HH L'EPOPEE JHH DES SLEEPINGS - Revue Des Deux Mondes

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^ ^ ^ ^ M j    JEAN-PAUL CARACALLA

       H H            L'EPOPEE
       JHH DES SLEEPINGS

                 V o y a g e r e n train était bien,
        y dormir confortablement était mieux...
et le Belge Georges Nagelmackers inventa le wagon-lit.

        B    alzac, Flaubert, Musset, Théophile Gautier se sont
               montrés bien injustes à l'égard du voyage en chemin
de fer. L'ère nouvelle qui débute avec le train en 1835 n'apporte
pas, pour eux, de nouveauté sur le plan de la rapidité et du
confort. Daumier nous laisse de ces premières liaisons ferroviaires
de féroces estampes, dans lesquelles le voyageur de troisième
classe semble aussi inconfortablement installé que dans une
patache. L a fumée de la locomotive prenant le relais de la pous-
sière du chemin. Ce monstre d'acier, pensaient-ils, allait gâter
le paysage et, ses progrès dans le domaine de la vitesse altérer la
santé des voyageurs.
      Soyons juste, pouvait-on envisager l'évolution rapide du
chemin de fer et imaginer qu'il serait la grande aventure de la
           e
fin du x i x siècle ? Rien ne résistera au train : la forêt s'ouvrira
devant lui, la montagne accouchera d'un tunnel, les fleuves lui
tendront leur tablier pour les franchir.
      Alors nous viendra d'Amérique la rumeur d'un progrès
ignoré jusqu'ici des ingénieurs : ce progrès c'est le confort. Là-bas,
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le jeune George Mortimer Pullman modifie le décor classique du
wagon de chemin de fer : des sièges transformables en lits, pour
dormir tandis que le train roule, des panneaux décoratifs, des
miroirs soulignés de cuivres éclatants.

        L    e 18 décembre 1867, un steamer de la Cunard Line
              quitte Liverpool à destination de New York. A son
bord trois Belges venant d'Anvers à destination de l'Amérique.
Le trio est composé de deux jeunes garçons chaperonnés par un
aîné, le comte de Berlaymont. Maurice Aubert accompagne son
camarade Georges Nagelmackers, victime d'un chagrin d'amour.
Georges est le fils d'un banquier de Liège dont le nom, aujourd'hui
encore, est celui de la plus ancienne banque d'affaires de Belgique.
Il a vingt-trois ans, sort de l'Ecole des mines, avec son brevet
d'ingénieur en poche. Il est amoureux de sa cousine plus âgée
que lui, voilà une affaire qui ne plaît guère à ses parents. Puisque
le comte de Berlaymont a des projets de voyages, que Georges
l'accompagne ainsi que son camarade Maurice. Grâce au Journal
que tient le comte de Berlaymont, nous pouvons suivre les voya-
geurs dans leur découverte du Nouveau Monde.

      Georges Nagelmackers oubliera vite ses amours enfantines
pour s'amouracher des premiers wagons de George Mortimer
Pullman dans lesquels il voyage pour se rendre d'une ville à une
autre. Le jeune ingénieur en suppute avantages et inconvénients.
Berlaymont, dans son Journal, nous décrit par le menu la façon
dont sont agencés ces wagons. Les sleeping-cars sont traversés
par le milieu d'un couloir central. Les couchettes se transforment
en banquettes pendant le jour. Ils possèdent, à leurs extrémités,
water-closet et cabinet de toilette. Il n'y a pas de compartiment
proprement dit, des rideaux seuls séparent les dormeurs. Ber-
laymont est surpris et constate qu'il n'y a pas de compartiment
réservé aux dames, et que l'exiguïté du passage central fait
entrouvrir, chaque fois qu'on le traverse, les rideaux protégeant
l'intimité de chacun. « Les Américains, qui poussent la déférence
à l'égard des dames si loin que, même dans les gares ils leur
réservent des salles d'attente, semblent agir ici contre leur pru-
derie habituelle », note-t-il. Georges, de son côté, observe, mesure,
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                                       apprécie car sa décision est
                                       prise : dès son retour en
                                       Europe, il va travailler à

            0
                                       un projet de voiture-lit.
                                       Pullman a inventé le wagon-
                                       dortoir, lui va en adapter
                                       l'idée et concevoir la cabine
                                       fermée donnant sur un cou-
                                       loir latéral : le wagon-lit.

                                                           Et
                                        Georges Nagelmackers
                                         inventa le wagon-lit...

