Comment le design intuitif communique-t-il ? - MEI | Médiation Et ...

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Comment le design intuitif
communique-t-il ?
                                     Jérôme Guibourgé
                                     Consultant, Enseignant à l’Ecole de Design de Nantes,
                                     Chercheur associé CeReS, Université de Limoges, jerome.
                                     guibourge@sensetdesign.fr

                                     Audrey Moutat
                                     Enseignant chercheur CeReS, Université de Limoges,
                                     audrey.moutat@yahoo.fr

   Cet article vise à déterminer les principes fonctionnels du design intuitif, entendu
   comme un dispositif communicationnel qui énonce tacitement son utilisabilité. Il s’agira
   de montrer comment un tel design parvient à convoquer à travers des structures
   d’objet, des schémas sensibles et sensori-moteurs emmagasinés dans la mémoire du
   designer et de l’usager. En effet, relevant à la fois de la démarche créative du concep-
   teur alors libéré de toutes contraintes formelles et de la pratique interprétative d’un
   usager qui cherche à s’approprier l’objet, l’intuition est ainsi énoncée par le design
   afin de permettre une « connaissance ou compréhension immédiate sans intervention
   d’une pensée rationnelle ou d’une déduction logique ». Lié au principe de factitivité, le
   design intuitif propose un faire-savoir tacite qui consiste en la reconnaissance d’une
   homologation entre les dispositions corporelles d’un usager et les propriétés sensibles
   des objets selon la scène pratique qu’ils intègrent.

   À partir d’un corpus de photographies d’outils de jardinage et de leur mise en situa-
   tion, nous montrerons ainsi que ce faire-savoir tacite intègre un processus commu-
   nicationnel articulé en trois niveaux : (i) Intuitivité du design dans un dispositif de
   communication, lequel fournit un cadrage situationnel de l’objet; (ii) Intuitivité du
   design des fonctions à travers les gestes : les fonctions de l’objet qui participent à
   son utilisabilité convoquent des gestes de l’utilisateur ; ceux-ci peuvent être ou ne
   pas être intuitifs ; (iii) Matérialisation de l’intuitivité dans le design : le design devient
   un discours dont la syntaxe permet de réguler les ajustements entre l’objet et l’usa-
   ger par une réactivation de la mémoire gestuelle et pratique. Identifier ces schémas
   sensibles et sensori-moteurs ainsi articulés permettra notamment de fonder la
   grammaire à partir de laquelle le design intuitif peut communiquer son intuitivité.

Mots-clés : Design intuitif, Sémiotique, Intuitivité, Factitivité, Inter-objectivité,
Utilisabilité, Mémoire gestuelle, Sémiose perceptivo-pratique

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   This article aims at determining the functional principles of intuitive design, understood
   as a communication device that tacitly states its usability. The goal will be to show how
   such a design succeeds in convoking, through object structures, sensible and sensori-
   motor patterns stored in the memory of the designer and the user. Taking into account
   both the creative approach of the designer, then freed from all formal constraints
   and the interpretive practice of a user who seeks to appropriate the object, intuition
   is thus enunciated by design in order to allow an «immediate knowledge or unders-
   tanding without the intervention of a rational thought or a logical deduction». Linked
   to the principle of factitivity, the intuitive design offers a tacit let-know which consists
   in the recognition of an homologation between the bodily dispositions of a user and
   the sensitive properties of the objects according to the practical scene they integrate.

   From a corpus of photographs of gardening tools we will show that this tacit let-know
   incorporates a communication process articulated in three levels: (i) Design intuitive-
   ness in a communication device which provides a situational framework of the object;
   (ii) Intuitiveness of the functions through gestures: the functions of the object that
   participate in its usability summon user gestures; They may or may not be intuitive; (iii)
   Materialization of this intuitiveness: design becomes a discourse which syntax makes
   it possible to regulate the adjustments between the object and the user by reactiva-
   ting the gestural and practical memory. Identifying these sensory and sensorimotor
   schemes thus articulated will allow in particular to base the grammar from which the
   intuitive design can communicate its intuitiveness.

