NOTE STRATÉGIQUE - Renaissance Numérique
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NOTE STRATÉGIQUE Octobre 2018 Jennyfer Chrétien1, déléguée générale de Renaissance Numérique INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : BÂTIR LA VOIE EUROPÉENNE Le succès de l’Europe dans la course mondiale à l’intelligence artificielle (IA) passera-t-il par la création d’un nouvel « Airbus » ?2 Aussi alléchante soit-elle, cette figure a été vite rejetée lors de la conférence organisée le 11 juillet dernier, par les think tanks Renaissance Numérique, Das Progressive Zentrum et EuropaNova3. À la différence de l’aéronautique et de l’aérospatial, l’intelli- gence artificielle est une technologie générique, une brique technique aux applications multiples et qui se déploie dans l’ensemble des secteurs de l’économie. D’aucuns préfèreront ainsi parler des technologies de l’intelligence artificielle dans son acception plurielle4. Par leur impact multisectoriel et multi-acteurs, ces et 11,5 % de celui de l’Europe du sud. Elles contribuent à technologies jouent un rôle essentiel dans la vitalité faire progresser de nombreux pans de notre société, à future de nos économies. Selon PwC5, elles pourraient l’instar de la santé ou de la mobilité. Par leur usage dans représenter, dès 2030, 9,9 % du PIB de l’Europe du nord le champ de l’information, à l’image des algorithmes employés sur les plateformes Facebook et YouTube, 1. Merci à Elise Bernard, Directrice des Études, EuropaNova et Alban Genty, elles ont également un impact significatif sur notre Chef de Projet, Das Progressive Zentrum 2. Lors de son déplacement à Paris en juillet dernier, le ministre allemand système politique. L’enjeu pour l’Europe n’est ainsi pas de l’Économie, Peter Altmaier, a soutenu l’idée d’un « Airbus de tant de construire son « géant » de l’IA, mais bien d’éta- l’intelligence artificielle ». Interview dans Le Figaro, le 10 juillet 2018 : « Nous devons créer, en étroite collaboration avec les acteurs existants, blir une stratégie transversale afin d’embarquer tous les notamment les producteurs automobiles, un nouvel acteur sur le plan de maillons de la chaîne (infrastructures et équipements, l’intelligence artificielle, comme on l’a fait avec Airbus ». 3. Cette note est issue de la conférence publique « Artificial Intelligence: recherche, développement, transformation des petites how to support the European voice in the global race? », organisée par et grandes entreprises, formation) et appréhender le les think tanks Renaissance Numérique, Das Progressive Zentrum et EuropaNova, dans le cadre du cycle EU Digital Challenges. caractère imprévisible de ces technologies. Cette der- Elle s’est tenue le 11 juillet 2018 à Paris et a réuni : nière décennie l’a montré, nous ne savons pas évaluer • Laurence Devillers, Professeure à l’Université de Paris-Sorbonne IV, • Anke Domscheit-Berg, Députée allemande, DIE LINKE, • Marc Mossé, Senior Director EU government affairs, Microsoft Europe, 4. Lire à ce sujet : « L’éthique dans l’emploi à l’ère de l’intelligence • Max Neufeind, Conseiller politique sur la stratégie et la transformation artificielle », Renaissance Numérique, octobre 2017. numérique, Ministère des finances allemand, 5. Rapport PwC, Juillet 2017 : • Cédric Villani, Député français, LREM. https://www.pwc.fr/fr/espace-presse/communiques-de-presse/2017/ Elle s’inspire librement des échanges lors de cette conférence pour juillet/intelligence-artificielle-un-potentiel-de-15700-milliards-de- porter le point de vue des think tanks partenaires. dollars.html 11
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : BÂTIR LA VOIE EUROPÉENNE | NOTE STRATÉGIQUE précisément quels seront leurs impacts, ce qu’elles ré- volutionneront et ce qui sera plus difficile à atteindre. L’Europe cherche sa voie Y compris dans le domaine de l’emploi où les études dans la course mondiale à diffèrent. l’intelligence artificielle Si l’objet même d’un « Airbus de l’IA » est rejeté, la mé- Le 25 avril dernier, la Commission européenne a présen- taphore, elle, reste pertinente quand il s’agit d’initier té son approche en matière d’IA. Cette dernière consti- une dynamique de collaboration à l’échelle européenne. tue une feuille de route pour le développement de ces Alors que l’IA avive la concurrence entre les