Littérature et entreprise : Le Dictionnaire La poste Des métiers et Des fictions, portrait D'une entreprise

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Présentation

Littérature et entreprise :
le Dictionnaire La Poste
des métiers et des fictions,
portrait d’une entreprise

Comme autrefois l’usine et avant elle l’église, l’entreprise est devenue
aujourd’hui le lieu fondamental de la société contemporaine. Partout dans
le monde, toutes les villes ou presque affichent des enseignes qui sont autant
de structures d’envergures nationales et internationales derrière lesquelles
travaillent des dizaines et des centaines de milliers de personnes et où
convergent les achats de millions voire de dizaines de millions d’autres,
qui elles-mêmes, travaillent dans des lieux semblables. Dès lors, en quoi
pouvait consister un projet d’écriture qui ne soit ni un roman « extérieur »
- souvent à charge -, ni une simple « commande » ? Tenter d’y répondre
fut le but et l’objet de ce Dictionnaire La Poste des Métiers et des Fictions
quand il s’est agi de résider pendant cinq mois, d’une part, au Bureau de
Poste du Chêne pointu à Clichy-sous-Bois1 et, d’autre part, dans différents
lieux phares de l’activité du groupe, comme sur la Plateforme industrielle
Société de Traitement de la Presse du Bourget ou sur la Plateforme indus-
trielle Roissy Hub.

1. http://www.seine-saint-denis.fr/Des-ecrivains-a-La-Poste-du-Chene.html

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Le choix de l’entreprise La Poste
Ce choix a été rendu possible par un acteur tiers, le Département de la
Seine-Saint-Denis, dans le cadre du dispositif Écrivains en Seine-Saint-
Denis, qui nous a été octroyé pour un vaste projet intitulé Copyright Dante
consistant en un recyclage de la trame de la Comédie de Dante Alighieri
à travers les paysages, les personnalités et les valeurs du monde actuel 2.
Dès le départ de ce travail, il est apparu évident qu’il nous fallait « rési-
der » dans d’autres univers que ceux affiliés habituellement à la culture
(bibliothèques, théâtres, centres d’art, etc.). C’est donc dans cette optique
que La Poste a été choisie comme cadre d’intervention. Dès le départ
également, il est apparu évident qu’il fallait imaginer un projet spécifique
avec La Poste, indépendamment de l’écriture de Copyright Dante. Car, ce
qui est apparu en montant ce projet, c’est bien la question plus générale
qu’il sous-entendait : celle des relations du monde de l’entreprise avec la
littérature.

Le contexte
Tout d’abord, ce fut une présence « publique » : rien ici de caché dans
notre travail, tout a été couché par contrat en amont : à nous la liberté
d’écrire ce que nous voulions, à La Poste d’accepter ou non ce que nous
écrivions. Aucune « immersion » spectaculaire, aucune caméra cachée,
aucun clavier planqué en sourdine derrière un CV de manutentionnaire.
Le but a toujours été de ne pas caricaturer ce qui nous était donné à voir.
Nous avons, dès le début, convenu de travailler sur le langage de La Poste
et des postiers, celui d’aujourd’hui, mais aussi d’hier. Il était question de
mettre en perspective l’histoire d’une entreprise, de rappeler à celle-ci sa

2. Pour une présentation globale du projet Copyright Dante, se reporter aux pages 236-237
du présent ouvrage.

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temporalité qui, dans le cas de La Poste, est exceptionnelle. La durée de vie
d’une entreprise, son inscription dans le champ patrimonial, nous semblait
pouvoir devenir un atout majeur propre à donner du sens : on ne travaille
pas, on ne doit pas travailler et décider, diriger de la même manière dans
une société qui a plusieurs siècles d’âge et dans une autre qui a seulement
dix ou vingt ans d’existence... D’autant qu’à La Poste, le cœur historique
du métier a toujours été de répondre à un besoin profondément humain
et vital : transmettre le courrier3.

