L'empathie ; ressource contre la violence

La page est créée Lucie Richard
 
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L’empathie ; ressource contre la violence
« La victoire obtenue par la violence équivaut à une défaite, car elle est momentanée. »
En affirmant cette idée, Gandhi décrit la violence comme une réaction à la fois naturelle et
réprouvée. Réprouvée, car mauvaise intrinsèquement et pouvant avoir des conséquences
désastreuses. Naturelle également, car il n’est au monde de rapports parfaitement
égalitaires et pacifiques. Quelle alternative peut donc être envisageable pour pallier un
comportement si souvent considéré comme faisant partie intégrante de l’Homme ? Existe-
t-il un moyen de lutte contre la violence portée naturellement par l’être humain ?

Voyage au bout de l’empathie
Robert Visher rencontre l’art ; ou l’art rencontre Robert Visher : on ne sait plus trop. C’est
pourtant à la suite de ce tête à tête, au XVIIIe siècle, que le philosophe allemand utilise
pour la première fois le mot qui définit ce voyage en dedans de soi-même et en dedans
des autres : «      hlung », sentir à l’intérieur, ressentir.

En pleine période romantique, l’empathie n’est pas tout à fait dissociable d’un sentiment
esthétique. Pour Alberti (1435), « [l]’émotion artistique nous donne une ouverture sur le
monde intérieur des autres et nous rapproche des autres. Elle nous permet de puiser,
d’ouvrir en nous ce que nous avons de plus humain ». Ce qu’évoque Alberti, à propos de
la peinture, c’est l’empathie : cette extraordinaire capacité que nous avons de nous mettre
à la place de l’autre, « de vivre en nous ce que vit l’autre, d’anticiper ce que va vivre
l’autre, d’anticiper ses intentions, ses attentes et de les devancer, de nous les approprier,
de nous projeter dans son futur » (Ameisen, 2013). Ameisen (2013) dira aussi : «
[l]’empathie naît d’une synchronisation des mouvements des corps et d’une contagion des
émotions ». Nous pleurons avec ceux qui pleurent, nous rions avec ceux qui rient, nous
sommes endeuillés avec ceux qui sont en deuil.

Miroir mon beau miroir, dis-moi qui est le plus empathique ?
La découverte dans les années 1990 de l’existence des neurones miroirs « [permet]
d’apporter des explications à l’une des premières descriptions de l’empathie : la perception
esthétique devant une oeuvre d’art » (De Waal, 2012).

Traduit dans le langage des neurosciences, cela signifie que nous activons nos neurones
miroirs non seulement lorsque nous réalisons une action, mais également en réaction à
des gestes que nous percevons chez les autres. Le mouvement sera alors intérieurement
reproduit. « Les neurones miroirs ne font pas la distinction entre nos propres
comportements et ceux des autres, ils nous permettent de nous mettre à la place des
autres, ils nous permettent d’être un instant dans la peau d’un autre » (Ameisen, 2013).

Afin d’illustrer cette réflexion, Tisseron nous invite à imaginer ce que nous éprouvons
lorsque nous observons un équilibriste : « Nous sommes suspendus à chacun de ses
mouvements parce que nous entrons dans son corps. À tel point que s’il se déséquilibre,
nous craignons de tomber avec lui » (Tisseron, 2010).

L’empathie à l’épreuve de l’altérité
En prenant sa forme dans la rencontre, l’empathie est une expérience profonde de la vie.
Elle est également une invitation à ne pas laisser des mots définir un regard, imposer une
vérité à celui qui nous apparaît comme différent.

Comme ont pu le mettre en lumière Gauthier et Montminy (2013), « [pour] que l’empathie
se développe, il faut qu’un autre nous attire, sinon c’est le narcissisme qui nous protégera
d’une altérité impossible. L’empathie permet ainsi le rapprochement dans le respect de la
différence ». C’est toutefois cette attirance qui semble faire défaut à l’heure actuelle. Les
débats politiques entourant les dernières élections présidentielles, que ce soit en France
ou aux États-Unis, démontrent que nous peinons à créer du lien et des ponts entre nos
opinions. Nous nous retranchons dans nos positions, nous nous refermons sur nous-
mêmes. Dans un état d’esprit empli de dichotomie, nous opposons « eux » à « nous »,
nous ne discutons plus de notre différence, mais la pointons du doigt, la dénigrons.

