ÉTATS-UNIS : UN ÉCHO DU 11 SEPTEMBRE - Valerie Streit et Rodney Benson
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Valerie Streit et Rodney Benson New York University ÉTATS-UNIS : UN ÉCHO DU 11 SEPTEMBRE traduit de l'anglais par Guy Lochard Comment la presse des États-Unis a-t-elle rendu compte des attentats à la bombe qui se sont déroulés à Madrid le 11 mars 2004 ? Cet article vise à répondre à cette question par le biais d'une analyse quantitative puis qualitative du traitement opéré par quatre journaux représentant différents types de publics et de styles journalistiques1. À travers une comparaison des ressemblances et des différences entre ces quatre titres, nous essayons de comprendre la façon dont les médias d'information américains ont relaté un événement terroriste se déroulant à l'étranger, moins de trois ans après le 11 septembre 2001. Dans cette première analyse nécessairement synthétique, nous étudierons la totalité des nouvelles liées aux attentats de Madrid, nous décrirons les cadres d'interprétation qu'elle met en œuvre et examinerons également le ton qui se dégage des photographies, des titres et des reportages. L'approche quantitative Les quatre journaux amorcent le traitement de l'événement dès le 12 mars, autrement dit, le jour suivant l'explosion synchronisée des bombes dans quatre trains à Madrid, tuant 192 personnes. Cette couverture s'est prolongée pendant un total de 126 jours couvrant une période de deux ans. Le nombre total d'articles consacrés au thème est de 275, ce qui représente un total de près de 180000 mots dédiés à ce sujet. Le New York Times est à cet égard le plus concerné, publiant 161 reportages (soit 59 % de la HERMÈS 46, 2006 95
Valerie Streit et Rodney Benson couverture totale), suivi du New York Post avec 44 reportages, The Christian Science Monitor avec 39 reportages (d'une longueur totale cependant supérieure à celle du Post) et enfin USA Today avec 29 articles. Le volume de nouvelles le plus important se situe au mois de mars. En effet, un total de 132 reportages, soit près de la moitié du total sur une période de deux ans est publié durant ce seul mois et 96 le sont durant la semaine suivant les explosions. Le premier jour de la couverture est particulièrement intense avec 19 reportages qui comprennent des descriptions à vif des attaques, des témoignages et des spéculations sur le fait de savoir qui est responsable, 1ΈΤΑ ou Al-Qaida. Quoi qu'il en soit, le point culminant est atteint quatre jours plus tard, mardi 16 mars, quand les médias évaluent la victoire surprise du Premier ministre Zapatero et anticipent les conséquences de sa politique pour la guerre contre le terrorisme et l'engagement en Irak. Le nombre d'articles consacrés au sujet diminue ensuite pour descendre à 22 la deuxième semaine et à 14 la troisième semaine. Pendant tout le mois d'avril, seulement 28 reportages seront publiés. La couverture de Madrid disparaît pratiquement après cette date à l'exception de quelques légères reprises en juillet, octobre et décembre 2004 et durant mars et juillet 2005. La hausse en juillet est en grande partie le résultat de la couverture qu'assure le Times des auditions parlementaires relatives au 11 mars en Espagne et des prolongements relatifs au principal suspect, Rabei Osman Sayed Ahmed. En octobre, un mois avant l'élection présidentielle des Etats-Unis, The Times, The Post et OSA Today publient des articles laissant entendre que les terroristes pourraient être inspirés par les événements de Madrid et attaquer le pays pour manipuler les résultats de l'élection. En décembre, le Monitor et le Times publient des reportages au sujet de Zapatero témoignant devant la commission relative au 11 mars. De plus, le Times diffuse des reportages sur les parents des victimes critiquant les hommes politiques espagnols et au sujet de l'approbation de l'extradition d'Ahmed hors d'Italie. Le Monitor développe aussi un récit sur les efforts anti-terroristes de l'Europe consécutifs à l'attentat. Les légers pics de couverture durant l'année 2005 correspondent au traitement unanimiste de l'anniversaire des bombardements de Madrid en mars et à ceux des attentats du métro de Londres en juillet, qui donnent lieu à de nouvelles analyses comparant les deux attaques terroristes en Europe. Les cadrages de l'événement Les cadrages discursifs de l'événement mobilisés par les productions médiatiques s'appuient sur une variété de configurations narratives et s'établissent souvent dans le même reportage. Les cadres dominants sont le 11 septembre, les réactions brutales contre l'Espagne et Zapatero après les élections, et l'amalgame de «la guerre globale contre le terrorisme» et de l'engagement américain en Irak. L'analyse suivante se concentre seulement sur le premier mois de couverture. Le cadrage du 11 septembre domine assez tôt celle-ci. La comparaison avec cet événement évoque le deuil, la commémoration, la 96 HERMÈS 46, 2006