puissances technologies au niveau européen10. Elle repose sur trois au niveau mondial, au premier rang desquelles Chine volets : l’augmentation des investissements publics et États-Unis, le succès des États européens passera et privés, l’adaptation aux changements socio-éco- nécessairement par une stratégie partagée. Dans ce nomiques et la définition d’un cadre éthique et juri- cadre, France et Allemagne peuvent-elles constituer dique. Elle met l’accent sur les enjeux de recherche et l’axe moteur de cette dynamique ? La volonté est affi- de transformation pour les secteurs phares de l’Europe, chée. Le récent accord de Meseberg6 compte ainsi, entre transports et santé notamment. Face à la compétition autres collaborations, la mise en place d’un centre de internationale, elle en appelle enfin à une coordination recherche franco-allemand sur l’intelligence artificielle. des stratégies des États membres, en particulier pour maximiser les investissements en la matière. Enjeux sociaux, enjeux économiques, mais aussi enjeux politiques et géopolitiques. Le développement de l’in- Au-delà de la nécessité de renforcer ses capacités en ma- telligence artificielle dépend du cadre dans lequel il se tière de recherche et de développement, le plus grand déploie et de la priorité qui lui est donnée. Les priori- défi pour l’Europe est bien celui de sa stratégie, avec tés des États-Unis et de la Chine diffèrent de celles de une double difficulté : comment émerger sur un marché l’Union européenne (UE). Dans une récente tribune7, déjà fortement concurrentiel ? et dans ce cadre, com- Julien Nocetti évoque ainsi « une redéfinition de la puis- ment construire une voie européenne commune avec sance et de la conflictualité » induite par ces technolo- des stratégies, cultures distinctes ? Cette contrainte gies, leur démocratisation et leur sophistication crois- culturelle, avec un éclatement de son marché interne, santes. Le chercheur relie cet impact à la nature duale ni les États-Unis, ni la Chine ne l’ont. L’enjeu est donc de l’intelligence artificielle dont les applications, à l’ins- de partir des fondamentaux de l’Europe. C’est la voie tar d’autres technologies, peuvent être tant civiles que empruntée aujourd’hui par la Commission européenne sécuritaires ou militaires.8 et plusieurs États membres à l’instar de la France et de l’Allemagne. Cette voie repose sur les valeurs in- Alors que l’IA est considérée comme « l’une des techno- hérentes à la construction de l’Union européenne11 et logies les plus stratégiques du XXIe siècle »9, l’Europe est- vise au développement et à la promotion d’une IA dite elle en mesure de rentrer dans cette course mondiale ? « éthique ». L’ambition est tout au moins portée. La Commission européenne en a fait une haute priorité. L’IA offre des opportunités inédites en matière d’ap- plications, y compris dans les domaines de la sécurité publique et militaire où la frontière avec le respect des droits de l’homme peut apparaître poreuse. Des pays font aujourd’hui peu de cas quant à son utilisation en ce domaine. La Chine s’est ainsi engagée dans l’ultra 6. « Déclaration de Meseberg - Renouveler les promesses de l’Europe en matière de sécurité et de prospérité », le 19 juin 2018. contrôle de sa population grâce à ces technologies. 7. « La diplomatie face à l’intelligence artificielle », Julien Nocetti, tribune Son système, baptisé « crédit social », vise à régir tous parue dans Le Monde, le 26 octobre 2017. Julien Nocetti est chercheur à l’IFRI et membre de Renaissance Numérique. 8. Les armes autonomes font par exemple aujourd’hui l’objet de 10. « Intelligence artificielle : la Commission présente une approche nombreux investissements des côtés américain et chinois. européenne visant à stimuler l’investissement et à fixer des lignes 9. « Intelligence artificielle : la Commission présente une approche directrices en matière d’éthique », Commission européenne, européenne visant à stimuler l’investissement et à fixer des lignes Communiqué de presse, 25 avril 2018. directrices en matière d’éthique », Commission européenne, 11. Ces valeurs sont notamment inscrites dans la Charte des droits Communiqué de presse, 25 avril 2018. fondamentaux de l’Union européenne, proclamée le 7 décembre 2007. 2
