" AR-TI-CU-LEZ ! " ADDICTIONS : LA RENCONTRE - INTERDISCIPLINAIRE - INTERSECTORIELLE - INTERNATIONALE - AIDQ

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NUMÉRO 04 - DÉCEMBRE 2019

              « AR-TI-CU-LEZ ! »
                ADDICTIONS : LA RENCONTRE
  INTERDISCIPLINAIRE – INTERSECTORIELLE – INTERNATIONALE
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Cette revue est publiée avec le soutien
de la DGS (Direction Générale de la Santé) en France

Éditeur
La Fédération Addiction, Association Loi 1901, est propriétaire et assure
l’édition de la revue «Addiction(s) : recherches et pratiques. Revue internationale.»

Fédération Addiction
104 rue Oberkampf
75011 - Paris
Tel : 01 43 43 72 38
Fax : 01 43 66 28 38
infos@federationaddiction.fr
SIRET : 529 049 421 00017 – NAF : 9499Z

Directeur de publication : Jean-Michel Delile, Président
Responsable de la rédaction : Nathalie Latour, Déléguée Générale
Coordinateur : Olivier Hurel, Chargé de projet
Journaliste : Natalie Castetz
Conception et réalisation graphique : Nelly Gibert - Mediis Studio
Crédit photo de couverture : Istockphoto - JamesBrey

Partenaires de la revue :
AIDQ (Association des intervenants en dépendance du Québec), au Québec
Fedito Bxl asbl (Fédération bruxelloise francophone des institutions pour toxicomanes), en Belgique
Fedito Wallonne (Fédération wallonne des institutions pour toxicomanes), en Belgique
GREA (Groupement romand d'études des addictions), en Suisse
RISQ (Recherche et intervention sur les substances psychoactives - Québec), au Québec
Suchtverband Lztzebuerg asbl, au Luxembourg

Nombre d’exemplaires : 2950

Pubadresse routage
45, rue Condorcet
95154 Taverny

Date de parution : décembre 2019
Dépôt légal : mars 2020
Prix : 6€ l’exemplaire
ISSN : 2553-8330
" AR-TI-CU-LEZ ! " ADDICTIONS : LA RENCONTRE - INTERDISCIPLINAIRE - INTERSECTORIELLE - INTERNATIONALE - AIDQ
SOMMAIRE
ÉDITO
Stéphane LECLERCQ ..............................................................................................................................     P. 04

PATHOLOGIES COMPORTEMENTALES ET SOCIALES : LA QUESTION DES ORIGINES
ET LA NÉCESSITÉ D’APPROCHES INTÉGRÉES BIO – MÉDICO – PSYCHO – SOCIALE
Interview de Michel Le Moal par Jean-Michel Delile .............................................................................. P. 05

L’INTERDISCIPLINARITÉ, FACE CACHÉE DU DROIT À L’ACCÈS AUX SOINS?
L’EXEMPLE DES TRAITEMENTS AGONISTES OPIOÏDES Olivier Simon .......................................... P. 1 2

MACADAM ET DRUGS LAB, PROJETS-PILOTES SANTÉ-ASSUÉTUDES EN PRISON :
COMPLEXITÉ DES PRATIQUES INTERSECTORIELLES AU BÉNÉFICE DU PATIENT-DÉTENU
Pascale Hensgens .................................................................................................................................... P. 1 6

LA JUSTICE RÉSOLUTIVE DE PROBLÈMES : UNE COOPÉRATION ÉTROITE
ENTRE SANTÉ ET JUSTICE DANS L’INTÉRÊT DES PERSONNES Natalie Castetz.............................. P. 19

COMBATTRE L’HÉPATITE C CHEZ LES USAGERS DE DROGUES INJECTABLES
AU LUXEMBOURG : ILLUSTRATION D’UNE APPROCHE INTERSECTORIELLE
Nadine Berndt, Carole Devaux, Rita Seixas, ........................................................................................... P. 22

QUAND LES NEUROSCIENCES S’INVITENT DANS LE MONDE DE L’ADDICTION
DANS UN ESPRIT DE COMPLÉMENTARITÉ DES APPROCHES Natalie Castetz ............................ P. 26

COLLABORATION ENTRE ESPACE DE CONSOMMATION
ET POLICE DE PROXIMITÉ À GENÈVE Serge Longère ......................................................................... P. 29

LE RÉSEAU WAB : UNE INITIATIVE CRÉÉE PAR ET POUR LES INTERVENANTS
DU SECTEUR DES ASSUÉTUDES Amélia Ramackers, Emmanuelle Manderlier, Ronald Clavie............. P. 32

L’INTERSECTORIALITÉ SELON LE SMES (SANTÉ MENTALE & EXCLUSION SOCIALE) :
CONNECTER, SOUTENIR, AGIR Mathieu De Backer ......................................................................... P. 36

SANTÉ MENTALE ET DÉPENDANCE : À MONTRÉAL, UNE ÉQUIPE INTERDISCIPLINAIRE
DÉVELOPPE DES SERVICES INTÉGRÉS INNOVANTS Natalie Castetz ............................................ P. 39

(RÉ)SO 16-35 : L'APPROCHE INTERSECTORIELLE, UN ATOUT POUR RÉPONDRE
AUX PROBLÈMES CONCOMITANTS DES JEUNES JUDICIARISÉS
Daniel Bellemare, Natacha Brunelle......................................................................................................... P. 42

INTERSECTORIALITÉ ET TERRITORIALITÉ, UN DÉFI MAJEUR DANS LA TRAJECTOIRE
DE SOINS EN MILIEU RURAL Grégory Lambrette.......................................................................................... P. 45

LA PRISE EN CHARGE DE L’HÉPATITE C : UN POTENTIEL LEVIER THÉRAPEUTIQUE
Lise Meunier ............................................................................................................................................ P. 48

ADDICTOLOGIE DE LIAISON À L’HÔPITAL : ASSURER LE RELAIS
Interview de Thierry Musset par Natalie Castetz...................................................................................... P. 5 1

SANTÉ MENTALE ET ADDICTIONS : LA FORMATION CROISÉE EN SOUTIEN
À L’INTÉGRATION DES SERVICES Kristelle Alunni-Menichini, Léonie Archambault,
Diana Milton, Michel Perreault, Nicole Perreault et Anne-Sophie Ponsot................................................ P. 53

PRÉVENTION DES CONDUITES ADDICTIVES EN MILIEU SCOLAIRE :
DES PARTENARIATS EFFICACES Natalie Castetz................................................................................ P. 56

                                                                                                                                                         SOMMAIRE   l3
" AR-TI-CU-LEZ ! " ADDICTIONS : LA RENCONTRE - INTERDISCIPLINAIRE - INTERSECTORIELLE - INTERNATIONALE - AIDQ
AR-TI-CU-LONS !
                                   Stéphane Leclercq
                                   Directeur de la Fédération bruxelloise
                                   Fédito BXL ASBL

           La multiplicité des problématiques, les difficultés croissantes d’accès aux soins, l’origine sociale de diverses
           souffrances mentales et conduites addictives, la complexité des demandes qui découlent de la précari-
           sation d’une partie de la population mais aussi de notre société multiculturelle requièrent plus que jamais
           une approche globale. Le travail interdisciplinaire et intersectoriel est donc non seulement souhaitable
           mais indispensable.
           Cependant, de quoi parlons-nous ? D’information, de coopération, de coordination, d’intégration ?
           Et, à quels niveaux pouvons-nous agir ?