États-Unis: un écho dull septembre victimisation et la solidarité face à un ennemi commun. Établissant une équivalence entre ces deux attaques terroristes, le New York Post paraphrase le Premier ministre espagnol José Maria Aznar: «L'attaque du 11 mars est maintenant le 11 septembre de l'Espagne» (12 mars, p. 4). Un autre reportage du Post décrit des parents recherchant désespérément un être cher comme un écho terrifiant du 11 septembre (12 mars, p. 5) et un editorial du Post décrit Madrid et New York comme des «villes sœurs unies dans la douleur et l'atrocité» (12 mars, p. 34). Dans The Christian Science Monitor, une caricature représente deux hommes : le premier tient un drapeau américain et porte une chemise avec les mots « 11 septembre », le second tient un drapeau espagnol et a l'inscription « 11 mars» sur sa chemise; tous les deux se tiennent par les épaules, des larmes dans les yeux (16 mars, p. 8). De même, un editorial du New York Times avance que «ni l'Espagne ni l'Amérique ne resteront seules » et ajoute que «nous sommes tous des Madrilènes maintenant » (12 mars, p. 20). Après les élections législatives espagnoles du lundi 15 mars, quand il est devenu évident que la population espagnole a élu un chef ouvertement hostile à la participation espagnole à la guerre en l'Irak, la couverture des Etats-Unis sur l'Espagne passe de la solidarité à la censure. La victoire de Zapatero apparaît comme la preuve que les terroristes ont réussi, ainsi que les titres suivant le mettent en évidence: «L'Espagne se débat avec l'idée que le terrorisme est un joker contre la démocratie» {The New York Times, 17 mars, p. 12) ; « Un vote en faveur de la terreur » et « Ne laissez pas le Diable déstabiliser le vote » {New York Post, 16 mars, p. 30 ; 17 mars, p. 5) ; « Suite à la tragédie, les électeurs espagnols accordent la victoire aux terroristes » (USA Today, 19 mars, p. 18) ; «Est-ce que les terroristes jouent avec les élections ? » {The Christian Science Monitor, 17 mars, p. 1). Quand Zapatero annonce son projet de retirer les troupes espagnoles d'Irak, les barrières de la critique se lèvent. Un editorial du New York Post (16 mars, p. 9) dénonce le vote espagnol comme un «acte de lâcheté» et l'analyse comme un «recul majeur dans la guerre globale contre la terreur». Ce cadrage interprétatif aligne Zapatero sur les positions des terroristes, tout simplement parce qu'il était en désaccord avec l'approche stratégique américaine. De temps en temps, les quatre journaux présentent l'information en contrebalançant le point de vue des réactions «anti-Zapatero». Par exemple, un portrait de Zapatero publié dans USA Today (22 mars, p. 13) le dépeint comme un leader contre le terrorisme, lui donnant une chance de présenter sa conception alternative suivant laquelle de bons services de renseignement sont la clef du succès contre le terrorisme plutôt que l'approche müitaire intensive des Etats-Unis. Chacun des journaux reconnaît également le mécontentement des électeurs à l'égard du Parti populaire sortant. Ce cadrage alternatif rend légitimes les résultats des élections en les contextualisant par le biais de récits de lecteurs insatisfaits de l'ancienne alliance conclue avec les Etats-Unis en Irak. En fait, l'orientation anti-Zapatero semble justifiée par un troisième cadrage plus large, articulant la lutte globale contre le terrorisme et la guerre menée par les Etats-Unis en Irak, comme dans ce passage du New York Post (18 mars, p. 6) : «Jusqu'ici, John Kerry a essayé d'établir une distinction entre la bataille contre la terreur, qu'ü soutient, et la guerre de l'Irak, qu'il critique. Le problème de Kerry est que les bombes de Madrid font le lien entre les deux et que l'Espagne semble vouloir apaiser les terroristes. » Cette confusion n'est pas étonnante si on considère l'amalgame que fait le Président Bush entre les deux problèmes. Dans ses premières paroles pubHques après que les électeurs espagnols aient élu un nouveau HERMÈS 46, 2006 97