                                          Rentré     en Belgique,
                                       Georges        Nagelmackers
                                       classe ses notes, ses cro-
                                       quis, ses observations, ses
                                       calculs financiers. Pour-
                                       quoi, se dit-il, ne voyage-
                                       rait-on pas confortablement
                                       dans les chemins de fer
                                       d'Europe ?
                                          Il rédige et publie à ses
                                       frais une brochure intitulée
                                       Projet d'installation de wa-
                                       gons-lits sur les chemins de
                                       fer du continent. Ce docu-
                                       ment daté du 20 avril 1870
                                       annonce que le voyage en
                                       train va sortir de la pré-
                                       histoire.
                                          La guerre franco-prus-
                                       sienne de 1870 viendra
         Georges Nagelmackers          contrecarrer les projets de
                                       Georges Nagelmackers. L a
                                       paix     revenue,    d'autres
obstacles se présentent : techniques, financiers, politiques. Que
l'on s'imagine ce que sont à cette époque les chemins de fer euro-
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péens. D'un pays à l'autre, les règles techniques ne sont pas les
mêmes : gabarits des voitures différents, systèmes de freinage, de
chauffage, d'éclairage, d'accouplement dissemblables. L'Europe
très cloisonnée oblige les voyageurs continentaux à des trans-
bordements aux frontières. Les réseaux dépendent d'une multi-
tude de petites compagnies qui rendent les négociations difficiles.
L'obstination de Nagelmackers est renforcée par l'appui que lui
apporte depuis peu son souverain, le roi Léopold. Il obtient, en
novembre 1872, un contrat qui lui permettra de faire circuler
une voiture-lit qu'il a construite sur la ligne Paris-Vienne. C'est
le succès pour le premier sleeping-car, la presse se fait l'écho de
l'événement : « Le monde élégant doit à l'ingénieur Nagelmackers
la manière américaine de voyager, améliorée, en fonction des
usages européens. »

      Nagelmackers profite de son succès pour accélérer la signa-
ture de nouveaux contrats. 19 février 1973 Paris-Avricourt, Paris-
Calais, Paris-Cologne, Paris-Berlin. 15 juin 1873 Ostende-Berlin,
Ostende-Cologne.
      Après l'Etat belge, les chemins de fer rhénans, les empires
d'Europe centrale, lui ouvrent leurs voies. Des voitures-lits cir-
culent entre Vienne et Prague, Berlin et Vienne, Berlin et Ham-
bourg... et, le 4 décembre 1876, Georges Nagelmackers fonde la
Compagnie internationale des wagons-lits, société de droit belge,
ayant son siège social à Bruxelles et dont l'un des puissants
actionnaires n'est autre que le roi Léopold II de Belgique. De
nouvelles concessions, accordées, permettent à Nagelmackers de
tisser une trame de liaisons ferroviaires de nuit sur toute l'Europe.
Le wagon-lit a acquis ses titres de noblesse. Aucun réseau de che-
min de fer, à partir de 1880, ne peut lancer un express de nuit
sans faire appel à la Compagnie internationale des wagons-lits.

     Mais ce que veut Nagelmackers, c'est créer des trains compo-
sés uniquement de ses propres voitures, des trains dans lesquels
le voyageur pourrait se restaurer, faire sa toilette, dormir comme
dans un appartement. Pour cela, il met au point une formule
de voiture-restaurant. Après trois ans d'études et d'essais il
commande, en 1882, à des ateliers munichois la voiture qui va
lui permettre de réaliser ce premier express composé exclusive-
ment de wagons de sa compagnie. 1882 est l'année décisive.
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Georges Nagelmackers va frapper un grand coup. Il décide d'invi-
ter quelques personnalités du monde ferroviaire et de la presse
à un voyage Paris-Vienne, aller et retour. Avec un sens de la publi-

Ic    calurilère                    Le couloir               Le cabinet de toilette

          Installation de jour...                       et de nuit

                       Intérieur    d'un wagon-lit en 1875

cité très efficace, il fait parvenir son invitation sous forme de lettre :
« Vous avez pu voir dans les journaux que noire compagnie
organise entre Paris et Vienne un train d'essai dit "Train Eclair
de luxe". Si le cœur vous en disait, :t si vous ne redoutiez pas
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un voyage à toute vapeur de 2 000 kilomètres, nous serions
heureux de vous voir vous joindre à nous. Je pense qu'il serait
intéressant pour vous qui voyagez beaucoup de juger par vous-
même la manière dont nous voulons transporter, plus rapidement
et plus confortablement, sur les grandes lignes du continent.
Nous partons de Paris mardi 10 octobre à 6 h 40 du soir (gare de
Strasbourg (l)), nous serons à Vienne mercredi soir et en repar-
tirons vendredi... »

                                L'Orient-Express et ses chantres

      Ce train éclair, le tout premier grand express international,
prélude à l'Orient-Express.
      Joindre la Seine au Bosphore sans avoir à descendre du
train est le pari que s'est fixé Georges Nagelmackers avec son
Orient-Express. Cette gageure, c'est déjà une certaine idée de
l'Europe ! C'est, en tout cas, une des premières manifestations
de sa prise de conscience.
      Que l'on pense à ce que représente la mise au point du
voyage d'un tel train ; la signature d'un contrat avec chacun des
dix réseaux ferroviaires, qu'il faudra emprunter, l'attente de
l'avancement des travaux de construction des voies dans les
Balkans qui ne seront terminés qu'en 1889. D'ici là, l'Orient-
Express devra s'arrêter au bord du Danube que les voyageurs
traverseront sur un bac. Ils reprendront un train jusqu'au port
de Varna sur la mer Noire, où ils embarqueront sur un bateau
du Lloyd autrichien à destination de Constantinople. Malgré
ces transbordements, c'est une économie de trente heures que
feront les voyageurs par rapport au service en vigueur jusque-là.
       « Rien ne commence par la littérature mais tout finit par
elle, y compris l'Orient-Express », écrit Paul Morand. Les écri-
vains vont maintenant effacer par leurs louanges les critiques
acerbes portées contre le train par les grands auteurs de la moitié
      e
du x i x siècle. Edmond About, qui fera partie du premier voyage
de l'Orient-Express le 4 octobre 1883, écrit dans son livre De
Pontoise à Stambul :

