Alma mater, l'entreprise au miroir des jeunes générations

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Alma mater,
               l’entreprise au miroir
               des jeunes générations
               Jean-Damien Pô
               Délégué général de l’Institut de l’Entreprise

               En 2009, l’Institut de l’entreprise a engagé auprès de ses adhérents une large enquête
               visant à recueillir leur vision de l’entreprise, considérée à la fois comme organisation
               et comme acteur de la société. Cette enquête a donné naissance à quatre rapports,
               publiés en janvier 2010, qui dessinent le visage de « l’entreprise de l’après-crise » telle
               que la conçoivent les membres de l’Institut de l’entreprise 1. En écho à cette vision
               émanant des dirigeants, l’Institut de l’entreprise a souhaité faire apparaître la vision
               portée par les jeunes générations.

               L’
                           Institut de l’entreprise a cherché à voir ce que les jeunes pensent du monde
                           de l’entreprise à travers un Prix étudiant invitant les étudiants en cycle de
                           licence ou de master, toutes disciplines confondues, à imaginer ce que sera
                           l’entreprise de 2020 2. Il l’a fait également à travers un sondage commandé
               à l’Ifop sur les perceptions et les attentes des jeunes diplômés à l’égard de l’entre-
               prise. Ce sondage ne cible pas « les jeunes » en général, pas même la population des
               « jeunes diplômés », mais seulement une partie d’entre ces derniers : celle des bac + 5
               ayant rejoint l’entreprise depuis moins de deux ans. Moins large, cette population est
               en revanche plus homogène ; les enseignements qu’on peut tirer du sondage en sont
               d’autant plus marquants. Ils s’organisent autour de quatre points clés.

               1. Les quatre rapports sont téléchargeables sur http://www.institut-entreprise.fr/index.php?id=1106.
               2. Les dix meilleures contributions ont fait l’objet d’une publication dans un ouvrage préfacé par Michel Pébereau
               et Françoise Gri (L’Entreprise rêvée des jeunes, Eyrolles, 2010).

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Vivre en entreprise

                Un rapport non conflictuel au monde de l’entreprise
                Le rapport à l’entreprise des jeunes diplômés interrogés dans le cadre du sondage
                apparaît globalement apaisé :

                       • 80 % des jeunes interrogés ont une « bonne image » du monde de l’entreprise ;
                          ils ne sont que 1 % à en avoir une « très mauvaise image ».
                       • 79 % se disent globalement confiants dans leur avenir professionnel.
                       • Les jeunes interrogés admettent dans leur quasi-totalité la nécessité pour l’en-
                          treprise de dégager un profit. Ils sont même 30 % à considérer que la rentabi-
                          lité et le profit sont les « objectifs les plus légitimes » de l’entreprise, loin devant
                          le développement et le maintien de l’emploi (19 %).
                       • Les deux tiers d’entre eux ont le sentiment, soit d’une relation « équilibrée »
                          avec l’entreprise (47 %), soit d’une relation qui serait à leur avantage (16 %
                          « plutôt gagnant »).
                       • Les jeunes interrogés considèrent le travail comme un moyen d’accomplisse-
                          ment de soi : parmi les valeurs positives associées au monde de l’entreprise, le
                          plaisir de travailler figure en tête (64 %).

                                                   Ces résultats contrastent singulièrement avec la moro-
                                                   sité qu’affiche la jeunesse française dans son rapport
                        80 % des jeunes
                        ont une bonne              à l’avenir. À cet égard, le baromètre Ipsos réalisé en
                            image de               septembre 2010 pour le compte du Secours populaire
                         l’entreprise.             est extrêmement préoccupant : un jeune sur deux s’y
                            Parmi les
                           premières               déclare « angoissé », et un sur trois « éprouve de la
                       valeurs positives           colère lorsqu’il pense à son avenir ». Ce ressentiment
                       qu’elle incarne :           ne se retrouve pas chez les jeunes interrogés : malgré
                          le plaisir de            la crise, et par l’insertion professionnelle qu’il assure, le
                           travailler.
                                                   diplôme prémunit encore contre la peur du déclasse-
                                                   ment qui étreint les jeunes générations.