Valerie Streit et Rodney Benson gouvernement socialiste opposé à la guerre en Irak, Bush a déclaré que «le monde doit rester fort et résolu dans la guerre contre le terrorisme» (USA Today, 17 mars, p. 10). Néanmoins, The Monitor remet ouvertement en cause l'efficacité «d'une guerre contre un terrorisme défini au sens large» en examinant les multiples utilisations du terrorisme en tant que tactique politiquement neutre par différents groupes (15 mars, p. 1). De même, le Times laisse place à un point de vue plus complexe : non seulement, on peut désapprouver la guerre en Irak, mais on peut également désapprouver «la guerre contre le terrorisme» des Etats-Unis et être toujours opposé au terrorisme. Un article du Times décrit toute la gamme des manières de lutter contre le terrorisme présentes en Europe et il cite un expert en analyse stratégique basé à Londres qui avance que les Européens se méfient de la guerre contre le terrorisme parce que les Etats-Unis se sont lancés dans une guerre en Irak» (14 mars, section 4, p. 1). De tels articles rejettent explicitement la rhétorique simpliste de Bush : «Vous êtes avec nous ou contre nous. » Plutôt que de considérer les résultats des élections espagnoles comme un succès pour le terrorisme, un editorial du New York Times désigne même ce vote comme «un sain exercice de démocratie» (16 mars, p. 26). La tonalité de la couverture C'est une tonalité faite de crainte et d'anxiété qui a imprégné la couverture selon que les reportages traitaient de l'augmentation du niveau d'insécurité en Europe et à New York, des retombées économiques aux Etats-Unis et de la capacité des terroristes d'influencer les élections. Dans les premiers jours du traitement, tous les papiers à l'exception de ceux du Christian Science Monitorprésentent des photographies réalistes de l'épave distordue du train et des corps dispersés sur les voies. Sous la légende « Horreur ferroviaire », USA Today publie, à la Une, une photographie en plan rapproché d'un jeune homme le visage sanglant assis près d'une femme blessée (12 mars, p. 1) ; une photographie intérieure le même jour représente une scène morbide dans la station de chemin de fer d'Atocha, des sauveteurs alignant une rangée de sacs noirs destinés aux corps des victimes. Des photos analogues sont fréquemment publiées dans le Times et le Post. Des dessins sont accompagnés de descriptions textuelles également réalistes, traduisant un sentiment d'atrocité et d'inhumanité. Le New York Post décrit «un bébé déchiré en morceaux et des corps passés à travers le plancher » à la gare ( 12 mars, p. 4). Le Post et le New York Times décrivent des téléphones portables sonnant sans réponse près de corps sans vie, ces appels étant ceux de «parents désespérés des victimes» [New York Post, 12 mars, p. 4). Le Times cite des témoins qui avaient vu le train explosé avec «de la chair et des os éparpillés sur le sol» et «des morceaux de cerveau un peu partout» (12 mars, p. 1). Pendant que la situation évolue en Espagne, les images passent du spectacle de l'horreur à l'empathie et au pathétique. Le Times saisit le visage ravagé d'une femme après qu'elle ait identifié les corps de ses proches (13 mars, p. 7), tandis que USA Today montre un couple enlacé devant un monument funéraire (16 mars, p. 8). L'empathie se répand également dans les pages de USA Today consacrées au courrier des lecteurs comme avec ce titre au-dessus d'un assemblage de lettres de lecteurs: «Le monde prend part à 98 HERMÈS 46, 2006
États-Unis: un écho du 11 septembre la tragédie de l'Espagne : ensemble nous pouvons gagner» (15 mars, p. 12). En dépit d'une baisse générale de la couverture, toutes les lettres proviennent d'Américains. Le Times, d'autre part, édite plusieurs lettres d'Espagnols et de lecteurs de l'ensemble du monde voulant exprimer leur peine et douleur (13 mars, p. 16). Une différence ténue existe entre la douleur et la colère même si par la suite la dernière a pris le dessus. The New York Post affiche une image en plan rapproché d'une main peinte en rouge avec un ruban au- dessus d'un titre enflammé « Sales lâches : des millions de personnes protestent contre le massacre de Madrid» (13 mars, p. 1). Tous les articles dépeignent des foules de personnes se rassemblant en Espagne contre les bombes, mais la colère n'est pas seulement dirigée contre les terroristes. Le Post et le New York Times montrent les manifestants espagnols opposés au gouvernement d'Aznar affrontant