Le référendum au Portugal, quel avenir ?

 
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Yves LÉONARD, Lusotopie 1999, pp. 37-54

Le référendum au Portugal, quel avenir ?

A
         vec en toile de fond, l’exposition de Lisbonne, le Nobel de Saramago
         et l’entrée dans l’euro, l’année 1998 a été dominée, sur le plan politi-
         que, par la question des référendums. Toutefois, tant celui sur la
         légalisation de l’avortement (28 juin) que celui sur la régionalisation
(8 novembre) se sont soldés par de larges échecs. Les deux projets ont été re-
jetés, incapables de mobiliser fortement une opinion publique portugaise
découvrant la pratique référendaire et désorientée, semble-t-il, par les ques-
tions posées. Les résultats de ces deux scrutins n’ont pas été sans répercus-
sions sur la vie politique, d’aucuns les interprétant comme un vote sanction
pour le gouvernement et le Parti socialiste qui, sans enthousiasme, s’était
prononcé en faveur des deux projets. Mais, pour autant, l’opposition n’a pu
en retirer un véritable profit politique, tant le gouvernement d’António
Guterres, aidé par une conjoncture particulièrement favorable, est resté lar-
gement en tête des sondages et des intentions de vote pour les législatives
d’octobre 1999, où l’objectif de plus en plus net du PS est bien l’obtention,
sinon de la majorité absolue, du moins d’une « majorité sans équivoque »
(« uma maioria inequívoca »), selon les termes employés par António Vitorino,
un proche du Premier ministre et ministre de la Défense jusqu’en novembre
1997.

Le référendum, une pratique nouvelle

    Aux lendemains de la Révolution des œillets, le référendum n’avait pas
bonne presse au Portugal. Les partis politiques l’assimilaient au plébiscite,
rejetant le spectre du référendum organisé par Salazar le 19 mars 1933 pour
faire approuver la « dictature constitutionnalisée » de l’Estado Novo. Ainsi, le
référendum avait-il systématiquement été écarté du processus d’élaboration
et d’adoption de la Constitution du 2 avril 1976, l’Assemblée constituante
ayant reçu plein pouvoir en l’espèce1. Absent de la Constitution de 1976, le
référendum ne faisait son apparition dans le dispositif constitutionnel que
lors de la seconde révision celle de 1989, sans être utilisé pour autant. Avec
la révision de 1997 la pratique référendaire semblait recevoir une impulsion
1.   Cf., notamment, J. MIRANDA, « A Constituição de 1976 no âmbito do constitucionalismo por-
     tuguês » in M.B. COELHO, ed., Portugal, O Sistema Politíco e Constitucional, 1974-1987,
     Lisbonne, Universidade de Lisboa, Instituto de Ciências Sociais, 1989 : 625-626.
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décisive, tant par l’élargissement de son champ d’application que par son
extension au niveau local.
    Dans le cadre de cette révision, l’initiative du référendum est en effet
étendue aux citoyens, de même que son domaine d’application « aux ques-
tions d’intérêt national devant faire l’objet d’une convention
internationale », questions relevant jusque-là de la compétence du seul
parlement, tels les traités concernant la participation du Portugal à des
organisations internationales, les traités d’amitié ou de défense. Au niveau
local, reprenant les dispositions d’une loi de 1990, un nouvel article
incorporé à la Constitution (art. 240, « Référendum local ») dispose que les
« collectivités locales peuvent soumettre à un référendum auprès de leurs
concitoyens les questions relevant de la compétence de leurs organes, dans
les cas et selon les termes établis par la loi », loi qui par ailleurs « peut
attribuer aux citoyens électeurs le droit d’initiative du référendum ».
Restreignant néanmoins la portée du dispositif au niveau national, l’alinéa
11 du nouvel article 115 de la Constitution dispose que « le référendum ne
peut être suivi d’application effective que si le nombre de votants est
supérieur à la moitié des électeurs régulièrement inscrits »2.
    En 1997, l’enlisement avait menacé deux projets liés à des engagements
pris lors de la campagne pour les législatives d’octobre 1995. Ainsi, la
proposition de loi à l’initiative de députés de la Jeunesse socialiste en vue
d’étendre le champ d’application de la loi de 1984 sur l’avortement avait
placé le gouvernement en porte-à-faux, plusieurs membres de celui-ci étant
très réservés, sinon hostiles, à une telle libéralisation. Quant au projet de
régionalisation, des obstacles juridiques en avaient entravé la progression,
obstacles habilement mis en avant par le président du PSD, Marcelo Rebelo
de Sousa3, pour mettre en difficulté le gouvernement. Dans les deux cas, le
recours au référendum était la solution choisie pour sortir de l’ornière, la
« patate chaude » étant ainsi transmise à un peuple jugé opportunément
souverain en la circonstance. 1998 promettait donc d’être une année décisive
pour le référendum puisque trois projets étaient à l’ordre du jour : l’un sur la
dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse ; un autre sur la
création de régions et la carte régionale au Portugal ; un enfin sur l’inté-
gration européenne. Seuls les deux premiers ont été organisés. Tous deux se
sont soldés par de lourds échecs qui font planer un doute sur l’avenir du
référendum au Portugal.