La méthode
D’abord, nous avions à disposition l’expérience de plusieurs de nos
confrères : l’atelier d’écriture et de lecture. Cet atelier nous semble, en effet,
le noyau fondamental pour délier et décloisonner les pratiques des profes-
sionnels et des clients dans leur reconnaissance mutuelle (les rapports des
professionnels entre eux, des clients entre eux, et des clients avec les profes-
sionnels et vice versa). Car notre atelier était mixte : à la fois des postiers, des
clients de La Poste mais aussi - présence fondamentale -, des médiatrices
de l’Association de femmes relais Arifa4, afin de guider celles et ceux qui,
par manque de maîtrise du français, n’auraient pu y participer. Cet atelier,
donc, se tenait au Bureau de Poste du Chêne pointu à Clichy-sous-Bois.
Il consistait à travailler sur une liste de mots que nous avions sélectionnés
avec La Poste et l’Association Arifa, mots représentatifs de l’entreprise
La Poste, à la fois de son activité et de l’imaginaire qu’elle véhicule… Ces
mots sont une partie de ceux du présent dictionnaire : Affranchir, Mandat,

3. Et tout ce qu’il implique : développement des échanges, des informations, entre les personnes,
les pays, les organisations. Favoriser, à travers toute son histoire, l’émergence d’une culture rela-
tionnelle, du papier au numérique.
4. http://arifa.org

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Postier, Service public, Western Union, etc. Chaque participant devait,
durant les cinq ateliers qui ont eu lieu, donner sa définition intuitive de
ce mot sans recours aux dictionnaires, puis trouver une phrase illustrant
celui-ci pour servir de citation. Outre la matière recueillie, ce fut aussi
une incroyable expérience humaine où des individus d’horizons divers,
les uns postiers, les autres clients, se sont finalement croisés autrement et
se sont compris différemment. Peut-être même ont-ils pu mettre ainsi en
perspective leur propre rôle… Ensuite, nous avons suivi les professionnels
dans leur activité : manutention, tournée postale, suivis d’entretiens clients
avec des conseillers financiers, accueil au guichet, etc. Indépendamment
de l’observation, la pratique, même à faible dose, de ce qui est pour eux
leur activité quotidienne, a été une expérience irremplaçable. Enfin, une
partie à ne pas négliger : la recherche documentaire. La masse ne manquait
pas, La Poste étant une institution consciente de son patrimoine, dispo-
sant d’un musée et d’une bibliothèque de recherche5. Cependant, même
dans une structure au passé moins riche, la méthode aurait été la même et
pour cause : l’entreprise, même « jeune », produit des archives ; ces archives
concernent aussi bien son activité que sa communication, l’évolution de
l’image qu’elle donne, son rôle, son langage, bref, de ce qu’on appelle son
« storytelling » : son récit d’entreprise. Des auteurs auraient donc un rôle
à jouer dans la construction de cette image, à travers sa « mise en récit ».

Le rendu
Ces mots, il nous semblait évident qu’ils s’organiseraient en dictionnaire.
Pourquoi ? En premier lieu, et c’est pour nous fondamental, grâce à la
beauté de cette forme telle qu’en plus, nous avons choisi de la modifier.

5. L’Adresse-Musée de La Poste (http://www.laposte.fr/adressemusee) et la Bibliothèque histo-
rique des Postes et des Télécommunications (http://www.bhpt.org).