           À l’international, la «Commission on Narcotic Drugs (CND)» se réunit chaque année à Vienne. Les pays
           membres de l’Union européenne et de nombreuses ONG se doivent de continuer à y jouer un rôle d’une
           importance capitale. À ce niveau, il s’agit toujours de lutter pour abolir la peine de mort pour des infrac-
           tions liées aux drogues. Mais il est aussi question de faire évoluer ensemble, avec d’autres secteurs (droits
           humains, VIH, VHC, santé mentale, prison, éducation, média…), les politiques et les investissements qui en
           découlent, de stratégies centrées sur la répression vers des approches pragmatiques de santé publique.
           Et, en Europe, nous devons nous assurer que les difficultés rencontrées par les usagers et les professionnels
           soient transmises dans l’évaluation, actuellement en cours, de la stratégie antidrogues de l’UE 2013-2020.

           Au niveau national, comment organiser cette intersectorialité ? Qui l’organise ? Un travail de collaboration
           interministériel « drogues » est formellement mis en place dans de nombreux pays. Les secteurs de la santé
           et du social doivent y avoir une place primordiale et la société civile doit y être impliquée. Les fédérations
           nationales et régionales font partie des acteurs essentiels dans la mise en place de ces processus afin
           de garantir la prise en compte des connaissances et des propositions issues de la pratique et de la re-
           cherche scientifique. Comment structurer davantage la consultation des parties prenantes, en vue d’une
           implication la plus efficace possible ? Quelle implication doit avoir chaque secteur? Quelle doit être la place
           du commerce et des industries pharmaceutiques, du tabac, de l’alcool et, récemment, celle du cannabis
           dans ces rencontres intersectorielles ?

           Au niveau local, de plus en plus de projets, de réseaux, d’interfédérations se développent entre profes-
           sionnels du secteur des addictions et d’autres secteurs de la santé et du social. Nous nous en réjouissons
           et avons le plaisir de vous proposer quelques exemples inspirants dans cette édition. Les partenariats
           avec d’autres secteurs (média, justice, loisir, tourisme, culture…) sont plus rares et il y a là un champ
           encore largement ouvert à l’expérimentation et à l’innovation.

           De la prévention au soin en passant par l’accueil bas-seuil, la réduction des risques, l’accompagnement,
           l’information ou la recherche, les besoins et les demandes auxquels doivent répondre nos services cu-
           mulent de nombreuses dimensions entremêlées qui rendent l’intervention ou la réorientation de plus en
           plus complexes, de plus en plus longues et demandent des compétences de plus en plus variées. Les profils
           des usagers changent et de nombreux centres sont saturés. Quelle articulation mettre en place entre les
           disciplines et les spécialisations nécessaires pour répondre à ces défis ? Entre les professionnels, les pairs-
           aidants et les usagers ?

           L’intersectorialité génère de nombreuses questions et met en lumière une convergence d’intérêts,
           une complémentarité de pratiques et une nécessaire synergie des structures. Prenons également une part
           active dans la redéfinition d’objectifs communs et la mise en place d’actions qui se renforcent mutuellement.
           Ayons pour but l’impact collectif. À mes yeux, l’interdisciplinarité et l’intersectorialité ne prennent vraiment
           leur sens que si elles permettent de faire évoluer les paradigmes en place !

4l   ÉDITO STÉPHANE LECLERCQ
" AR-TI-CU-LEZ ! " ADDICTIONS : LA RENCONTRE - INTERDISCIPLINAIRE - INTERSECTORIELLE - INTERNATIONALE - AIDQ
Michel Le Moal
     Médecin neuropsychiatre
et chercheur en neurosciences

                                                                                             Jean-Michel Delile
                                                                                             Psychiatre et président
                                                                                             de la Fédération Addiction

          PATHOLOGIES
          COMPORTEMENTALES ET SOCIALES :
          LA QUESTION DES ORIGINES
          ET LA NÉCESSITÉ D’APPROCHES
          INTÉGRÉES BIO – MÉDICO –
          PSYCHO – SOCIALE
          Interview de Michel Le Moal par Jean-Michel Delile

          JEAN-MICHEL DELILE :                                 et de la découverte rationnelle d’un médicament
          BONJOUR MICHEL, QUAND ON PARLE                       adéquat. Les niveaux d’approche ont une impor-
          DE « PATHOLOGIES COMPORTEMENTALES                    tance fondamentale. Il est admis que le système
          ET SOCIALES » OU D’ADDICTIONS, LA                    nerveux s’aborde par la génétique moléculaire,
          QUESTION DES ORIGINES SEMBLE CRU-                    ou au niveau des cellules et des relations inter-
          CIALE : CERTAINS Y VOIENT UN PROCESSUS               cellulaires, ou au niveau des fonctions et, enfin,
          GÉNÉTICO-MOLÉCULAIRE, D’AUTRES UN                    en considérant les manifestations plus globales
          PHÉNOMÈNE COMPLEXE, MULTI-CAUSAL.                    relevant de la psychologie et des sciences du com-
                                                                                                                               INTERVIEW

          COMMENT POSER LA QUESTION ?                          portement.

