Boîtes crâniennes retournées - Nancy Huston 24 images

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Boîtes crâniennes retournées - Nancy Huston 24 images
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24 images

Boîtes crâniennes retournées
Nancy Huston

Number 195, July 2020

Histoires de cinéma : l’expérience collective des films

URI: https://id.erudit.org/iderudit/94192ac

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Publisher(s)
24/30 I/S

ISSN
0707-9389 (print)
1923-5097 (digital)

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Huston, N. (2020). Boîtes crâniennes retournées. 24 images, (195), 32–35.

Tous droits réservés © 24/30 I/S, 2020                                      This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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Boîtes crâniennes retournées - Nancy Huston 24 images
Boîtes crâniennes
                            retournées
                           par NANCY HUSTON, écrivaine

           Calgary, 1963-1967. Une fois par an, alors
            que les finances familiales sont plus que
           justes (il y a de perpétuels problèmes de
            dettes et d’hypothèques et d’emprunts
            et de remboursements et il faut calculer
             au plus près les dépenses du ménage),
           mon père se permet une « folie » : il invite
               toute la famille au cinéma et nous
               discutons ensemble du film après.

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H ISTOIRE S D E CIN É M A   l’expérience collective des films

             ↑
             énette de Nicolas Philibert (2010)

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H ISTOIRE S D E CIN É M A — l’expérience collective des films

           Charade, Doctor Zhivago, My Fair                       pour un non, transformant tout commen-
           Lady, Elvira Madigan : éblouissements                  taire en un slogan à scander en manif :
           absolus ; fierté d’être estimée assez mûre,            quand l’image est floue, ils engueulent
           à 12-13 ans, pour comprendre ces films                 le projectionniste : « Le/point ! Le/
           où se déchaînent les émotions adultes :                point ! » Écœurés par le propos ambigu
           désir sexuel, terreur, conflits politiques…            de Liliana Cavani dans Portier de nuit,
                Wilton (New Hampshire), 1968-1970.                qui montre une relation « trouble » entre
           Dans « la Grande Salle » de mon école,                 un officier nazi et une jeune Juive, ils
           trois ou quatre fois l’an : projections de             quittent la salle le bras levé en hurlant
           grands classiques du cinéma en noir et                 « Heil Hitler ! »
           blanc : Rebecca, Les Hauts de Hurlevent,                     Et ensuite… tant et tant de souvenirs
           Les enfants du paradis… Dans le noir, les              de salles obscures parisiennes, partageant
           mains des garçons bougent, frôlent, inter-             le délice de la découverte avec un amant,
           rogent, les genoux des filles s’écartent un            une copine, mon mari, mes enfants, mes
           peu ou au contraire se resserrent. Lèvres              étudiants… Émerger dans la rue ensuite,
           se rapprochent, souffles se retiennent,                à la Bastille, à Montparnasse, au Quartier
           soupirs se poussent, dos se cabrent,                   latin, et ne plus savoir où l’on se trouve, se
           épaules se frottent, pieds se testent et               frotter les yeux, ne réintégrer que peu à
           hormones dégoulinent : la salle devient                peu le réel… Me faire des amis cinéastes
           un seul et unique animal respirant,                    – Léa Pool, Jean Chabot, Yves Angelo,
           vibrant, tout palpitant de désir. Idem                 Jennifer Alleyn – et suivre avec eux la
           pour les cinémas en plein air, quelques                création d’un film de A à Z, collaborer à
           petites années plus tard.                              leurs scénarios, voire jouer dans leurs
                Paris, 1975. Depuis Mai 1968 la jeu-              films, sentir leur excitation lors de la
           nesse française est « politisée à mort » et,           première projection en salle… Émotion
           pour faire mon éducation politique, mes                indicible d’entrer avec d’autres dans une
           nouveaux camarades m’amènent réguliè-                  salle obscure où se projette… un film de
           rement à la Cinémathèque – la grande, au               ma fille ! un film de mon beau-fils !
           Trocadero, ou la petite, à l’École normale                   Mais de toute ma vie, l’expérience de
           supérieure de la rue d’Ulm. Pas pour nous,             cinéma la plus surprenante fut sans doute
           les drames bourgeois intimistes d’un                   la projection en trois fois du film docu-
           Ingmar Bergman – non ! mais Eisenstein !               mentaire Nénette de Nicolas Philibert –
           Chris Marker ! films de combat sur la                  génial portrait d’un orang-outan femelle
           guerre d’Espagne, la guerre d’Algérie, la              qui vit encagé depuis des décennies à
           guerre du Vietnam !                                    la ménagerie parisienne du Jardin des
                Ces jeunes Français sont courageux,               plantes. Après avoir eu deux maris et
           ils râlent et se plaignent pour un oui et              plusieurs enfants, Nénette aujourd’hui

