Définition(s) : de l'autoportrait au selfie - Culture, le magazine culturel ...

 
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Définition(s) : de l'autoportrait au selfie - Culture, le magazine culturel ...
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège

Selfie : #moi, #moi-même et le musée

Désormais inscrit au panthéon linguistique qu'est le Robert, le terme « selfie » s'est imposé dans nos
quotidiens, tout comme la pratique qu'il désigne. Au cours des derniers mois, cette forme d'autoportrait
numérique a fréquemment envahi la sphère culturelle, et plus particulièrement les musées. Qu'il soit pris
en douce ou qu'il s'expose, le selfie est devenu non seulement un outil de promotion, mais également un
moyen pour les institutions muséales de nouer un dialogue avec leurs visiteurs. Dissection d'une tendance
avec Mélanie Cornélis, doctorante en muséologie à l'Université de Liège.

Définition(s) : de l'autoportrait au selfie

                                       Le dictionnaire définit le selfie (contraction de self-portrait en anglais)
comme un « autoportrait numérique, généralement pris avec un smartphone et publié sur les réseaux
sociaux ». Si la terminologie ne s'est largement diffusée que récemment, la pratique s'inscrit dans un
contexte culturel plus ancien : l'art du portrait, et spécifiquement de l'autoportrait. Dans la tradition picturale,
en sculpture, ou encore en photographie, le portrait revêt plusieurs fonctions, dont celle d'appuyer
une autorité - qu'il s'agisse de peintures de souverains, d'aristocrates, d'ecclésiastiques, ou encore
de photographies officielles d'hommes d'État. Depuis la Renaissance, d'innombrables artistes se sont
également prêtés au jeu, de Dürer à Rembrandt et de Van Gogh à Schiele.

Si le selfie semble s'imposer comme un descendant de cette pratique, il présente néanmoins quelques
différences essentielles avec l'autoportrait « classique » : l'accessibilité, le format, et les modes de diffusion.
En effet, avec la démocratisation des smartphones, le portrait numérique est à la portée de tous les
détenteurs de cette technologie. Et le développement croissant des réseaux sociaux - et des applications
qui en découlent - contribue à renforcer cette culture de l'image : du profil Facebook au fil Instagram, en
passant par les courtes vidéos de Vine, les hashtags #selfie ou #me sont légion.

                               © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 27/09/2018
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Lorsque « je » me mets en scène au musée...
Cette mode du selfie a très rapidement connu des variantes : à la simple représentation de soi peuvent
s'ajouter un cadrage précis (par exemple sur les jambes, avec le legsie) ou des circonstances particulières...
Comme la visite d'un musée.

En mars 2014, la presse internationale a largement relayé l'histoire de cet étudiant qui, voulant prendre
un selfie devant une statue à l'Académie des Beaux-Arts de Brera à Milan, en avait brisé la jambe. Si le
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Satyre saoul était heureusement une copie du 19 siècle, destinée à la restauration, la large diffusion dont a
bénéficié ce fait divers témoigne de l'importance de cette tendance et des questions qu'elle soulève.

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le selfie est loin d'être un acte anodin, comme en témoigne l'exemple ambivalent du musée d'Orsay. Alors
que l'institution parisienne interdit de photographier ou de filmer entre ses murs, de nombreux
visiteurs transgressent cette règle : dégainant leur téléphone portable, ils immortalisent leur venue, parfois
en posant dans les œuvres. De simple souvenir digital, le selfie devient alors un acte clandestin, dont les
réseaux sociaux se font le relais. Si le cas du musée d'Orsay a valeur d'exemple, c'est parce qu'un de leurs
meilleurs coups publicitaires de ces dernières années repose sur... une photographie. Figurant la chanteuse
Shakira, avec pour toile de fond l'incontournable Olympia de Manet, cette image a été diffusée auprès de
millions de fans sur Facebook et a déjà récolté près de 250 000 « j'aime » lorsque le musée réagit. « Une
situation paradoxale », comme le souligne Mélanie Cornélis, car la page officielle d'Orsay a dû remercier la
célébrité colombienne « pour cette publicité planétaire inattendue... même si les photos sont interdites dans
les salles d'Orsay ». Et cette réaction a suscité l'indignation du public lambda, qui s'insurge contre cette
différence de traitement et fustige l'interdit photographique...

Cet événement singulier atteste d'une réalité plus large, où le selfie devient un mode d'appropriation
des expositions, qu'elles soient artistiques ou scientifiques. Plus encore, que le visiteur pose devant la
Joconde au Louvre ou devant la Géode de la Cité des Sciences, cet autoportrait numérique est également
le potentiel lieu d'un dialogue avec l'institution muséale.