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : BÂTIR LA VOIE EUROPÉENNE | NOTE STRATÉGIQUE les aspects de la vie sociale par l’agrégation et le trai- Au-delà de la question éthique, la question du champ tement des données. Il a vocation à permettre notam- de déploiement de l’intelligence artificielle peut per- ment de « déterminer le degré d’«honnêteté», de «fiabi- mettre à l’Union européenne de se distinguer et de lité», de «sincérité» de l’individu – et par conséquent son construire un avantage compétitif fort face aux écono- degré de dangerosité vis-à-vis de la stabilité sociale » 12. Le mies chinoise et américaine. Le développement de l’in- pays compte aujourd’hui un parc de 170 millions de ca- telligence artificielle aux États-Unis comme en Chine méras, dont une grande part à reconnaissance faciale. s’appuie surtout sur le champ « business-to-consumers », Ce chiffre devrait atteindre 680 millions d’ici 2020. grâce en partie à une taille de marché interne impor- tante. L’Union européenne peut trouver une voie propre De son côté, l’UE prône « une intelligence artificielle en investissant dans le déploiement d’une intelligence positive », c’est-à-dire un développement des technolo- artificielle appliquée au secteur industriel. La transfor- gies de l’intelligence artificielle attentif aux utilisations mation numérique de l’ensemble des industries natio- sensibles et respectueux des fondamentaux européens, nales européennes – au premier rang desquelles l’indus- en particulier en termes de protection des données, de trie française et l’industrie allemande – peut mettre en transparence et d’ouverture. Cette approche s’inscrit œuvre les conditions d’émergence d’une intelligence ar- dans le cadre du marché unique numérique qui porte tificielle européenne constituant un véritable avantage en son cœur ces principes. En témoigne l’entrée en vi- compétitif. La transformation numérique et l’adoption gueur récente du Règlement général sur la protection de l’intelligence artificielle de certains secteurs indus- des données que l’Europe utilise aujourd’hui comme triels et commerciaux, tels que la santé, la mobilité, fer de lance de sa politique numérique. Le périmètre de la supply chain, offrent des perspectives de croissance ces principes éthiques reste toutefois encore en débat. économique et de déploiement d’une IA conforme à la Certaines contradictions ont ainsi pu émerger au sein fois aux intérêts et aux valeurs européennes. même des instances européennes, à l’instar du débat entre le Parlement européen et le Conseil économique et social quant au statut légal des robots13 14, proposé par les députés européens et rejeté par les membres du Conseil. Ce cadre éthique fait actuellement l’objet de travaux avec les parties prenantes au niveau européen. LE CALENDRIER EUROPÉEN SUR L’IA 10 avril 2018 :Déclaration de coopération signée par 24 États membres et la Norvège 25 avril 2018 :Annonce sur l’approche européenne en matière d’IA, par la Commission européenne 25 mai 2018 :Entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données D’ici la fin de l’année 2018 :Élaboration par la Commission européenne et les États membres d’un plan coordon- né en matière d’IA et définition des lignes directrices en matière d’éthique au regard du développement de l’IA D’ici la mi-2019 :Publication par la Commission européenne des orientations relatives à l’interprétation de la directive sur la responsabilité du fait des produits 12. « Chine, la dictature high tech », Dossier spécial, L’Obs, 12 juillet 2018. 13. « Les retombées de l’intelligence artificielle pour le marché unique (numérique), la production, la consommation, l’emploi et la société », Comité économique et social européen, Avis d’initiative, 31 mai 2017. 14. « L’éthique dans l’emploi à l’ère de l’intelligence artificielle », Renaissance Numérique, octobre 2017. 3
