Breaking Bad saison 4 : filmer des forces

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Breaking Bad saison 4 : filmer des forces
Reformulation de l’hypothèse.

Des trois questions que l’on posait à chaque série, une seule doit retenir notre attention : qu’est-ce
qui revient dans l’ordre des intensités ou, dit autrement, quel est l’affect qu’une série produit, si elle
en produit un, et qui s’empare du téléspectateur ? En effet, quelque soit la série que l’on abordait,
on découvrait le téléspectateur comme la raison ultime de la série, son point focal, comme une sorte
de monade leibnizienne (ou tardienne?) réactualisée, soustrait à la vision mais autour de laquelle
celle-ci s’organisait. Entre les Sopranos qu’on peut lire comme une théologie négative du
téléspectateur (l’incapacité des personnages à développer leur propre récit révélant le dispositif de
la série télévisuelle comme un espace de rétention) et Treme qu’on décide de comprendre comme la
première tentative d’un exode des personnages en dehors de ce même dispositif par le débordement
qu’offre l’élément musical, on peut lire Oz, Six Feet Under, The Wire ou Dexter comme des
variations sur le motif princeps de l’immobilisation constitutive du téléspectateur devant son écran.
Respectivement, l’emprisonnement, la cellule égotique, l’assignation socio-économique ou la norme
sociale.

On a même la possibilité de formuler un critère distinguant qualitativement les séries selon la
fonction du téléspectateur. En effet, tant qu’aucune série ne s’occupait de développer un affect mais
se contentait de répéter les situations-types, le téléspectateur n’était tout simplement pas inclus
dans le dispositif en tant que tel. Il faut ici « occuper le temps de cerveau disponible » c’est-à-dire
que le téléspectateur est pris en masse, anonymement, dans l’exacte continuité de ce qu’il
consomme dans son alimentation, son habillement et partout ailleurs. Mais le téléspectateur est
aussi un individu au sens le plus singulier du terme et demande à s’éprouver comme tel. Alors les
séries sont selon nous de deux types. D’abord celles qui consolide le téléspectateur tel qu’il préexiste
à la vision de la série, le plus souvent en en confortant le cynisme. Ce sont ces séries dont on disait
qu’avec elles, c’est la production qui revient. Ces séries nous flattent soit en satisfaisant notre goût
esthétique (Mad Men, BoardWalk Empire) soit en éprouvant notre seuil de tolérance par rapport à
ce qui est montrable ou non (la sexualité dans Rome, l’horreur dans Walking Dead, la misère dans
Shameless). A celles-ci nous préférons donc les séries qui entraînent le téléspectateur dans un
devenir qu’il ne soupçonne pas, qui développent un affect susceptible de constituer une force de
transindividuation qui le saisit et l’emporte il ne sait où.

Breaking Bad fait pleinement partie de ces séries et nous semble à maints égards celle qui illustre le
mieux ce qu’il faut entendre par développement ou production d’un affect. Ce qu’on appelle « filmer
des forces« . Notamment dans la saison 4.

Qu’est-ce qu’un personnage ?

À partir du téléspectateur, le ou les personnages d’une série télé doivent selon nous se lire à trois
niveaux. Primo, nous avons nommé le premier niveau de divers noms et on voudrait encore en
ajouter. En effet, ce qu’on a appelé l’ordre de la représentation quant à la description formelle,
l’idéologie ou le royaume du Signifiant quant à la fonction pourrait aussi bien être appelé l’espace
mythologique ou celui des clichés quant à son contenu. Appelons ce niveau celui des Archétypes et
notons qu’il est structuré par des interdits et donc des rituels de transgression soigneusement
organisés. C’est à ce niveau que l’on trouve les figures du Policier, du Brigand, du Cow-Boy, de la
Femme of course et toutes autres figures archétypales. Secundo, à un niveau intermédiaire, on
trouvera le personnage comme « Homme sans qualité » c’est-à-dire le personnage tel qu’il se
rapproche le plus possible du téléspectateur. Ce niveau d’apparence modeste n’en constitue pas
moins le levier le plus puissant d’identification entre le téléspectateur et le personnage. Tertio, à un
dernier niveau, on trouvera non plus une figure stéréotypée, ni rien à quoi s’identifier mais une
figure esthétique, c’est-à-dire une figure pour autant qu’elle est le siège passif de forces qui
l’investissent au risque de la briser . Dans la plupart des productions télévisuelles, la figure
esthétique est limitée à l’interprétation des comédiens. En effet, il suffit de constater comment un
comédien qui crève l’écran dans une série devient insipide dans une autre (ayons une pensée émue
pour les anciens de Oz que nous croisons dans Dexter par exemple) pour supposer là une réussite
qui fait partie de la série et n’est pas imputable au seul charisme de l’interprète.

