Trump : quels enseignements pour la Russie ? - Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains

 
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Trump : quels enseignements pour la Russie ?
                     Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2020

                 Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 3 Février

                                                                             Andreï Kortunov
                                     Directeur général du Russian International Affairs Council

Si la victoire des républicains dans la course à la Maison Blanche, en 2016, a paru surprendre
la plupart des analystes et dirigeants politiques russes, les réactions qui l’ont accueillie
allaient de l’optimisme prudent à la franche euphorie. Cette aménité s’explique par un
certain nombre de raisons, à commencer par la personnalité de la candidate démocrate :
pour le pouvoir russe, Hillary Clinton incarnait l’une des figures les plus bellicistes de la
première administration Obama — ardente avocate de l’usage de la force au Moyen-Orient,
farouchement résolue à renforcer l’importance du volet « droits de l’homme » dans les
relations russo-américaines, et, qui plus est, personnellement hostile à Vladimir Poutine.
Par ailleurs, le Kremlin a toujours eu plus de facilité à travailler avec les présidents issus du
Parti républicain. C’était déjà vrai à l’heure de la détente, sous Leonid Brejnev et Richard
Nixon, puis pendant la perestroïka du temps de Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan. Et
malgré toutes les difficultés qu’ont traversées les relations entre les deux pays dans les
années 2000, Vladimir Poutine se sentait manifestement plus à l’aise pour discuter avec
George W. Bush qu’avec son successeur démocrate, Barack Obama. Donald Trump, certes,
ne s’inscrit pas dans le moule républicain traditionnel mais Moscou, apparemment,
nourrissait l’espoir que sa double victoire présidentielle et législative contribuerait à infléchir
la politique russe de Washington dans le sens de la prédictibilité et du pragmatisme.

La rhétorique dont usa le nouvel élu au cours de la campagne présidentielle, à savoir ses
nombreuses déclarations pour le moins déroutantes sur toutes sortes de sujets, de l’Europe
à la Russie en passant par l’Ukraine et l’OTAN, invitait d’autant plus à anticiper une évolution
substantielle de l’ensemble de la politique étrangère américaine. À en croire certains
commentaires, Donald Trump ne voyait pas la Russie comme la grande menace pesant sur la
sécurité du monde mais comme un allié potentiel dans le bras de fer qui ne manquerait pas
d’opposer les États-Unis à la Chine. À tout le moins, sur cette question clé de la politique
extérieure américaine, Trump paraissait attendre de Moscou une forme de neutralité
bienveillante. La Russie, elle, pouvait escompter d’une telle réorientation stratégique
d’importants bénéfices tactiques qui lui auraient surtout permis de se poser en médiatrice
entre les deux centres de pouvoir les plus influents du triangle géopolitique Washington-
Moscou-Pékin.

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Il semble pourtant que le principal motif qui incita les dirigeants russes à adouber Donald
Trump n’ait pas plus tenu à des considérations tactiques qu’à quelque aversion profonde
envers le personnel démocrate de l’après-Obama. Ce qui joua d’abord, c’est que le Kremlin
jugeait Trump idéologiquement plus proche, et donc plus facile à appréhender, qu’un
Obama ou, qu’en Allemagne, une Angela Merkel. Trump n’a jamais perdu une occasion de
réaffirmer ses positions nationalistes (« America first ! ») et d’insister sur la protection des
intérêts immédiats et de la souveraineté de son pays plus que sur la préservation d’un
leadership mondial théorique. Ce nationalisme a rencontré un écho particulier auprès de
l’élite politique russe et du président lui-même. Donald Trump, au surplus, a exprimé toute
sa défiance à l’égard des organisations internationales, quand bien même elles auraient été
créées et restent dirigées par les États-Unis. Sur ces organisations internationales et la
souveraineté russe, Vladimir Poutine a fait valoir des vues très similaires.