          Michel Le Moal : Dans les sciences de la vie et      Les neurosciences fondamentales et cliniques
          de la santé, et plus particulièrement dans le do-    contemporaines sont régies par des dogmes fon-
          maine des neurosciences cliniques, la recherche      dateurs : tout ce que le cerveau fait est explicable
          des causes est essentielle. Le pourquoi et le        à partir du fonctionnement de ses composants
          comment du basculement de la physiologie vers        de base (neurones). Complémentairement, à tout
          la pathologie, du normal vers le pathologique, la    événement mental correspond un événement céré-
          pathogenèse, sont la base de la recherche médicale   bral qui lui est causal : la connaissance du cérébral

                PATHOLOGIES COMPORTEMENTALES ET SOCIALES : LA QUESTION DES ORIGINES ET LA NÉCESSITÉ D’APPROCHES
                      INTÉGRÉES BIO – MÉDICO – PSYCHO – SOCIALE INTERVIEW DE MICHEL LE MOAL PAR JEAN-MICHEL DELILE        l5
" AR-TI-CU-LEZ ! " ADDICTIONS : LA RENCONTRE - INTERDISCIPLINAIRE - INTERSECTORIELLE - INTERNATIONALE - AIDQ
permet la connaissance du mental. Toutefois, le         considérer la production et l’amélioration, au cours
                   réductionnisme et le physicalisme ne sont pas les       de l’histoire, des espèces des remodelages du code
                   seuls paradigmes possibles. L’être vivant n’existe      génétique et, conséquemment, du processus dé-
                   que par ses interactions avec les environnements        veloppemental et d’une activité comportementale
                   qui le façonnent dès la conception et qui seront        ayant une finalité contrôlée par un programme.
                   ultérieurement créés ou choisis en fonction d’un        En second lieu, il y a le test de ces programmes
                   patrimoine génétique hérité de l’évolution.             et leur décodage au cours de la vie d’un individu
                                                                           et, en conséquence, l’amélioration permanente,
                   L’environnement humain, subi ou créé par l’espèce,      régulière, constante, stable du code, à savoir
                   engendre des pathologies, témoins des limites           l’adaptation évolutionniste contrôlée par la sélec-
                   adaptatives. Cette perspective, paradoxalement,         tion naturelle.
                   est rarement considérée en médecine.
                                                                           JEAN-MICHEL DELILE : OUI, LE COMPOR-
                   JEAN-MICHEL DELILE : LES CAUSES                         TEMENT LUI-AUSSI EST UN PRODUIT DE
                   ENVIRONNEMENTALES NE SONT PAS                           L’ÉVOLUTION...
                   VIRTUELLES, ELLES AGISSENT ELLES AUSSI
                                                                           Michel Le Moal : « Comportement », « se com-
                   AU PLAN BIOLOGIQUE. MAIS SUR UN AUTRE
                                                                           porter » : peu de vocables sont devenus aussi
                   PLAN, C’EST CE QUE TU APPELLES LA
                                                                           ubiquitaires au point d’en perdre un sens précis.
                   QUESTION DES CAUSES DISTALES ET
                                                                           Du point de vue de l’éthologie, de la psychologie
                   DES CAUSES PROXIMALES EN BIOLOGIE
                                                                           scientifique et évolutionniste et de l’anthropologie,
                   DES COMPORTEMENTS ?
                                                                           le « comportement » englobe les compétences
                   Michel Le Moal : C’est cela, oui. Dans un article       universelles, prototypiques, héritées de l’évolution,
                   fondamental et majeur, référence toujours actuelle      partagée par tous les primates et de nombreux
                   pour une réflexion sur la causalité, Ernst Mayr         vertébrés et correspondant à des causes lointaines
                   (1961) rappelait que la biologie n’est en rien une      de nature phylogénétique. La manière de conduire
                   science uniforme et unifiée. Il faut distinguer une     un comportement - conduite - relève de causes
                   biologie dite fonctionnelle d'une biologie dite évo-    proximales pour un individu qui exprime à un
                   lutionniste. Par exemple, le fonctionnement d’une       moment donné ses capacités adaptatives en raison
                   cellule peut être ramené aux mouvements de mo-          des nécessités. Au pourquoi du comportement, ré-
                   lécules en fonction de lois précises et en raison de    pondent les nécessités de survie de l’individu et de
                   stimulations spécifiques, mais toute cellule vivante    l’espèce, causes distales, lointaines. Au comment
                   est également porteuse des expériences diverses         des conduites, répondent les nécessités proximales
                   acquises au cours des millions d’années d’expé-         à un moment donné. Quelques-uns des prototypes
                   riences léguées par ses ancêtres. La première bio-      comportementaux hérités de l’évolution (recherche
                   logie, fonctionnelle, s’emploie à isoler les compo-     de nourriture, relations interindividuelles et so-
                   sants d’un individu, d’un organe, d’une cellule, par    ciales, reproduction, sélection et préparation du
                   l’intermédiaire d’expériences contrôlées éliminant      gîte, etc.) sont inscrits dans le patrimoine géné-
                   toute variation et par des méthodes rigoureuses         tique. En complément de ces prototypes partagés
                   de nature réductionniste relevant de la physique        avec les mammifères et les vertébrés supérieurs,
                   et de la chimie, puis à en démontrer les fonctions.     il existe des programmes fonctionnels tels que
                   De fait, la question posée est de savoir « comment »    l’empathie, l’attachement, la coopération, la trom-
                   des causes proximales gouvernent les réponses           perie, l’agressivité, etc…, d’une importance décisive
                   de l’individu (ou de la cellule) à des sollicitations   pour la survie.
                   immédiates de l’environnement. La biologie
                   évolutionniste considère que tout est lié au temps      Peu après la publication d’Ernst Mayr, Nikolaas
                   et à l’espace, cherche les raisons des diversités,      Tinbergen posait lui aussi la question du « pourquoi »
                   les voies des adaptations possibles. Elle tente de      des comportements (1963). Il proposait quatre
                   répondre au « pourquoi », de connaître les causes       grandes causes, de la plus lointaine (phylogenèse)
                   ultimes, lointaines, distales, responsables de l’évo-   à la plus proximale dans la vie quotidienne.
                   lution et des variations du code ADN dont chaque        Ici encore, la causalité se dilue et devient de plus
                   individu est doté.                                      en plus contingente lorsque l’on passe d’un niveau
                                                                           à un autre.
INTERVIEW

                   Le développement ordonné, de l’œuf à l’adulte,
                   correspond à la mise en place d’un but - finalité       JEAN-MICHEL DELILE : COMMENT EXPLI-
                   causale - préconçu dans le passé. La sélection          QUER DÈS LORS L’EXPLOSION, CES DER-
                   naturelle a fait de son mieux pour favoriser la         NIÈRES DÉCENNIES, DES PATHOLOGIES
                   production des codes garantissant la production         COMPORTEMENTALES EN OCCIDENT,
                   de compétences, ou programmes, finalisant la meil-      DANS LE PROXIMAL ? QUAND LES MODIFI-
                   leure adaptation possible. Les causes finales (té-      CATIONS ENVIRONNEMENTALES SONT
                   léologiques) correspondent à deux ensembles de          DEVENUES TROP RAPIDES POUR NOS
                   phénomènes très différents. En premier lieu, il faut    CAPACITÉS ADAPTATIVES ?