Dans le cas de Breaking Bad saison 4, les personnages se distribuent autour des trois niveaux
comme suit : le niveau archétypal est celui Polar. Gus Fring et Mike y appartiennent entièrement. Ce
sont donc des figures complètement mythiques. Tous les personnages principaux ressortent au
deuxième niveau, du moins dans leur situation initiale : Walter White en professeur de chimie sur
qui s’abat le cancer, son épouse Skyler qui tient fermement les affaires de la maison, leur fils
handicapé qui traverse la phase de l’adolescence et la prime jeunesse et puis le beau-frère et la
belle-soeur. Sans oublier Jesse Pinkman, le jeune adulte qui doit devenir un homme.

Mais ce n’est là qu’une situation de départ. En progressant dans la série, Walter White et Jesse
Pinkman vont être pris dans des devenirs inhumains à la fois sous la pression des archétypes comme
sous l’effet qu’exerce la drogue comme source de plaisir pour Jesse ou de revenus pour Walter. Le
niveau familier auquel ils s’arrachent est lui caractérisé par diverses figures de l’immobilisme :
Hank, en tant qu’agent fédéral de la DEA, va subir une curieuse involution qui le voit
progressivement descendre de la position mythique du Flic pour s’immobiliser dans celle du beau-
frère en convalescence ; il y rejoint Junior non pas en tant que père de substitution qu’en tant que
jumeau par le handicap ; tandis que Marie, la belle-soeur, introduit un élément hystérique qui
l’empêche aussi bien de prendre consistance à ce niveau que de s’en échapper. Au niveau
esthétique, on retrouve Saul Goodman, son élocution, son habillement, ses employés, son bureau et
ses clients, mais également les acolytes junkies de Jesse, qui ne sont pertinents en tant que
personnages qu’à ce niveau.

S’il y a une singularité de Breaking Bad, c’est donc dans
On notera que ces trois niveaux sont susceptibles de variations selon les séries. Ainsi, Beecher est-il
dans Oz le seul représentant de l’homme moyen tandis que les figures mythiques du détenu sont
réinvesties par les figures tragiques du théâtre antique ou classique. Sans doute est-ce la raison
pour laquelle la série est si explosive : l’élément intensif des corps emprisonnés entrant directement
en interaction avec ces figures archétypales . Dans Six Feet Under, l’élément mythique est purement
et simplement évacué tandis qu’avec The Wire, à l’exception notable du personnage d’Omar et dans
une moindre mesure celui de Marlo, le mythe du gangster est patiemment déconstruit. Enfin, il est
devenu non pertinent dans Treme.
à travers les devenirs qui vont saisir les deux principaux personnages. Walter et Jesse sont deux
hommes ordinaires qui sous l’effet des péripéties mythique du genre Gangster vont progressivement
entrer dans des phases de déformations esthétiques. Oscillant entre décompositions et
recompositions successives, ils sont mesurés à un niveau mythique par l’extension de leur activité
criminelle et à un autre niveau familier par la dégradation éthique qui y correspond. La série
progresse en passant d’un niveau à l’autre, chaque niveau relançant l’activité des autres niveaux.

Donc une monade télespectatrice et trois niveau de personnification : le niveau archétypal de la
consommation de masse, le niveau anonyme de l’identification possible et le niveau esthétique qui
hisse le média télévisuel à la hauteur d’une expression artistique.

