LE JOURNAL D'AURORE Patrick Roegiers récit
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Patrick Roegiers LE JOURNAL D’AURORE récit
LE JOURNAL D’AURORE suivi de Petits arrangements familiaux
À Martine, Antoine et Aurore, sans qui ce récit n’aurait pas existé
« On ne se rappelle pas les jours, on se rappelle les instants. » Cesare Pavese, Le métier de vivre
Première partie L’âge d’or (1986-1992)
I Le médecin l’a confirmé, Martine attend un enfant. Sur l’écran, elle a vu un corps de quelques centimètres dont le cœur palpitait et elle n’a pu retenir ses larmes. D’après les analyses, la conception a dû avoir lieu voici six semaines, peu avant son départ pour un séjour en vacan- ces avec son frère et sa sœur. L’accouchement est prévu pour le 20 février 1987. Antoine est très impressionné et impatient d’assumer ses responsabilités d’aîné. Sous mes yeux, un document noir et blanc rappelant une planche-contact, pareil à une vue sous-marine ou aérienne, bordé de chiffres, d’indications abstraites et portant en haut la mention « Cabinet Saint Lambert ». Il s’agit d’une vue intérieure du ventre où l’on discerne à peine une forme étrange incurvée comme un haricot. C’est l’embryon. Martine attend une fille. L’autre jour, il m’est venu à l’idée de l’appeler Aurore, joli nom en forme de métaphore. J’écris le soir pour dire le nom d’une petite fille qui porte celui du jour qui se lève. 15
II Martine a quarante ans aujourd’hui. Manquant d’ima- gination, je lui souhaite d’en vivre au moins le double. Que pouvais-je dire de plus idiot ? Martine couve Aurore comme un édredon. Antoine s’en moque avec son oreiller qu’il trimballe partout et qu’il a glissé sous son gilet gris. Face à face comique du fils unique mimant sa mère chargée de ce gros bedon que je contourne quand nous faisons l’amour, enlaçant la poupée vivante dans l’étreinte prudente de nos deux corps. Aurore remue, gigote, donne des coups de mains et de pieds avec une vivacité telle que Martine me confie qu’elle pourrait lui saisir un doigt à travers la peau comme on le fait des plis d’un drap. Suite à une fissure provoquant l’écoulement des eaux, par ordre du médecin, Martine est immobilisée. Elle doit rester allongée. Paris est enneigé par une tempéra- ture de –15°. Bien emmitouflée, Aurore se love dans la moufle du placenta. Le compte à rebours a commencé. Cette nuit, à cinq heures, ayant constaté un nouvel écou- lement (le contenu d’un petit verre), Martine, inquiète, me demande de la mener à la clinique. Dans un Paris noir et désert, sur une route bordée de congères, nous 16
roulons jusqu’au seizième arrondissement. Dans la clini- que, tout le monde dort. Martine reste allongée dans la salle de travail et je rentre à six heures par ces mêmes rues sombres, bloquées par des camions, traversées à Barbès par la silhouette d’une vieille femme récoltant des cartons. Nouvelle alerte, sur le coup de huit heures. Ayant subi des contractions, Martine implore de la conduire en vitesse à la clinique. Dans une salle sinistre et sans eau, elle attend sagement la venue du médecin, style « vieux beau » traînant ses guêtres sur les planches de Deauville. Il décide de la garder, lui interdit de se lever pour éviter que se dilate la fissure, et lui impose de faire ses besoins dans un vase. Dix jours de plus vaudraient mieux, mais elle peut aussi accoucher dans l’heure. En compagnie d’Antoine, je reste suspendu telle une araignée au bout d’un fil… Aurore est née ce matin à deux heures cinq, et pèse deux kilos huit cent quarante. Tout s’est passé très vite. Martine m’avertit d’une voix blanche qu’elle allait accou- cher lorsque peu avant minuit je parvins à son chevet. J’ai bu deux cafés à la machine de la clinique et, vêtu d’une blouse blanche, je me suis calé dans un coin de la pièce. 17
D’abord, l’infirmière de garde, puis la sage-femme, puis l’anesthésiste, et enfin le docteur sont arrivés. Martine avait des contractions toutes les cinq minutes, dûment relevées par un engin à voyant rouge. Vers une heure et demie, on lui a fait une piqûre, tout le bassin devint indolore, les contractions insensibles ; cuisses ouvertes, un peu pâle et cernée, elle voyait la vie sortir d’elle. Trois grosses poussées suffirent ; botté et ganté, sans calot, le docteur se tenait face au bas-ventre et, d’une palette, balayait la merde qui perçait à chaque poussée ; le bas du corps peu à peu s’est entrouvert ; à deux mains comme si c’était un épais chewing-gum, il a molli, assoupli et écarté les lèvres saignantes et, à la troisième poussée, la tête d’Aurore a jailli, vision extraordinaire du visage aux traits identifiables sortant de la nuit du ventre et saillant dans la lumière, mis au monde, le cou garotté entre les lèvres rasées et girant sur lui-même, puis le tronc et les bras, les mains ténues, tendues et offertes, si parfaites, le bassin, les cuisses et les pieds, le cordon bleu, coupé, le corps emmailloté et le cri, puis les tuyaux dans la bouche, et deux pipis quasi successifs. Le docteur a recousu Martine qui put à peine tenir dans ses bras Aurore que je n’ai moi-même effleurée que du bout des doigts, moins ému qu’à la naissance d’Antoine lavé à mains nues et posé sur le ventre de Martine qui 18