            LEPATHOLOGIES
                RÔLE DES PARENTS
                            COMPORTEMENTALES
                                  DANS LA PRÉVENTION
                                                ET SOCIALES
                                                       DES CONDUITES
                                                             : LA QUESTION
                                                                       AUTOMOBILES
                                                                           DES ORIGINES
                                                                                    À RISQUES
                                                                                        ET LA NÉCESSITÉ
                                                                                              DES JEUNESD’APPROCHES
                                                                                                          UTILISATEURS DE CANNABIS
      06
       6l     INTÉGRÉES
            JACQUES      BIO – MÉDICO – PSYCHO – SOCIALE INTERVIEW DE MICHEL LE MOAL PAR JEAN-MICHEL DELILE
                      BERGERON
" AR-TI-CU-LEZ ! " ADDICTIONS : LA RENCONTRE - INTERDISCIPLINAIRE - INTERSECTORIELLE - INTERNATIONALE - AIDQ
Michel Le Moal : Ce phénomène a provoqué une              La maladie et la mort témoignent des limites
         réflexion approfondie venue des pays anglo-saxons         de l’adaptation lorsqu’elles sont poussées aux
         afin de cerner le pourquoi - les causes - de ces          extrêmes. Lorsque l’environnement social n’évite
         désadaptations. Ces recherches sur les comporte-          plus d’avoir faim, d’avoir froid, d’être physiquement
         ments individuels et sociaux, productions les plus        atteint, ne permet pas de se reproduire, il met en
         intégrées de l’organisme, ont culminé avec l’étho-        cause l’équilibre psychique et physique (Compton
         logie - science des comportements des espèces             et Shim, 2015, Marmot et Wilkinson, 2006).
         dans leur milieu naturel - et le prix Nobel décerné
         en 1973 (K. von Frisch, K. Lorenz, N. Tinbergen).         JEAN-MICHEL DELILE : DE CE POINT DE
         Mais la primauté donnée à partir de cette époque          VUE, PEUX-TU AVANCER QUE LES « MALA-
         à la biologie moléculaire, en particulier en France,      DIES COMPORTEMENTALES ET SOCIALES »
         a orienté la recherche en neurosciences dans une          SERAIENT UNE SINGULARITÉ CONTEMPO-
         direction opposée, réductionniste.                        RAINE ?
                                                                   Michel Le Moal : Oui, dans leur prévalence
         JEAN-MICHEL DELILE : LE COMPORTEMENT
                                                                   actuelle et, en tout cas, il est possible d’avancer
         EST UN RÉSULTAT DE L’INTERACTION
                                                                   qu’un environnement social peut être pathogène.
         ENTRE GÈNE ET ENVIRONNEMENT, MAIS
                                                                   La psychiatrie moléculaire est devenue le pro-
         LES MODIFICATIONS ENVIRONNEMENTALES
                                                                   gramme explicite des maladies mentales et com-
         PEUVENT DÉBORDER NOS CAPACITÉS
                                                                   portementales (vaste domaine de la médecine),
         HOMÉOSTASIQUES, C’EST CELA ?
                                                                   réaffirmé à maintes reprises depuis la « décennie
         Michel Le Moal : Cette relation complexe doit             du cerveau » des années 1990 née aux USA,
         être précisée (Dunbar, 1988). Différentes sortes          confirmant le primat de la génétique moléculaire
         de comportements jouent des rôles sélectifs dans          pour la recherche des causes. De fait, de nom-
         l’évolution. Par exemple, les comportements desti-        breux variants génétiques ont été découverts, qui
         nés à la communication seront plus stéréotypés ;          peuvent avoir un rôle pathogénique, très souvent
         ils ne peuvent être source de méprises - un com-          communs à plusieurs conditions psychopatho-
         portement de cour par exemple -, et leur pro-             logiques. Toutefois, il apparait que les variations
         gramme génétique sera dit « clos », fermé et              révélées par dizaines ont un rôle étiologique faible,
         résistant à tout événement survenant au cours de          à quelques exceptions près, et n’ont pas pu dé-
         la vie. D’autres comportements - choix de nour-           montrer que les syndromes étudiés étaient biologi-
         riture ou d’habitat par exemple - auront plus de          quement cohérents (Kendler, 2013). En conclusion,
         flexibilité afin d’incorporer une nouvelle expérience :   « l’ambiance gène » a imposé, pour l’essentiel,
         le programme sera dit plus « ouvert » vers une            une orientation de recherche à l’exception de
         adaptation adéquate. Il est admis que des pres-           nombreuses autres et qui s’est révélé être pour
         sions sélectives provoquant des changements               une bonne part une véritable impasse.
         comportementaux peuvent conduire à des chan-
         gements phénotypiques facilitant l’accoutumance           Les sciences médicales sont fortement influen-
         à de nouvelles situations écologiques et nécessités       cées par le concept de la maladie transmissible
         adaptatives. Le comportement est le pacema­-              qui implique l’apparition en masse d’une condition
         ker des changements évolutifs. Les gènes ne               pathologique donnée reposant sur la probabi-
         « déterminent » pas le comportement, en termes            lité d’un agent pathogène - bactérien, viral - se
         de causalité, du moins pas plus qu’un ordinateur,         transmettant d’un individu à un autre. Les maladies
         en raison des puces qu’il contient, « détermine »         dites « non transmissibles » touchent également
         la production de ses programmes. La biologie,             un grand nombre d’individus : le cancer, l’obésité,
         les constructions physiologiques guidées par les          les lombalgies, les dépressions, les addictions par
         gènes, sont du côté des nécessités ; l’environne-         exemple. Le suicide est un acte individuel mais le
         ment, en raison de la complexité des cerveaux             taux de suicides est une propriété du groupe social
         acquise par l’évolution, est du côté des possibles.       étudié et il en est de même pour la violence et ses
                                                                   conséquences, manifestations dont la fréquence
         Il existe cependant une frontière lorsque les situa-      s’accroît. La transformation des sociétés humaines
         tions environnementales sont telles qu’une flexibi-       depuis la révolution néolithique s’est accélérée ces
         lité relative n’est plus possible et qu’elles placent     derniers siècles et plus encore ces dernières décen-
                                                                                                                             INTERVIEW

         l’organisme au-delà des capacités de l’homéosta-          nies. Et ce, en raison des développements techno-
         sie. Si le stress perdure, surviennent les désadapta-     logiques, des évolutions des situations politiques,
         tions physiques et psychiques, puis les syndromes         de la propriété, des idéologies hiérarchisantes, de
         pathologiques. Les espèces sont devenues sociales         l’avènement des classes sociales et de la domina-
         afin de résoudre certains problèmes psychobio-            tion des élites. Ces facteurs socio-économiques ont
         logiques avec plus d’efficacité. Les vertébrés,           entraîné de grandes inégalités dans le bien-être
         les mammifères et les humains construisent et             et la santé des individus. Nos sociétés contempo-
         choisissent en relation avec des a priori génétiques      raines au sein desquelles les normes de vie avaient
         et biologiques, dont les capacités d’apprendre.           atteint de hauts niveaux au cours du précédent