Configuration des espaces
Les personnages, quelque soit leur niveau de figuration, sont nécessairement pris dans un milieu
dans lequel ils évoluent. Mais peut-on rattacher tel niveau de figuration avec telle caractérisation de
l’espace ? Il semble en effet que les figures mythique du Gangster évoluent dans un espace lui-même
mythique : celui du Western. Et parce que le mythe sert d’univers de référence, alors l’espace sera
celui du western devenu lui-même référence, à savoir le western-spaghetti. D’où la mise à
contribution des paysages du Nouveau-Mexique, d’où l’usage préférentiel des plans larges dans ces
décors. Concernant les figures ordinaires de la famille, celles-ci évoluent bien dans l’espace
traditionnel de la classe moyenne étasunienne : principalement banlieues résidentielles et centres
commerciaux ou zones d’activités commerciales. Les plans y sont plus rapprochés. Quant à l’espace
des figures esthétiques, on remarquera la présence insistante des lieux socialement déclassés ou
dédiées à la marge : environnement industriel laissé à l’abandon, décharges, bicoques dans le
désert, intérieurs transformés en salle de shoot. Et ces trois espaces, qui se distribuent comme
autant de milieux autour des personnages selon leur niveau de figuration, doivent être polarisés
autour de deux bornes intensives qui orientent et commandent leurs mouvements respectifs.
L’espace du western-spaghetti et les figures du gangster doivent leurs configurations respectives à
l’élément intensif du meurtre faisant fonction tout uniment de tabou, frontière, interdit et
transgression. L’espace esthétique socialement déclassé et les figures esthétiques sont elles à
mettre en relation avec l’élément intensif de la drogue, puissant agent de déformation. L’espace
ordinaire de la classe moyenne US et les personnages familiers qui le peuplent n’ont pas de rapport
intensif qui leur soit propre et donnée d’avance car ce sont eux qui sont polarisés par les éléments
du meurtre et de la drogue. Ainsi, en relation intensive avec l’élément du meurtre, les figures
familières découvrent et explorent l’espace du western-spaghetti où ils rencontrent les stéréotypes
du gangster. En relation avec l’élément intensif de la drogue, ils explorent un espace esthétique de
déformation plastique maximale où ils ne rencontrent que leur limites de métamorphoses. Quoiqu’il
en soit, la drogue est aussi un business illégal. C’est-à-dire que les deux pôles sont eux-même en
relation aussi bien extensive qu’intensive : à toute progression dans le commerce et le business de la
drogue correspondra à un nouveau seuil de déformation esthétique et éthique des personnages
familiers. Rien ne résume mieux cette mise en relation intensive des deux pôles que la dépendance
d’une position monopolistique sur le marché local de la drogue à la pureté quasi parfaite de la
métamphétamine à 99,9%. On sait effectivement depuis Le Festin Nu de Burroughs que la drogue, à
l’instar du capitalisme en général, n’améliore pas son produit mais simplifie son client. Et, on en a eu
la confirmation par The Wire, que la position monopolistique dépend de la capacité d’un Capital
soumis aux règles de la concurrence de s’assurer continuellement le recrutement en nombre
suffisant d’hommes de main. Les deux phénomènes n’ont donc rien à voir dans la réalité tandis qu’en
entrant en conjonction dans la série, ils l’entraînent, elle, ses espaces et ses personnages, vers un
point de fuite infini figuré par ces fréquents inserts en accéléré du ciel et la ville d’Albuquerque,
préférentiellement à des heures crépusculaires.

Situations et devenirs.

On a donc un point de fuite intensif tendant vers l’infini faisant entrer en conjonction l’élément
éthique du meurtre et celui plastique de la drogue. De saison en saison, on peut mettre en relation
des passages de seuils sur chacun des éléments qui nous rapprochent d’un point de fusion qu’on
pressent inéluctable. Sur la ligne du meurtre, Walter White s’enfonce dans une détermination qui le
transforme progressivement en assassin sans scrupule ; sur la ligne de la drogue, le business prend
une extension telle que les personnages entrent dans des luttes de pouvoir et d’influence à chaque
fois plus insurmontables. Juste avant que ne soit connue la dernière saison, on peut d’ores et déjà
dire que la réussite finale de la série résidera dans sa capacité à mettre en scène la rencontre
fusionnelle de ces deux éléments. De ce point de vue, on voit mal comment Walter White pourra
échapper à la folle course qu’il a lancé comme on se demande à quel prix Jesse Pinkman pourra être
sauvé.
Sur la ligne éthique du meurtre, la saison 1 met en relation Walter et Jesse autour du meurtre par
procuration et par légitime défense du gangster Tuco. À cette étape, le spectateur peut s’identifier
aux personnages jusqu’au bout de leurs actes. La saison 2 les voit prendre une responsabilité sociale
connue d’eux et du seul téléspectateur dans la mort des passagers d’un avion de ligne. Ici la pilule
passe encore mais sur fond d’un silence complice imposé de fait entre le spectateur et les
personnages. Enfin la saison 3, les voit commettre chacun intentionnellement, pour le compte de
l’autre mais sous une pression qui est partagée par le spectateur, trois meurtres : celui des dealers
de Gus et celui surtout de Gale Boetticher.

