DÉCRYPTAGE ESPIONNE : UN FANTASME À L'ÉCRAN
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[ DÉCRYPTAGE ] ESPIONNE : UN FANTASME À L’ÉCRAN 1 LES PUBLICATIONS Par Manon le COROLLER et Rodolphe CARISSIMO-AIMÉ
[DÉCRYPTAGE] ESPIONNE : UN FANTASME À L’ÉCRAN À PROPOS DE L’ARTICLE Les films et séries sur le thème de l’espionnage ne cessent en 2023 d’attirer et de passionner les foules. Figure désormais traditionnelle des écrans, l’espion a cependant eu tendance à s’imposer au détriment de son homologue féminine dans les représentations du public. La femme espion est ainsi bien souvent reléguée à des rôles caricaturaux ou de second rang voire est, dans certains cas, parfaitement invisible en dépit des réalités établies. Depuis peu, un travail de réhabilitation et de réflexion sur les représentations est en cours mais le chemin semble encore long. À PROPOS DES AUTEURS Manon le COROLLER est diplômée d’école de commerce, elle est auditrice du séminaire CESM d’école de guerre et a suivi la 129ème 2 session du cycle IHEDN-Jeunes. Elle est responsable du comité Culture & Influences des Jeunes IHEDN. Rodolphe CARISSIMO-AIMÉ est diplômé en sciences politiques et LES PUBLICATIONS DES JEUNES IHEDN d’école de commerce. Il a suivi la 129ème session du cycle IHEDN-Jeunes et est responsable du pôle publications du comité Culture & Influences des Jeunes IHEDN.
[DÉCRYPTAGE] ESPIONNE : UN FANTASME À L’ÉCRAN Ce texte n'engage que la responsabilité des auteurs. Les idées ou opinions émises ne peuvent 3 en aucun cas être considérées comme l'expression d'une position officielle de l’association Les Jeunes IHEDN. LES PUBLICATIONS DES JEUNES IHEDN
[DÉCRYPTAGE] ESPIONNE : UN FANTASME À L’ÉCRAN Espionne : un fantasme à l’écran Objet de nombreux fantasmes, le monde de l’espionnage, et les halos de mystères qui l’entourent, ne cessent de susciter les passions. Opaque et secret par essence, il a longtemps laissé la part belle à l’imagination de ceux qui s’essaient à le représenter. L’émergence du septième art, puis des séries, va quelque peu changer la donne. L’Histoire conflictuelle du XXème siècle, d’où se dénotent les deux grands conflits mondiaux et l’opposition à l’échelle planétaire des superpuissances états-uniennes et soviétiques au cours de la guerre froide, va enflammer l’esprit des scénaristes qui y verront un terreau fertile pour leurs travaux. En plein cœur de ce conflit larvé, le cinéma constituera un excellent outil de propagande et de rayonnement pour les deux blocs. L’accès à des informations fiables étant ardu, voire tout bonnement impossible dans de nombreux cas, la retranscription à l’écran est donc majoritairement le fruit de l’imagination des scénaristes qui ont adapté leurs scénarios en fonction du contexte 4 géopolitique et des conventions sociétales. C’est ainsi que l’on assiste à une véritable réécriture de l’histoire. Les femmes de l’ombre, nombreuses à exercer cette activité, sont effacées ou souvent réduites au rôle cliché du « piège à miel » (de l’anglais « honeypot », LES PUBLICATIONS DES JEUNES IHEDN rôle qui consistait à piéger une cible, la plus souvent masculine, en ayant recours aux services d’un agent, le plus souvent une femme, mettant à profit ses charmes). Les films de cette époque ne brillent pas toujours par leur réalisme et ce sont les femmes qui en paient le plus lourd tribut. Néanmoins, avec l’irruption fracassante du numérique au début du XXIème siècle, la donne a changé. L’apparition de puissantes plateformes, pourvoyeuses de films et de séries à la demande et plus soucieuses de répondre aux attentes de leurs publics, a présidé à l’éclosion de démarches et d’approches nouvelles. L’émergence des séries, leurs impacts grandissants, a amené à redéfinir le genre. Néanmoins, l’audiovisuel étant perméable au contexte géopolitique, les enjeux à l’avenir sont multiples.