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : BÂTIR LA VOIE EUROPÉENNE | NOTE STRATÉGIQUE INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : BÂTIR LA VOIE EUROPÉENNE | NOTE STRATÉGIQUE Stratégies de l’UE, de la Chine et des États-Unis sur l’IA – Approche comparée UE15 CHINE16 ÉTATS-UNIS17 Objectif • Définir une troisième voie pour émerger dans la compétition mondiale • Obtenir un leadership mondial sur l’IA en 2030 • Conserver le leadership technologique mondial Stratégie • Promotion de l’IA « éthique » • Approche dominée par l’État : « busniness / government-to-consumers » • Approche dominée par le marché : « business-to-consumers » • Vers une stratégie « business-to-business » ? • Lien étroit entre le développement commercial et militaire • Porosité forte entre le monde académique et les entreprises Moyens Investissement : • Mise en œuvre de nombreux programmes de soutien à l’innovation lancés par les mi- Soutien à l’innovation : • Augmentation des investissements (publics et privés) en matière de recherche et d’in- nistères de la planification (NDRC), de l’industrie (MIIT) et des sciences (MOST) • Focus notamment sur la cyberdéfense18 novation dans l’IA d’au moins 20 milliards d’euros d’ici à la fin de 2020, dont 1,5 milliard • Diversification des profils travaillant sur la conception des algorithmes par la Commission européenne dans le cadre du programme de recherche et d’innova- tion Horizon 2020 Investissement dans la formation : • Soutien de l’IA dans des secteurs clés (des transports à la santé) • Lancement d’une initiative octroyant des subventions aux collectivités et éta- • Mise en réseau et renforcement des centres de recherche en IA dans l’ensemble de blissements scolaires afin de développer des cursus liés aux sciences informatiques l’Europe et attirer dans ces formations des populations socialement désavantagées et/ou • Encouragement à l’expérimentation faiblement représentées dans le secteur tech (incluant également des contributions • Soutien à la mise en place d’une « plateforme d’IA à la demande » qui permettra à tous des grandes entreprises) les utilisateurs d’accéder aux ressources utiles en la matière au sein de l’UE • Mobilisation du Fonds européen our les investissements strategiques, à hauteur de Renforcement des amortisseurs sociaux : plus de 500 millions d’euros, afin d’aider les entreprises et les start-ups • Protection sociale, chômage, etc., pour prévenir les difficultés des travailleurs en transition, voire la mise en place d’une politique de redistribution temporaire dans Formation : l’hypothèse d’un chômage technologique significatif • Encouragement des États membres à moderniser leurs systèmes d’éducation et de for- mation et à soutenir les transitions sur le marché du travail NB. : Nous constatons une tendance à l’assouplissement des règlementations en la • Soutien par la Commission européenne des partenariats entre les entreprises et le monde matière avec le Gouvernement de Donald Trump, dans la ligne du programme éco- éducatif afin d’attirer et de retenir un plus grand nombre de talents en Europe nomique plus général de déréglementation de celui-ci. • Instauration de programmes de formation spécialisés avec le soutien financier du Fonds social européen • Promotion des compétences numériques et des compétences afférentes à l’adaptation à ces nouvelles technologies Cadre éthique et juridique : • Définition par la Commission européenne des lignes directrices en matière d’éthique • Facilitation de l’accès aux données par une législation visant à ouvrir davantage de don- nées à la réutilisation et des mesures destinées à rendre plus facile l’échange de données Partenariats • Coordination entre la Commission européenne et les États membres • Synergie étroite entre l’État, le Parti et les géants nationaux du numérique (les « BAT ») • Dynamique des centres de R&D des grands acteurs du numérique (Google, • Alliance européenne pour l’IA sous l’égide de la Commission européenne, qui réunit • Développement à l’initiative de l’État de nombreux fonds d’investissement technolo- Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, IBM, Intel) et de nombreuses startups qui gra- toutes les parties prenantes giques gérés dans une logique partenariale « public-privé » vitent autour de cet écosystème19 • Partenariats entre les grandes entreprises du numérique et les grandes universités américaines20 • Développement de programmes de formation professionnelle publics-privés 15. « Intelligence artificielle : la Commission présente une approche Pour en savoir plus sur la feuille de route parue sous la présidence 18. Le pays est un des plus matures en matière de généralisation des français au travers de l’article 43 du projet de loi « plan d’action pour européenne visant à stimuler l’investissement et à fixer des lignes