PSAUMES pour conjurer - Laureano ALBÁN - Editions Calligrammes
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Laureano ALBÁN PSAUMES pour conjurer la guerre préface & traduction José-Flore Tappy CALLIGRAMMES BERNARD GUILLEMOT
Préface de José-Flore Tappy Né au Costa Rica en 1942, Laureano Albán mène une carrière polyvalente. Après des études de philologie et de linguistique, et un doctorat en littérature hispano-américaine, il entre dans la diplomatie. Nommé en 1981 conseiller d’ambassade à Madrid puis à New York, ambassadeur du Costa Rica en Israël de 1987 à 1990, puis délégué de son pays à l’Unesco, il vit aujourd’hui à San José, capitale du pays. Parallèlement à ses fonctions diplomatiques, il poursuit depuis 1966 une importante activité d’écrivain : une vingtaine d’ouvrages, essais et recueils de poèmes, pour la plupart traduits en anglais1 et couronnés de nombreux prix. Ses recueils Geografía invisible de America (1981) et El viaje interminable (1983) — l’un s’appuyant sur les mythes et légendes cosmogoniques des cultures mayas et nahuas, l’autre retraçant, à travers l’exploration du continent, la fusion ancestrale des cultures précolombiennes et hispaniques — le consacrent définitivement comme l’une des voix nouvelles les plus importantes d’Amérique centrale. Laureano Albán signe en 1977, avec un groupe de poètes costaricains de sa génération, El manifiesto trascendentalista, qui fonde un mouvement littéraire contestataire visant à renouveler 3
le langage en rejetant l’héritage rhétorique traditionnel. Parmi ces poètes, Julieta Doblès, qu’il épousera et dont il aura cinq enfants. Remonter aux sources mystiques et historiques des peuples, chanter leur fondement originel et pérenniser leur mémoire loin des clivages et des conflits, tels sont les thèmes chers à Laureano Albán. Todas las piedras del muro, paru à Jérusalem en 1988 pour le 40e anniversaire de la création d’Israël, alors qu’Albán y était ambassadeur, en est un témoignage : recueil publié sous la forme d’un volume en quatre langues, espagnol, anglais, français, hébreu. Nourrie de l’héritage culturel amérindien, exaltée par la métaphore qui relie et agrandit, rêvant de concilier, par la poésie, mémoire et utopie, la voix de Laureano Albán — proche de celle d’un Pablo Neruda — fait dialoguer l’Histoire et la légende. Au-delà de sa dimension métaphysique, elle dénonce aussi l’oppression des peuples, l’asservissement et la précarité des plus démunis. Biografias del terror (1984), trente poèmes inspirés par les témoignages d’Amnesty international sur la disparition de détenus politiques au Sud de l’Amérique latine, donne un visage aux victimes des pires violences de la dictature.2 Les Psaumes pour conjurer la guerre (Salmos para que no venga la guerra), au nombre de vingt-six, ont été écrits durant les années sanglantes de guerre en Amérique centrale, en 1986 et 1987. Restés confidentiels, ils sont dédiés à l’ancien président du Costa Rica, Óscar Arias Sánchez, ardent défenseur de la liberté et auteur d’un « plan de paix » pour réunir en une fraternité sûre et durable les différents pays d’Amérique centrale, que cosignèrent, le 7 août 1987, le Salvador, le Guatemala, le Honduras et le Nicaragua, formant l’espoir, par ce geste symbolique, d’en finir avec la haine et l’anarchie meurtrières. 4
Chaque poème, coulée de lave charriant passé, présent, futur, nous plonge au cœur d’un univers d’une rare puissance. Tombant verticalement comme des chutes d’eau, se brisant sur la page tels de grands rouleaux d’écume océanique que la litanie chaque fois relance, ces psaumes suivent une progression dans l’ampleur lyrique : poèmes de plus en plus longs, au souffle oratoire grandissant. Tour à tour passionnés, suppliants, combatifs, indignés, ils nous conduisent des origines de la vie aux questions existentielles les plus tourmentées : qui aidera les hommes à surmonter l’effroi des nuits sans issue ? qui entendra leur détresse ? qui leur répondra ? Mû par un profond sentiment d’appartenance collective, le poète fait corps avec les égarés. Embrassant tout le désespoir de la condition humaine, il interpelle le ciel, retrace avec insistance l’obscur et laborieux destin des hommes, rappelle enfin combien la vie contre toute raison s’obstine, faisant alterner deux formes lyriques : l’imploration et la lamentation. D’un côté, il invoque la paix dans l’espoir brûlant de la faire advenir, de l’autre c’est la réalité