Trump se veut également partisan d’une approche transactionnelle de la politique. En
d’autres termes, il aborde les relations des États-Unis avec ses partenaires et adversaires
comme autant de transactions commerciales dans lesquelles chacune des parties s’efforce
d’obtenir les conditions les plus avantageuses. S’il lui arrive d’utiliser parfois des concepts
aussi abstraits que « valeurs communes », « intérêts de l’humanité » ou « opinion publique
mondiale », il est loin d’en avoir fait le cœur de sa politique étrangère. La ressemblance est
frappante avec le discours tenu ces dernières années par les dirigeants russes, qui appellent
à fonder toute relation sur les intérêts spécifiques des parties concernées plutôt que sur des
abstractions telles que ces fameuses « valeurs communes ».
En 2016, certains analystes russes avaient souligné le caractère bipartite de la politique
étrangère américaine. Ils relevaient la tendance à la dégradation des relations bilatérales
amorcée durant le second mandat d’Obama et rappelaient notamment l’importance de la
notion de checks and balances (« poids et contrepoids »), le mécanisme de séparation des
pouvoirs sur lequel repose le système politique américain. Le sentiment général était
cependant à l’optimisme et l’élection du nouveau président, on l’a dit, fit naître de grandes
espérances — qui allaient se révéler infondées : les relations russo-américaines, depuis
l’élection de Trump, se sont détériorées par rapport à ce qu’elles étaient sous les
administrations précédentes.

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                                   Sommets en déshérence
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Le principe des rencontres au sommet entre la Maison Blanche et le Kremlin figure parmi les
premières victimes du nouvel exécutif américain. Or, pendant des décennies, ces sommets
ont servi de catalyseurs décisifs à toutes les détentes, rapprochements et resets
(redémarrages à zéro). Les rencontres personnelles de Leonid Brejnev et Richard Nixon,
Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan, Boris Eltsine et Bill Clinton ont joué un rôle essentiel

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dans le dépassement de l’inertie bureaucratique constatée de part et d’autre. Elles ont
dynamisé des cohortes de diplomates, militaires, experts et hommes d’affaires encouragés à
faire avancer le dialogue : les leaders entendaient aboutir à des résultats concrets et
pressaient en ce sens les autres échelons, chargés d’élaborer déclarations communes ou
d’intention, accords bilatéraux et traités.

La mécanique fonctionna plutôt bien lorsque les présidents américains étaient forts et
pouvaient compter sur un large soutien interne en cas d’accord signé avec Moscou. Donald
Trump, hélas, n’entre pas dans la catégorie des présidents « forts ». Pour ne rien arranger,
dès les premiers jours de sa présidence, les relations avec la Russie se sont retrouvées au
centre de l’affrontement qui opposait Maison Blanche et Capitole, partis républicain et
démocrate, alliés politiques du nouveau venu et adversaires déclarés. Dès lors, tout résultat
positif issu d’un sommet Trump-Poutine aurait été assimilé par le gros de l’establishment
américain à une concession injustifiée, un compromis inconséquent et une défaite de ce
président si mal aimé — dudit establishment. À ce point de paranoïa politique, il n’est pas
jusqu’à une capitulation totale et inconditionnelle de Moscou qui n’eût été perçue à
Washington comme une machination sournoise, une de plus, fomentée par Poutine le
maléfique, et comme un nouvel échec extérieur de ce Trump narcissique, naïf et
incompétent.
Eu égard au style diplomatique très singulier de Donald Trump, il est vrai que même un
éventuel accord conclu en tête à tête avec le président russe ne serait pas l’abri de
rectifications ultérieures, d’interprétations subjectives, voire de révisions unilatérales.
D’Emmanuel Macron et Justin Trudeau à Xi Jinping et Kim Jong-un, Donald Trump a toujours
fait l’éloge de ses partenaires de négociation, de préférence juste après les avoir
personnellement rencontrés. Pour autant, ces satisfecit ne l’ont jamais dissuadé de mettre
sous pression les mêmes « types géniaux » — great guys — salués à longueur de tweets. Il
n’y a aucune raison de penser que Vladimir Poutine échapperait à la règle.