Obama, lire les trois rapports du National Science and Technology innovations issues de l’IA. Il compte parmi ses domaines d’excellence : la croissance et la transformation des entreprises » (PACTE), qui vise à directrices en matière d’éthique », Commission européenne, Council (NSTC), rattaché au bureau exécutif du président, publiés à la fin les voitures autonomes, la médecine personnalisée, l’imagerie poser le cadre de ces expérimentations. Communiqué de presse, 25 avril 2018. du mandat : médicale et la cybersécurité. Notons que le domaine le plus avancé 19. Les grandes entreprises non NTIC investissent également massivement 16. « Stratégies nationales en matière d’intelligence artificielle », Trésor, https://obamawhitehouse.archives.gov/sites/default/files/whitehouse_ en matière d’application commerciale est l’industrie des transports. dans l’IA, à l’instar de Ford qui a annoncé en février 2017 avoir investi 1 files/microsites/ostp/NSTC/preparing_for_the_future_of_ai.pdf ; Cela s’explique en partie par la facilitation de l’expérimentation dans milliard de dollars dans la startup Argo AI, spécialisée dans les véhicules Février 2017. le pays, des prototypes de véhicules autonomes étant déjà autorisés autonomes. 17. L’essentiel de ces axes est issu des travaux conduits sous le https://obamawhitehouse.archives.gov/sites/default/files/whitehouse_ à l’expérimentation sur les routes de plusieurs États fédérés. Ce Gouvernement Obama et n’a pas été amendé depuis. En raison du files/microsites/ostp/NSTC/national_ai_rd_strategic_plan.pdf ; 20. Exemple d’IBM avec le MIT. sujet fait actuellement l’objet d’une discussion au sein du Parlement changement de contexte politique, le pays ne possède pas en effet https://obamawhitehouse.archives.gov/sites/whitehouse.gov/files/ aujourd’hui de plan privilégié doté de ressources. documents/Artificial-Intelligence-Automation-Economy.PDF 4 5
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : BÂTIR LA VOIE EUROPÉENNE | NOTE STRATÉGIQUE France & Allemagne : les enjeux de recherche et la priorité au déploiement d’une intelligence artificielle « positive », c’est-à-dire privilégiant des stratégies jumelles ? des applications au service du « bien » de la société. Les deux pays partagent d’ailleurs un même atout quant à la Dans cette perspective, les États membres déploient qualité de leurs centres de recherche nationaux, à l’image leur propre stratégie au niveau national. L’État européen du Centre allemand de recherche pour l’intelligence arti- le plus mature en ce domaine est le Royaume-Uni. Les ficielle (DFKI)25. Le plan français met également l’accent États membres visent ainsi à maintenir une relation pri- sur le caractère interdisciplinaire de cette recherche. Les vilégiée avec ce dernier, y compris après le Brexit21. La deux États font aussi face à des défis proches en la ma- France compte également parmi les pays européens les tière, dont ceux de la mise en réseau de leurs centres aux plus avancés en la matière. En mars 2018, elle a présen- niveaux national et international26, le financement de la té sa stratégie nationale. Cette dernière est issue de la recherche et de la fuite des cerveaux. mission portée par le député Cédric Villani22 qui complé- tait un premier rapport paru un an plus tôt, « France IA ». Un autre enjeu relevé dans ces stratégies réside dans le Multisectorielle, cette stratégie fait suite à un dialogue transfert des technologies d’intelligence artificielle vers approfondi avec les parties prenantes. De son côté, l’Al- les industries nationales et la facilitation des expérimen- lemagne n’a pas encore défini sa stratégie. Des voix se tations. À ce sujet, le ministère de l’Éducation et de la font d’ailleurs entendre au sein du pays quant au retard Recherche allemand estime que l’apprentissage univer- pris par l’État, notamment en comparaison à son voisin23. sitaire manque actuellement d’orientation pratique. Il En juillet, le gouvernement allemand a toutefois présenté constate par ailleurs une « posture défensive » en la ma- les axes clés, prémices de sa future stratégie24. Cette der- tière de la part des PME27. La stratégie française s’attache nière doit être présentée lors du sommet du numérique également à promouvoir l’expérimentation sur le marché qui se tiendra les 3 et 4 décembre prochains. Ces