LE RÔLE DES PARENTS
               PATHOLOGIES
                    DANS LACOMPORTEMENTALES
                            PRÉVENTION DES CONDUITES
                                                ET SOCIALES
                                                       AUTOMOBILES
                                                            : LA QUESTION
                                                                     À RISQUES
                                                                          DES ORIGINES
                                                                               DES JEUNES
                                                                                       ET LA
                                                                                           UTILISATEURS
                                                                                             NÉCESSITÉ D’APPROCHES
                                                                                                        DE CANNABIS
                     INTÉGRÉES BIO – MÉDICO – PSYCHO – SOCIALE INTERVIEW DE MICHEL LE MOAL PAR JEAN-MICHEL
                                                                                                  JACQUES BERGERON
                                                                                                             DELILE        l7
                                                                                                                            07
" AR-TI-CU-LEZ ! " ADDICTIONS : LA RENCONTRE - INTERDISCIPLINAIRE - INTERSECTORIELLE - INTERNATIONALE - AIDQ
siècle ont, ces dernières décennies, mis en cause          ait pu apparaître si rapidement et soit la cause de
                   d’une manière massive les équilibres fonctionnels          l’augmentation des troubles psychopathologiques
                   fondamentaux qui permettaient une certaine stabi-          chez les jeunes. En clair, des facteurs sociaux sont
                   lité biologique et adaptative pour le grand nombre.        responsables de ces changements majeurs. »
                   Dans les pays anglo-saxons où inéquités et inéga-          Plus récemment le directeur général de la Santé
                   lités ont le plus progressé, une grande quantité de        des USA, Richard Carmona, concluait ainsi son
                   travaux scientifiques (Atkinson, 2015) ont mis en          rapport annuel (2003) : « Cette augmentation
                   évidence la nature des nouvelles normes sociales           régulière et incontrôlable des pathologiques com­
                   contraignantes (le terme « social »                        portementales et sociales est devenue intolérable
                   inclut les interactions entre sujets et des sujets         au regard des souffrances causées aux familles,
                   avec leur environnement). Des contraintes de long          aux enfants et aux adolescents et plus générale-
                   terme - stress chroniques - concernant les choix           ment aux communautés. Ces pathologies repré-
                   comportementaux induisent des conditions phy-              sentent une charge considérable qui met en péril
                   siologiques et psychologiques nocives qui mettent          le futur de notre système de santé et au-delà,
                   en péril la santé physique et mentale des citoyens.        le futur de notre société. »
                   Il a été montré que la bonne santé des individus
                   est devenue un marqueur essentiel d’une société            JEAN-MICHEL DELILE : CETTE ÉVOLUTION
                   harmonieuse, équitable, égalitaire et inversement          NE PEUT QUE METTRE EN DIFFICULTÉS LES
                   (Hanson et al. 2013, Marmot, 2015, Tricomi et al.          APPROCHES MÉDICALES TRADITIONNELLES.
                   2010). Les déterminants sociaux pathogènes
                                                                              Michel Le Moal : Désormais, l’humain est confron-
                   « passent sous la peau ».
                                                                              té à des conditions pathologiques dites « compor-
                                                                              tementales et sociales ». La question qui hante la
                   JEAN-MICHEL DELILE : C’EST AINSI QUE
                                                                              médecine, à savoir quand une maladie commence,
                   L’ON PEUT OBSERVER L’ÉMERGENCE
                                                                              se déporte désormais de l’individu à l’échelle his-
                   DES MALADIES « CHRONIQUES », NON
                                                                              torique du groupe social. Les affections, de formes
                   TRANSMISSIBLES QUI SONT POUR UNE
                                                                              très diverses, longtemps nommées « fonctionnelles »
                   BONNE PART D’ORIGINE SOCIALE ?
                                                                              faute d’y attribuer des étiologies spécifiques sont
                   C’EST D’AILLEURS CE QUE NOUS RAPPELLE
                                                                              souvent caractérisées dans la littérature scienti-
                   L’OMS (71 % DE LA MORTALITÉ MONDIALE
                                                                              fique comme « endémiques » voire « épidémiques »
                   DE NOS JOURS)...
                                                                              en raison de leur lente et incontrôlable propaga-
                   Michel Le Moal : Cette évolution lente, profonde           tion. La liste est longue, quoique fluctuante, de ces
                   et dramatique dans ses conséquences en patholo-            pathologies chroniques constituant désormais une
                   gie humaine a été identifiée au cours des dernières        large part de l’activité du médecin : un traitement
                   décennies. Dès les premières lignes de son célèbre         sera prescrit (avec une efficacité très limitée) pour
                   ouvrage consacré à la perte des capacités d’auto-          chacune d’entre elles, en raison des bases physio-
                   régulation comme marqueur de la société améri-             pathologiques (pathogéniques) par lesquelles elles
                   caine, Roy Baumeister (1994) écrivait : « La faillite      s’expriment. Les causes apparaissent indéterminées
                   des capacités d’autorégulation est la pathologie           pour la plupart des praticiens ; elles sortent des
                   sociale majeure des temps présents. L’Amérique             cadres habituels d’un enseignement qui serait basé
                   se trouve assaillie de toutes parts par des pro-           sur le triptyque classique, étiologie (cause), patho-
                   blèmes sociaux et de profonds malaises, reflets            génie (physiopathologie) et traitement.
                   du dysfonctionnement des structures sociales
                   ayant des racines économiques et sociobiolo-               À l’issue d’une consultation de quinze minutes, le
                   giques. Ils se manifestent par les difficultés qu’ont      médecin traite le contexte proximal, la prescription
                   les individus à se contrôler, mais aussi à se rendre       concerne un organe, ou une partie d’un organe,
                   responsables de leur existence et à devenir auto-          en raison de la fragmentation de la médecine.
                   nomes. Partout dans le pays, des gens se sentent           De fait, ces syndromes révèlent les inadaptations
                   misérables parce qu’ils ne peuvent contrôler leur          de l’individu et de son héritage phylogénétique
                   argent, leur poids, leur consommation de tabac             à un contexte social auquel il ne peut faire face.
                   ou d’alcool, leurs émotions, leurs hostilités variées,     Le cerveau humain n’a pas été construit au cours
                   leurs impulsions diverses et plus encore… »                de l’évolution pour se conformer aux conditions
                   De même, le psychiatre et généticien Michael               de vie délétères de notre modernité. L’adaptation
INTERVIEW