Parfois même, nous haïssons cette différence. Ce phénomène de haine, poussé à son
extrême, se traduit par exemple par les nombreux et actuels processus de radicalisation.
En l’espèce, ce n’est plus seulement l’opinion de l’autre qui est dénigrée, mais c’est son
humanité même qui en vient à être niée, justifiant la réalisation d’actes violents (Badoud,
2017). Kant, avec son concept d’humanité en nous (« die Menschheit in deiner person »)
avance, déjà en 1785, l’idée que la sensation désagréable que nous éprouvons face à la
douleur d’un être se mue en sentiment partagé seulement si nous arrivons à ressentir son
humanité. Dans ce cas, en étant considéré comme étranger à ma manière de penser
et par peur d’être manipulé, l’autre devient une menace qu’il faut éliminer.

L’empathie contre-attaque
Mehrabian (1997) a démontré le lien entre manque d’empathie et comportements violents.
Selon lui, « l’incapacité à se représenter les intentions et les ressentis d’autrui est un
facteur de risque important de recourir à des conduites violentes ». Si l’on considère en
effet « [qu]’être empathique, c’est percevoir le cadre de référence interne d’autrui aussi
finement que possible et avec les composantes émotionnelles et les significations qui lui
appartiennent “comme si” l’on était cette personne » (Rogers, 1980, cité par Zanna, 2015)
alors la violence est la force qui s’oppose à l’empathie, celle-ci étant « une force qu’un être
impose à d’autres », tandis que l’empathie consiste dans le désir de création de liens
réciproques et mutuels.

          On note que lors des scènes de violence, l’auteur se coupe de son empathie
          envers l’autre. (...) Pour protéger ses acquis, il a donc recours à la violence,
          celle-ci ayant pour objectif de maintenir une distance avec ce qu’il perçoit
          comme une provocation, et se coupe de son empathie tout en chosifiant l’autre.
          (Gauthier & Montminy, 2013)
Ici, la violence est à la fois la conséquence directe et le dernier rempart d’une situation
dans laquelle l’empathie est absente. Par l’absence d’empathie, autrui est déshumanisé.
La violence étant utilisée par l’auteur dans le but de protéger son intégrité, il devient alors
possible de l’exercer.

L’éveil empathique
Pour contrer la violence, il semble dès lors important de développer la compétence
empathique, et ce, dès le plus jeune âge. En effet, Beaumont (2015) relève que les
phénomènes de violence peuvent être observés dès l’enfance et avance : « ayant une
faible capacité à gérer leurs émotions, un bas niveau d’empathie et un pauvre répertoire
de stratégies de résolution de problèmes personnels, certains [enfants] useront de
violence pour satisfaire leurs besoins ou résoudre leurs conflits, puisque c’est le moyen le
plus efficace qu’ils auront appris ».

Concrètement, le Jeu des trois figures créé par Tisseron, « simple, peu coûteux et facile à
mettre en place pour lutter contre la violence, le plus précocement possible » (Tisseron,
2010) a pour objectif « de rompre la loi du silence qui couvre la majeure partie des
situations de violences » (p. 178) et de renforcer « la capacité d’empathie dès l’école
maternelle » (p. 300). Pour lui, l’empathie est une capacité innée qu’il est essentiel de
cultiver et de renforcer, en apprenant à jouer à se mettre à la place de l’autre.

Violence entre pairs durant l’enfance : comment ne plus en pâtir ?
Proposer une intervention axée sur l’individu, et plus particulièrement l’enfant, rejoint une
idée évoquée par Tilmant, en lien au modèle de Bronfenbrenner de 1979. Dans son
ouvrage Treize stratégies pour vaincre les violences à l’école (2004), Tilmant évoque en
effet que « [si] nous voulons agir préventivement contre la violence, les acteurs doivent
centrer toute leur dynamique psychopédagogique et institutionnelle sur l’élève en le
plaçant au centre de toutes les préoccupations intersystémiques ».