travaux du travail et au sein des emplois. Par ailleurs, l’accès et sont portés par le ministère fédéral de l’Économie et de le partage des données, notamment l’ouverture des don- l’Énergie, le ministère fédéral de l’Éducation et de la Re- nées publiques, est un pan essentiel de ces stratégies, en cherche ainsi que le ministère fédéral du Travail et des Af- particulier pour la recherche. Autres axes partagés par les faires sociales. À cette fin, une consultation est conduite deux pays : la formation et la montée en compétences avec les parties prenantes. L’Allemagne a également lancé de leurs entreprises et de leurs populations, ainsi que le il y a quelques semaines une commission d’enquête sur cadre juridique et éthique dans lequel se déploient ces l’intelligence artificielle, composée de parlementaires et technologies. Ils portent également une attention com- de dix-neuf experts (chercheurs et juristes). En parallèle, mune quant à la coopération internationale, et en par- elle a créé une commission d’éthique sur les données, qui ticulier européenne. Ces relations internationales de l’IA vise à contribuer à la stratégie nationale globale en ma- reposent en grande partie sur des échanges en matière tière de numérique. de recherche. La France dédie enfin un pan de sa straté- gie à la question des infrastructures et des équipements Si l’Allemagne n’a pas encore publié sa stratégie, les dif- (informatique, moyens de calcul et de stockage, etc.). Un férentes annonces quant à ses axes clés nous permettent axe qui devrait selon elle être également impulsé au ni- d’ores et déjà d’ébaucher une comparaison avec celle éta- veau européen. blie par la France. De manière générale, les deux pays se font fortement écho en ce domaine et s’inscrivent dans la France et Allemagne s’engagent donc dans des stratégies droite ligne de la stratégie européenne. À l’instar de cette de développement proches, avec une ambition partagée dernière, France et Allemagne mettent ainsi l’emphase sur pour l’Europe. Cette proximité nous permet d’identifier 21. Le 5 juillet dernier, la France a signé un accord d’intention avec le 25. Lire à ce sujet le rapport du Trésor français, « Stratégies nationales en Royaume-Uni pour collaborer dans le champ numérique, en particulier matière d’intelligence artificielle », novembre 2017 : « La structure (DFKI) sur des projets d’intelligence artificielle. a enregistré au cours des cinq dernières années un chiffre d’affaires de 680 22. « Donner un sens à l’intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale M EUR. Le centre aurait par ailleurs directement contribué à la création de et européenne », rapport de la mission d’information conduite par le 78 entreprises. » député français Cédric Villani, mars 2018. 26. Il existe d’ores et déjà plusieurs initiatives en ce domaine, à l’instar de la 23. “Die verpasste Zukunft”, Spiegel Online, 4 avril 2018. Confederation of Laboratories for Artificial Intelligence in Europe (CLAIRE). 24. « Eckpunkte der Bundesregierung für eine Strategie Künstliche 27. « Stratégies nationales en matière d’intelligence artificielle », Trésor, Intelligenz », Bundesminister für Wirtschaft und Energie, 18 juillet 2018. novembre 2017. 6
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : BÂTIR LA VOIE EUROPÉENNE | NOTE STRATÉGIQUE des axes de coopération forts entre les deux pays, qui Pour ce faire, cette coopération doit partir des probléma- pour certains ont déjà fait l’objet d’accords. Notons tou- tiques inhérentes à ces deux États, en particulier dans les tefois que ces deux stratégies partagent un même biais, domaines de la recherche et du transfert vers les secteurs celui de tenir à l’écart les citoyens dans leur formulation. de l’économie traditionnelle. Il convient ainsi, au-delà des Or, à l’heure où ces technologies vont bouleverser de partenariats de recherche, d’encourager les collaborations nombreux pans de notre société et nos emplois, il en va autour des expérimentations et plutôt que de considérer d’un enjeu d’acceptabilité sociale28. S’il est évoqué, le ci- l’IA comme une fin en soi, d’en faire le vecteur d’innova- toyen demeure encore trop passif dans ces orientations. tion pour nos industries et donc de bâtir une véritable stratégie industrielle29. Donner du sens au couple À ce titre, une accélération