Keywords : Intuitive design, Semiotics, Intuitiveness, Factitivity, Inter-objecti-
vity, Usability, Gestural memory, Perceptivo-practical semiosis

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COMMENT LE DESIGN INTUITIF COMMUNIQUE-T-IL ?

De l’intuitivité en design
Dans Mouvements modernes en architecture, l’architecte et historien Jencks (1973) uti-
lise le terme « intuitif » pour nommer un mouvement en design. Celui-ci est lié à
l’intuition du créateur qui cherche à intégrer les interactions entre humain, objet et
nature, à l’instar des productions de Charles et Ray Eames. Ainsi, il relève de l’énon-
ciateur dont il détermine le faire créatif. À la suite du professeur en sciences cognitives
Norman, l’intuitivité passe du côté de l’utilisateur et devient une démarche interpré-
tative. L’auteur la lie au concept d’affordance qu’il emprunte à Gibson (1977) lors de
leurs échanges à La Jolla (Norman, 2013). Il formule ainsi sa conception de l’intuiti-
vité et du design centré utilisateur : « When you first see something you have never
seen before, how do you know what to do? » (Norman, 1999). Mais Norman au final
parle de « discoverability » plutôt que d’intuitivité pour exprimer la capacité de l’objet
à nous faire découvrir les interactions qu’il propose, l’intuitivité devenant alors une
partie de la « discoverability ». Celle-ci résulte de l’application correcte de six principes
psychologiques dont les propriétés ne relèvent pas toutes de l’intuition : « affordances,
signifiers, constraints, mapping, feedback and conceptual model » (Norman, 2013 :
10). L’affordance réelle est définie comme « a relationship between the properties of
an object and the capabilities of the agent that determine just how the object could
possibly be used.» (Norman, 2013 : 11). L’affordance perçue se rapproche du signifiant
: « If an affordance cannot be perceived, some means of signaling its presence is
required : I call this property a signifier». D’un côté l’affordance comme une signi-
fication d’action, un sens articulé par le sujet percevant, incorporée dans l’objet « to
be effective, affordances have to be perceivable » et de l’autre, un simple signifiant
non déterminé pour exprimer une performance non-évidente (Norman, 2013 : 19).
Les contraintes (physiques, culturelles, sémantiques et logiques) sont de « powerful
clues, limiting the set of possible actions. The thoughtful use of constraints in design
lets people readily determine the proper course of action, even in a novel situation »
(Norman, 2013 : 125). La cartographie et le modèle conceptuel participent aux modèles
mentaux qu’on utilise pour se représenter les usages des objets. Le feedback, réponse
de l’objet à son utilisation correcte ou incorrecte, participe aussi à la compréhension
des usages mais n’est déjà plus de l’intuitivité.
Cependant, Hodgkinson (2008 : 8), professeur en sciences du comportement, remarque
qu’il ne faut pas confondre la perspicacité (relevant du raisonnement), l’intuition (n’en
relevant pas) et la créativité propre au designer. Cette distinction nous différencie
de l’approche du mindreading qui fonctionne hors de toute intuition (Belkhamsa &
Darras, 2009 : 178). Ainsi, le qualificatif intuitif assimilé début du XXe à la démarche
créative du concepteur, relève aujourd’hui du sujet percevant. L’intuitivité serait alors
la propriété de l’objet à convoquer l’intuition de l’énonciataire-utilisateur. Nous rete-
nons également qu’elle peut être une étape dans la découverte des utilisations de
l’objet et pourrait correspondre à un régime de croyances (Belkhamsa & Darras,
2009) les facilitant pour convoquer par la suite la perspicacité de l’utilisateur.