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Dans des essais terriblement actuels, William Morris (1834-1896)6, artiste
pluridisciplinaire anglais (designer, imprimeur, poète, essayiste, peintre,
dessinateur), a dessiné les contours de ce que devrait être l’intervention
artistique, quel que soit son champ : l’impératif de beauté. Cette beauté
ne se réduit pas à des règles de symétrie ou d’harmonie mais travaille sur
la mise en forme des sensations, des « percepts » des destinataires tout
en assumant la complexité du message. Pour nous, il s’agissait d’exposer
la complexité de l’enseigne La Poste. La polysémie des mots était donc
une évidence à travailler avec les agents et les clients. Il s’agissait aussi de
charpenter, de structurer, d’architecturer le texte et celui-ci est totalement
lié à sa mise en page. Nous avons présenté chaque mot en quatre parties,
formant un quatuor de texte : la première partie consiste en un mixage de
« définitions » trouvées dans des dictionnaires et encyclopédies généralistes
et professionnels, impliquant à la fois le sens propre d’usage dans l’entre-
prise et les autres sens, parfois très éloignés les uns des autres ; la deuxième
partie est une « illustration » de type citationnel soit littéraire, soit postale
(documentations internes, sites Internet, périodiques et ouvrages spécia-
lisés, etc.) de ce mot ; la troisième partie est un groupe de « citations » de
clients ou de professionnels, soit tirées de l’atelier d’écriture, soit entendues
lors de nos visites dans les différents lieux du groupe ; la quatrième partie
est ce que nous avons appelé une « dérivation », à savoir un texte de création
explorant ce mot en lien avec son sens postal mais « dérivé » vers la fiction :
c’est là que nous avons souhaité mettre en valeur la complexité séman-
tique de l’entreprise et sa richesse générative d’histoires, voire de « litanies
textuelles » (textes répétitifs et lancinants), révélatrices de sa valeur, de ses
missions, de sa place dans la société, ni plus ni moins. La mise en page
est donc le reflet de ce quatuor, à moins que ce soit l’inverse et qu’au fond,

6. William Morris, How we live and how we might live ; The Art of the People ; The Lesser Arts,
textes rassemblés sous le titre Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, traduit de
l’anglais et préfacé par Francis Guévremont, Paris, Rivages, 2013, « Petite Bibliothèque ; 775 ».

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fidèles en ce point à Mallarmé, nous ayons pensé ce quatuor en fonction
de sa place dans le livre, de manière à fournir aux lecteurs mais aussi à
La Poste, un objet singulier, une mini-architecture textuelle, à mi-chemin
du dispositif artistique et de l’outil de communication créatif.

Les conséquences
En plus de nous offrir un observatoire sans pareil de la société contempo-
raine pour l’écriture de notre Copyright Dante, cette présence sur différents
sites du Groupe La Poste et la rédaction même du Dictionnaire nous a
conduit à nous intéresser de façon plus précise aux rapports que peuvent
développer littérature et entreprise, rapports qui nous semblent claire-
ment offrir d’immenses perspectives, d’un côté comme de l’autre. Voici
quelques-unes de ces conséquences, brièvement exposées :

Pour une « littérature appliquée » : les arts visuels ont trouvé par le biais,
d’une part, des arts appliqués et, d’autre part, des commandes publiques
ou la constitution de collections, un moyen de travailler ensemble qui
manque à la littérature. Et pour cause, celle-ci en est restée, malgré le
constructivisme et le XXe siècle, à son niveau le plus essentialiste, celui de
raconter « des histoires » pour divertir, informer, dénoncer, bref, pour déli-
vrer un message, ce que font mieux - comme l’expliquait Claude Simon7
- la sociologie, la psychanalyse, l’ethnologie, etc. Si la littérature a tout
intérêt, d’un côté, à poursuivre l’aventure inaugurée au XXe siècle consis-
tant à remettre en cause le fonctionnalisme de ses principes « naturalistes »
(linéarité du récit, personnages, psychologie) et à explorer sa « dimension

7. Claude Simon, Discours de Stockholm, Paris, Éditions de Minuit/Fondation Nobel, 1986.

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langage » (styles, métriques, etc.), tout en racontant - pourquoi pas - une
histoire, elle a aussi tout intérêt à développer un travail in situ avec les
structures extra-littéraires que sont les entreprises, en racontant - pourquoi
pas - des histoires d’un autre genre.