présente, celle des peuples laissés à eux- mêmes, qui est rappelée avec une fermeté douloureuse. Par leur rythme incantatoire et leur sensualité, ces psaumes ressemblent à des prières, où le sacré confère aux existences les plus humbles la dimension d’une épopée. Généreuse, ample, profuse, cette voix évoque par son style énumératif celle des grands prophètes, soucieuse de conjurer la malédiction qui pèse sur les hommes tout en célébrant la beauté miraculeuse du monde. La langue d’Albán, chargée d’images, d’analogies, d’associations d’idées, presque étouffante parfois dans sa surenchère symbolique, et d’une tonalité orageuse, a pourtant le tranchant d’un diamant. Comment rendre cette épaisseur sensorielle de la voix sans jamais en altérer la force, l’éclat, l’énergie ? Comment restituer — sans 5
l’obscurcir — l’indéchiffrable opacité d’un verre qui laisserait pourtant mystérieusement passer le fil acéré de la lumière ? Il fallait transgresser, chercher l’équivalence, oser s’éloigner de la langue originale au risque de paraître parfois trop audacieuse. Le fait de ne pas maîtriser parfaitement l’espagnol m’aura sans doute protégée des inhibitions. Cette relative étrangeté de la langue, pour celle qui la côtoie depuis longtemps sans la pratiquer aisément, permet d’exercer une lecture parfois flottante, laissant l’imaginaire faire un bout du trajet. Pour pallier ses insuffisances, on aiguise d’autres facultés de perception, de même que quand une artère se bouche, toutes sortes de vaisseaux latéraux, insoupçonnés, prennent le relais. Je me suis donc lancée dans l’aventure en toute témérité, et à mon rythme. La version originale en regard des transcriptions françaises permettra au lecteur de prendre la mesure de sa complexité. * Cette traduction doit beaucoup à la romancière colombienne Helena Araújo, disparue en 2015. C’est elle qui m’a conduite, dans les années 1980, à la poésie de Laureano Albán — traduite en anglais mais inconnue en langue française —, qui m’a encouragée à le traduire et qui a bien voulu relire mes premières tentatives : un choix de ces poèmes destinés à paraître dans la revue Archipel et dans la Revue de Belles Lettres.3 Lorsque j’ai souhaité bien des années plus tard reprendre ce projet pour le mener à terme, c’est Juan Martínez, artiste peintre avec lequel j’avais plusieurs fois eu l’occasion de collaborer et surtout grand lecteur de poésie, notamment de Borges, qui a pris le relais. Sa disponibilité, sa lecture d’une grande acuité et son 6
approche pleine d’empathie pour la langue d’Albán, m’ont permis de mettre à l’épreuve ma propre interprétation et d’assurer mes choix. Nos conversations, textes en mains, ont été des moments d’échange aussi intenses que précieux. * Suite aux aléas de la vie, j’avais perdu contact avec Laureano Albán. Les hasards d’une rencontre aussi inattendue qu’étonnante avec César Maurel sur l’île de Formentera m’ont permis de retrouver sa trace. Installé au Costa Rica depuis plus de trente ans, lié d’amitié avec le fils du poète, le photographe Jorge Albán, César Maurel s’est fait le messager de mes courriers, l’ambassadeur de mes questions. C’est ainsi que j’ai renoué le dialogue avec Laureano Albán, toujours aussi enthousiaste et généreux, et qui vit désormais retiré de toute vie publique. Lausanne, janvier 2018 1 Parmi lesquels : Autumn’s Legacy (Herencia del otoño) et The Endless Voyage (El viaje interminable), trad. Frederick H. Fornoff, Ohio University Press, 1982 et 1984. 2 Biografias del terror a paru en espagnol dans Imprévue, revue d’études sociocritiques dirigée par Edmond Cros, Université Paul Valéry, Montpellier, 1984 - 1 (no « Poésies engagées »). 3 Archipel (Lausanne), mai 1991 et Revue de Belles-Lettres (Genève), 1 - 4, 2000. 7
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I. Somos los pies de barro, las ciudades de barro y los ojos de barro alzados por el golpe de un esplendor de arcilla. Somos el día hecho de sustancias atroces, la lentitud del mármol subiendo a los cristales como un grito amarillo. Dadnos la paz. 10
I. Nous sommes les pieds de boue, les villes de boue, les yeux de boue érigés par la salve éclatante de l’argile. Nous sommes le jour fait de matières repoussantes, la lenteur du marbre qui monte jusqu’aux vitres comme un cri décomposé. Donnez-nous la paix. 11