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L’intuitif relève de l’intuition qui se distingue de l’instinct. Les deux supposent le
principe d’apprentissage lié à l’évolution de l’homme mais n’ont pas les mêmes
finalités. En effet, les facteurs innés de l’instinct ne passent pas par la conscience
et impliquent des réponses réflexes à des stimuli pour préserver l’organisme de
menaces éventuelles et augmenter les chances de survie du sujet. L’intuition, quant
à elle, n’est pas dédiée à la survie mais conserve l’apprentissage. C’est en ce sens que
certains auteurs la rapprochent du concept de connaissance tacite emprunté à Polanyi
pour qui « we can know more than we can tell » ; cet ensemble de connaissances
constituant une phase pré-logique qu’il nommera « tacit knowledge » (2009 : 4).
Récemment, Hodgkinson et son équipe ont mis au jour le fait que « intuition is an
aspect of expertise or tacit knowledge which is drawn upon with varying degrees
of automaticity depending upon the interaction of the individual and the context »
(2008 : 3) et, après examen d’un grand nombre d’analyses sur ce sujet, les chercheurs
concluent que « Intuiting is a complex set of inter-related cognitive, affective and
somatic processes, in which there is no apparent intrusion of deliberate, rational
thought» (2008 : 4). La connaissance tacite correspond donc à un ensemble de sa-
voirs et de connaissances inconscients ; elle repose sur un processus d’apprentissage
fondé sur l’expérience sensible par la détection automatique et inconsciente de régu-
larités au sein de l’environnement ; autrement dit, reconnaître n’est pas connaître.
La majorité des auteurs a ainsi tendance à considérer l’intuition comme « a capacity
for attaining direct knowledge or understanding without the apparent intrusion of
rational thought or logical inference » (Sadler-Smith & Shefy, 2004 : 77).

De l’intuitivité en design, premières hypothèses
Le débat en sciences cognitives sur le statut conscient ou inconscient de l’intuition
se poursuit mais la notion à retenir est l’apprentissage : « A much clearer picture
is now also emerging of the roles that implicit learning, tacit knowledge, pattern
recognition and expertise play in intuitive judgment » (Hodgkinson, 2008 : 19).
Ces différents discours en sciences humaines permettent de poser qu’en design,
l’intuitivité serait effectivement liée à la connaissance tacite que le sujet peut avoir
de l’utilisabilité d’un objet avant tout apprentissage de ce dernier (Beaunieux) et
avant l’exercice du cycle d’habitudes peircien (Belkhamsa & Darras, 2009 : 156). Il
en résulte que l’apprentissage implicite à l’intuitivité contient deux dimensions, (1)
individuelle, en fonction des pratiques singulières de l’utilisateur et (2) collective,
liée à certaines pratiques communes (Belkhamsa & Darras, 2009 : 171). Nous émet-
tons l’hypothèse que les pratiques déjà partagées entrainent l’existence de co-ajus-
tements spécifiques entre des propriétés configurationnelles des objets sensibles
avec des dispositions corporelles des sujets percevants (Fontanille, 2011). L’intuition
reposerait sur des habitudes perceptives et procédurales sensorimotrices et permet-
trait une homologation entre des structures schématiques mémorisées par le sujet
percevant/utilisateur et celles encapsulées dans le design de l’objet utilisé.

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COMMENT LE DESIGN INTUITIF COMMUNIQUE-T-IL ?