Des récits d’entreprise : chaque entreprise est un récit mêlant toutes les
strates de son organigramme - depuis la « vision » de son ou ses fondateurs,
puis de son ou ses dirigeants, jusqu’aux perceptions des différents salariés,
chacun à son niveau produisant son lot de sensations, d’idées, d’attentes,
de projets, d’investissements personnels, de déceptions, de désespoirs,
d’identification. Ces récits sont une prodigieuse richesse, pas seulement
pour un observateur externe tel un romancier, mais bien pour l’entreprise
elle-même, qui détient là un vivier à explorer et à travailler pour se mettre
en valeur, en interne comme en externe, mais peut-être bien plus encore :
pour faire mémoire. Comme autrefois l’église et l’usine, l’entreprise peut
faire mémoire dès aujourd’hui pour les générations futures qui s’inter-
rogeront sur ce qu’était l’époque actuelle. Cela passe par l’édification de
bâtiments significatifs mais pas seulement : par des récits, comme l’église
ou l’usine ont pu en produire. Or, on peine encore à trouver des récits
d’entreprises à la hauteur de leur complexité, assumant toutes les strates
décrites précédemment, depuis le « rêve » initial d’un fondateur ou d’un
dirigeant et les attentes et le vécu de celles et de ceux qui développent et
structurent ce rêve. Ici, ce sont souvent des bribes qui émergent, révélant
telle partie de l’ensemble mais non les rapports entre les différentes parties,
les différents services. Et, c’est là peut-être, que l’auteur en résidence, ou en
immersion, à un rôle à jouer.

La transversalité : dans la perspective d’une recherche toujours accrue
de transversalité entre différents services d’une même structure, l’atelier
d’écriture constitue un outil effectif propre à favoriser cette fluidité des
messages et du rôle exact joué par les uns et les autres. Il constitue, enfin,

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un lieu sans pareil où mettre les mots de son activité propre à l’épreuve de
leur sens. Que signifient-ils exactement et, donc, que signifie ce que je fais
en travaillant, quel que soit mon poste ? Et ce dernier point est important :
l’atelier mêle les hiérarchies et place chacun sur un pied égalitaire dans la
pratique d’écriture et de lecture8.

Produire du beau : on ne pointera jamais assez la dégradation spectacu-
laire de nos environnements urbains. Cette dégradation, aucune baie vitrée
agrémentée de quelques zones vertes n’y remédiera. Il faut bien plus : une
relecture complète du fonctionnalisme. Paul Valéry avait indiqué l’impor-
tance de la chose quand il écrivait que « la conception ornementale est aux
arts particuliers ce que la mathématique est aux autres sciences »9. Implantée
dans toutes sortes d’environnements - périphéries, centres-villes - , l’entre-
prise, qui possède souvent plus de moyens que les pouvoirs publics, a tout
intérêt à « investir » dans le monumental et le beau architectural, encore
une fois dans ce dessein de penser l’Histoire non pas seulement en amont,
vers le passé, mais bien vers l’avenir, en tant que nos réalisations présentes
conditionnent notre visibilité et celles de notre vision du monde et de nos
projets demain, le monde de l’entreprise n’échappant pas à ce rôle, comme
autrefois l’église et l’usine. Mais cet investissement devrait aussi passer par
son habillage textuel. Rien, en effet, n’interdit à des textes de création,
pensés en fonction des lieux où ils prennent place, de se déployer sur des
murs et d’autres surfaces. Outre l’agrément, la beauté visuelle conséquente

8. Ces ateliers participent d’un concept plus vaste que nous nommons « bibliomanagement »
- en écho à la « bibliothérapie » - et qui formalise la place de l’écrit, de la lecture, des livres et
de la circulation des idées dans l’entreprise, notamment - outre l’atelier - à travers la médiation
inter-services, les séminaires, le coaching et le consulting personnel ou collectif, le storytelling en
matière de communication interne et externe, etc.
9. Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894) in Œuvres, t. 1, Paris,
Gallimard, 1957, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1185.

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de toutes les palettes de la typographie (polices, corps, styles, couleurs),
ils pourraient réimplanter le « sens », et ponctuer un lieu par des messages
alliant esthétique optique et pertinence sémantique. Ces textes viendraient
donc « enluminer » les lieux où ils s’inscrivent.

Voici quelques pistes. Il y en d’autres. Elles participent de ce constat simple
que l’entreprise n’est plus simplement un objet économique, mais bien un
objet culturel à part entière. Et notre propos est que cet objet puisse se
traduire autrement que par des études ou des rapports : par des œuvres.

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