sanglotait de bonheur et d’émotion. Pendant que nous parlions, le docteur a extrait le placenta, tranche de foie rutilante, d’une grosseur terrifiante. Aurore n’est encore qu’un prénom, et j’ai bien du mal à réaliser que je suis son père. J’ai regagné l’appartement où Antoine n’avait pas bougé et dormait à poings fermés dans la même posi- tion. Le réveil a sonné à huit heures et il m’a dit : « Ne fais pas semblant de dormir ». Je me suis habillé en hâte et l’ai conduit à l’école en lui racontant tout. Aurore est à la maison depuis ce midi. Elle dort dans notre chambre et, toutes les dix minutes, je monte la voir pour vérifier sa présence. Je suis émerveillé par sa peti- tesse, le satin de sa peau et surtout ce bruit inouï, sorte de souffle de poupée en Celluloïd qui sourd lorsque je pose l’oreille contre sa bouche. Je me lève à minuit pour la changer et lui donner le biberon. J’adore voir ses grands yeux bleus qui roulent dans les orbites tandis qu’elle tète et aspire la nuit, trouant le silence de hoquets qui secouent son corps adouci par les crèmes et les savons. Pendant que je la change, j’observe pour la première fois son sexe bour- souflé, bourrelets délicats ornant la fente qui scie le bas 19
ventre et relie les jambes effilées et les pieds aux orteils plus fins que ses doigts. Aurore a une tache de beauté sur la fesse droite et son petit cul où fond la pointe du ther- momètre est aussi rond qu’une tête d’épingle. À quatre heures, Martine me relaye pour lui donner le sein, elle s’est éveillée plusieurs fois ces dernières nuits parce que son ventre pleurait des sanglots de sang de la grosseur d’un poing. Nous voici quatre désormais. Tout reprend peu à peu sa place. Aurore dort dans son berceau. Nous nous habituons à ses mimiques, ses battements de mains, ses cris de souris et ses longs bâillements. Je m’étonne moins en entrant dans la chambre de trouver là ce cadeau merveilleux. Aurore pèse trois kilos. Une pièce de cinq francs, enrobée de gaze, pèse sur son ventre pour aplatir son nombril sorti tel un bouchon. Ma grossesse s’achève. J’y ai gagné des cheveux blancs sur les tempes. Martine et moi refaisons l’amour pour la première fois depuis trois semaines. Je n’ose la pénétrer par peur de la blesser, ayant encore à l’esprit la vue de son sexe déchiré, recousu par les fils noués comme on lace une chaussure. 20
* ** Cathy est morte cette nuit, d’un arrêt cardiaque. Hier après-midi, couchée sur le tapis, elle a craché du sang et on a cru qu’il s’agissait d’une indigestion de médicaments pris pour soigner une patte qu’elle s’était luxée dans l’escalier. Vers dix-neuf heures, elle a vomi à nouveau, en quantité plus abondante, et des caillots flot- taient au milieu de la flaque foncée, souillant ses pattes blanches et si soyeuses. Déjà elle ne bougeait presque plus. Son corps était inerte, vidé, comme en partance, la tête penchée de côté, et l’œil vitreux, chaviré en dedans, si confiant. Je l’ai enveloppée dans sa couverture, l’ai descendue au parking, ai caressé son museau tiède, vu pour la dernière fois son regard mouillé, si abattu, et l’ai posée délicatement dans le coffre de la voiture. Martine l’a amenée chez le vétérinaire et, de là, en urgence, à la clinique pour chiens. Entre-temps elle était devenue incontinente et pissait du sang. C’est un virus qui infecte les rues de Paris qui l’a contaminée, paraît-il, et, cette nuit, son cœur a lâché. Pauvre Cathy, si belle et si tendre, si docile, mais tellement traumatisée et amoureuse de nous. Son histoire, sa vie, accompagne dix ans de la nôtre. Je l’avais adoptée dans un chenil, 21