Le référendum sur l’avortement

   En matière d’avortement, thème du premier référendum, la législation
portugaise est l’une des plus restrictives dans l’Europe des Quinze. Le dis-
positif juridique date en effet d’une loi de 1984 que les députés ont tenté
d’aménager début 1997. Pour l’essentiel, l’avortement n’est autorisé que

2 . Cf. nouvel article 115 de la Constitution révisée, se substituant à l’ancien article 118,
    et article 240 sur le « référendum local ».
3. Fin mars 1999, face à la persistance de mauvais sondages et aux réticences toujours aussi
    vives au sein de son propre parti en vue de s’allier électoralement avec le CDS-PP (projet
    mort-né d’Alternative démocratique), Marcelo Rebelo de Sousa a préféré jeter l’éponge
    et démissionner de la présidence du PSD, fonction qu’il assumait depuis fin mars 1996. Lui
    a succédé José Manuel Durão Barroso, 43 ans, ancien ministre des Affaires étrangères (1992-
    1995), proche de Cavaco Silva, farouche adversaire d’une alliance avec le CDS-PP dirigé par
    un ancien contempteur du « cavaquisme », Paulo Portas.
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dans quatre cas : lorsque la santé ou la vie de la mère sont menacées (au
cours des 12 premières semaines de grossesse) ; lorsqu’il y a eu viol ou
crime sexuel (délai de 14 semaines) ; en cas d’anomalie psychique du fœtus
(22 semaines) ; en cas de malformation du fœtus (jusqu’à 24 semaines).
Hormis l’Irlande, où l’avortement est interdit depuis l’échec du référendum
de 1992, le Portugal se singularise sur la scène européenne comme le pays le
moins libéral en matière d’interruption volontaire de grossesse, ses voisins
latins – comme la France (en 1975), et même ceux où la tradition catholique
est particulièrement forte, comme l’Espagne (en 1985) ou l’Italie (depuis la
victoire du « oui » au référendum de 1978) – ayant adopté des législations
plus souples.