                             © Université de Liège - http://culture.ulg.ac.be/ - 27/09/2018
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Spécialiste de la mise en culture des sciences par les musées, et tout particulièrement des outils fournis
par les nouvelles technologies de l'information et de la communication, Mélanie Cornélis revient sur les
questions que cette tendance soulève : « Le selfie n'est qu'une catégorie au sein d'un ensemble plus
vaste, qui regroupe les photographies prises par les visiteurs dans les musées. Cette pratique, qui suscite
la polémique dans certains musées (et notamment les musées nationaux en France où la photographie
est interdite), est majoritairement le fait d'un public jeune, notamment adolescent. Pour ce public, qui
globalement est peu friand de musées, le selfie permet de s'approprier l'exposition qu'il visite en usant des
codes qui sont les siens. Se montrer au musée, que son contenu ait retenu leur attention ou pas, témoigne
d'un positionnement symbolique au sein de la société. »

... et que le musée « me » met en scène

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Selfies anonymes, MET New York (2 premiers), Université d'Aberdeen (dernier). Photos DR.

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avec le public qu'offre le selfie, certains musées tentent de les exploiter en tant qu'outil de communication.
Les visiteurs sont ainsi invités à se prendre en photo au cœur des collections, et les clichés sont ensuite
diffusés par l'institution elle-même : le NCMA (North Carolina Museum of Art), par exemple, dédie un
espace sur Pinterest aux selfies qui tirent parti de son architecture moderne et miroitante. Cette volonté
de promotion - et de dépoussiérage de l'image traditionnelle du musée - se reflète aussi dans l'initiative
« Museum Selfie Day ». Mise en place le 22 janvier dernier par le collectif Culture Themes, cette journée
incitait les internautes à diffuser sur Twitter des clichés de leurs pérégrinations muséales, anciennes ou
récentes, sous le hashtag #MuseumSelfie.

                                                                          Un selfie original, pris au MET de New York
                                                                                            lors du Museum Selfie Day

Approfondissant encore cette démarche, quelques institutions vont jusqu'à inclure le selfie dans leur
scénographie, comme le Grand Palais lors de Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l'art.
Accessible en 2013, cette exposition d'art contemporain proposait, par le biais d'une application spécifique,
une expérience participative : le visiteur pouvait, pour une sélection d'œuvres donnée, y associer sa
contribution sous forme de photographies ou de vidéos. En fin d'exposition, un mur d'images exposait les
différentes interactions, parmi lesquelles se glissaient de nombreux selfies.

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                                                  Au-delà de la prise en compte du selfie dans les stratégies
marketing du secteur culturel se pose également la question de l'autoportrait numérique comme objet
exposable et exposé. Lors de la Biennale d'art contemporain de Lyon en 2013, il a constitué le socle d'une
performance artistique singulière, Disembodied selfie : au fur et à mesure de ses déambulations parmi les
œuvres de la Biennale, un homme immortalisait frénétiquement son effeuillage progressif. Chorégraphiée
par l'artiste Xavier Cha, cette œuvre vivante n'est pas la seule réflexion développée par la sphère artistique
sur le selfie. La même année, Londres a accueilli, à l'occasion de la Moving Image Contemporary Art
Fair, l'exposition National Selfie Portrait Gallery : une vingtaine d'artistes y présentaient de courtes vidéos
centrées sur la thématique du selfie, l'inscrivant dans la lignée de l'autoportrait en peinture.

Ainsi, cet acte a priori banal est revendiqué par certains, sinon comme une démarche artistique à part
entière, à tout le moins comme un geste à interroger. En 2005, les artistes contestataires Peter Kennard et
Cat Phillips créent Photo Op, un photomontage de Tony Blair prenant un selfie devant un champ pétrolifère
irakien en feu. Créant rapidement la polémique, ce détournement de l'autoportrait digital est récupéré l'an
dernier par l'Imperial War Museum de Manchester, dans le cadre d'une exposition sur la photographie de
guerre - récupération qui assure par la même occasion une belle couverture médiatique à l'événement.

Copie écran du site New Statesman

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Qu'il soit considéré comme un outil de promotion, une mise en scène de soi ou encore comme une
œuvre d'art, le selfie s'affiche aujourd'hui résolument dans le monde culturel. Où il ne fait pas forcément
l'unanimité. Certes, ces autoportraits satisfont dans certains cas la volonté des musées d'interagir avec le
public et de rajeunir leur image. Mais comme le souligne Mélanie Cornélis, ils soulèvent aussi des questions
quant à leur lien réel avec les collections : le selfie est-il vraiment le lieu d'un dialogue entre le visiteur et le
contenu muséal, ou l'expérience s'efface-t-elle au profit de la médiatisation du « moi » ?

                                                                                                   Julie Delbouille
                                                                                                         Août 2014

Julie Delbouille est journaliste indépendante, diplômée en Histoire de l'art et en Médiation
culturelle.

     Mélanie Cornélis est muséologue. Ses recherches doctorales portent sur la « mise en culture
des sciences » par les musées wallons. Actuellement, ses travaux concernent notamment les études
de publics à la Maison de la Science ULg.

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