Réparer l'injustice Sylvain David - L'Inconvénient - Érudit
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Document généré le 1 jan. 2025 05:31 L'Inconvénient Réparer l’injustice Sylvain David Numéro 80, printemps 2020 URI : https://id.erudit.org/iderudit/93717ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) L'Inconvénient ISSN 1492-1197 (imprimé) 2369-2359 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article David, S. (2020). Réparer l’injustice. L'Inconvénient, (80), 65–69. Tous droits réservés © L’inconvénient, 2020 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
Réparer l’injustice SÉRIES TÉLÉ Sylvain David Les premières images de Watch- des masques constellés de taches men (Lindelof, HBO, 2019) offrent de Rorschach. Les forces policières, la reconstitution à grand déploie- inquiètes pour leur sécurité après ment d’un événement réel survenu une vague d’attentats ciblés, sont à Tulsa, Oklahoma, en 1921. Des elles aussi anonymes. Si les hommes milices blanches lourdement armées du rang se contentent d’un bandeau ont décimé une communauté afro- facial jaune vif en sus de leur uni- américaine prospère. On voit un forme habituel, les détectives ont avion larguer des bombes, des corps droit à des avatars de combat plus traînés derrière une automobile, élaborés. Se distinguent notamment des membres cagoulés du Ku Klux Looking Glass, dont la cagoule en Klan un fusil à la main. Cette scène miroir souligne les talents d’inter- de carnage sert à contextualiser le rogateur, et Sister Night, qui, loin temps présent de l’intrigue, fondé de la miséricorde que suppose son sur le principe de l’uchronie ou de chapelet et son habit de religieuse, l’histoire parallèle : les États-Unis ont se révèle une guerrière hors pair. naguère triomphé en Asie du Sud- Ces identités dissimulées, d’un côté Est ; le Vietnam a depuis été annexé comme de l’autre de la loi, confèrent comme cinquante et unième État ; un sentiment d’impunité et ouvrent la Richard Nixon est célébré en tant porte à tous les excès. que grand président ; l’acteur Robert La minisérie s’inspire du célèbre Redford occupe la Maison-Blanche ; roman graphique éponyme (Moore, des pluies de mollusques tombent Gibbons, 1987). Il ne s’agit pas d’une épisodiquement du ciel… Le racisme adaptation, mais d’une prolonga- est encore bien présent. tion. Alors que l’action de la bande Le fil narratif principal s’articule dessinée a lieu dans les années 1980 autour de la menace que constitue et renvoie à l’angoisse de l’époque la Seventh Kavalry, un groupe de quant à la possibilité d’une apo- suprémacistes blancs cachés derrière calypse nucléaire, l’intrigue de la L’INCONVÉNIENT • printemps 2020 65
allégorique. Les fils narratifs parallèles et les fréquents retours en arrière alimentent une dynamique feuilleto- nesque qui appelle inévitablement une convergence et une résolution. Si le premier épisode demeure plutôt linéaire et met l’accent sur le travail policier, la suite explore davantage les motivations des personnages et les points volontairement mystérieux de l’intrigue. Les allusions fréquentes au passé sont en outre un prétexte à d’intéressantes innovations formelles. La trame sonore, très présente, conçue par des membres du groupe Nine Inch Nails, contribue à entrete- nir une sensation de malaise. La grande singularité de la série repose toutefois sur la divergence de visées ou de finalité qu’elle présente avec l’original. Le roman série, située trente ans plus tard, se graphique de Moore et Gibbons est concentre sur un autre type de péril reconnu comme l’une des premières lié à l’actualité : celui des tensions grandes déconstructions de l’imagi- nationales autour de la culture et de naire du justicier et du superhéros. À l’identité. Ce décalage thématique et l’instar de Batman: The Dark Knight temporel permet de développer Returns (Miller, 1986), paru à la dans la série un univers et des même époque, il met en scène