Si l’intuition est une reconnaissance alors le designer corrèle dans son design les
schèmes morphologiques (objet) et sensorimoteurs (sujet) qui fondent l’expérience
de l’objet auprès de l’utilisateur. Dès lors, le dispositif communicationnel intuitif
du design règle une « grammaire » de la factitivité où, à une structure d’objet cor-
respond un réglage modal du sujet.
L’intuitivité, circonscrirait (1) une zone de savoirs usuels dans laquelle il existerait
(2) une aire cible contenant les connaissances nécessaires pour utiliser pleinement
l’objet. Cette répartition rejoint des observations sur les utilisateurs (Belkhamsa &
Darras, 2009 : 148) ou encore celles du designer Spool (2005) sur les seuils de la
connaissance actuelle et de la connaissance visée, convoqués comme les limites du
Knowledge gap. Le réglage modal, sans cesse réajusté entre le sujet et l’objet, s’effec-
tue à partir de cette partition entre zones cible et moyenne et, afin de réduire la
distance entre les deux, le designer régule ce réglage par la médiation de structures
d’objet préalablement apprises par l’utilisateur lors de ses expériences antérieures ;
ces dernières convoquant un univers de sens déjà produit et mémorisé sous forme
de structures schématiques d’ordre morphologique et sensori-moteur. Relevant de
domaines différents ou connexes à l’objet de l’expérience actuelle, ces structures
présentifient une scène pratique élémentaire en vertu du principe de l’interobjec-
tivité, 3e niveau de factitivité identifié par Deni (2005). L’utilisation effective de
l’objet résulte donc d’une démarche perceptivo-cognitive où l’acte perceptif du sujet
s’accompagne d’un ensemble de connaissances préalables qui, en le circonscrivant,
permet à ce sujet d’agir sur l’objet en question (Blandin, 2002).
Dès lors, si je peux reconnaître les usages d’un objet (connaissances tacites) sans les
connaître, l’intuitivité devient le passage d’une opérationnalité pragmatique à une
opérationnalité cognitive (extraction de configurations schématiques lors de la pro-
cédure interprétative et pratique de la première appréhension d’un objet) puis retour
(réinvestissement des structures schématiques mémorisées dans la manipulation
d’un nouvel objet doté de propriétés similaires), parcours présupposé par les ouvrages
de Leroi-Gourhan. Selon cet auteur, « la technologie […] est la seule qui montre une
totale continuité dans le temps, la seule qui permette de saisir les premiers actes pro-
prement humains et de les suivre de millénaires en millénaires […] le déterminisme
technique est aussi marqué que celui de la zoologie : comme Cuvier découvrant une
mâchoire a pu inviter ses collègues incrédules à poursuivre avec lui le dégagement du
squelette […], l’ethnologie peut […] tirer de la forme d’une lame d’outil des prévisions
sur celle du manche et sur l’emploi de l’outil complet » (Leroi-Gourhan, 2010 : 15).
De ses nombreux relevés de faits, l’auteur tire des tendances qui prouvent le détermi-
nisme évolutif et le caractère universel de gestes et d’usages que nous enrichissons
d’apports sémiotiques et résumons ainsi (2010 : 27-28) :
Il existe un ensemble défini de gestes combinés et partagés par les humains au-delà
de tel ou tel groupe ; ce que l’auteur (2010) nomme une « paléontologie du geste »
le révèle. Ces « gestes » comprennent nécessairement des postures et positions, des
enchaînements et des aspectualisations temporelles et spatiales.