Sur la ligne plastique de la drogue, la saison 1 plonge les personnage dans le décor du western-
spaghetti y compris en utilisant l’humour à la fois comme autorisant la licence plastique et en
déresponsabilisant les personnages. La saison 2 est construite autour d’une torsion temporelle qui
annonce à l’avance et par bribes non synthétisables le destin de l’avion de ligne. Ces procédés de
torsion et d’annonce par bribes signalétiques seront couramment employés et correspondent à la
nécessité de mettre en relation et de faire passer les uns dans les autres les trois niveaux de
figuration. Au moment où le cancer de Walter entre en rémission, on passe progressivement d’une
série à l’humour caustique à une autre série plus inquiétante. Enfin, dans la saison 3, au fur et à
mesure que Walter se familiarise avec le business de la drogue et que Jesse se familiarise lui avec la
toxicomanie, la série commence à multiplier les inserts aberrants : caméra objective, accélérations,
perceptions au niveau matériel par gros plans. Autrement dit, l’élément de la drogue gagne en
extension et donc en pouvoir de corrosion. Les métamorphoses deviennent irréversibles.

Ce qui donne à la saison 4 son caractère exemplaire pour toute la série, c’est qu’il nous semble que
la perspective dramatique est maintenant subordonnée à la configuration intensive des forces en
présence. À ce titre, le premier épisode est remarquablement construit autour de l’immobilisation
réciproque dans lequel se tiennent Gus et Walter. Du point de vue dramatique, on sera immobilisé et
on ne quittera pas le laboratoire avant que Gus n’ait tracé un cercle rouge à partir du sang de son
homme de main Victor. Du point de vue affectif, la paralysie sera exprimée par le hiératisme, le
laconisme et la précision des gestes de Gus d’une part et par la tension, la frustration et la fébrilité
de Walter d’autre part. À partir de là, Walter, enfermé dans son laboratoire tel un hamster dans sa
cage, devra d’abord tourner et retourner mille fois la situation, essayer des alliances avec Mike ou
passer par Jesse, avant de développer une stratégie minutieuse de sortie. Le final explosif de la
saison, avec la figuration de type « cartoonesque » du visage de Gus complètement défigurée n’est
pas à comprendre comme une surenchère « gore » mais comme la libération des forces du temps qui
étaient jusque là emprisonnées.

On peut tenter d’établir une carte intensive de la série en faisant la liste de éléments en présence.
On commencerait par noter la place particulière qu’occupent Mike et Saul Goodman. D’un point de
vue dramatique et esthétique, ce sont des passeurs, des convertisseurs. Ils assurent le passage d’un
niveau de figuration à un autre de façon complémentaire. On dira que Mike assure le passage du
niveau « gangster » au niveau « familier », ce pourquoi il est si peu en proie aux déformations
plastiques qui frappent les autres. Tandis que Saul Goodman assure le passage du niveau
« esthétique » au niveau « familier » en hystérisant les situations par sa présence et ses solutions.
Chacun des deux a la mission d’assurer, en tant qu’employé ou prestataire, la fragile cohérence
d’ensemble des personnages. D’un point de vue purement plastique, ils font fonction de rythmes-
témoins. De quoi sont-ils témoins ? D’autres rythmes, descendants et ascendants.

