Hakanone Un après-midi de juin avec Kurosawa - Camille Gueymard - Érudit

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Hakanone Un après-midi de juin avec Kurosawa - Camille Gueymard - Érudit
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24 images

Rencontres

Hakanone
Un après-midi de juin avec Kurosawa
Camille Gueymard

Numéro 26, automne 1985

URI : https://id.erudit.org/iderudit/21961ac

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Éditeur(s)
24/30 I/S

ISSN
0707-9389 (imprimé)
1923-5097 (numérique)

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Citer cet article
Gueymard, C. (1985). Hakanone : un après-midi de juin avec Kurosawa. 24
images, (26), 28–30.

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Hakanone Un après-midi de juin avec Kurosawa - Camille Gueymard - Érudit
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Hakanone Un après-midi de juin avec Kurosawa - Camille Gueymard - Érudit
À propos de Ran, film dont la réali-      gens étaient vraiment libres... Évi-       Dans l'œuvre de Kurosawa, Ran
sation a demandé à Kurosawa dix           demment, ils étaient presque tou-          semble être le film qui pour la pre-
années d'efforts soutenus, bien des       jours impliqués dans une guerre ou         mière fois montre des préoccupa-
questions furent soulevées tant au        une autre, mais s'ils avaient la force     tions au niveau de la religion ou
niveau du financement que sur les         de se battre, alors ils pouvaient faire    d'une présence divine. Dans la scène
plans esthétique et thématique.           quelque chose de leur vie. Si par          finale, Tsurumaru se retrouve seul,
Kurosawa expliqua d'abord que Ran         exemple un paysan voulait s'appro-         aveugle, au bord d'une falaise où il
n'est pas une adaptation à la lettre du   prier un domaine, il pouvait le            laisse tomber une image de Bouddha
King Lear de Shakespeare mais plu-        faire... Il existe plusieurs histoires à   qui devait le protéger pendant l'ab-
tôt que le point de départ du film est    ce sujet. À cette époque, les gens         sence de sa sœur qui ne reviendra pas
un conte traditionnel japonais.           avaient la possibilité d'exprimer leur     puisqu'on l'a tuée. Ces préoccupa-
L'histoire se situe au Moyen-Age: un      personnalité bien plus que de nos          tions ne s'expriment pas seulement
guerrier du nom de Mori Motanami          jours.»                                    au niveau du récit mais aussi sur le
(qui devient Ichimonji Hidetora                                                      plan formel: d'innombrables plans,
dans le film) a trois fils courageux.      Les trois fils, défiant la volonté du     en contreplongée, du ciel qui se cou-
Ceux-ci sont très bons pour lui; aussi     père, forment un premier niveau de        vre, qui se referme sur lui-même, de
le royaume de Mori peut-il s'étendre      personnages qui contribuent à la           la tempête qui se prépare, font écho
et devenir très puissant. Prise isolé-    «perte des valeurs», thème principal       aux plans d'ensemble en plongée des
ment, une flèche peut aisément être       du film. Un deuxième niveau de per-        scènes de bataille. Kurosawa expli-
rompue; par contre, trois flèches          sonnages vient s'ajouter: il s'agit de    qua qu'il perçoit ce film non pas
liées ensemble peuvent difficilement       Dame Kaede, de Dame Sue (femmes           comme un film désespéré mais plutôt
être brisées. De la même façon,           de deux des fils) et de son frère Tsu-     comme «un avertissement pour un
ensemble, les trois fils formaient une    rumaru. Tandis que Tsurumaru évo-          avenir plus heureux et pour la paix».
force quasi invincible. C'est en se       lue en marge de la trame narrative,        Comme dans King Lear, Kurosawa
posant la question «Mais que serait-      plutôt en tant que personnage              souligne que nous devons cesser de
il arrivé au guerrier Mori si ses fils    symbole de tragédie qui dans sa soli-      compter sur Dieu ou sur Bouddha
n'avaient pas été bons?» que Kuro-        tude absolue représente, aux yeux de       mais plutôt compter sur nous-
sawa commença à entrevoir le scéna-       Kurosawa, l'essence de l'humanité          mêmes. «De toute façon, ajoutait-il,