Une classe politique embarrassée

    Depuis plusieurs années, des mouvements s’étaient constitués au
Portugal pour demander un assouplissement de ce cadre juridique et
dénoncer notamment la discrimination sociale que celui-ci engendre, seules
les familles aisées ayant la possibilité d’échapper à la clandestinité en allant
à l’étranger, en Espagne principalement, où de nombreuses villes proches de
la frontière (Badajoz, Mérida…) se sont spécialisées dans ce type de chirur-
gie. Malgré ces efforts de la société civile pour mobiliser l’opinion publique,
la classe politique s’est montrée prudente sur cette question. Ainsi, lors du
débat parlementaire qui s’est déroulé à l’Assemblée de la République, début
1997, les réticences sont restées vives quant à une légalisation de l’avorte-
ment, tant au sein de l’opposition de droite, traditionnellement hostile à une
telle évolution, qu’au sein même du Parti socialiste dont plusieurs membres
de premier plan ont émis des réserves, à commencer par le Premier ministre
António Guterres, dont la ligne de conduite est dictée, en l’espèce, par ses
convictions religieuses.
    Face à un tel blocage, l’idée a germé de soumettre la question de la
libéralisation de l’avortement à un référendum, s’inspirant en cela de la
démarche suivie dans des pays comme l’Italie et l’Irlande. Le PSD s’est fait
l’avocat d’un tel référendum, son président Marcelo Rebelo de Sousa y
voyant un moyen commode de mettre en difficulté le gouvernement. Quant
au Parti socialiste, c’était une manière de rester fidèle à ses engagements de
la campagne pour les législatives de 1995 et de répondre à la pression d’une
partie de ses bases, notamment celle émanant de la Jeunesse socialiste, sans
pour autant occulter ses divisions sur cette question. Afin de pallier les ater-
moiements de la classe politique, les électeurs portugais furent donc invités,
le 28 juin, à répondre par oui ou par non à la question suivante : « êtes-vous
d’accord pour dépénaliser l’interruption volontaire de grossesse, si celle-ci
répond à la volonté de la mère, au cours des dix premières semaines, sauf
contre-indication médicale ? »
    Avec des personnalités politiques plutôt en retrait, répugnant à prendre
publiquement position, avec des partis politiques refusant, pour la plupart,
de donner des consignes de vote, la campagne pour ce référendum allait
mettre au premier plan divers mouvements favorables ou hostiles à l’avorte-
ment, sans parvenir toutefois à provoquer un véritable débat au sein d’une
société portugaise assez réservée et troublée par la dimension manichéenne
de la campagne, chaque camp étant convaincu d’incarner le bien. Aux yeux
de beaucoup d’électeurs, il apparaissait trop difficile de répondre de façon
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tranchée, par oui ou par non, à la question posée. Le cas de conscience (droit
à la vie contre droit à la dignité de la femme) était le plus souvent invoqué.
Mais beaucoup soulignaient également l’ambivalence de la question, se
déclarant prêts à se prononcer en faveur de la « dépénalisation » de l’avorte-
ment, sans pour autant approuver le second volet de la question, le problè-
me de la légalisation dans le cadre de situations autorisées.
    Hormis le Parti communiste et l’extrême-gauche (UDP, PSR et Política
XXI) aucune autre formation politique n’a souhaité prendre clairement et
publiquement position en faveur du « oui », laissant ce rôle au mouvement
« Oui à la tolérance » (Sim à Tolerância), coordonné par Manuela Tavares,
membre de l’UDP, qui avait déjà participé, en 1979, à la « Campagne
nationale pour l’avortement et la contraception ». En faveur du « non »,
quatre mouvements distincts se sont mobilisés : « Unis pour la vie » (Juntos
pela Vida), le plus ancien et le plus radical, déjà très actif lors du débat parle-
mentaire de 1997 ; « Solidarité et vie » (Solidariedade e Vida), sorte
d’Alternative démocratique (AD) de la société civile, accueillant en son sein
de nombreuses personnalités du PSD, comme l’ancien Premier ministre
Cavaco Silva, ou du CDS-PP, comme Luís Nobre Guedes et Maria José
Nogueira Pinto ; « Vie Nord » (Vida Norte), sorte d’antenne pour le Nord du
pays de Juntos pela Vida ; « L’avortement à la demande ? Non » (Aborto a
pedido ? Não), centré autour de la ville de Coimbra et regroupant notamment
plusieurs médecins. Plutôt divisés sur la question au plan national, certains
médecins évoquaient l’objection de conscience, s’appuyant sur le Code de
déontologie de l’Ordre qui prohibe l’avortement, sauf dans quelques cas
thérapeutiques. Quant à l’Église catholique, bien qu’hostile au principe
même de l’avortement, sa position oscillait entre une condamnation catégo-
rique (comme celle de Mgr António Monteiro, évêque de Viseu, l’un des
plus radicaux dans la croisade anti-avortement) et une forme de tolérance,
incarnée par le nouveau cardinal-patriarche de Lisbonne, Mgr José
Policarpo, qui tenait à préciser que « voter "oui" au référendum n’entraîne-
rait pas d’excommunication »4.

La « victoire de l’indifférence »

    Malgré l’implication de nombreuses personnalités médiatiques dans
cette campagne5, celle-ci est restée atone et s’est soldée, le 28 juin, par une
très faible mobilisation de l’électorat et un taux d’abstention record,
supérieur à 68 %. Si, avant le scrutin, les sondages et l’opinion courante
optaient plutôt pour une victoire du « oui », la principale surprise est venue
non pas tant de la courte majorité qui s’est dégagée en faveur du « non »
(50,92 % des suffrages exprimés) que de l’indifférence manifestée par une