[DÉCRYPTAGE] ESPIONNE : UN FANTASME À L’ÉCRAN La femme espion : entre stéréotypes et réécriture de l’histoire Les films consacrés à l’espionnage sont légion. Sans généraliser, on peut néanmoins distinguer une propension non négligeable de ces derniers à coller à la femme espion, l’étiquette du « piège à miel ». Un rôle dévolu trop souvent à la gent féminine, alors que son alter ego, « l’espion Roméo » est lui moins mis en avant malgré son utilisation fréquente par les services secrets de la République démocratique allemande durant la guerre froide. Si cette technique figure parmi celles privilégiées par le bloc de l’Est pendant cette période, il n’en reste pas moins que ce rôle de femme fatale a contribué à véhiculer un cliché qui a perduré tout au long du vingtième siècle. L’image de Mata HARI, ou encore celle, fictionnelle, des James Bond Girl, sont deux exemples concrets de cet univers glamourisé et fantasmé de femmes espionnes reléguées au second plan par leurs homologues masculins. Cette image est très éloignée du quotidien qu’ont vécu les femmes de l’ombre de Bletchley Park pendant la Seconde Guerre mondiale. Le contingent féminin de l’opération 5 «codebreaking » représentait 75% des effectifs. Leur engagement resta inconnu jusqu’en 1974 date à laquelle l’existence du GC&CS (Government Code and Cypher School) au sein duquel elles travaillaient fut révélé. Malheureusement, il est encore aujourd’hui peu LES PUBLICATIONS DES JEUNES IHEDN connu alors qu’il a été déterminant dans la victoire des Alliés. Cette majorité silencieuse est souvent occultée des films qui traitent de cette époque à commencer par le plus récent d’entre eux à savoir Imitation Game de Morten TYLDUM, sorti en 2014, qui est une adaptation cinématographique de la biographie Alan TURING ou l'énigme de l'intelligence d’Andrew HODGES. Seule Joan CLARKE est incarnée à l’écran, son histoire avec Alan TURING (elle a brièvement été sa fiancée) étant autant mise en avant que ses compétences alors qu’elle était la seule femme travaillant dans la section dédiée au déchiffrage de la machine Enigma. Cette perception de la femme à travers son physique et l’image qu’elle renvoie plutôt que par son intelligence ou ses compétences constitue un leitmotiv malheureusement trop fréquent.
[DÉCRYPTAGE] ESPIONNE : UN FANTASME À L’ÉCRAN Le cas d’Hedwig KIESLER constitue à ce titre un cas d’école de cette invisibilisation de la figure féminine dans les milieux du renseignement. Figure du cinéma de l’entre-deux guerres, plus connue sous son nom de scène Hedy LAMARR, elle se fait remarquer en 1941 avec le dépôt d’un brevet pour un système de radioguidage de torpilles nommé “commutateur de fréquences” ou “étalement de spectre”. Les torpilles sous-marines des submersibles allemands font alors des ravages et Hedwig KIESLER a la conviction que son invention, à même de capter les fréquences émises par les engins, peut sauver des vies. Malheureusement celle-ci enregistrée en août 1942 et classée secret défense dans la foulée n’est pas mise immédiatement à contribution par les militaires. Cette invention est aujourd’hui un élément incontournable des réseaux Wi-Fi, communications satellitaires ainsi que de la téléphonie mobile. Elle est à l’origine d’avancées majeures dans le domaine de l’espionnage. Pionnière dans ce domaine, elle n’est pourtant pas reconnue comme telle. C’est sa beauté et sa carrière à Hollywood qui supplante son invention. Elle aura à attendre 1997 pour recevoir de la Frontier Foundation américaine un Prix Pionnier spécial. Son histoire, peu ordinaire, n'a cependant pas encore été transposée à l'écran. Le 6 cinéma a préféré la star glamour Hedy LAMARR à la pionnière Hedwig KIESLER. À l’heure du réalisme : quand les femmes de l’ombre prennent la lumière LES PUBLICATIONS DES JEUNES IHEDN Le cinéma est un reflet de la