    (1) Il s'agit de l'actuelle gare de l'Est.
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       « L'aventure que je vais vous raconter par le menu ressem-
ble au rêve d'un homme éveillé. J'en suis encore ébloui et étourdi
tout ensemble, et la légère trépidation des wagons-lits vibrera très
probablement jusqu'à demain dans ma colonne vertébrale. Il y a
exactement treize jours que je quittais les bords de l'Oise pour
aller prendre le train rapide de l'Orient à la gare de Strasbourg ;
et dans ces treize jours, c'est-à-dire, en moins de temps qu'il n'en
fallait à Mme de Sévigné pour aller de Paris à Grignan, je suis
allé à Constantinople... »
       Le romancier de l'Homme à l'oreille cassée fait un récit
enthousiaste et passionné de son voyage, Georges Boyer, l'envoyé
spécial du Figaro, dans le numéro daté du 20 octobre 1883 titre :
« L'Orient , à toute vapeur ». Plus tard, Paul Morand, Joseph
Kessel, Mac Orlan, Emile Henriot, Valéry Larbaud, Jacques
Chardonne, Graham Greene... vanteront le charme du voyage en
wagon-lit, cette « solitude mobile des cabines et des compar-
timents ».

                                         Les grands hôtels
        compléments      indispensables des grands express

      Les nombreux bureaux chargés de la vente des places de
wagons-lits sont rapidement devenus de véritables agences de
voyages. Plus tard, en 1928, le jumelage de ces bureaux avec
ceux de Thomas Cook devait former la plus grande organisation
mondiale de voyages.
      Georges Nagelmackers, inquiet du sort de ses voyageurs
au terminus des grands express, crée en 1898 une filiale, la
Compagnie internationale des grands hôtels, première chaîne
hôtelière européenne. Ainsi, à Paris, l'Elysée Palace, avenue des
Champs-Elysées (actuellement le siège d'une grande banque),
à Constantinople le Péra Palace destiné à recevoir les voyageurs
de l'Orient-Express, à Lisbonne l'Avenida Palace, pour ceux du
Sud-Express, à Pékin le Grand Hôtel des wagons-lits pour l'arri-
vée du Transsibérien, etc. Le génie du fondateur des wagons-lits
ne s'arrête pas là, il transforme un château des Ardennes situé
entre Dinant et Jemelle en hôtel. Dans le vaste parc de 4 000 hec-
tares, il organise chasse au chevreuil, faisan et lièvre ; pêche à la
truite dans les rivières, l'Yvoigne et la Lisse. Equitation, concerts.
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promenade..., inventant ainsi le premier club de vacances à prix
forfaitaire.

        G      eorges Nagelmackers avait acheté à Villepreux, non
                 loin de Paris, une vaste propriété dans laquelle
il fit construire une grande bâtisse et des communs. Il aimait s'y
retrouver en famille ou y organiser des garden-parties, dont cer-
taines sont demeurées célèbres.
       Là aussi, il lui faut inventer. Il construit une petite centrale
électrique pour éclairer les maisons. Il découvre une source dont
l'eau potable se retrouvera sur les tables des wagons-restaurants,
l'élevage de vaches fournissant le lait des petits déjeuners des
grands express.
       Cet homme infatigable meurt à l'âge de soixante ans le
 10 juillet 1905 à Villepreux, au moment même où, à la grande
 exposition ferroviaire de Liège, la Compagnie des wagons-lits
 présente une voiture-restaurant portant le numéro 1 000, chiffre
 symbolique de la première grande étape de l'histoire des wagons-
 lits.
       Le nom de Georges Nagelmackers n'est pas resté dans les
 mémoires comme celui de Pullman dont la prononciation est plus
 aisée. Dans le livre i'Orient-Express, que Jean des Cars et moi-
 même avons publié récemment (2), nous avons tenu à lui rendre
 hommage. Son nom paraît dans les nouvelles éditions du Larousse.
 La municipalité de Villepreux, qui s'honore d'avoir eu Georges
 Nagelmackers comme administré, vient de donner son nom à une
 avenue de la ville nouvelle.
       Pionnier du confort sur le rail, Georges Nagelmackers, par
 son courage, son obstination, demeure un exemple pour ceux qui,
 aujourd'hui, ont la charge de diversifier les activités de la Compa-
 gnie internationale. Européen, il le fut en gommant les frontières.
 Son cosmopolitisme a montré qu'une meilleure connaissance des
 pays et des hommes est toujours facteur de progrès.

                                        JEAN-PAUL     CARACALLA

     (2) Chez   Denoël.
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