4.   Cf. entretien accordé par D. José Policarpo à l’hebdomadaire Visão, 18 juin 1998, n ° 274 : 30.
5.   Plusieurs personnalités avaient appelé à voter « oui », des journalistes ou présentatrices à la
     télévision, comme Catarina Furtado et Catarina Portas, des représentants du milieu sportif,
     comme Rosa Mota, championne olympique du marathon à Séoul, ou du spectacle, comme le
     chanteur Pedro Abrunhosa. Dans les rangs du « non », on pouvait relever notamment la
     présence du footballeur Jardel (brésilien d’origine et l’une des stars du FC Porto, meilleur
     buteur du championnat portugais à plusieurs reprises), de la chanteuse Teresa Salgueiro
     (vedette du groupe Madredeus), de D. Duarte Pio, duc de Bragance, héritier et prétendant au
     trône du Portugal, ou bien encore de Paulo Portas, président du CDS-PP et frère de
     Catarina, impliquée quant à elle dans le mouvement Sim à Tolerância, tout comme son autre
     frère, le journaliste Miguel Portas, ce qui reflétait sur le plan familial l’extrême division de
     l’ensemble de la société portugaise.
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écrasante majorité des électeurs (plus de 5,5 millions d’abstentionnistes sur
environ 8,5 millions d’inscrits).
    Plusieurs raisons ont été invoquées pour tenter d’expliquer cette
« victoire de l’indifférence »6. Tout d’abord, il semblerait que de nombreux
électeurs aient eu tendance à considérer que la question posée ne constituait
pas une priorité dans la vie politique du pays et que, d’une certaine façon, la
loi en vigueur, celle de 1984, était suffisante. D’autre part, l’ambivalence de
la question posée (dépénalisation/légalisation) de même que la complexité
du problème, complexité que le manichéisme des deux camps en présence
traduisait mal, ont, semble-t-il, désorienté l’électorat. En outre, une forme
d’apathie civique, héritage des longues années de dictature salazariste, et
une incapacité plus générale à structurer de puissants mouvements au sein
de la société civile (en matière d’écologie, de féminisme, de droit des
consommateurs, de défense des droits de l’homme), reflet d’une trop grande
dépendance à l’égard de l’État, pourraient également expliquer la faible
mobilisation du 28 juin7. Ainsi, les électeurs auraient été, en quelque sorte,
désorientés, tant par l’émergence de mouvements, en apparence non politi-
ques, en faveur du « oui » ou du « non », que par le silence des leaders des
principales formations politiques et par l’absence de consignes de vote
claires. Par ailleurs, au sein d’un électorat encore fortement imprégné de
catholicisme – et donc quelque peu tétanisé par les enjeux du scrutin –,
l’hypothèse du recours à l’abstention pour ne pas voter « non », sans pour
autant franchir le pas en direction du « oui », peut être prise en compte.
Il s’agirait en quelque sorte, sinon d’une victoire déguisée du « oui », du
moins d’une abstention annonciatrice de bouleversements futurs8. Enfin, la
date même du scrutin – un dimanche au début de l’été étant peu propice à
une forte mobilisation électorale, notamment dans les grandes agglomé-
rations – pourrait également entrer en ligne de compte dans l’explication de
l’abstention-record lors de ce référendum9.
    Quant à la courte victoire du « non », elle reflète la forte division de
l’électorat sur la question posée ainsi qu’une opposition Nord-Sud particu-
lièrement marquée, entre un Nord plutôt hostile à la libéralisation de
l’avortement et un Sud plus enclin à voter « oui ». Ainsi, les meilleurs scores
du « non » ont tous été obtenus au nord d’une ligne Figueira da Foz/
Coimbra/Covilhã, notamment dans les districts de Vila Real (76,03 % en
faveur du « non »), Viseu (75,78 %), Bragança (73,75 %) et, au premier rang,
le district de Braga (77,27 %), dont la capitale est d’ailleurs surnommée la
« Rome du Portugal ». Ces districts ruraux du Nord et du Nord-Est, où
l’Église catholique exerce encore une influence particulièrement importante
et qui, sur le plan politique, sont fidèles à la droite et au centre-droit (terres
d’élection du CDS-PP et du PSD), se sont donc massivement prononcés en
faveur du « non », sans pour autant se mobiliser fortement (taux d’abs-
tention supérieurs à 60 %), tout comme d’ailleurs les archipels des

6.   Cf. le titre de l’article « Referendo, A vitória da indiferença » publié dans Expresso, Revista,
     4 juil. 1998.
7.   Cf. le constat que dressait en ce sens, avant même le scrutin, Boaventura de Sousa SANTOS,
     « Em redor do aborto », Visão, 18 juin 1998 : 36.
8.   Je remercie Michel Cahen de m’avoir signalé cette hypothèse.
9.   Trois cartes ci-jointes, élaborées par Monique Perronnet-Menault, permettent de saisir
     l’essentiel des informations spatiales au niveau du concelho : le taux de participation
     (carte 1), la proportion des suffrages blancs et nuls (carte 2), le vote en faveur du « oui »
     (carte 3).
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Açores et de Madère, très catholiques, où le « non » l’a très nettement em-
porté (avec même plus de 82 % des suffrages aux Açores).
    À l’inverse, les districts au sud d’une ligne Santarém/Portalegre ont
largement voté en faveur du « oui », la palme revenant à ceux d’Alentejo (du
Nord au Sud, Portalegre, Évora et Beja, avec respectivement 67,7 %, 73 % et
plus de 78 % pour le « oui »), d’Algarve (Faro avec près de 70 %) et surtout
de la région de Lisbonne (Setúbal avec près de 82 %). Peu influencés tradi-
tionnellement par l’Église catholique, bastions pour la plupart du Parti
communiste, seul grand parti à avoir clairement appelé à voter en faveur du
« oui », ces districts, où la mobilisation est également restée faible (absten-
tion supérieure à 60 %), n’ont pu renverser la tendance. Le sort du scrutin
s’est donc joué dans les deux grandes aires métropolitaines de Porto et
surtout de Lisbonne, où le « oui » l’a certes emporté nettement (plus de 68 %
à Lisbonne), mais où la mobilisation s’est révélée insuffisante (plus de 65 %
d’abstention). Or, en ne répondant pas massivement présents, inévitable-
ment peu mobilisés en un dimanche ensoleillé de début d’été, les quelque
trois millions d’électeurs que comptent ces deux aires métropolitaines, où les
partisans du « oui », notamment à Lisbonne, semblaient largement majori-
taires, ont voué à l’échec le référendum, non seulement en ne permettant pas
au « oui » de l’emporter, mais aussi en empêchant le franchissement du seuil
– dirimant au regard de l’article 115 (alinéa 11) de la Constitution – des 50 %
de votants.