des personnages qui lui sont propres. vigilantes vieillissants, qu’une obses- Quelques éléments de l’œuvre origi- sion pour l’ordre et une absence de nale demeurent néanmoins. Le pre- comptes à rendre rapprochent dan- mier épisode montre Ozymandias, le gereusement du fascisme. Par leur millionnaire mégalomane, reclus dans dimension autoréflexive, ces bandes un manoir gothique avec des servi- dessinées s’appliquent à dévoiler teurs attentionnés. On voit, par écran les paradoxes idéologiques d’un interposé, le Dr Manhattan, un phy- mythe fondateur de la culture de sicien doté de superpouvoirs depuis masse américaine. La série reconnaît une irradiation accidentelle, en exil les dérives autoritaires des person- sur la planète Mars. D’autres appari- nages de Moore et Gibbons, tout tions du même type surviennent au fil particulièrement dans l’évocation de des épisodes. De tels recoupements la figure réactionnaire de Rorschach narratifs réjouiront les lecteurs de (l’antihéros de la BD) que constituent Moore et Gibbons. Il n’est cependant les masques bigarrés de la Seventh pas nécessaire de connaître le roman Kavalry. Elle ne s’inscrit pas moins graphique pour bien comprendre la dans un tout autre horizon d’attente. série. Si, comme dans le comics, l’intrigue Les origines bédéistiques de fait ponctuellement retour sur l’histo- Watchmen se reflètent dans sa fac- rique du justicier urbain, ce n’est pas ture. Les scènes d’action, truffées pour en souligner l’insuffisance ou de pétarades et de démonstrations la puérilité, mais pour y insuffler une d’arts martiaux, n’ont rien à envier composante afro-américaine. De ce aux récents films de justiciers ou de fait, dans le présent du récit, ces ad- superhéros. Les masques et costumes juvants des forces policières ne sont des divers protagonistes créent une pas (ou plus) les symptômes d’une composition visuelle forte, où chaque dérive totalitaire : ils constituent au détail tend à prendre une dimension contraire une résistance salutaire 66 L’INCONVÉNIENT • printemps 2020
face à la montée de l’extrémisme. C’est dans rappeler ces faits, ce qui a pour conséquence cette ambiguïté, pas forcément assumée, de politiser son propos et d’en faire une que réside l’intérêt sociohistorique de Watch- attaque frontale contre un système partial. men : le justicier masqué, déconstruit il y a Le premier épisode montre divers adoles- quelques décennies, s’avère à nouveau né- cents de Harlem, pas forcément proches les cessaire, avec quelques nuances révélatrices, uns des autres, alors qu’ils se laissent entraî- pour redonner un idéal à une nation en proie ner par une bande du quartier pour une soi- à l’intolérance et au relativisme. rée de grabuge dans Central Park. Les choses dégénèrent rapidement : des passants et des • cyclistes sont pris à partie, parfois violem- ment. Le groupe se disperse au moment où Les facteurs qui motivent le sentiment des sirènes retentissent. Plusieurs sont attra- d’injustice vécu par la communauté afro- pés dans la rafle policière qui s’ensuit. Un peu américaine sont mis en évidence dans When plus tard dans la nuit, une joggeuse est re- They See Us (DuVernay, Netflix, 2019). La trouvée inconsciente dans un boisé. Elle a été minisérie raconte l’histoire réelle des « Cen- violée et sauvagement battue. On craint pour tral Park Five », un groupe d’adolescents sa vie. Les petits délinquants retenus au poste noirs condamnés en 1989 à de lourdes peines deviennent ainsi témoins potentiels, puis sus- de prison pour le viol d’une jeune femme pects. Rien ne permet de lier les frasques des blanche qu’ils ont toujours nié avoir commis. voyous à l’agression sexuelle, hormis le fait En 2002, de nouveaux éléments de preuve que tous ces délits ont été commis au même sont venus invalider le verdict. En 2014, une endroit. L’opinion publique ne s’enflamme compensation collective de 41 millions de pas moins ; un coupable est requis. Interro- dollars