des stratégies « Industrie du franco-allemand dans la futur » en France et « Industrie 4.0 » en Allemagne visant construction d’une stratégie la convergence de ces plateformes industrielles dédiées à la numérisation des industries nationales vers un usage européenne plus général du numérique, et en particulier de l’intelli- gence artificielle, peut servir de terreau fertile à une IA Nous l’avons vu, les synergies entre la France et l’Alle- proprement européenne. magne en matière d’intelligence artificielle sont pos- sibles. Ces enjeux de coopération sont d’ailleurs au cœur À l’instar de l’Europe, France et Allemagne partagent la des deux stratégies nationales. À cet égard, les pays même vision humaniste de l’IA. Il s’agit désormais d’in- voisins s’entendent sur la nécessité d’un cadre européen carner cette ambition, au-delà du cadre de régulation. agile, c’est-à-dire à même de soutenir, sans annihiler par Une réflexion doit ainsi être engagée quant à la définition une centralisation trop forte, les stratégies nationales. partagée d’une IA éthique et un investissement spéci- Le développement des technologies d’intelligence artifi- fique dans le développement d’applications en réponse cielle est en effet dépendant du cadre, de la culture, de à des enjeux sociétaux concrets (santé, environnement, la langue dans lequel il se déploie et donc des pays. La démocratie notamment). Parallèle à la transformation de stratégie européenne doit tenir compte de cette diver- l’économie, cette intelligence artificielle positive consti- sité et en faire une force. C’est son plus grand défi face tue un objectif précis pour la recherche et peut faire l’objet à la concurrence des États-Unis et de la Chine qui sont d’une collaboration spécifique entre les États membres. des « blocs unifiés ». L’enjeu pour les États membres est C’est d’ailleurs le pari qu’ont déjà initié les pays d’Europe donc de faire en sorte que ces coopérations bi ou mul- du nord et baltiques. Cette coopération peut servir à tilatérales permettent à l’Europe d’émerger comme un soutenir des projets de recherche « moonshot » - c’est-à- compétiteur dans la course mondiale. Le 10 avril dernier, dire des projets ambitieux, sans attente de rentabilité à 24 États membres et la Norvège se sont ainsi entendus court terme-, à l’instar du rôle joué par la DARPA (Defense dans le cadre d’une déclaration commune de coopéra- Advanced Research Projects Agency) aux États-Unis. Plu- tion sur l’intelligence artificielle. L’Union européenne sieurs démarches sont lancées en ce sens au niveau eu- doit, elle, soutenir ces stratégies au travers d’infrastruc- ropéen telles l’initiative JEDI (Joint European Disruptive tures à même de rivaliser au plus haut niveau mondial et Initiative) et probablement la future Agence européenne en favorisant le partage et donc l’agglomération du plus pour l’innovation de rupture, en discussion au sein des grand nombre de données. Elle doit également participer instances européennes et dont le périmètre devrait être de l’investissement et de la mise en réseau des centres précisé dès 2019. de recherche européens. Au regard de son historique de coopération et de son rôle dans l’économie européenne, 29. Le rapport du député français Cédric Villani sur l’intelligence artificielle a notamment fait l’objet de critiques quant à ses « lacunes » en matière l’axe franco-allemand doit prendre toute sa place dans la de vision industrielle. Lire à ce propos l’article d’Olivier Ezratty, « Ce construction de cette stratégie. que révèle le Rapport Villani », 30 mars 2018 : « Le Rapport Villani passe directement aux solutions sans définir la forme du leadership industriel qui est recherchée. (…) Dans l’IA, c’est surtout du wishful thinking comme l’était le projet de moteur de recherche franco-allemand Quareo de 2005. Moteur qui n’existait d’ailleurs pas, le plan Quaero n’étant qu’un patchwork de subventions de recherche saupoudrées sur des dizaines 28. « La révolution invisible de l’intelligence artificielle », Renaissance d’entités publiques et privées sans cohérence ou vision produit unifiée » ; Numérique, décembre 2017. https://www.oezratty.net/wordpress/2018/rapport-villani/ 7
