié du seizième siècle anglais y replaçant dans sa multiple dimension cet homme dont l’auteur nous affirme que l’aventure intellectuelle et spirituelle est l’une des plus attachantes de la Renaissance. Saluons l’entreprise de Bernard Cottret qui nous livre l’esprit qui l’a animé : « J’ai écrit ce livre sans complaisance, mais avec admiration. Et, peut-on encore oser le dire aujourd’hui ?, par conviction, voire par provocation humaniste. » (p.17) On ne peut que recommander vivement la lecture de ce livre à qui s’intéresse à l’époque, à l’histoire de la chrétienté et à Thomas More. Marie-Claire Phélippeau moreana.editor@moreana.org
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