II. Somos los enterrados en las flores sin aire, los ciegos en el hondo laberinto del trigo. Los nacidos de pronto como el azul llorando. Los vestidos de toda fugacidad y olvido. Los que dan al azar los días y los hijos. Dadnos la paz. 12
II. Nous sommes les enterrés dans une flore asphyxiante, les aveuglés dans l’obscur dédale du blé. Nés soudainement comme un bleuissement de larmes. Tous vêtus d’éphémère et d’oubli. Ceux qui donnent au hasard leurs jours et leurs enfants. Donnez-nous la paix. 13
III. Somos los que nacimos con la luna en las manos, en las cuevas del aire y de la tierra, solos como la lluvia sola en los ojos del pájaro. Y corrimos cegados por el diente del rayo, detrás de las gacelas invisibles del viento, con el hacha en las manos y la flor en los labios, ebrios en la neblina del azar navegado. Dadnos la paz. 14
III. Nous sommes ceux qui sont nés la lune au creux des mains, dans les cavernes de l’air et de la terre, seuls comme la pluie solitaire dans les yeux de l’oiseau. Et de courir aveuglés par le dard de la foudre, derrière les gazelles invisibles du vent, la hache dans les mains et la fleur entre les lèvres, ivres d’errance dans les brumes du hasard. Donnez-nous la paix. 15
IV. Somos los que trajimos la amapola a su tierra, y grabamos el frágil esplendor del olvido en la piedra y el muro infinito del frío. Somos los anegados por el mar y el destino. Los del cuerpo continuo como la lejanía. Los que en las manos llevan, hacia todas las fuentes, una copa vacía. Dadnos la paz. 16
IV. Nous avons apporté le coquelicot à sa terre, gravé le précaire éclat de l’oubli dans la pierre et le mur infini du froid. Nous sommes les noyés de la mer et du destin, aux corps sans fin comme l’horizon. Ceux qui portent dans leurs mains, vers toutes les fontaines, une coupe vide. Donnez-nous la paix. 17
V. Somos los destinados a ser sueño cayendo. Los azules de noche, transparentes de día. Los sitiados por todos los ojos del vacío. Los de madera y llanto, los de ladrillo y fuego, los edificadores de las torres del sueño. Dadnos la paz. 18
V. Nous sommes les condamnés à n’être qu’un rêve qui bascule. Bleus de nuit, limpides le jour. Assiégés par les yeux innombrables du vide. Faits de bois et de larmes, de brique et de feu, les bâtisseurs des hautes tours du rêve. Donnez-nous la paix. 19
VI. Levantamos la piedra, muerte a muerte, alzándola hasta la propria vida. Izamos la bandera frágil de la mañana en la mitad incierta de la noche continua. Pusimos el ladrillo sobre todas las sombras. Dividimos la fruta alboral en estrellas. Dimos a cada beso un torrente y un ángel. Y edificamos templos en la sed del vacío con la argamasa azul de toda lejanía. Dadnos la paz. 20
VI. Nous avons soulevé la pierre, mort après mort, la portant jusqu’à la vie elle-même. Avons hissé, fragile, la bannière du matin dans la part incertaine d’une nuit perpétuelle. Posé des briques sur toutes les ombres. Partagé le fruit auroral en étoiles. Donné à chaque baiser son déluge et son ange. Dressé des temples sur la soif du néant avec le mortier bleu des lointains. Donnez-nous la paix. 21
VII. Grabamos en dormidos pergaminos el nombre del silencio, y abrimos puertas secretas y albas en el canto emprendido. Fuimos crucificados por el viento. Tuvimos la ambición del metal, su palabra ; la población del polen en los ojos, y el día de las resurrecciones ; la boca del secreto sellada en nuestra boca. Dadnos la paz. 22
VII. Nous gravons sur le sommeil des parchemins le nom du silence, et nous ouvrons sur l’aube des portes dérobées dans l’ébauche d’un chant. Nous, crucifiés par le vent. Nous avions l’ambition du métal, sa parole ; nos yeux peuplés de pollen, et le jour de résurrections ; la bouche du secret scellée dans notre bouche. Donnez-nous la paix. 23
VIII. Somos los constructores de la tierra y su olvido. Las manos de la arcilla en la luz erigida. Los puentes sobre el ojo del tiempo dominado. La lápida en los límites de la sombra y el día. El sembrador de rosas, el abismo encendido, los llamados al llanto, los héroes en su noche, la verdad estrellada de las manos del alba. Dadnos la paz. 24
VIII. Nous sommes les constructeurs de la terre et son oubli. Les mains d’argile dans la lumière qui monte. La voûte des ponts sur l’œil soumis du temps. La stèle dressée entre l’ombre et la lumière. Le semeur de roses et l’abîme ardent, ceux qu’on destine aux larmes, les héros dans leur nuit, la vérité étoilée entre les mains de l’aube. Donnez-nous la paix. 25
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