société qu’il dépeint. L’évolution des mœurs, notamment l’impact grandissant du mouvement féministe, conduit à un changement de paradigme duquel la représentation des femmes espions à l’écran sort grandit. De bastion masculin, le monde de l’espionnage se féminise. La mue est notable sur le petit écran. La série phare Homeland, 8 saisons au compteur, est ainsi la pionnière du genre. En rupture avec la tradition, les scénaristes choisissent une héroïne, Carrie MATHISON, agent de la CIA, pour porter la série. Cette figure est éloignée des stéréotypes féminins. Personnalité aux traits complexes, sombres et torturés, largement accentués par sa bipolarité, elle se révèle extrêmement compétente, brillante même, avec une intuition qui
[DÉCRYPTAGE] ESPIONNE : UN FANTASME À L’ÉCRAN s’avère souvent redoutable. Cet avant-gardisme fait partie des ingrédients de son succès. Le rôle de Carrie va au-delà de la représentation réaliste du terrain et de l’apport des femmes de l’ombre. Elle constitue un porte-étendard pour les femmes espions. Un manifeste. Une autre série au succès planétaire reflète cette évolution récente. Il s’agit du Bureau des Légendes (BDL). Modèle du genre, cette œuvre a été reconnue pour son réalisme et sa capacité à dépeindre le quotidien des espions. On perçoit l’évolution des personnages au fil des saisons. La cinquième et dernière saison nous montre ainsi l’ascension de Marie- Jeanne DUTHILLEUL qui, fatiguée par le système en place notamment par les batailles politiques et les guerres d’égo, décide de candidater au plus prestigieux des postes à savoir la direction de la Direction Générale des Services Extérieurs (DGSE). Elle symbolise « l’empowerment féminin » en contribuant à fissurer le plafond de verre. Au moment de sa victoire, elle se voit confrontée à la mauvaise foi de son adversaire, son aigreur lorsqu'il affirme être victime de la parité, ce qui illustre le chemin qui reste aussi à parcourir pour ces femmes qui, en dépit de leurs compétences, doivent constamment réaffirmer leur 7 légitimité à occuper une position. L’adaptation américaine de la série, prévue pour 2023 sous le titre The Department, sera à ce titre extrêmement intéressante quant à l’approche que les scénaristes outre-Atlantique privilégieront sur cette thématique de la LES PUBLICATIONS DES JEUNES IHEDN représentation des femmes espions. Si le petit écran a fait sa mue en valorisant l’engagement des femmes espions à travers deux œuvres de référence au succès planétaire, le cinéma est apparu de son côté plus frileux. À l’exception d’œuvres originales telles que Zero Dark Thirty de Kathryn BIGELOW ou de Sicario de Denis VILLENEUVE, qui proposent toutes deux une représentation et un traitement original de la place des femmes dans les services de renseignements par l’intermédiaire des personnages incarnés par Jessica CHASTAIN et Emily BLUNT, le milieu est resté relativement fermé aux évolutions promues dans les séries. Ce n’est que récemment qu’un film a défrayé la chronique confirmant ainsi le tournant réaliste pris ces
[DÉCRYPTAGE] ESPIONNE : UN FANTASME À L’ÉCRAN dernières années par les scénaristes. Il s’agit de Mourir peut attendre (No Time To Die), dernier opus de la série James Bond sorti en 2021. Qu’une franchise aussi connotée historiquement ait contribué à une redistribution des cartes est symptomatique de l’évolution en cours. La saga culte, qui a pendant longtemps cantonné les femmes à un rôle de « piège à miel », évolue. Daniel CRAIG, qui incarne l’agent 007 pendant 5 films de la franchise, n’y est pas pour rien. Celui-ci a décidé de retranscrire ses profondes convictions féministes, tant dans son approche du personnage que dans la place dévolue aux femmes, au sein de la franchise. Il joue dans cet opus un James Bond vieillissant et fatigué entouré de personnages féminins aux caractères forts, à l’intelligence et aux talents multiples. Daniel CRAIG, coproducteur de l’épisode, parvient à réinventer le genre en mettant femmes et hommes sur un pied d’égalité bienvenu. Cette capacité à évoluer avec son temps et à retranscrire de manière assez fidèle une époque est aussi une des caractéristiques de la franchise. Elle l’incarne et reflète tel un miroir les aspirations de son temps. 