Le référendum sur la régionalisation

    Le large échec du référendum sur l’avortement n’a guère entravé l’action
du gouvernement, resté discret sur cette question et dont plusieurs membres
éminents n’avaient pas caché leur sympathie pour le « non ». En revanche,
cet échec a plongé dans l’embarras le chef de l’État, Jorge Sampaio, quant au
calendrier à respecter pour les deux autres référendums à l’ordre du jour,
celui sur la construction européenne et celui sur la régionalisation. De nom-
breuses voix s’étant élevées, soit pour reformuler la question posée, soit
pour renoncer purement et simplement à un référendum sur l’Europe, celui-
ci a finalement été abandonné. En revanche, le 8 novembre fut désigné
comme date d’un référendum sur la régionalisation, dont les principes
directeurs avaient été arrêtés au printemps dans la loi portant» création des
régions administratives » (loi n° 19/98 du 28 avril 1998).

L’absence de tradition historique

   Véritable serpent de mer depuis le retour de la démocratie au Portugal
en 1974, la question de la régionalisation n’a cessé d’agiter la vie politique.
Avec la Constitution d’avril 1976, la régionalisation semblait même devenir
un corollaire naturel de la démocratisation, le principe de l’existence de
régions comme collectivités locales étant alors posé et les régions
administratives des Açores et de Madère créées. Dans un État-nation de
forte tradition centralisatrice, où les régions (ou provinces) n’avaient, sinon
jamais existé, du moins guère bénéficié de larges prérogatives ni joué un
rôle moteur dans l’organisation politico-administrative du territoire, la
création de régions marquait une rupture importante.
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    Au Moyen-Âge, l’organisation de l’espace portugais reposait essentiel-
lement sur un socle « communal », les concelhos, auxquels le pouvoir royal
avait attribué des fonctions importantes, tant en matière administrative que
fiscale et militaire. Du XVe au XVIIIe siècle, les organes communaux
(concelhos), dotés d’une large autonomie de juridiction, avaient continué de
s’affirmer comme les principaux acteurs et comme les interlocuteurs
privilégiés du pouvoir royal au niveau local. Au XIXe siècle, sous la
monarchie constitutionnelle, la centralisation de l’organisation administra-
tive du pays allait se renforcer, centralisation reposant sur les échelons
« communal » (concelhos), « infra-communal » (paróquias ou freguesias) et
« départemental » (districts créés par la loi du 25 avril 1835, avec à leur tête
un gouverneur civil, nommé par le pouvoir central). Inspirée du modèle
français mais influencée également par l’expérience espagnole, la construc-
tion du système administratif portugais consacrait l’autorité du pouvoir
central, tout en préservant la place des concelhos dont le nombre allait
néanmoins diminuer de plus de la moitié lors des réformes de 1836 et 1842
(de 816 à 351), puis en 1855 (256). Des phases de décentralisation (1835-
1840 ; 1878-1892) et de centralisation (1840-1878 ; 1892-1910) se succédaient,
sans remettre en cause l’essentiel, la prégnance de l’État central conjuguée
avec le maintien d’une autonomie municipale plus ou moins marquée.
    Sous la Ière République, les velléités de réforme s’étaient traduites par un
centralisme administratif « mitigé », partagé entre une volonté de décentrali-
sation à base municipale et une pratique de maintien de la suprématie du
pouvoir central. Quant à l’Estado Novo salazariste, défenseur intransigeant
d’une centralisation renforcée, il s’était attribué tout pouvoir pour contrôler,
nommer et révoquer selon son bon plaisir les instances locales (provinces,
districts, concelhos et freguesias). Si, à la fin des années 1960, sous Marcelo
Caetano, quatre régions-plans (Nord, Centre, Lisbonne et Sud), cadres de
commissions de planification régionale, avaient bien vu le jour, aucune
décentralisation, ni même déconcentration des pouvoirs n’avait été amorcée