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À ces « gestes » sont associées des fonctions repérées et traitées par notre cerveau depuis
des millénaires. Liées au passage de la locomotion à la préhension, elles demandent
très peu d’abstraction : « chez les Australanthropes et les Archanthropes, les techniques
paraissent suivre le rythme de l’évolution biologique et le chopper, le biface, semblent
faire corps avec le squelette » (2014a : 152).
Avec le langage symbolique apparaissent les catégories et un mode de fonctionnement
du cerveau, partagés par les humains indépendamment de groupes culturels. Ce
nouveau mode permet des combinaisons de plus en plus sophistiquées, de moins
en moins dédiées mais de plus en plus généralistes (Leroi-Gourhan, 2014a, 2014b).
À partir de cette lecture, Fontanille explique que « l’hominisation est […] l’accès à un
champ sensible propre à l’exercice de la fonction symbolique » (2011 : 56).
Ces catégories font appel à la mémoire des « schèmes d’utilisation », c’est-à-dire
des « structures corporelles guidant la conduite dans les actions instrumentées au
moment d’agir » (Blandin, 2002 : 64). Ces schèmes font écho aux propositions de
Leroi-Gourhan selon lequel l’outil ne convoque pas un objet particulier mais le geste
de l’utilisateur. Ces « schèmes sociaux d’utilisation » relèvent de deux catégories « en
raison de leur dimension privée et sociale » (Rabardel, 1995 : 116) : (1) les schèmes
d’action instrumentée orientés vers l’accomplissement de l’activité principale pour la-
quelle l’instrument a été conçu et (2) les schèmes d’usage, relatifs aux tâches secondes.
Ces schèmes se configurent lors des processus d’assimilation et d’accommodation,
tantôt tournés vers l’objet tantôt vers le sujet, au terme desquels le sujet constitue
l’objet comme instrument et le manipule. Ils « permettent d’attribuer des significa-
tions aux objets » en fonction de la visée de la procédure manipulatoire et des tâches.
« Ils permettent de leur assigner des statuts [buts, sous-buts, états et changements
d’états mais ces] schèmes d’utilisation ne s’appliquent pas directement ; ils doivent être
instanciés en fonction de chaque situation [i.e. d’un ajustement stratégique de la scène
pratique et] s’actualisent alors sous forme de procédure adéquate aux singularités
de la situation » (Rabardel, 1995 : 116). Or à la différence de Rabardel nous considé-
rons les schèmes d’utilisation non comme des structures mentales mais comme des
structures sensorimotrices correspondant à un ajustement corporel et intentionnel
de l’utilisateur aux structures morphologiques de l’objet. Dès lors, ces schèmes ne
résultent pas d’un débrayage cognitif (projection des significations sur l’objet) mais
constituent le plan du contenu d’une sémiose pratique.
Dans son ouvrage Corps et sens, Fontanille développe plusieurs dimensions sé-
miotiques du corps dont une intervient plus particulièrement dans le processus
intuitif de l’utilisateur. À partir des concepts d’inhibition et d’excitation, l’auteur
montre que le corps-chair gère les rapports entre matière et énergie ; pour que
les phénomènes physiologiques (pressions et tensions) subis par le corps-chair
« produisent un acte signifiant et une forme auto organisée et émergente » il
faut « une zone d’équilibre dans les interactions entre matière et énergie », soit
une « morphologie et une syntaxe récurrentes et identifiables ». Cette zone est
délimitée par deux seuils d’inertie, l’ensemble permet de fournir « au corps-actant

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les propriétés figurales élémentaires : autonomie schématique, singularité et iden-
tité ». Partant, la syntaxe figurale « présuppose une capacité de la substance cor-
porelle à conserver l’empreinte des forces » (Fontanille, 2011 : 12-17). L’intuitivité
du design repose précisément sur ces concepts d’apprentissage et d’empreinte.
Tout se passe comme si le design de l’objet répondait à une empreinte laissée dans
le corps-chair et à même de réveiller la mémoire des interactions nécessaires à
l’utilisation de l’objet. Mais pour ce faire, nous avons besoin de la vision1, « champ
sensoriel à enchâssements » cumulant nombre de propriétés des autres champs
sensibles, assurant la conversion eidétique et la généralisation de la conversion
actantielle et permettant le débrayage figural. La vision s’avère être un sens pré-
dominant dans la mesure où l’intuitivité de l’objet en dépend essentiellement.
L’auteur explique qu’elle est entièrement débrayée et son « usage associe et com-
bine l’ensemble des propriétés disponibles du champ sensible ». En outre, le sé-
mioticien remarque qu’à l’usage dominant de ce champ débrayé on peut associer
deux nouvelles propriétés : la conversion eidétique qui, par exemple, fait passer
un relief pour le toucher en texture pour la vision et, la conversion actantielle de
l’actant de contrôle qui peut empêcher la conversion eidétique (Fontanille, 2011 :
70-73). Imaginons par exemple que la brillance homogène du surfaçage d’un objet
dissimule le changement de matières et sa structure en éblouissant l’utilisateur.
Elle interrompt alors les jonctions à établir entre les parties de l’objet, la montée
des schèmes d’utilisation et stoppe net l’intuitivité. Ainsi, l’utilisateur peut ne
plus savoir intuitivement se servir de l’objet.