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : BÂTIR LA VOIE EUROPÉENNE | NOTE STRATÉGIQUE RECOMMANDATIONS • Construire un cadre européen de l’intelligence artificielle, non centralisé, pour impulser et articuler les straté- gies nationales. • Développer une approche industrielle de l’intelligence artificielle afin d’accompagner son transfert dans les différents secteurs de l’économie européenne. • Impulser au sein des plateformes dédiées à la numérisation des industries nationales (Industrie du futur, Industrie 4.0) le déploiement de l’IA industrielle. • Définir le socle européen commun des compétences numériques (STEM, humanités). • Donner sens à l’intelligence artificielle pour les citoyens au travers du développement d’applications en réponse à des enjeux sociétaux concrets. À PROPOS DU CYCLE DE RENCONTRES EU DIGITAL CHALLENGES Plus que jamais, le numérique se discute à Bruxelles. Pour appréhender ce nouveau contexte et en tirer des Alors que des textes majeurs sont à l’ordre du jour des recommandations en vue de la future stratégie numé- institutions européennes, de cette mandature comme rique européenne, trois think tanks franco-allemands, de la prochaine, les États membres, France et Alle- Renaissance Numérique, EuropaNova et Das Progressive magne en tête, cherchent à orienter la feuille de route Zentrum, allient leur expertise dans une démarche iné- de l’Union européenne par leurs régulations nationales. dite et lancent un cycle commun de rencontres à Paris En parallèle, par le renouvellement du Traité de l’Élysée, et Berlin : EU Digital Challenges. Le cycle est soutenu en janvier 2018, l’axe franco-allemand affiche sa volonté dans son organisation par Microsoft France. d’être le moteur des régulations numériques dans l’UE. POUR ALLER PLUS LOIN • « L’éthique dans l’emploi à l’ère de l’intelligence artifi-cielle », Renaissance Numérique, octobre 2017. • « Stratégies nationales en matière d’intelligence artificielle », Trésor, novembre 2017. • « La révolution invisible de l’intelligence artificielle », Renaissance Numérique, décembre 2017. • « Donner un sens à l’intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne », rapport de la mission d’information conduite par le député français Cédric Villani, mars 2018. 8
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : BÂTIR LA VOIE EUROPÉENNE | NOTE STRATÉGIQUE Das Progressive Zentrum est un think tank indépendant EuropaNova est un collectif européen fondé en 2003 à but non-lucratif installé à Berlin et fondé en 2007. Son à l’initiative d’Enrico Letta et Guillaume Klossa. Le but objectif est d’inscrire à l’ordre du jour politique des idées d’EuropaNova est d’accélérer la marche vers une puis- progressistes et innovatives. Le think tank veut promou- sance publique européenne démocratique, économique voir de nouveaux réseaux d’acteurs progressistes de diffé- et sociale, capable de résister aux crises et aux tentations rents horizons et de travailler à la réception de politiques de repli sur soi, engagée en faveur d’une mondialisation innovantes favorisant le progrès économique et social. équilibrée respectueuse des individus, des cultures et À cet égard, Das Progressive Zentrum inclut principale- soucieuse d’un développement durable de la planète. ment des penseurs et décideurs jeunes allemands et eu- Présidée aujourd’hui par Denis Simonneau, l’équipe ropéens dans ses débats progressistes. d’EuropaNova est constituée de jeunes actifs entourés www.progressives-zentrum.org de conseillers plus expérimentés ayant une connaissance en profondeur des institutions européennes et des diffé- rentes « parties prenantes ». www.europanova.eu Renaissance Numérique est né en 2007 d’une conviction forte, celle de la nécessité d’anticiper la transformation numérique de la société afin qu’elle n’induise pas de nouvelles fractures. Près de dix années plus tard, le think tank poursuit sa mission d’accompagnement de l’action publique dans sa transition numérique et son objectif d’une société numérique inclusive, équitable et vecteur de croissance. Il réunit aujourd’hui une quarantaine d’ad- hérents (entrepreneurs, grandes entreprises de l’Internet, chercheurs et universitaires, représentants de la société civile). www.renaissancenumerique.org Imprint: CC BY-NC-SA 4.0 | Date de publication: Octobre 2018 | Layout: Daniel Menzel, based on a Design by 4S & Collet Concepts 9
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