leur a été octroyée pour les années gés sans la présence de leurs parents ou d’un d’incarcération. Peu après le crime, pendant avocat, les cinq jeunes hommes finissent par que l’enquête était en cours, Donald Trump avouer un crime dont ils se disent pourtant a acheté une pleine page de publicité dans innocents. chacun des grands journaux de New York afin La suite de la série retrace, de manière de réclamer la peine de mort pour les jeunes chronologique, les épreuves subséquentes délinquants. Le magnat de l’immobilier est des inculpés. D’abord le procès, où les procu- également passé à la télé pour défendre ses reurs sont pleinement conscients de la dimen- idées répressives. La série ne manque pas de sion politique de l’affaire et n’hésitent pas à L’INCONVÉNIENT • printemps 2020 67
histoire a marqué les États-Unis et, de ma- nière plus générale, constitue un révélateur des tensions raciales dans ce pays. D’un côté, la jeune génération, qui a découvert le destin des Cinq par l’entremise de cette docufiction, a manifesté son indignation au point où la détective en charge de l’affaire et la procu- reure en chef du procès ont été démises de diverses charges professionnelles. De l’autre, des commentateurs de droite ont mis en cause l’innocence des accusés et critiqué leur représentation idéalisée tout en défendant les attaques passées de Donald Trump à leur égard. Contrairement à la revanche symbo- recourir aux coups bas pour s’assurer de la lique que fantasme Watchmen, la réparation condamnation de leurs boucs émissaires. Puis de l’injustice que défend When They See les années d’incarcération, durant lesquelles Us s’inscrit dans un débat bien réel, où le les cinq adolescents, issus d’un milieu défa- consensus entre les parties semble encore vorisé qui ne peut guère les soutenir, perdent loin d’être atteint. définitivement ce qu’il leur reste d’innocence. Quatre d’entre eux avaient moins de seize • ans au moment des faits : après un séjour en détention juvénile, ils bénéficient d’une Un autre type de défaillance du système libération conditionnelle au début de la pénal est mis en cause dans Unbelievable vingtaine. On découvre à cette occasion les (Grant, Waldman, Chabon, Netflix, 2019). contraintes imposées aux anciens détenus L’action débute en 2008, dans l’État de (couvre-feu, déclaration obligatoire de son Washington. Une résidente d’un centre d’hé- statut), un stigmate social qui a pour effet bergement pour jeunes adultes a été violée d’entraver toute réelle possibilité de réinser- dans son studio pendant la nuit. Manifeste- tion. Le cinquième accusé demeure dans une ment mal à l’aise, elle s’efforce de répondre prison pour adultes, régie par la violence, aux questions maladroites, pourtant bien où l’étiquette de prédateur sexuel s’avère intentionnées, des policiers masculins. On difficile à porter. La série se veut dès lors apprend que son agresseur, au visage mas- une dénonciation non seulement de l’erreur qué, l’a d’abord immobilisée pour longue- judiciaire, mais aussi des dysfonctionnements ment abuser d’elle, puis s’est appliqué à pur- fondamentaux du système carcéral américain. ger la scène de crime de toute trace d’ADN Pour soutenir son propos, When They See avant de disparaître. De brèves séquences en Us adopte un réalisme sobre, qui met l’accent flashback illustrent son récit. Les détectives sur les réactions individuelles. Les comédiens chargés du dossier et les adultes dans son en- qui incarnent les accusés en 1989 excellent tourage se montrent peu convaincus par une à exprimer l’effarement d’adolescents faisant histoire aussi invraisemblable. Prenant pré- face à des enjeux qui les dépassent. Ceux qui texte du passé trouble de la jeune femme, ils les jouent à l’âge adulte se révèlent touchants en viennent à douter de sa parole. Écœurée par la manière dont ils donnent à comprendre par tant d’insensibilité, elle finit par se rétrac- le désarroi, de retour dans la vie