De l’opérationnalité de l’intuitivité. Le cas du désherbeur
Fiskars
L’apprentissage de cet objet se déroule selon trois phases : (1) Une appréhension per-
ceptive et sensible où le sujet identifie la morphologie d’ensemble de l’objet. Par cette
procédure exploratoire essentiellement visuelle, il saisit, en qualité de simple obser-
vateur, les proportions et les configurations de l’objet à partir desquelles il identifie
son environnement d’utilisation : outillage à main pour le jardin. Cette première
connaissance de l’objet, qui se donne à ce stade comme un objet à voir, ne permet pas
encore d’en comprendre l’utilisation. Pour cela, le sujet doit engager (2) une démarche
interprétative visant à éclater la morphologie d’ensemble en ses différentes parties
avant de les reconnecter dans l’articulation d’une seconde sémiose où des relations
sémantiques et syntaxiques (syntaxe discursive) signifient à la fois l’être de l’objet, son
faire et le faire faire qu’il prescrit au sujet. L’objet se donne donc à lire selon différentes
combinaisons, couleur/matériau/forme/volume, couleur/matière… chacune dotée
d’une fonction prédicative : ainsi, l’orange est associé à un changement de matière et à
des localisations précises (prise en main et jonction du manche avec les mâchoires), le
noir à ce qui structure ou transfere l’énergie motrice du sujet et le métallique à l’action

1   Les mal et non-voyants vont relayer ces propriétés au toucher et à l’ouïe.

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que l’on peut accomplir avec l’outil. Cette logique colorielle, appliquée aux produits
de la marque, permet à l’énonciataire-interprétant l’identification de différents rôles
actantiels : orange pour l’actant interface sujet-objet2 (prises en main, articulations
ou jonctions), le noir pour l’actant-structurant (manche et pied), et le métallique pour
l’actant objet-objet (parties pénétrantes, coupantes…).
Les sections morphologiques de l’objet sont également signifiantes : ce désher-
beur est composé d’un acteur manche avec plusieurs prédicats (tenir, tirer, supLes
sections morphologiques de l’objet sont également signifiantes : ce désherbeur est
composé d’un acteur manche avec plusieurs prédicats (tenir, tirer, supporter le
mécanisme, garder debout l’utilisateur), un acteur poigné (faire agir le mécanisme),
un acteur pied (stabiliser et positionner) et enfin un acteur mâchoires (pénétrer,
saisir et relâcher). Toutes ces actions sont révélées au destinataire par des asso-
ciations syntaxiques d’une sémiotique biplane qui interviennent sur les relations
sémantiques et permettent d’instaurer l’intuitivité du design.
Or l’identification de telles relations repose sur un répertoire fonctionnel acquis
par le sujet au fil de ses expériences mémorisées. Au contact de ce nouvel objet, le
sujet associe ses éléments structurels avec ceux déjà connus : les stries à la base
perpendiculaire sont une zone prescriptive pour le positionnement spécifique du
pied qui, allié au manche du désherbeur, imprime des configurations sensorimo-
trices similaires à celles que requiert une fourche à bêcher.
Cependant, l’interprétation de la dimension textuelle de l’objet ne suffit pas, (3) la
pratique demeure nécessaire. En considérant l’objet comme un objet de faire, elle
permet en effet de mesurer les écarts entre son utilisation conçue lors du parcours
interprétatif et son utilisation effective afin d’opérer, le cas échéant, un ajustement des
configurations sensorimotrices du sujet aux structures de l’objet. Dès lors, l’intuitivité
du design repose sur une homologie fonctionnelle entre les structures de l’objet et
celles contenues dans le répertoire fonctionnel du sujet, homologie lui permettant
d’adopter les configurations sensorimotrices et pratiques appropriées.
Ainsi, l’apprentissage de cet objet s’effectue sur trois niveaux de pertinence : (1)
l’objet entendu comme phénomène sensible ; (2) l’objet en qualité de texte et (3) la
scène pratique. Quant à son caractère intuitif, il se trouve fortement conditionné par
le principe de l’interobjectivité : la connaissance tacite du sujet peut procéder selon
les trois rapports macro-, méso- et micro-mimétique que ledit objet peut entretenir
avec ceux que le sujet a préalablement expérimentés. Le rapport macro-mimétique
s’établit à partir des proportions et des configurations de l’objet induisant l’envi-
ronnement de ce dernier (intérieur/extérieur, utilisation du pied/main). Le rapport
méso-mimétique dresse une analogie fonctionnelle entre les objets (pour couper,
pour creuser…) tandis que le rapport micro-mimétique convoque les aspects for-
mels et morphologiques de l’objet (stries, boutons…). Relevant davantage d’une caté-
gorisation du réel que d’une hiérarchisation, ces trois rapports peuvent être établis
par le sujet-utilisateur simultanément ou séparément, sans aucun ordre pré-établi.