Il est néanmoins difficile de se résoudre à une rupture totale du dialogue à haut niveau
russo-américain. L’absence de telles discussions entre deux acteurs majeurs de la sécurité
internationale est plus que regrettable : elle est dangereuse, a fortiori quand elle intervient
dans un contexte de tensions régionales multiples et, plus généralement, d’instabilité
mondiale. Nul ne contestera l’utilité et l’importance des interactions observées entre
militaires russes et américains en Syrie, des consultations qui ont mobilisé des diplomates de
haut rang sur la question coréenne, ou des réunions sporadiquement organisées entre le
secrétaire d’État américain et le ministre russe des Affaires étrangères. Ces différents
formats, toutefois, sont de maigres substituts aux réunions tenues au plus haut niveau de
chacun des deux pays, au moins en termes d’effets politiques et psychologiques.

L’unique sommet digne de ce nom ayant réuni les deux dirigeants s’est déroulé à Helsinki en
2018. Il n’en a pas moins provoqué un tollé à Washington, et précipité un peu plus le
dépérissement en cours de la relation. Ou comment transformer une victoire en défaite… Le
résultat de la rencontre n’a pas été du goût de ce qu’on appelle le deep state, l’État profond,
pas plus que le Congrès n’a apprécié la performance du président ; quant aux think tanks et
aux médias nationaux, ils ont impitoyablement critiqué les pas pourtant bien timides

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esquissés par Donald Trump en direction de Moscou : dans le meilleur des cas, le
comportement du président américain a été présenté comme le comble de la naïveté, de
l’amateurisme et de l’irresponsabilité — dans le pire, comme une trahison délibérée des
intérêts de la nation. Depuis 2018, aucune tentative sérieuse n’a été entreprise pour
organiser une autre réunion au sommet entre les États-Unis et la Russie, et il est hautement
improbable qu’un tel événement puisse avoir lieu dans un avenir proche.

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                             La mort du contrôle des armements
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Depuis octobre 1962 et la crise des missiles cubains, Washington et Moscou sont enchaînés
l’un à l’autre par la nécessité de gérer leurs arsenaux stratégiques respectifs d’une manière
mutuellement acceptable. Même au cours des phases les plus délicates de la Guerre froide,
États-Unis et URSS ont fait de leur mieux pour préserver le régime bilatéral de maîtrise des
armes stratégiques et laisser ouverts autant qu’actifs les canaux de coopération militaire.
L’infrastructure de contrôle des armements s’est développée au fil du temps ; elle a
développé sa propre culture de négociation et produit de chaque côté des équipes de
« contrôleurs » on ne peut plus compétentes. À Genève, Vienne et ailleurs, des experts et
des diplomates venus de Moscou et de Washington ont consacré d’innombrables heures à
tenter de concilier intérêts stratégiques, priorités et préoccupations des deux parties, et sont
passés maîtres dans l’art d’équilibrer les concessions comme de peaufiner les compromis.
L’interdépendance stratégique mutuelle a survécu à la dislocation de l’Union soviétique en
1991. Pendant près de trois décennies, la Fédération de Russie s’est honorée de rester l’une
des deux superpuissances nucléaires et d’avoir hérité de l’URSS la responsabilité particulière
de maintenir la paix et la stabilité mondiales. Si l’on veut être juste envers Donald Trump, il
convient de préciser qu’il n’a pas été le premier président américain à remettre en question
ce mécanisme. En 2002, George W. Bush a retiré les États-Unis du traité ABM signé par
Leonid Brejnev et Richard Nixon trente ans plus tôt, avant de décider de déployer en
Pologne et en République tchèque des éléments de systèmes de défense antimissile
balistique. De fait, la défense antimissile balistique deviendra une sérieuse pierre
d’achoppement dans les relations entre les États-Unis et la Russie, ce qui ne les empêchera
pas de signer en 2010 un nouveau traité, New START. En revanche, le retrait américain, l’an
dernier, du traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire — FNI — pourrait bien
signifier, cette fois, la fin du contrôle des armements stratégiques tel que nous le
connaissons.
Washington et Moscou auraient-ils pu sauver le traité FNI ? Certainement. Les experts des
deux camps ont passé un temps infini à discuter dans le détail des suspicions de violation du
traité, et les propositions n’ont pas manqué qui auraient pu apaiser les inquiétudes liées au
respect de ses dispositions en lui donnant un nouveau souffle. Il se trouve que ni la Russie ni