en pratique. Autant dire que la régionalisation ne pouvait guère se prévaloir
d’une longue tradition dans le Portugal d’avant la Révolution des œillets10.
    Depuis 1974, propositions et réflexions en tout genre s’étaient multipliées
pour promouvoir une régionalisation. Rares étaient les gouvernements ou
les formations politiques qui n’abordaient pas cette question dans leurs
programmes. Ainsi, le gouvernement d’Alliance démocratique dirigé par Sá
Carneiro avait publié en 1980 un Livre blanc sur la régionalisation, imité en
cela par son successeur en 1981, Pinto Balsemão. Le gouvernement de Bloc
central (PS/PSD) dirigé par Mário Soares (1983-1985) avait également
annoncé la présentation d’un projet de loi sur la régionalisation. Enfin, sous
Cavaco Silva, plusieurs projets de loi avaient été déposés à l’Assemblée de la
République, une loi-cadre sur la régionalisation étant finalement approuvée,
à l’unanimité (loi n° 56/91 du 13 août 1991). Relégué à l’arrière-plan en 1994
par Cavaco Silva, pour cause de priorité accordée à la convergence euro-
péenne et de coûts supposés trop élevés, le projet de régionalisation allait
rebondir avec l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste et d’António Guterres
qui déclarait alors en faire une priorité de son programme de gouvernement
10. Sur tous ces points, pour un approndissement cf. C. OLIVEIRA, ed., História dos Municípios e
    do Poder Local, Lisbonne, Círculo de Leitores, 1995. Pour une approche plus synthétique et
    une mise en perspective historique, cf. dossier « Os Espaços do Poder » publié dans la revue
    História, n° 7, octobre 1998, notamment les articles de L.N. Espinha da SILVEIRA, « Evolução
    nacional e diversidade » : 45-53, et de G. Martins PEREIRA, « A questão regional » : 54-63.
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(automne 1995). La révision constitutionnelle de 1997 rappelait les principes
de « décentralisation de l’administration publique » (article 6) ainsi que
l’existence des régions en tant que collectivités locales (article 236). La
nécessité de lutter contre l’accroissement des déséquilibres régionaux (urba-
nisation accélérée et concentration démographique sur le littoral, désertifica-
tion de l’intérieur rural), ainsi qu’une meilleure allocation des fonds structu-
rels communautaires et une « mise aux normes » européennes (privilégiant
le cadre régional) semblaient conforter le projet de régionalisation. En outre,
dans un contexte de mondialisation, l’heure semblait venue de consacrer
l’échelon régional comme l’espace d’intervention civique le plus adapté
entre le local et le national, et entre le local et le transnational11.
    Le 28 avril 1998, une loi portant création des régions administratives
(loi n° 19/98) était approuvée, posant le principe et la carte d’un découpage
du territoire continental en huit régions : « Entre Douro et Minho », « Trás-
os-Montes e Alto Douro », « Beira Litoral », « Beira interior », « Estremadura
e Ribatejo », « Lisboa e Setúbal », « Alentejo » et « Algarve ». La dernière
étape de ce long processus passait par l’approbation du cadre ainsi défini
par un référendum national comportant deux questions : la première, de
portée nationale, demandant aux électeurs s’ils étaient d’accord avec la
création effective de régions administratives ; la deuxième, de portée
régionale, demandant aux électeurs s’ils approuvaient la création effective
de la région administrative de leur aire de recensement électoral. Le
8 novembre, avec un taux d’abstention légèrement supérieur à 50 %, le
« non » l’emportait assez largement pour les deux questions posées (63,51 %
pour la première question, 63,92 % pour la deuxième12). Handicapée par
l’absence de tradition historique, la régionalisation n’était pas parvenue à
trouver une légitimité dans le Portugal de cette fin de siècle. Comment
expliquer cet échec, alors que le processus engagé semblait, du moins à
l’origine, répondre depuis plusieurs années à une volonté quasi unanime de
la classe politique ?