un lundi pluvieux. Derrière les grilles rouillées, tachée de boue, elle sautait, bondissait, criait sa volonté de ne pas crever là, qu’on l’emmène de grâce, et, séduit par sa vitalité, je l’ai adoptée, elle qui ne savait même pas marcher en laisse, moi qui n’avais jamais eu de chien et qui en voulais un parce que nous n’avions pas d’enfant. C’est un berger allemand qui lui apprit à monter l’escalier, quatre à quatre, grimpant et descendant, dévalant et remontant pour lui montrer l’exemple, et l’entraîner à poser, de marche en marche, ses pattes dans les siennes. D’abord, me suivant partout, glissant à l’ombre de mes pas, en tous lieux, en toutes circons- tances, et par tous les temps, enfantant des chiots que nous offrîmes à des amis, Cathy, après cinq ou six ans, devint peu à peu le chien de Martine. Elle ne suivait plus qu’elle, s’identifiait à elle, l’escortait dans tous ses déplacements, faisant fête quand elle rentrait, bondis- sant comme lorsque je l’avais adoptée, et se laissant périr quand elle partait, vautrée sur le sol, la queue et les oreilles basses, les yeux noirs éteints dans les orbi- tes, brillants de fureur rentrée. Puis, vint Antoine. Et Cathy, dès son retour de la clini- que, se coucha sous son berceau et, par des grognements prévenants, prit sa défense dès que quelqu’un approchait. 22
Elle ne redevenait une enfant qu’en compagnie de Martine, quand elles étaient seules, Martine lui parlait, la brossait, la taquinait, se jouait d’elle, l’appelait « ma belle ». Cathy, nous l’avons perdue plusieurs fois, nous l’avons toujours retrouvée. Sitôt enfuie, elle se cachait. Il fallait dénicher l’endroit où elle s’était réfugiée et d’où elle ne bougeait plus. Nous l’emmenions partout, libre toujours, sans laisse. Elle avait en nous une confiance absolue, presque inimaginable, liée peut-être au secret de notre rencontre. Elle avait gardé une peur panique de l’abandon, le moindre départ la replongeait de manière insensée dans le vertige angoissant de l’oubli. Rien ne pouvait la guérir de cette hantise viscérale. Puis, vint Aurore. Cathy a très mal supporté l’absence de Martine. Elle perdait ses poils par touffes, refusait de sortir. La plupart du temps, elle restait blottie sur elle- même, la tête tapie dans les pattes, la truffe collée sur le sol. Elle avait aussi maigri. Pour elle, Martine avait disparu sans raison, l’avait oubliée, et, lorsqu’elle revint avec Aurore dans les bras, Cathy lui fit fête, incrédule, comme un rêve auquel elle ne croyait plus. Aurore ne l’intéressait pas et, émoustillée par Antoine, elle ne lui a jamais donné la confiance, l’amour et l’attention dont a bénéficié celui qui avait pris sa place. Peut-être Cathy a-t-elle cru devant deux enfants qu’elle devait s’effacer, 23
quitter définitivement la place comme si son rôle crucial s’achevait après onze ans ? Dans l’escalier, elle glissait, ses griffes dérapaient, plus d’une fois j’ai dû la porter. Puis, vinrent les médica- ments. Et, hier midi, elle est sortie en rue et a choppé ce virus qui décime les chiens de Paris. Sans défense, Cathy a rendu l’âme en moins de trois heures. Je garde au bout des doigts la finesse soyeuse de son poil blanc, sa gentillesse confiante, l’intelligence de son regard, ses sauts autour de nous, sa joie que nous retrou- vions après une absence. Aurore n’a pas connu Cathy, ses yeux ne l’ont pas vraiment vue et même Antoine ne réalise pas encore qu’il ne la verra plus. Le souvenir de sa présence, le poids de son corps porté hier dans mes bras, en état d’abandon, s’immergeant vers la mort, me remplit de larmes. Tandis que Martine partait à la morgue canine, où Cathy gisait dans un sac en plastique, j’ai déposé son coussin à carreaux bleu turquoise dans le débarras des poubelles. Martine a remonté sa laisse qui traînait dans la voiture, je l’ai pliée en trois et l’ai rangée pour toujours dans un tiroir de la commode. 24
* ** Aurore, c’est E.T. Elle m’amuse, me charme et me fascine. Dès le matin, elle plante ses yeux azur dans les miens, je caresse ses lèvres du bout des doigts, sa langue sort telle une tête de tortue, je titille cette frétillante gomme, et des salves de rire cascadent dans sa gorge. Une fossette irritée creuse sur sa joue droite. Son crâne s’orne d’un duvet pelucheux. Elle sera blonde, assurément. Depuis hier, Aurore porte une robe et, pour la première fois, je n’ai plus eu devant moi une exquise poupée au souffle aussi suave à goûter que l’extrême mélodie de son silence quand elle dort, jambes pliées et bras ouverts, sur le dos, confiante, totalement absorbée dans le sommeil, mais une petite fille coquette. Cela m’a profondément troublé. Aurore se rend pour la première fois en Belgique. Le soleil à la mer est éblouissant et nous nous installons sur la plage, dans des pliants abrités par des tentes de toile qui frémissent sous les rafales de vent. 25
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