                   Rutter notait en 1999 (Rutter, 1999) : « Durant le         de l’homme et des autres espèces animales se réa-
                   demi-siècle qui suivit la deuxième guerre mondiale,        lise par des capacités qui sous-tendent les relations
                   il a été observé une augmentation importante du            interpersonnelles et prosociales, les coopérations
                   taux des conduites antisociales, des troubles dé-          entre individus, les liens émotionnels et empa-
                   pressifs, de l’usage de drogue et d’alcool et              thiques, le sens de la réciprocité, de l’équité, etc…
                   cela chez les adolescents et jeunes adultes.               (Decety, 2014). Les pathologies comportementales
                   Quelle que soit l’importance de la génétique en            et sociales font apparaître des causalités d’un ordre
                   relation avec les différences interindividuelles, il est   différent et obligent à un changement de para-
                   tout à fait invraisemblable qu’une dérive génétique        digme, de représentation des normes. Ce nouveau

            LEPATHOLOGIES
                RÔLE DES PARENTS
                            COMPORTEMENTALES
                                  DANS LA PRÉVENTION
                                                ET SOCIALES
                                                       DES CONDUITES
                                                             : LA QUESTION
                                                                       AUTOMOBILES
                                                                           DES ORIGINES
                                                                                    À RISQUES
                                                                                        ET LA NÉCESSITÉ
                                                                                              DES JEUNESD’APPROCHES
                                                                                                          UTILISATEURS DE CANNABIS
      08
       8l     INTÉGRÉES
            JACQUES      BIO – MÉDICO – PSYCHO – SOCIALE INTERVIEW DE MICHEL LE MOAL PAR JEAN-MICHEL DELILE
                      BERGERON
" AR-TI-CU-LEZ ! " ADDICTIONS : LA RENCONTRE - INTERDISCIPLINAIRE - INTERSECTORIELLE - INTERNATIONALE - AIDQ
modèle de pensée est le thème du dernier ouvrage         LES INÉGALITÉS SO-                     1 « Quel est l'intérêt de traiter
                                                                                                         les personnes si c'est pour les
         de Michael Marmot (2015). L’auteur résume le             CIALES DE SANTÉ                        renvoyer aux conditions qui les
         dilemme dès la première ligne : « What good does         ONT DONC UN IMPACT                     ont rendues malades ? »

         is do to treat people and send them back to the          DIRECT SUR NOTRE BIO-
         conditions that made them sick ? » 1                     LOGIE ET NOTRE SANTÉ ?

         JEAN-MICHEL DELILE : MAIS SI L’ON                        Michel Le Moal : La pauvreté, le désavantage
                                                                  social, l’inégalité, sont autant de toxines qui dé-
         ABORDE LA QUESTION DES DÉTERMI-
         NANTS SOCIAUX DE LA SANTÉ, LES CAUSES                    truisent la cohésion sociale : plus basse est la posi-
         DES CAUSES, NE PEUT-ON ENVISAGER                         tion, plus profond est l’isolement. Il en est ainsi des
         D’ENRICHIR L’APPROCHE MÉDICALE INDI-                     travailleurs pauvres et des individus sans emploi
         VIDUELLE DES PATIENTS D’UNE ACTION                       (Barr et al. 2016). Cette situation, que l’on a iden-
         PLUS GLOBALE PRENANT EN COMPTE LEUR                      tifiée à une « mort sociale », affecte la parentalité,
         ÉQUILIBRE PERSONNEL, LEUR NIVEAU DE                      l’éducation des enfants mais surtout leurs capaci-
         STRESS, LEUR ENVIRONNEMENT SOCIAL ?                      tés cognitives, leurs émotions, leur développement
                                                                  global (Hanson et al. 2013) [Figure 1 : substance
         Michel Le Moal : Bien sûr, c’est pourquoi je sou-        grise corticale totale mesurée au cours du dévelop-
         tiens vos actions de prise en charge médico-sociale      pement (5 à 37 mois) par IRM en fonction du statut
         des addictions et plus largement le projet de la         économique et social (SES) familial. La pauvreté
         Fédération Addiction. Sinon, le médecin agit             réduit le développement cérébral. Reproduit avec
         comme le pompier : il souhaite « éteindre » les          autorisation et avec modifications de Hanson et al.
         souffrances et les dérèglements identifiés, non          2013, Plos One, 8, e80954]. Des corrélations ont
         qu’il se désintéresse au pourquoi du feu ; les causes    été établies entre le statut économique et social
         possibles sont, le cas échéant, dues à l’environne-      (SES) et le nombre de mots adressés et acquis :
         ment social et donc en dehors de ses attributions        dès la venue dans son monde dans les milieux
         ou de ses compétences. Plus précisément, sa              à SES bas, sans contrôle de la vie, le petit enfant
         mission est de soigner l’individu, éventuellement        est déjà handicapé. Au cœur du processus, il est
         en situation de précarité ou de pauvreté, non d’agir     une réalité largement démontrée, à savoir que les
         sur la précarité elle-même ni sur le pourquoi de la      conséquences d’un SES bas sont transmissibles.
         situation présente. La prescription va traiter la phy-
         siopathologie du symptôme, mais elle n’aura aucun        JEAN-MICHEL DELILE : CELA NOUS RAMÈNE
         effet sur la cause du dérèglement physiopatholo-
                                                                  AU FONDEMENT SOCIAL DE L’INDIVIDU…
         gique. Il est indiscutable que la génétique contri-
         bue à l’acquisition des vulnérabilités individuelles,    Michel Le Moal : Au début du premier millénaire,
         mais pour de nombreuses pathologies les adversi-         Sénèque (4 avant J.C. - 65 après J.C.) écrivait dans
         tés sociales et socio-économiques sont les causes        l’une de ses lettres au jeune Lucilius consacrée à
         déclenchantes réelles, à l’origine des mécanismes        la détresse de l’individu déclassé (la 87ème) : « … La
         créant les maladies (Marmot et Wilkinson, 2006).         pauvreté, cela veut dire souffrances et carences
                                                                  physiques et affectives… Vous serez pauvre en
         Ce qui est appelé déterminants « sociaux » de la         fonction de ce que vous n’avez pas… C’est un état
         santé concerne les conditions dans lesquelles les        et un sentiment de non existence au milieu de ceux
         gens naissent, grandissent, travaillent, vieillissent,   qui ont et qui existent… On ne « devient » pauvre
         qu’elles soient positives ou délétères. Les condi-       que lorsque pauvre, on vit au milieu des riches… »
         tions néfastes réfèrent aux adversités, globale-         En d’autres termes, la rupture du sujet d’avec son
         ment socio-économiques, qui précèdent avec               milieu de vie et du monde dont il a une connais-
         un délai plus ou moins long les troubles physiques       sance naturelle (clan, communauté) en raison de
         ou mentaux, ou qui accroissent la probabilité de         sa pauvreté, sa relégation sur les marges où rien
         leur apparition. Ces adversités, appelées « causes       ne se fait et ne peut se faire vont à l’encontre de la
         sociales fondamentales » sous-tendent et orientent       nature même du vivant partagée avec les animaux
         les facteurs de risques et les vulnérabilités au         et légué par l’évolution (Decety, 2014). Sénèque
         niveau individuel, puis les pathologies. L’accroisse-    définissait déjà avec perspicacité l’être social ré-
         ment lent, régulier, décennies après décennies,          sultant de dispositions et de manières d’être dont
         des « pathologies comportementales et sociales »         l’acquisition constitue un capital social reflétant son
                                                                                                                                             INTERVIEW