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les États-Unis n’ont fait preuve de beaucoup de volonté politique, et pas davantage de
persévérance, pour trouver un compromis ou prendre les mesures unilatérales à même de
sauver ce traité. Aucune des deux parties n’a estimé que l’enjeu — sans même parler du
régime de contrôle des armements dans sa globalité — justifiait qu’on passât outre aux
intérêts conjoncturels des différentes agences gouvernementales, à la pression des faucons
et au climat général de la confrontation russo-américaine.
La Russie n’a pas attendu pour rejeter sur les États-Unis la responsabilité de cet échec. C’est
en effet Washington, et non Moscou, qui avait porté sur la place publique la question des
violations du traité et officiellement mis sa valeur en doute. Cela dit, les Russes étaient
nombreux, de longue date, à reprocher à Mikhaïl Gorbatchev d’avoir trahi les intérêts de
sécurité nationale en ratifiant le traité FNI en 1987 : l’URSS avait dû procéder à des
réductions de vecteurs et d’ogives bien plus importantes, en quantité, que les États-Unis.
Circonstance aggravante, le traité ne s’appliquait pas aux missiles américains basés en mer
et ne fixait aucune obligation aux membres de l’OTAN, alliés des États-Unis.
Reste qu’un pivot essentiel aux relations russo-américaines est à présent fragilisé. Alors qu’il
est question de prolonger le traité New START, la fin de la centralité du contrôle des armes
stratégiques prive la relation entre les deux pays de son statut particulier au cœur de la
politique internationale et réduit de manière drastique leur importance réciproque. La
Russie est maintenant tentée de s’engager dans une voie que l’on peut qualifier d’
« isolationnisme stratégique », ce qui, en soi, n’a rien d’unique ni d’inédit à l’ère nucléaire : à
l’exception des États-Unis et de la Russie, toutes les autres puissances nucléaires ont fait ce
choix, en ce sens qu’elles ne s’estiment pas contraintes par les accords de contrôle des
armements en vigueur. Les supposées « troisièmes puissances nucléaires » (Chine,
Royaume-Uni, France, etc.) ont toujours fait valoir que leurs arsenaux nucléaires étaient trop
modestes pour avoir un impact significatif sur l’équilibre stratégique mondial ; il serait donc
injuste de leur imposer des obligations en la matière tant que les deux grands ne s’engagent
pas à procéder eux-mêmes à des réductions stratégiques radicales. Cette logique, Moscou et
Washington l’ont implicitement admise même si, après la fin de la Guerre froide, l’idée de
faire du contrôle des armes stratégiques une entreprise multilatérale a suscité de
nombreuses discussions.
La Russie, cependant, n’est pas qu’une « troisième » puissance nucléaire de plus, comme
peuvent l’être la Chine, le Pakistan ou l’Inde. Elle est l’un des deux piliers de la stabilité
stratégique mondiale. Dès lors que le président Poutine ne considère plus la maîtrise des
armements stratégiques comme la priorité absolue de son pays en matière de sécurité, et si
dorénavant Moscou, pour renforcer son arsenal stratégique, résout de s’appuyer
principalement sur de nouvelles armes futuristes, l’équation stratégique mondiale s’en
trouve fondamentalement modifiée. Le concept de stabilité stratégique que nous
connaissons depuis le début des années 1960 est ipso facto frappé d’obsolescence et
d’immatérialité. Il est encore difficile de prévoir le nouveau type de dispositif qui pourrait
remplacer l’ancien, mais une chose est sûre : au cours des prochaines années, et même des
prochaines décennies, notre route à tous sera cahoteuse.