réelle, d’indi- ter et retire sa plainte. vidus ayant passé leurs années de formation Le fil narratif se dédouble au deuxième derrière les barreaux. Les personnages des épisode. D’une part, on continue à suivre parents sont également dignes de mention, le calvaire de la jeune femme, maintenant pour leur impuissance et les mauvais conseils, victime de l’ostracisme de ses proches, qui issus de l’ignorance, qu’ils prodiguent à leurs lui en veulent de les avoir bernés. Une pro- enfants. Les décors, que ce soient ceux du cédure judiciaire est d’ailleurs ouverte contre poste de police, du tribunal ou de la prison, elle pour fausse déposition. D’autre part, l’in- baignent dans l’omniprésence des néons, un trigue se déplace au Colorado, en 2011, où choix pertinent dans la mesure où ce qui se une étudiante vient de signaler son agression joue est avant tout un drame institutionnel. par un individu masqué et méticuleux, dans La série a créé bien des remous à sa sor- sa résidence universitaire. L’affaire est cette tie, ce qui rappelle à quel point cette fois prise en charge par une enquêteuse 68 L’INCONVÉNIENT • printemps 2020
empathique, qui s’efforce de réconforter la victime tout en s’assurant de recueillir un témoi- gnage le plus précis possible. La policière n’est pas au courant des événements qui sont surve- nus dans l’État de Washington trois ans aupara- vant. Elle apprend par contre qu’une collègue traite un cas similaire dans une localité voisine. Les deux unissent leurs forces pour traquer l’agresseur qui semble de toute évidence un violeur en série. Le reste de la série continue à juxtaposer le récit des policières qui se donnent pour mission de résoudre l’enquête à celui de la victime initiale. Ce montage en parallèle rap- pelle que les suites d’une agression sexuelle ne se résument pas uniquement à rechercher un criminel, mais qu’elles ont également des conséquences psychologiques, notamment en ce qui a trait à l’estime de soi et aux relations interpersonnelles. Le procédé met par ailleurs bien en évidence le contraste entre l’approche froide et factuelle des détectives chargés de la première enquête, qui a pour effet involontaire d’intimider la victime, et la profonde sollicitude des deux policières alors qu’elles interrogent les femmes violentées, laquelle permet de gagner leur confiance tout en offrant un précieux sou- tien. De manière significative, la série évite de montrer les viols eux-mêmes, hormis quelques brèves images pour étayer les témoignages, refusant par le fait même toute dérive vers le spectaculaire. L’intrigue d’Unbelievable s’inspire elle aussi d’une histoire vraie, ce qui confère une horreur Apocalypse silencieuse n° 2 (détail), 2019, huile sur lin © Louis-Philippe Côté | Photo : Guy L’Heureux supplémentaire aux événements représentés. Comme cette affaire a été beaucoup moins mé- diatisée que celle des « Central Park Five », un certain suspense narratif demeure. Le sujet déli- Apocalypse silencieuse cat est porté par le jeu tout en nuances des co- Louis-Philippe Côté médiennes. La première victime se distingue par sa fragilité méfiante ; la seconde émeut par sa résilience qui, rapidement, se fissure. Le duo de policières est réussi dans sa façon de confronter 21 mars – 2 mai 2020 des personnalités opposées et joue de manière efficace avec les clichés du genre. De ce fait, la grande force de la série réside dans sa subtilité. Comme Watchmen et When They See Us, elle souligne à quel point certaines catégories d’in- dividus n’ont pas toujours droit à un traitement équitable de la part de l’appareil policier et judi- ciaire. Loin des fantaisies revanchardes de l’une ou des contre-attaques ciblées de l’autre, c’est par le facteur humain, l’engagement individuel, qu’Unbelievable invite à contenir les excès, 5420, boulevard Saint-Laurent | local 100 | Montréal | 514.849.1165 volontaires ou non, du système. g
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