         ne touchent pas les populations dans leur en-            appartenance au groupe. Ce capital est constitué
         semble. Les travaux cités s’accordent sur l’exis-        de ressources liées à la possession d’un réseau du-
         tence d’un gradient concernant l’inéquité dans           rable de relations structurantes au sein de clans et
         le domaine de la santé au sein d’un pays donné           communautés, d’inter-(re)-connaissances dont les
         et entre pays, mais l’absence d’accès aux soins          modalités adaptatives reflètent celles du groupe,
         n’est pas plus la cause de la maladie que l’absence      des manières de penser, agir, sentir, constitutives
         d’aspirine n’est la cause des maux de tête.              de l’individu qui ont été appelées « sens pratique »
                                                                  (Tocqueville) ou « habitus » (Bourdieu). Cette
         JEAN-MICHEL DELILE : L’INIQUITÉ,                         nature intériorisée, sensible et pratique, intelli-

LE RÔLE DES PARENTS
              PATHOLOGIES
                    DANS LACOMPORTEMENTALES
                            PRÉVENTION DES CONDUITES
                                                ET SOCIALES
                                                        AUTOMOBILES
                                                            : LA QUESTION
                                                                      À RISQUES
                                                                          DES ORIGINES
                                                                                DES JEUNES
                                                                                       ET LAUTILISATEURS
                                                                                             NÉCESSITÉ D’APPROCHES
                                                                                                         DE CANNABIS
                     INTÉGRÉES BIO – MÉDICO – PSYCHO – SOCIALE INTERVIEW DE MICHEL LE MOAL PAR JEAN-MICHEL
                                                                                                   JACQUES BERGERON
                                                                                                              DELILE                    l 09
                                                                                                                                          9
gente, qualitative, est le fondement même des liens        déloyauté, l’inéquité, l’injustice. Pauvreté, rejet,
                   (les dimensions physiques, psychiques, sociales,           inégalités dans un monde sans équité, perte du
                   culturelles) et de l’interdépendance avec le milieu        contrôle de son existence, réduction de la cohésion
                   humain et la classe sociale auxquels il appartient.        sociale, réduction des coopérations et amoindrisse-
                   Il s’agit d’une dimension naturelle, universelle,          ment de la connectivité intrasociale, sentiment de
                   phylogénétique, bien étudiée dès les vertébrés             non existence, inaccessibilité à l’échelle sociale, hu-
                   et mammifères, avec des modalités d’expression             miliation, etc… : autant de facettes d’une détresse
                   propres au groupe.                                         qui met en cause les acquis phylogénétiques ayant
                                                                              permis les constructions pro-sociales à la base des
                   JEAN-MICHEL DELILE : QUE SE PASSE-T-IL                     coopérations empathiques animales et humaines.
                   QUAND CES PROGRAMMES BIOLOGIQUES                           Cette détresse entraîne des atteintes graves aux
                   À LA BASE DE L’EMPATHIE, DE LA COO-                        équilibres physiologiques et des symptômes divers
                   PÉRATION, DU SENS DE L’ÉQUITÉ, DE                          physiques et psychiques (Compton et Shim, 2015
                   LA COHÉSION DES GROUPES ET DE LA                           Figure 2 : déterminants sociaux de la santé mentale :
                   CONSTRUCTION SOCIALE, NÉCESSAIRES                          causes distales, causes proximales (G X E : inte-
                   À LA SURVIE DE L’INDIVIDU ET DE L’ESPÈCE                   ractions gène - environnement). Reproduit avec
                   SONT ALTÉRÉS OU RÉDUITS À NÉANT ?                          autorisation de Shim R.S., 2015, The social deter-
                   Michel Le Moal : La « mort sociale » de l’individu,        minants of mental health, American Psychiatric
                   et ce qui a été défini (voir plus loin) par humiliation,   Publishing, Washington DC et London, England].
                   déresponsabilisation, sont à l’origine d’une « mort        Les déterminants sociaux de la détresse sont les
                   biologique ». En son temps, Durkheim écrivait :            causes de la cause pour laquelle le médecin rédige
                   « Le suicide varie en fonction inverse du degré            l’ordonnance.
                   d’intégration des groupes sociaux dont fait partie
                   l’individu. Quand la société est fortement intégrée,       Tout ce qui contrariera l’expression des caractéris-
                   elle tient les individus sous sa dépendance, consi-        tiques fonctionnelles psychobiologiques qui consti-
                   dère qu’ils sont à son service et, par conséquent,         tuent notre héritage commun, dont le raffinement
                   ne leur permet pas de disposer d’eux-mêmes à               de plus en plus complexe des conduites parentales
                   leur fantaisie » (Durkheim, 2007). Le déséquilibre         et sociales cohésives, agira comme un stresseur
                   du lien social ou la désintégration sociale sont pa-       et déclenchera des réactions physiopathologiques,
                   thogènes. La pauvreté, le chômage entraînent une           de l’anxiété, de la dépression, des troubles céré-
                   rupture, un rejet, un stigmate, une perte de statut ;      braux s’aggravant avec le temps et la durée des
                   ils dépersonnalisent et vident l’individu de ce qui        contraintes pathogènes (Katsnelson, 2015, Trico-
                   est une raison d’être (Link et Phelan, 2001).              mi et al. 2010). En retour, les troubles mentaux,
                                                                              comportementaux, physiques, amoindriront les
                   JEAN-MICHEL DELILE : PEUT-ON PARLER                        capacités d’autonomie et d’adaptation. L’anxiété
                   DE PSYCHOPATHOLOGIE DE L’EXCLUSION ?                       sociale (ou l’évaluation sociale négative) suscite
                                                                              une large littérature scientifique, en particulier dans
                   Michel Le Moal : Au plan psychopathologique,               le contexte du sentiment d’inégalité (Atkinson,
                   ont un rôle central la perte de contrôle, de l’auto-
                                                                              2015). Le sentiment de honte dû au rejet est éga-
                   régulation, de l’existence et l’impossibilité d’en être
                                                                              lement très présent chez les animaux ; il provoque
                   responsable, ainsi que pour son entourage.
                                                                              la mobilisation de l’axe biologique et hormonal du
                   La déresponsabilisation, dans ses trois dimensions
                                                                              stress et de la sécrétion de cortisol.
                   - matérielle, psychosociale, politique - empêche
                   l’accès aux nécessités de base et prive d’une
                                                                              En résumé, la discrimination et l’exclusion sociale,
                   place dans la communauté. La perte du sentiment
                                                                              les expériences de vies défavorables dès la petite
                   d’équité, de vie digne, d’être un individu agissant
                                                                              enfance, une éducation négligée, le chômage,
                   et projeté dans l’avenir, débouche sur le mal le plus
                                                                              le sous-emploi, l’insécurité au travail, l'inégalité
                   profond : l’humiliation, la honte, le regard déprécia-
                                                                              insupportable et discriminatoire des rétributions,
                   tif des autres, facteurs d’un stress violent affectant
                                                                              la pauvreté, l’isolement et l’absence de voisinage
                   les équilibres physiologiques. Les pauvres ne sont
                                                                              sécurisant, l’insécurité alimentaire, les logements
                   pas les architectes de leur pauvreté. L’injustice
                                                                              de mauvaise qualité et non sécurisés, l’environne-
                   sociale tue à grande échelle. Dans de nombreuses
                                                                              ment inquiétant, l’accès inadéquat aux soins mé-
INTERVIEW