2   Voir à ce propos, Zinna, 2005.

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COMMENT LE DESIGN INTUITIF COMMUNIQUE-T-IL ?

Du design intuitif
Au terme de cette étude, nous retenons que l’intuitivité peut être envisagée selon
les deux pôles de l’acte énonciatif que constitue le design d’objet :
(1) du côté utilisateur, l’intuitivité devient une démarche interprétative fondée sur le
principe d’affordance en vertu duquel l’objet exprime sa capacité à faire découvrir
les interactions qu’il propose. En adoptant des éléments de structure communs à
d’autres objets, le design convoque un univers de sens déjà expérimenté par le sujet
(scène pratique stéréotypée) en encapsulant des configurations sensorimotrices
spécifiques. La perception et l’identification des fonctions et de l’usage de l’objet3
reposent sur l’homologation de ce dernier aux modèles mentaux stockés dans la
mémoire du sujet (connaissance tacite) et à partir desquels il adopte des configu-
rations sensorimotrices spécifiques. Ces dernières peuvent s’avérer transversales
à des expériences d’objets différents tandis que d’autres peuvent être propres à cer-
tains types d’objet (outillage à main pour le jardin, ustensiles de cuisines, outils de
mécanique…). De ce fait, la compréhension et l’apprentissage de l’objet sont fondés
sur un ensemble de connaissances antérieures réactivées par les dimensions com-
municative (forme) et opérationnelle (fonctionnalités) de l’objet. Ces connaissances
préalables constituent un contexte qui permet l’agir du sujet sur l’objet.
Relevant d’une procédure perceptivo-cognitive, l’intuitivité consiste en un réinves-
tissement inconscient du corrélat schèmes morphologiques/configurations senso-
rimotrices mémorisé dans l’utilisation d’un objet de structure similaire. Ce corrélat
ainsi mémorisé opère comme un concept pratique tiré des expériences antérieures
du sujet. L’intuitivité de ce dernier se fonde alors sur l’articulation de deux sémioses :
(a) une sémiose perceptivo-pratique où les structures morphologiques de l’objet
constituent un plan de l’expression qui signifie les configurations sensorimotrices
de l’utilisateur. (b) Une sémiose cognitive qui, en associant les corrélats structures
morphologiques de l’objet/configurations sensorimotrices du sujet (plan du contenu)
à des diagrammes mentaux (plan de l’expression), fonde les concepts pratiques.
(2) Quant au designer, il lui incombe de matérialiser l’intuitivité dans le design de
l’objet en y encapsulant ces corrélats morphologiques et sensorimoteurs. Basée sur
la vision, champ sensoriel à enchâssements, l’intuitivité fonctionne comme une
empreinte convoquant la mémoire des interactions, la capacité d’apprentissage et
d’auto-construction cumulative du corps-chair et du corps-actant.
Le design intuitif se baserait sur ces « gestes », catégories et mémoire sociale ;
le travail du designer serait de retrouver ces configurations entre source et cible,
donc sans perturbation de l’actant de contrôle, qui prennent l’apparence de rap-
ports sensibles spécifiques emmagasinés dans la mémoire du sujet percevant
et de les intégrer au projet tout en convoquant une série de cadres enchâssés les
uns dans les autres.

3 Il s’agit de l’intuitivité des fonctions à travers les « gestes ». Les fonctions de l’objet qui participent à
son utilisabilité convoquent des « gestes » de l’utilisateur.

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DESIGN & COMMUNICATION MEI 40

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