Faute de combattants

    S’il fallait résumer l’évolution des débats et de la campagne sur la
régionalisation, l’idée d’abandon progressif, de scepticisme croissant, voire
de renoncement, l’emporterait. Ainsi, bien des personnalités naguère
favorables à la régionalisation, telles Mário Soares, Cavaco Silva ou Marcelo
Rebelo de Sousa, s’en écartèrent, au point de la combattre et d’assister, non
sans plaisir, à son rejet. Même le Parti socialiste et le gouvernement,
pourtant à l’origine de ce nouvel élan décentralisateur, donnèrent souvent
l’impression de soutenir sans conviction le projet, hormis quelques rares
personnalités, comme le maire de Porto, Fernando Gomes, farouche partisan
de longue date, des régions, ou bien le ministre de l’Intérieur Jorge Coelho.
Si le clivage droite-gauche a semblé jouer, avec, à droite, le CDS-PP et le
PSD

11. Pour une réflexion sur cette question, outre le célèbre aphorisme de Miguel Torga,
    « L’universel, c’est le local moins les murs », cf. F. GUICHARD, « Le pouvoir régional, mythes
    et réalités, pourquoi ? », in O Poder Regional : Mitos e Realidades, Porto, CENPA, Univer-
    sidade do Porto, 1996 : 487-493.
12. Cf. les cartes ci-jointes de Monique Perronnet-Menault : taux de participation (carte 4), pro-
    portion de blancs et nuls (carte 5), vote « oui » à la première question (carte 6), vote « oui » à
    la deuxième question.
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hostiles à la régionalisation et, à gauche, le PS et le PCP favorables à celle-ci,
nombreux ont été les cas de défections dans les deux camps, notamment
dans celui des partisans théoriques de la régionalisation.
    Dans une campagne sans relief, souvent démagogique, rares furent les
moments de réflexion et de débats approfondis. Les adversaires de la
régionalisation brandissaient le plus souvent le spectre de la division du
pays, voire celui de la disparition d’un État-nation multiséculaire dont les
régions proches de l’Espagne seraient inévitablement attirées par le puissant
voisin. Bref, l’identité nationale était menacée, tout comme le fado13. Beau-
coup voyaient dans ce projet un surcoût financier important, que personne
ne parvint toutefois à chiffrer avec précision, les prophéties les plus sombres
– et les plus fantaisistes – ayant circulé tout au long de la campagne.
D’aucuns, comme Paulo Portas et le CDS-PP, déclaraient même « ne payons
pas ! », évoquant ces impôts supplémentaires que ne manquerait pas, selon
eux, de provoquer la création des régions. Un système de prébendes pour
partis politiques en quête de points de chute pour leurs affidés était
également dénoncé, tout comme les risques de bureaucratisation rampante.
Sur le terrain, beaucoup d’électeurs considéraient avec méfiance, non pas
tant le principe même de la régionalisation, que la réalité du découpage
proposé, refusant par avance de voir leur capitale de district reléguée au
second plan au profit du siège de la région. Faute d’une véritable tradition
régionale, les électeurs restaient donc fidèles à leurs repères traditionnels,
celui de la commune, voire celui du district, mais en aucun cas celui de la
région dont les contours leur étaient en quelque sorte imposés. La carte des
régions soulevait de très nombreuses critiques, le nombre de régions (huit)
étant jugé excessif pour un pays de la taille du Portugal, et le tracé des
frontières régionales trop artificiel.
    Au fil des semaines, les partisans résolus de cette régionalisation se fai-
saient plus rares et moins prolixes, les arguments le plus souvent invoqués
au début de la campagne ne trouvant guère d’écho. Ainsi, la volonté de se
mettre aux « normes » européennes et de faciliter tant l’accès aux fonds
communautaires que leur répartition, l’idée de s’inspirer d’autres pays de
taille comparable dotés de régions, voire de structures fédérales (Belgique,
Autriche, Pays-Bas, Danemark), la tentation de désengager l’État central et
d’alléger d’autant ses charges budgétaires dans la perspective de la conver-
gence communautaire, l’objectif de renforcer l’État de droit en créant un
échelon démocratique intermédiaire entre les communes et l’État central,
tous ces arguments ne parvenaient pas à donner un contenu précis à la
régionalisation, à justifier le projet soumis à référendum, ni à endiguer le
scepticisme ambiant, alimenté notamment par les partisans du mouvement
« Portugal unique » (Portugal Único) rassemblés autour de l’ancien ministre
des Finances du Bloc central, Ernâni Lopes. Outre la question des coûts
financiers, ceux-ci relevaient les imprécisions du projet (sur les sièges des
capitales de région que les organes démocratiquement élus auraient à déci-
der) et plusieurs zones d’ombre concernant les répartitions et les transferts
de compétences et de financement entre les différentes collectivités locales et
l’État central.