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H ISTOIRE S D E CIN É M A   l’expérience collective des films

                 vieille habite avec son fils cadet, un jeune         indifférente à ce qui se passe ; mais son
                 mâle adulte ; ses gardiens humains nous              fils qui voit (sans se reconnaître) un jeune
                 expliquent que la ménopause n’existant               orang-outan mâle de trois mètres de haut
                 pas chez les singes, ils glissent par pré-           qui se tape sur la poitrine : il s’excite,
                 caution une pilule contraceptive pulvéri-            pousse de grands cris et, bouleversé, se
                 sée dans son yaourt chaque matin.                    sauve au fond de la cage. Nicolas décide
                     La première projection a lieu à la               alors de projeter la suite du film sur un
                 salle communale d’un petit village du                écran d’ordinateur. Là, au lieu d’être
                 centre de la France. Nicolas Philibert est           plus grands que nature, donc affolants,
                 présent. La période questions-réponses               les singes sont tellement petits qu’ils
                 qui suit la projection est assez analogue            en deviennent insignifiants. Nénette
                 au film lui-même, avec Nicolas à la place            reste imperméable à son propre charme.
                 de Nénette et les gens dans la salle à la            L’ennui s’installe, les bêtes se grattent,
                 place des visiteurs du zoo, chacun réagis-           grignotent, regardent ailleurs.
                 sant selon son univers. (Certains voient                   Ô salles obscures, salles obscures,
                 dans la cage une métaphore des camps,                boîtes crâniennes merveilleusement
                 par exemple, et dans les cordes et plate-            retournées où se projettent, s’explorent
                 formes des instruments de torture…)                  et se déclinent en mille mosaïques nos
                 Soudain un homme interpelle Philibert                rêves, souvenirs et fantasmes, consom-
                 sur un ton agressif : « Et alors – vous              més aux côtés de nos semblables, circu-
                 avez eu la réponse à la question de                  lant, ombres oniriques, d’un inconscient
                 l’inceste ? Ils copulent ensemble la mère            à l’autre, vécus dans le corps, dans le
                 et le fils, oui ou non ? Vous n’avez même            souffle retenu, le rire lâché, les mouchoirs
                 pas cherché à le savoir ! Donc, censure,             qui sortent pour escamoter les larmes,
                 une fois de plus ! Alors que c’était le seul         l’odeur délicieuse du popcorn, le craquè-
                 truc intéressant dans tout le film ! » Nous          lement agaçant d’un paquet de bonbons
                 apprendrons plus tard, faut-il s’en éton-            qui met trois minutes à s’ouvrir, la trop
                 ner, que cet énergumène exerce le métier             grosse tête de la femme assise devant
                 de psychanalyste.                                    nous et les ronflements du monsieur à
                     Belle illustration de l’intégrité de             côté et les jeunes qui consultent sans
                 Philibert qui, soucieux de ne pas « pro-             cesse leurs putains de téléphones por-
                 fiter » des individus qu’il filme, leur              tables… tout cela se glissant dans notre
                 montre toujours le résultat de son tra-              cœur, dans notre intimité la plus pro-
                 vail, la deuxième projection a lieu à la             fonde, merci aux salles obscures d’avoir
                 ménagerie elle-même, devant Nénette et               accueilli et fait éclore notre ardeur d’être
                 son fils. Nénette a encore vieilli depuis            provisoirement vivants et définitivement
                 le tournage, elle semble totalement                  cinéphiles ensemble.

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