                Une capacité d’engagement dans l’entreprise forte
                mais qui ne s’inscrit pas dans la durée
                Les jeunes interrogés manifestent une forte capacité d’engagement au sein de leur
                entreprise. Une question dans le sondage vise à mesurer leur abnégation. Celle-ci est

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Alma mater, l’entreprise au miroir des jeunes générations

                élevée : 71 % se disent prêts à effectuer des tâches « peu valorisantes mais utiles pour
                l’entreprise ».

                Pour autant, cette capacité d’engagement dans l’entre-
                prise ne s’inscrit pas dans la durée, et le désir de mobi-
                                                                                     Les jeunes
                lité est extrêmement fort : seuls 43 % souhaitent rester           ont souvent
                dans la même entreprise dans les trois ans à venir, et             le sentiment
                seuls 21 % souhaitent rester dans le même métier et                 d’être sous-
                dans la même entreprise – ce qui ne signifie pas, bien              utilisés et
                                                                                 regrettent que
                sûr, dans le même emploi – dans les trois ans à venir.           l’entreprise ne
                Mais faut-il vraiment s’en étonner ? En 2002, déjà, un          reconnaisse pas à
                groupe de travail de l’Institut de l’entreprise sur les         leur juste valeur
                                                                                  leurs mérites
                « jeunes cadres » relevait que pour ces derniers « la            professionnels.
                valeur de loyauté prend le pas sur la valeur de fidélité :
                auparavant la relation du jeune cadre avec l’entreprise
                s’inscrivait dans un temps plus long – fidélité –, où les contreparties étaient distillées
                tout au long de la carrière, parfois même vers la fin. Aujourd’hui, les exigences de
                contreparties s’expriment dans un temps plus court 3 ».

                Un sentiment d’utilité qui s’accompagne d’impor-
                tantes frustrations
                Les jeunes diplômés se sentent massivement utiles à leur entreprise : 87 % ont le
                sentiment que « leur activité sert à quelque chose ». Pour autant, le sondage révèle le
                sentiment chez beaucoup que l’entreprise ne tire pas d’eux le meilleur parti :

                       • Interrogés sur l’adéquation entre le poste qu’ils occupent et leurs aspirations,
                          54 % trouvent le poste conforme à ce qu’ils attendaient, mais une part impor-
                          tante d’entre eux (34 %) se disent déçus (« en-dessous de vos espérances »).
                       • De façon corollaire, 47 % pensent que l’entreprise n’utilise pas pleinement leurs
                          compétences, et 44 % ont le sentiment que l’entreprise ne reconnaît pas leurs
                          mérites professionnels à leur juste valeur.

                3. Rapport du groupe de travail présidé par Jean-Claude Cabre (Vallourec) et Bernard Lemée (BNP Paribas). Voir
                http://www.institut-entreprise.fr/index.php?id=549.

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Vivre en entreprise

                En somme, les jeunes diplômés ont moins le sentiment d’être exploités que le sen-
                timent d’être sous-utilisés. On trouve un écho de ce sentiment dans le récent best-
                seller de Zoé Shepard qui décrit ses débuts d’administratrice territoriale dans une
                collectivité locale où l’on s’excuse de lui demander de travailler trente-cinq heures…
                dans le mois 4. Certes le livre traite des réalités de la fonction publique territoriale,
                mais le sondage révèle que ce sentiment d’ennui n’épargne pas les jeunes dans l’entre-
                prise : 30 % des jeunes diplômés disent s’y ennuyer. Ce chiffre, marquant, masque de
                fortes disparités : on s’ennuie plus dans les très grandes entreprises (34 %) que dans
                les TPE (24 %) ; plus en Île-de-France (35 %) qu’en province (25 %) ; plus dans le
                commerce (39 %) que dans l’industrie ou le BTP (25 %).