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                                     Poches de résilience
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Toutes ces tendances clairement délétères observées dans les relations russo-américaines
ne doivent pas éclipser les secteurs qui ont vu les deux parties continuer à collaborer. Il n’y
en a pas eu beaucoup, mais ils témoignent d’une remarquable capacité de résistance à un
environnement politique global on ne peut plus toxique. À cette résilience, on peut apporter
plusieurs explications plausibles.
En premier lieu, les États-Unis et la Russie sont parvenus à préserver leur coopération dans
des sphères jugées par eux techniques, c’est-à-dire isolées du substrat politique de la
relation. L’exemple le plus significatif en est sans doute leur travail conjoint sur les
problèmes de la zone arctique, au sein notamment du Conseil de l’Arctique. On peut citer
aussi la coopération russo-américaine dans le domaine spatial et dans un certain nombre
d’autres projets scientifiques. À certains égards, le soutien américain à la prévention
d’éventuelles attaques terroristes pendant la Coupe du monde de football 2018,
qu’accueillait la Russie, appartient au même registre.

Les deux parties ont également dû collaborer sur des terrains où le risque était grand d’une
collision militaire directe qui aurait pu conduire à une escalade indésirable et dangereuse.
Qu’on se reporte seulement aux interactions de terrain déjà évoquées en Syrie : États-Unis
et Russie y ont fait preuve non seulement d’une prudence appropriée, mais aussi d’un rare
degré de confiance réciproque et même de respect.
Ensuite, Moscou et Washington ont occasionnellement opté pour une alliance tactique afin
de se protéger contre des menaces partagées. Ainsi, sur de nombreux points relatifs à la
réforme du Conseil de sécurité des Nations unies et potentiellement susceptibles d’affecter
le statut privilégié de ses membres permanents, Vladimir Poutine et Donald Trump ont
aligné leurs positions, même s’ils ne sont pas parvenus à s’entendre sur la plupart des
questions spécifiques mises à l’ordre du jour de cette instance.
Enfin, des deux côtés, il est arrivé aux grandes entreprises et à certains intérêts
institutionnels d’exercer une pression efficace pour bénéficier d’accords spéciaux ou se voir
exempter des règles communes. Malgré l’avalanche de sanctions américaines et de contre-
sanctions russes recensée depuis le début du mandat de Donald Trump, il faut noter que le
commerce bilatéral ne s’est pas effondré et qu’il a au contraire, dans plusieurs secteurs,
continué à se développer.
Ces poches de coopération résiduelles n’ont pas suffi, néanmoins, à ralentir la dégradation
des relations entre les deux pays. Le principe de l’ « engagement sélectif » n’a qu’une
efficacité limitée : le manque général de confiance et de compréhension mutuelles fait
obstacle à une collaboration des deux camps, y compris dans les domaines où leurs intérêts
respectifs se chevauchent ou coïncident. Ce qu’il subsiste toutefois d’îlots de coopération

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dans cet océan conflictuel atteste que les États-Unis et la Fédération de Russie ne sont pas
condamnés à rester à jamais enfermés dans le mode d’interaction antagoniste qui prévaut
aujourd’hui. Si le climat politique évolue, ces îlots pourraient bien croître et se multiplier.

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                                       Et maintenant ?
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J’ai dédié la majeure partie de ma carrière universitaire aux relations russo-américaines, et
jamais auparavant je n’avais constaté semblable ébullition émotionnelle, tant de
véhémence, d’intolérance mutuelle et d’inébranlable foi, de part et d’autre, dans la justesse
de son action. Si cette atmosphère d’exaltation malsaine s’observe évidemment à Moscou,
elle n’est nulle part plus pénétrante qu’à Washington, où une attitude intransigeante envers
la Russie et la personne de Vladimir Poutine paraît valoir désormais brevet de patriotisme et
être devenue, à elle seule, la pierre de touche de l’identité américaine. Les voix timides
appelant au dialogue et à la recherche d’un compromis se noient dans le chœur discordant
et assourdissant, étrangement harmonique pourtant, des adeptes de la confrontation, ceux
qui tirent avantage des sanctions et militent en faveur de l’exercice d’une pression aussi
forte que durable sur Moscou.
Autant dire que les relations russo-américaines demeureront malheureusement
conflictuelles, quel que soit le locataire de Maison Blanche en 2021. À ce moment de
l’histoire, le mieux à faire est d’essayer de gérer cette adversité en réduisant les risques et
en s’épargnant les coûts prohibitifs d’une confrontation non contrôlée. En tout état de
cause, le Kremlin ne sera pas disposé ni même apte à accorder à Donald Trump ou à Joe
Biden ce qu’ils pourraient espérer. La Russie ne se rangera pas au côté des États-Unis dans
leur contentieux avec la Chine ; elle ne soutiendra pas la position de Washington sur l’Iran ni
l’ « accord du siècle » censé régler le conflit israélo-palestinien ; Moscou ne sacrifiera pas
davantage le sort de Nicolás Maduro et de tout le Venezuela au bon vouloir de Washington.
C’est pourquoi les relations entre les deux pays ne changeront pas de manière spectaculaire,
quel que soit le vainqueur de l’élection du 3 novembre.