13. Cf. Paulo Portas, « je voterai non, parce que je ne sais pas comment le fado pourrait être
    régionalisé », cité dans Visão, n° 294, 5 novembre 1998 : 46.
Le référendum au Portugal, quel avenir ?                      53

    La méfiance et le sentiment de confusion l’emportaient donc parmi les
électeurs et, comme tous les sondages l’avaient laissé présager, le projet de
régionalisation était rejeté à une large majorité, seule la région de l’Alentejo
approuvant à la majorité les deux questions posées (53,85 % pour la
question n° 1, 50,64 % pour la question n° 2). Si l’Algarve n’était pas loin
d’approuver le projet, toutes les autres régions l’écartaient sans ambiguïté.
Même dans la région de Porto (« Entre Douro e Minho »), où le maire de
cette ville, Fernando Gomes, et celui de Matosinhos, Narciso Miranda,
avaient activement fait campagne pour le « oui », région de longue date
traversée par un fort courant régionaliste favorable à un rapprochement
avec la Galice, voire à une insertion dans l’Arc Atlantique (Nord de
l’Espagne, France atlantique et Irlande), le projet était rejeté par près de 60 %
des votants.
    Au soir des résultats de ce référendum, l’opposition de droite exultait,
voyant dans ce rejet de la régionalisation une sanction pour le
gouvernement et un revers personnel pour le Premier ministre António
Guterres. Tous les espoirs semblaient alors permis pour l’Alternative
démocratique en train de se constituer. Quant à Marcelo Rebelo de Sousa,
pour le PSD, et Paulo Portas, pour le CDS-PP, ils paraissaient remporter là
un succès personnel, le premier à la tête de leur parti. Las, les semaines qui
suivirent allaient infirmer cette impression de soir d’élection, le PSD
répugnant à se laisser entraîner contre son gré dans une alliance incertaine
avec le CDS-PP, ce dernier ne parvenant pas de son côté à faire taire toutes
ses dissensions internes. Quant au gouvernement, une fois la défaite
encaissée, la conjoncture aidant et la volonté de ne pas se laisser distraire de
l’objectif principal (une majorité « sans équivoque » lors des législatives
d’octobre 1999) effaçaient rapidement la mauvaise impression laissée par la
campagne et le résultat du référendum. Restait à l’idée même de
régionalisation, sous peine d’être définitivement enterrée, à attendre
d’hypothétiques jours meilleurs et à espérer séduire dans l’avenir un
électorat              portugais                manifestement                rétif.
À moins que, comme l’a souligné le directeur d’un grand hebdomadaire,
« dans l’urgence, l’électorat portugais ait répondu avec son instinct aiguisé
de peuple ancien, qui sait même lorsqu’il ne comprend pas »14.
    Du double échec de 1998, quelles conclusions tirer ? Ces échecs
s’expliquent-ils simplement par un refus de la libéralisation de l’avortement
et de la régionalisation, ou bien traduisent-ils un rejet de la pratique référen-
daire ? La faible participation, outre ses raisons conjoncturelles (date du
scrutin sur l’avortement), témoigne d’une forme d’apathie civique que
reflète l’échec de l’implantation d’une pratique nouvelle dans le Portugal
démocratique, celle du référendum15. Une partie de la classe politique, les
parlementaires notamment, a ainsi vu, non sans plaisir, échouer deux
tentatives de contournement du Parlement par des procédures de démo-
cratie directe. Quant à l’électorat, il a sanctionné celles-ci par son abstention
massive. Il serait néanmoins prématuré d’affirmer que le référendum est
sans avenir au Portugal. Sa mise à l’écart en 1974-1976, sa longue gestation,

14. Cf. C. MONTEIRO, « A regionalização pode esperar », Visão, 5 novembre 1998 : 58.
15. Cf., dans ce volume, rubrique « Atlas », les interrogations de M. PERRONNET-MENAULT et
    F. GUICHARD, à ce propros leur article « Neuf millions d’électeurs pour neuf millions
    d’habitants »
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ses grands débuts ratés le handicapent assurément. Pourtant, le 25 avril
1999, en se prononçant massivement (moins de 25 % d’abstention) sur la
question de l’implantation d’une salle multisports en face de leur Église, les
électeurs de la freguesia de Serreleis ont redonné espoir aux défenseurs de la
démocratie participative, même si le « non », une nouvelle fois, l’a emporté
d’une courte tête. En ce jour anniversaire, il s’agissait du premier référen-
dum local organisé au Portugal. Un succès sans lendemain ?

                                                                  16 juin 1999
                                                            Yves LÉONARD
                                         Institut d’études politiques de Paris
           Centre d’histoire de l’Europe du Vingtième siècle (CHEVS-FNSP)
                      Avec les cartes de Monique PERRONNET-MENAULT
                         UMR « Temiber », CNRS-Université de Bordeaux 3

[Note de la rédaction : voir aussi, en rubrique « Atlas », l’analyse politique et
cartographique de François Guichard et Monique Perronnet-Menault]
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