                Au centre des nouvelles attentes :
                l’écoute et la reconnaissance
                Les jeunes diplômés dans l’entreprise accordent à la reconnaissance et à l’écoute un
                rôle central :

                       • Dans leurs attentes vis-à-vis de l’entreprise, l’écoute et la reconnaissance font
                          presque jeu égal (15 %) avec la rémunération « juste et équitable » (17 %).
                       • Cette attente s’exprime directement vis-à-vis du manager : ce qui est le plus
                          attendu du management est l’écoute et la prise en compte des suggestions (pour
                          36 % des sondés), bien plus que le fait de gagner en responsabilités (28 %).

                Les jeunes diplômés considèrent que l’entreprise et son management ne répondent
                pas suffisamment à cette attente : s’ils sont massivement satisfaits de l’autonomie
                dont ils bénéficient dans leurs fonctions, la déception la plus forte se situe au niveau
                de l’écoute et de la compréhension par le management (37 %).

                L’irruption du « Care » dans l’entreprise
                Les résultats du sondage révèlent l’ampleur des attentes qui s’adressent à l’entre-
                prise. On voit à quel point celles-ci dépassent l’enjeu de la rémunération. La crise

                4. Zoé Shepard, Absolument dé-bor-dée, Albin Michel, 2010.

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Alma mater, l’entreprise au miroir des jeunes générations

                de confiance qui a affecté l’État, l’école, les Églises ou encore les partis politiques a
                conduit à un transfert massif vers l’entreprise des attentes qui s’adressaient autrefois
                à ces institutions. Ces attentes nouvelles – au premier rang desquelles le respect de
                la diversité, la prise en charge du handicap, ou encore le souci de l’environnement
                – ont contribué à redéfinir la responsabilité managériale. Elles ont aussi donné une
                dimension affective et parfois passionnelle à la relation du salarié à son entreprise.

                Le besoin d’écoute et de reconnaissance qui s’exprime dans ce sondage traduit aussi
                un phénomène qui ne peut laisser indifférents ni les chefs d’entreprise ni les direc-
                teurs des ressources humaines : le Care est appelé à devenir un enjeu de management.
                Né dans le champ des sciences sociales, ce concept a
                fait récemment son entrée dans le discours politique, et
                il interpelle aujourd’hui l’entreprise. Celle-ci est invitée     Au premier rang
                à prendre soin de ses salariés, à les entourer d’attentions         des attentes,
                                                                                      écoute et
                pour assurer leur épanouissement. Une donnée du son-              reconnaissance
                dage est à cet égard significative : interrogés sur ce que          font presque
                devrait être, à leurs yeux, les principales priorités de            jeu égal avec
                l’entreprise dans son management, les jeunes diplômés           la rémunération.
                                                                                    A cet égard,
                placent en tête « le bien-être des salariés » (60 %). Une          la demande de
                telle attente est de nature à bouleverser en profondeur         Care au service de
                l’entreprise, après trois décennies de politique de ges-         l’épanouissement
                                                                                    des individus
                tion des cadres articulée autour des deux impératifs liés              devrait
                d’autonomie et d’efficacité.                                         bouleverser
                                                                                  en profondeur
                Le débat se place en réalité sur le terrain des principes.        les  entreprises.
                De la même manière que l’école a été réformée en vue
                de mieux assurer l’épanouissement de l’élève, l’entreprise
                est aujourd’hui invitée à se réformer pour placer l’épanouissement de ses salariés au
                premier rang de ses priorités. Est-ce là son rôle ? De façon plus générale, les insti-
                tutions ont-elles pour principale vocation l’épanouissement des personnes ou l’orga-
                nisation de la société ? Ce débat traverse nos sociétés, et l’entreprise n’y échappe pas
                plus que les autres institutions.

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