De plus, si la sensibilisation à l’empathie est un outil efficace de lutte contre la violence,
nous considérons qu’un travail plus large, englobant le développement d’autres
compétences sociales, peut également se révéler bénéfique, tant pour prévenir que pour
lutter contre les phénomènes de violence. Comme l’évoque Beaumont (2015), « [la]
compétence sociale est généralement associée aux qualités interpersonnelles liées à la
sensibilité, à l’empathie, à l’altruisme, à la compassion, aux aptitudes à communiquer, au
sens de l’humour ou à d’autres comportements dits “prosociaux” ».

En définitive, la mise en place de communautés de recherche philosophique avec les
enfants, dans les classes d’école ou ailleurs, serait un moyen concret de sensibiliser à
l’empathie. Une étude de Schleifer, Daniel, Peyronnet et Lecompte (2003) sur l’impact des
discussions philosophiques avec des enfants a en effet démontré une amélioration
significative de leur empathie (entre autres compétences sociales, ayant également des
effets bénéfiques). Penser ensemble, développer une réelle capacité à dialoguer et à
s’écouter, sont autant d’éléments permettant de prendre en considération les opinions de
l’autre, de déconstruire les préjugés, de reconnaître ses émotions, de s’en servir pour
développer sa sensibilité face aux autres et, ainsi, d’accepter et embrasser nos différences
: démarche nécessaire, selon nous, pour contrer tout phénomène de violence.

                                             Pierre Coquillot, Luca Decroux, Aurélia Platon
Bibliographie

Alberti, L. B. (1435). De la peinture. De pictura. Paris : Macula.

Ameisen, J.-C. (2013, 13 novembre) Le souci de l’autre [podcast audio]. Récupéré le 23
avril 2017 du site de France Inter : https://www.franceinter.fr/emissions/sur-les-epaules-de-
darwin/sur-les-epaulesde-darwin-16-novembre-2013

Badoud, D., (2017). Introduction à la psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent.
(Module « Psychologie et droits de l’enfant »). Genève : Université de Genève.

Beaumont, C. (2015). L’intégration des élèves en difficulté dans les équipes de pairs
aidants : une approche inclusive pour développer leur compétence sociale. Dans C.
Beaumont, B. Galand et S. Lucia, Les violences en milieu scolaire : définir, prévenir, agir
(p. 113 – 154). Québec : Les Presses de l’Université Laval.

Bronfenbrenner, U. (1979). The Ecology of Human Development : Experiments by Nature
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De Waal, F. B. (2013). Le bonobo, Dieu et nous : A la recherche de l’huma sme chez les
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Gandhi, M. (1919, 3 mai), Satyagraha Leaflet n°13. Récupéré le 23 avril 2017 de :
http://gandhiserve.org/cwmg/VOL018.PDF

Gauthier, S. et Montminy, L. (2013). Expériences d’ terve t o psychosociales en
contexte de violence conjugale. Québec : Presses de l’Université de Québec.

Kant, E. (1785). Fondements de la métaphysique des moeurs. Dans D. Fassin & S. Lézé
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Mehrabian, A. (1997). Relations among personality scales of aggression, violence and
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Rogers, C. (1980). A way of being, Boston, MA : Houghton Mifflin company in Decety, J.
(2004), Empathy : From Bench to Bedside, Boston, MA : The MIT Press, p. 59.

Schleifer, M., Daniel, M.-F., Peyronnet, E. & Lecompte, S. (2003). The impact of
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Tilmant, J.-L. (2004). Treize stratégies pour prévenir les violences à l’école. Vigneux :
Matrice.

Tisseron, S. (2010). L’empath e au coeur du jeu social. Paris : Albin Michel.

Tisseron, S. (2014). Développer l’empathie dès la maternelle pour s’opposer à la violence
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comprendre pour agir (p. 292 – 301). Paris : Dunod.

Zanna, O. (2015). Le corps dans la relation aux autres. Pour une éducation à l’empathie.
Rennes : Presses universitaires de Rennes.
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