Faut-il en conclure que les dirigeants russes doivent rester les bras croisés en attendant une
évolution de l’attitude américaine ? Certainement pas. Une politique russe raisonnable
aurait probablement l’avantage d’atténuer certains des risques et des dangers les plus
apparents de cette confrontation avec les États-Unis. Il serait déjà sage de commencer par
éviter de diaboliser le deep state américain, largement perçu, à Moscou, comme l’épicentre
du mal mondial et le bastion des détracteurs pathologiques de la Russie. Bien sûr, les
fonctionnaires du Département d’État ou de la CIA, le personnel du Congrès et les experts
des principaux think tanks ne sont pas, dans leur majorité, des admirateurs éperdus de
Vladimir Poutine. En revanche, ces gens ont en commun une expérience considérable des

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relations avec Moscou, et il est exagéré de les réduire à un aréopage de paranoïaques butés,
théoriciens du complot exaltés et autres russophobes ataviques. Le deep state, l’État
profond, se compose de professionnels à la pensée rationnelle, avec lesquels il est toujours
plus aisé de discuter qu’avec des amateurs romantiques. Quels que soient ses défauts, c’est
bien ce deep state qui limite la portée des tocades diplomatiques les plus excentriques et
virtuellement les plus dangereuses de Donald Trump.
D’autre part, il est temps que les dirigeants russes changent de comportement à l’égard de
la direction du Parti démocrate. Pour quelque raison (vraisemblablement son inertie),
l’administration Obama semble avoir laissé le pire souvenir possible en Russie, où l’on
compare en permanence les deux derniers présidents américains. Barack Obama aurait
échoué, et Donald Trump réussi ? Les faits sont têtus, qui montrent le contraire. Ainsi
Obama a-t-il mené une politique résolue de rapprochement avec l’Iran, quand Trump
choisissait de faire de nouveau peser sur Téhéran la plus sévère des pressions. À propos du
statut de Jérusalem, Obama s’est rallié au consensus international que Trump a fait voler en
éclats. Obama n’a pas eu recours à une action militaire directe contre Bachar Al-Assad,
Trump a sans hésiter donné l’ordre de lancer des missiles contre les infrastructures militaires
syriennes. Au bout du compte, qui a créé le plus de problèmes à la Russie — les démocrates
ou les républicains ?
La Russie, enfin, ne pourra jamais restaurer la qualité de ses relations avec Washington si
elle ne modifie pas l’image qu’elle renvoie à l’ensemble de la société américaine. Avec cette
société, il lui faudra impérativement communiquer directement, par-dessus la tête des
diplomates, des fonctionnaires et des politiciens. Certes, il sera extrêmement difficile de
déconstruire les puissants stéréotypes anti-russes solidement ancrés dans l’esprit de
l’Américain moyen. Mais si elle n’y parvient pas, la Russie n’ira pas loin non plus au niveau
officiel. Ce dont Moscou a besoin, c’est d’actions atypiques, inattendues, paradoxales et
avant tout concrètes autant qu’intelligibles, rompant avec la logique habituelle de la
confrontation. Il va falloir modifier l’algorithme qui régit rituellement les échanges entre les
deux pays ; autrement dit, cesser de se fier à l’ « alchimie » surnaturelle supposée opérer,
non moins mystérieusement, entre des dirigeants l’un et l’autre bien seuls au sommet de
leur pyramide politique.

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