8 L’enjeu : la réalité encore parfois trop éloignée d’un traitement égalitaire LES PUBLICATIONS DES JEUNES IHEDN Si la montée en puissance des séries et films mettant en scène à leur juste valeur le rôle des femmes au sein des services de renseignement, il n’en reste pas moins que l’écart reste grand entre la réalité et la fiction et, ce, à plusieurs points de vue. Il apparaît difficile pour les scénaristes de contenus cinématographiques de s’affranchir des normes actuelles en termes de représentation des agents secrets. Les polémiques récurrentes lors des sorties des films de la série James Bond (en particulier lors de la sortie en 2021 de No Time To Die) sur la possibilité ou non de substituer une femme dans le rôle de l’emblématique espion britannique mettent en lumière le dilemme contemporain quant à la représentation des femmes espions. En élargissant la question, on peut aussi s’interroger sur la vocation des séries et du cinéma. Doivent-ils s’en tenir à représenter la
[DÉCRYPTAGE] ESPIONNE : UN FANTASME À L’ÉCRAN plus stricte réalité ou doivent-ils parfois s’en affranchir pour proposer une autre approche plus en phase avec les enjeux sociétaux contemporains ? Le débat ne saurait être tranché ici mais la thématique de la représentation des femmes espions dans le cinéma semble particulièrement propice aux réflexions et discussions tant elle entre en résonance avec les questionnements de nos sociétés du XXIème siècle. Il semble en outre pertinent de rappeler l’importance que peut constituer des récits fictionnels dans la construction de modèles pour les spectateurs, en particulier pour les plus jeunes d’entre eux. À l’heure où un certain nombre d’agences de renseignements occidentales poussent à la féminisation de leur personnel (le taux de féminisation de la DGSE atteint péniblement les 27% et celui des agents de la CIA ne dépasserait pas les 18%), la thématique de la représentation ne peut être négligée en tant que facteur d’attraction des meilleures candidates. Elle est d’ailleurs considérée comme un enjeu majeur dans la capacité à rayonner et à susciter des vocations. Le septième art et les séries peuvent en effet contribuer efficacement à la sensibilisation et à la connaissance des métiers de l’ombre en particulier auprès des publics réputés les plus éloignés de ce 9 type de carrière. À titre d’exemple, les services extérieurs français ont cherché à capitaliser sur le succès de la série le Bureau des Légendes pour tenter d’attirer de nouveaux profils au sein de la DGSE. LES PUBLICATIONS DES JEUNES IHEDN La représentation réaliste de ce milieu constituant un enjeu de taille, une Mission cinéma et industries créatives (MCIC) a ainsi vu le jour en 2016 au ministère des Armées. L’objectif est d’éviter les représentations fantaisistes de ce milieu en permettant aux scénaristes de préparer au mieux leurs scripts dans des environnements adaptés entourés d’opérationnels. L’immersion et l’accompagnement proposés par les services de la MCIC permettent non seulement une meilleure compréhension des enjeux de défense mais participent activement à renverser un certain nombre de stéréotypes, en particulier sur la place des femmes dans ces milieux, ce qui participera sans nul à doute à inciter scénaristes et producteurs à assurer aux femmes, espions ou non, une juste représentation dans les salles obscures ainsi que sur les écrans.
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