la police. Quand Zapatero est élu, le Post publie une image de lui, hors contexte, élevant ses bras au-dessus de sa tête dans une posture soumise. Dans une légende fallacieuse on peut lire « Le Premier ministre, José Luis Rodríguez Zapatero semble se rendre aux auteurs des attentats» (16 mars, p. 30). Conclusion La couverture du New York Times a basculé dans la politique nationale, elle présente plus d'articles sans complaisance que tous les autres journaux réunis. La couverture très complète et la multiplicité des points de vue du Times peuvent être considérées comme révélatrices de sa large portée auprès d'un lectorat international. En dépit d'un budget plus petit et d'une diffusion plus modeste, The Christian Science Monitor offre une gamme relativement large de perspectives européennes et américaines, et une impressionnante profondeur d'analyse. Le Monitor échappe au danger de verser dans le sensationnalisme en partie à cause de son utilisation minimaliste des photographies. La couverture du New York Post épouse l'idéologie conservatrice de son public partisan et elle s'aligne sur l'agenda de Bush avec un message fondamental : les actes de terrorisme justifient la politique des Etats- Unis en Irak et ses efforts contre le terrorisme. Le Post critique fermement Zapatero quand il bat le gouvernement conservateur de José Maria Aznar, un allié proche du Président Bush (il est intéressant de noter que Murdoch a récemment nommé Aznar au conseil d'administration de sa société de presse internationale). Comme le Post, USA Today destine sa couverture à un lectorat américain, citant fréquemment les autorités et les sources nord-américaines. Sa couverture très condensée des attentats n'atteint évidemment pas le niveau de complexité de Times et du Monitor. De façon générale, la couverture aux Etats-Unis des bombardements de Madrid, du moins telle qu'elle peut être observée dans les quatre journaux étudiés, positionne les Etats-Unis comme le leader d'une lutte globale contre le terrorisme dans le monde de l'après 11 septembre. La couverture reflète l'expérience nationale des Etats-Unis et sa position hégémonique de superpuissance du monde s'accrochant à ce statut. Un statut fragüe cependant à la lumière du terrorisme, de la guerre au Proche-Orient et des tensions diplomatiques. Comparé à la couverture européenne et marocaine, le traitement des attentats de HERMÈS 46, 2006 99
Valerie Streit et Rodney Benson Madrid opéré par les journaux des États-Unis est moins idéologiquement différencié ; par contre, ces journaux peuvent être distingués les uns des autres du point de vue de leurs logiques journalistiques, orientées par la profondeur et le ton des reportages et des analyses. Le New York Post, c'est vrai, rapporte les événements suivant un point de vue clairement conservateur. Cependant, il est à noter que le Posi constitue une véritable exception dans le paysage médiatique américain. Les trois autres journaux analysés présentent un large éventail d'opinions, assez comparable de ce point de vue à la presse européenne si l'on excepte le fait que les positions de gauche et anti-américaines les plus radicales (celles ne faisant pas de différences entre l'administration Bush, Israël et la société américaine dans son ensemble) ne sont étonnamment pas sous-représentées. Au même titre que la presse française, italienne, espagnole ou marocaine, la presse américaine aborde les événements de Madrid sous un prisme national mais pas forcément nationaliste, autrement dit selon une posture de domination globale dans le monde de l'après 11 septembre. Même aux Etats-Unis, ce prisme présente des craquelures ici et là, laissant filtrer les lueurs de points de vue différents. NOTE 1. The New York Times, USA Today, The Christian Science Monitor et The New York Post. The New York Times est le leader des journaux de référence nord-américains avec une diffusion de plus d'un million. Le style abrégé de USA Today lui a permis d'atteindre la diffusion la plus importante du pays avec près de deux millions de lecteurs. The Christian Science Monitor est un quotidien de petite diffusion mais très respecté pour sa couverture politique et étrangère. Le New York Post est un quotidien populaire de style tabloïde, propriété de Rupert Murdoch, grand nabab des médias conservateurs, avec la majeure partie de son lectorat concentrée dans la région de New York. 100 HERMÈS 46, 2006
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