                   villes, en Europe et en Amérique du Nord, il suffit
                                                                              dicaux, tous ces facteurs souvent liés sont autant
                   de franchir en quelques minutes les limites de cer-
                                                                              de déterminants sociaux de troubles physiques et
                   tains quartiers pour passer d’un monde à un autre,
                                                                              mentaux dans la mesure où la santé dite mentale
                   divergeant par une espérance de vie de dix voire
                                                                              et la santé dite physique sont liées. Lentement,
                   vingt ans (Marmot, 2015). Les humains (et les pri-
                                                                              le nombre des sujets atteints s’accroît, inexorable-
                   mates) acceptent une inégalité justifiée et loyale,
                                                                              ment, selon les critères internationaux qui défi-
                   mais l’évolution les a également dotés de capacités
                                                                              nissent les seuils de pauvreté ou la qualité
                   à créer une sociabilité sur des bases empathiques
                                                                              de travailleur pauvre.
                   (Decety, 2014) et à être sensibles à l’arbitraire, la

            LEPATHOLOGIES
                RÔLE DES PARENTS
                            COMPORTEMENTALES
                                  DANS LA PRÉVENTION
                                                ET SOCIALES
                                                       DES CONDUITES
                                                             : LA QUESTION
                                                                       AUTOMOBILES
                                                                           DES ORIGINES
                                                                                    À RISQUES
                                                                                        ET LA NÉCESSITÉ
                                                                                              DES JEUNESD’APPROCHES
                                                                                                          UTILISATEURS DE CANNABIS
   010
    10 l      INTÉGRÉES
            JACQUES      BIO – MÉDICO – PSYCHO – SOCIALE INTERVIEW DE MICHEL LE MOAL PAR JEAN-MICHEL DELILE
                      BERGERON
JEAN-MICHEL DELILE :                                            vasculaires, les troubles respiratoires, les troubles
         QUELLES CONCLUSIONS ?                                           de l’immunité, etc…, d’une part, et les désordres
                                                                         comportementaux, émotionnels, l’anxiété, l’usage
         Michel Le Moal : Les causes sociales à l’origine                de drogues, la violence, la perte des autorégula-
         des maladies physiques et mentales ont fait l’objet             tions, etc…, d’autre part, sont comorbides.
         d’une grande quantité de recherches, dans les pays
         de langue anglaise essentiellement. Ces patholo-                La médication pharmaceutique inscrite sur l’or-
         gies sont le reflet de l’état social et politique d’un          donnance, aux effets très limités, ne traitera pas
         pays (Ottersen, 2014). L’accroissement régulier du              la discrimination sociale, l’humiliation due à la
         taux de pauvreté et de déclassement dans les pays               pauvreté, les événements de vie précoces négatifs,
         industriels permet de considérer le développement               l’absence d’éducation, le sous-emploi, le chômage,
         des pathologies comportementales et sociales sur                l’insécurité au travail, l’inégalité des revenus, l’iso-
         un mode transgénérationnel et épidémique.                       lement en marge de sa communauté, l’insécurité
                                                                         alimentaire, la mauvaise qualité de l’habitat, l’accès
         L’approche sociale, bien plus qu’environnementale,              limité (ou impossible) aux soins, la non-maîtrise de
         est la seule qui aide à comprendre que tout ne                  l’existence.
         se construit que dans le long terme. Ce n’est pas
         l’environnement en soi, mais nos sociétés qui sont              Les réponses doivent donc nécessairement être
         devenues par bien des aspects « souffrantes »,                  globales, médico-psychosociales et ne pas se
         injustes et délétères, et ce sont donc elles qui                limiter à la seule approche médicale. Dans une
         doivent être « traitées ». Bien évidemment, le                  société de moins en moins ouverte et bloquée,
         « social » et le biologique sont inséparablement                les aléas pathogènes se transmettent de généra-
         liés dans leurs interactions. Le social n’a de sens             tion en génération ; l’enfant naissant dans les mi-
         ici que dans la mesure où il « passe sous la peau »             lieux défavorisés est déjà handicapé. La cause des
         dans un contexte bio-psycho-social. Les proces-                 causes a également une cause : elle est politique,
         sus biologiques pathogènes en cause sont désor-                 ainsi que l’indique clairement le gradient établi
         mais étudiés dans le cadre de l’épigénétique. Les               entre sociétés nordiques et le reste du monde
         interactions entre pathologies dites mentales et                industriel. Les déterminants sociaux de la santé
         pathologies dites physiques sont largement docu-                éclairent sur le statut politique d’une nation, la
         mentées : l’obésité, le diabète, les maladies cardio-           Cause des causes des causes (Ottersen, 2014).

              Bibliographie
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                                                                                                                                        INTERVIEW

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LE RÔLE DES PARENTS
              PATHOLOGIES
                    DANS LACOMPORTEMENTALES
                            PRÉVENTION DES CONDUITES
                                                ET SOCIALES
                                                        AUTOMOBILES
                                                            : LA QUESTION
                                                                      À RISQUES
                                                                          DES ORIGINES
                                                                                DES JEUNES
                                                                                       ET LAUTILISATEURS
                                                                                             NÉCESSITÉ D’APPROCHES
                                                                                                         DE CANNABIS
                     INTÉGRÉES BIO – MÉDICO – PSYCHO – SOCIALE INTERVIEW DE MICHEL LE MOAL PAR JEAN-MICHEL
                                                                                                   JACQUES BERGERON
                                                                                                              DELILE                l 11
                                                                                                                                      011
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