Walter est pris dans un double devenir, c’est-à-dire dans un double mouvement ascendant et
descendant. En précisant que la connotation morale n’a rien d’intrinsèque, on dira que la
progressive émancipation de tout sens moral qui va le caractériser pour cette saison comporte une
composante ascendante dans le goût du pouvoir qu’il va manifester, puisqu’elle est redevable d’une
auto-affirmation, et une composante descendante parce qu’elle se fait au prix d’une duplicité et
d’une manipulation de plus en plus systématique. Dans le premier cas, il ne supporte pas que Skyler
l’oblige à se déclarer pauvre, faible ou menacé devant son fils, Hank ou Gus. Il achètera et brulera
lui-même la voiture de sport qu’il devait ramener au vendeur, il remettra Hank dans le sens de
l’enquête en déniant à Gale le droit d’être un génie posthume de la chimie, il glacera d’effroi Skyler
en lui signifiant clairement qu’il est beaucoup plus menaçant qu’elle n’est prête à le croire. Dans le
cas de la composante descendante, Walter développe en même temps et à cause de la situation
d’enfermement dans lequel il se trouve vis-à-vis de Gus, une logique de persécution paranoïaque qui
le retranche progressivement de toute lien sincère avec quiconque. D’où l’importance dans les
derniers épisodes de l’enjeu de la relation à Jesse. Lorsqu’ils en viennent aux mains tous les deux
parce que Jesse n’a pas pu ou voulu tuer Gus comme le lui demandait Walter, ce dernier s’enferme
dans une solitude qu’on peut légitimement attribuer à la situation qui lui est faite. Même lorsque
Jesse accuse Walter d’avoir empoisonné Brock, le petit garçon d’Andrea, on ne sait pas y croire mais
on comprend que tout lien futur dépendra de la véracité ou non de l’accusation. Lorsqu’après avoir
été disculpé, le dernier plan de la saison nous montre le bouquet de lys dans le jardin de Walter,
alors on comprend que Walter a délibérément trompé Jesse en étant prêt à sacrifier un enfant. Il est
alors tout autant au sommet de son intelligence manipulatrice que tombé de son propre chef dans la
solitude la plus absolue du traître .

Quant à Jesse, il nous semble réellement pris dans un double mouvement d’abord descendant et
ensuite ascendant mais dont la finalité nous semble plus positive tant les niveaux et les déformations
par lequels il passe élaborent un personnage rythmique en avant vers son auto-constitution. La
saison le voit commencer par sombrer à nouveau dans la toxicomanie suite au meurtre qu’il a
commis contre Gale. Ce sont les premiers épisodes de la série avec son appartement transformé en
cloaque par une faune de toxicomanes avec les éléments esthétiques qui peuplent ces séquences :
jeu vidéos, musique à fond, éclairages fluos, accélérés encore, effets comiques. Puis, suite à
l’étrange initiative de Gus, on le voit prendre ses distances d’avec Walter pour entrer un peu plus au
niveau archétypale du « gangster » en mimant la vie et les épreuves des hommes de ce niveau-là. Au
début, il ne sait pas que sa situation est complètement simulée mais il sera involontairement et bien
réellement impliqué dans la guerre avec le cartel mexicain. Mike prend alors la figure ambigüe d’un
tuteur. Enfin, le dilemme qui se pose à lui quand Brock se révèle être empoisonné le met de fait et
sans consentement formel dans la position d’un père ayant à établir justement les responsabilités
par rapport à un mal qui est fait à ce dont il a la charge. Là encore, l’image finale du bouquet de lys
en même temps qu’elle plonge Walter dans l’immoralité la plus repoussante, établit une ligne de
démarcation morale entre Walter et Jesse que plus rien ne viendra combler, d’autant plus que Jesse
ne le sait pas encore.

On finira par mentionner les personnages de Hank et de Skyler. Autrement mais tout aussi
implacablement immobilisé que Walter, Hank touche le fond de son humanité. Autrement dit,
personnage situé à l’intersection entre les deux niveaux de figuration archétypale du « flic » et du
beau-frère, il commence la série par être sérieusement ancré dans le niveau « flic ». Mais déjà, les
crises d’angoisse qui l’avait saisi dans la saison 2 l’avait fait descendre de son piédestal, en tout cas
pour le téléspectateur. L’immobilisation et la rééducation qui s’achève dans la saison 4 lui auront
donc fait touché le fond de son humanité mais il trouvera de là l’élan nécessaire pour relancer son
personnage de « flic ». De ce point de vue, la fin de la première partie de la dernière saison est
prometteuse parce qu’elle ne se contente pas de le remettre en selle, elle lui permet d’identifier
enfin sa cible. À ceci près que sa cible lui a payé sa rééducation. Quant à Skyler, elle compose un
personnage rythmique qui se surimpose à son personnage de mère de famille. Elle ne cherche pas
qu’à protéger sa famille, elle tente également de préserver l’intégrité rythmique du niveau de
figuration « familier ». C’est que les deux autres niveaux, dans l’ambivalence qui les caractérise,
sont avant tout des forces chaotiques qu’il revient de conjurer, c’est-à-dire qu’il faut d’abord les
affronter, pour ensuite les dompter et enfin les mettre à son service. D’où le progressif
élargissement du dit et du non-dit entre elle et Walter, fruit constant d’une renégociation
permanente avec les modalités d’ouverture et de fermeture du domicile familial qui en résulte. Ceci
dit, la saison 4 la voit entrer dangereusement dans la zone des tourmentes. Tout d’abord en
acceptant de blanchir l’argent de Walter, quitte à caresser l’espoir que ce ne soit que temporaire,
ensuite en provoquant, croyons-nous, la mort de Ted Beneke. Quoiqu’il arrive par la suite, il semble
acquis que Skyler devra affronter par elle-même les forces qu’elles n’a fait jusqu’à présent que
maintenir à distance.

Remarque finale… (en attendant la seconde partie de la saison 5)

On a dit que la drogue, en tant qu’élément intensif au niveau esthétique, avait cet avantage
(scénaristique) d’être aussi un business illégal, ce qui la mettait en relation avec l’autre élément
intensif du meurtre au niveau « gangster ». Mais ce faisant, on caractérisait peut être trop
rapidement l’élément du meurtre comme élément intensif. Dans l’ordre des archétypes, le meurtre
peut avoir une valeur intensive mais c’est exclusivement du point de vue moral ou éthique. En tant
que telle, l’intensité affective de la mise à mort, sans préjuger de la nature d’une telle affection et
pour s’en tenir à celle qui ne concerne pas son prochain, reste cantonnée aux marges de la société :
dans les rituels de la chasse ou de la corrida par exemple mais toujours soigneusement encadrée
pour la représentation sociale majoritaire. Dans Breaking Bad, la mise en relation avec cet élément
moral commence par le diagnostic d’un cancer chez Walter qui va le déterminer à sortir des voies
légales pour subvenir aux besoins des siens après sa mort qu’il pense imminente. Or, dès le début de
la seconde saison, Walter entre en rémission. Ce qui nous amène à nuancer le propos et à dire que si
le meurtre a bien une composante intensive parce qu’éthique, la mort comme maladie met en
relation le niveau familier de « l’envie de vivre » avec le niveau archétypal de la mise à mort. Car
Walter n’entre pas seulement dans l’illégalité sans également éprouver le plaisir de sortir d’un
conformisme auquel il s’était résigné. Alors qu’on pouvait s’identifier à Walter tant que la question
du meurtre pouvait se lire comme une mesure symbolique d’une envie absolue de vivre, on voit celle-
ci sous nos yeux se convertir en un plaisir absolu de la puissance qui culmine dans la richesse et la
manipulation. Devenue insensiblement mortifère, l’envie de vivre de Walter ne trouve plus à
s’exprimer que dans la
Le devenir de Walter illustre presque littéralement l’analyse d’Elias Canetti dans Masse et
Puissance : « La satisfaction de survivre, qui est une espèce de jouissance, peut se transformer en
passion dangereuse et insatiable… Ce dont ils ont vraiment besoin, ce dont ils ne peuvent plus se
passer, c’est le plaisir toujours renouvelé de survivre. »
C’est alors très probablement autour du rôle de Hank, de la fonction de Skyler et surtout de l’envie
de vivre de Jesse que se clôturera la série. Par quels voies éthiques se débarasseront-ils de Walter ou
bien celui-ci les entrainera-t-il dans la mort ?

1On notera que ces trois niveaux sont susceptibles de variations selon les séries. Ainsi, Beecher est-
il dans Oz le seul représentant de l’homme moyen tandis que les figures mythiques du détenu sont
réinvesties par les figures tragiques du théâtre antique ou classique. Sans doute est-ce la raison
pour laquelle la série est si explosive : l’élément intensif des corps emprisonnés entrant directement
en interaction avec ces figures archétypales . Dans Six Feet Under, l’élément mythique est purement
et simplement évacué tandis qu’avec The Wire, à l’exception notable du personnage d’Omar et dans
une moindre mesure celui de Marlo, le mythe du gangster est patiemment déconstruit. Enfin, il est
devenu non pertinent dans Treme.
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