rio de Ran. Aux personnages du            telle qu'elle est devenue, Dame            nous sommes allés trop loin, Boud-
conte, Mori et ses trois fils, vinrent    Keade, elle, semble orchestrer le          dha ne peut plus nous aider.»
ensuite se greffer les grandes lignes     chaos, la décrépitude du royaume.
thématiques de King Lear.                 Parlant de Dame Kaede, Kurosawa            On reconnaît dans l'œuvre de Kuro-
                                          dit d'abord que «derrière tout             sawa un très grand souci esthétique,
La carrière cinématographique de          homme de pouvoir il y a une femme          qu'il s'agisse de la composition plas-
Kurosawa se partage entre les deux        qui le manipule». Il précise que pour      tique de l'image ou encore du mou-
principaux courants du cinéma japo-       lui, Dame Kaede n'incarne pas un           vement créé par un montage vigou-
nais: d'une part le Gendai-Geki           mauvais esprit, mais plutôt que            reux de plans. La structure narrative
(films à sujets contemporains situés      d'après son histoire personnelle, son      de Ran s'appuie beaucoup sur l'al-
dans le Japon moderne, comme par          propre point de vue, elle a toutes les     ternance de plans statiques et de
exemple Ikiru, Le Chien de paille ou      raisons d'agir comme elle le fait et de    mouvement: on pense par exemple
Dodes'Kaden), et d'autre part, le         vouloir exercer la vengeance sur le        aux plans où graduellement le ciel se
Jidai-Geki (films «d'époque», dont        royaume de Ichimonji. Dame Sue a           couvre par rapport aux scènes de
Les Sept Samouraïs, Rashomon et           elle aussi sa propre histoire, mais réa-   bataille; les plans immobiles forment
Kagemusha). Pour Kurosawa, le             git différemment aux événements.           un contraste qui vient renforcer l'im-
sujet du film dicte en quelque sorte      Kurosawa poursuit en soulignant            pact des scènes d'action.
l'époque où évolueront les personna-      que ses personnages féminins, qui,
ges.                                                                                 À propos des plans remarquables de
                                          soit dit en passant, sont toujours         formation des nuages, Kurosawa
Dans le cas de Ran, dont le sens se       minoritaires dans ses films, ne sont       expliqua qu'il n'a nullement compté
traduit sûrement le mieux par le mot      pas une personnification du mal, en        sur des trucages, et qu'il dut attendre
«chaos», Kurosawa choisit le XVI e        tous cas pas plus que leur contrepar-      que le «bon ciel» se présente. «Dans
siècle. «À cette époque, dit-il, les      tie masculine.                             ma jeunesse, j'étais peintre, je sais

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KUROSAWA

 Kurosawa Akira et Catherine Cadou (interprète)

     quel type d'images je veux obtenir,          réaliser Ran, c'est qu'il trouva bien   que pour lui Ran corresponde en
     c'est dans ma tête... Alors j'attends        peu de support financier au Japon       quelque sorte à l'apogée de sa car-
     que ça vienne dans la nature.» Et si la      pour un film qui ne présente pas de     rière cinématographique, il com-
     nature ne se prête pas ou ne peut plus       happy end. Avec un coût de produc-      mence à songer à un autre projet.
     l'offrir, alors Kurosawa le compose.         tion de 12 millions U.S., Ran est       Kurosawa a maintenant 75 ans. Il a
                                                  devenu le film à plus gros budget       réalisé quelque 27 films depuis le
     Comme les couleurs auxquelles il
                                                  jamais réalisé au Japon. C'est grâce    début de sa carrière cinématographi-
     pensait pour les costumes ne pou-
                                                  à l'aide du producteur français Serge   que en 1943. Ces quelques heures que
     vaient pas être traduites par les fibres
                                                  Silberman, que Kurosawa put réali-      nous avons pu passer avec lui nous
     et les teintures modernes, il en entre-
                                                  ser Ran sans compromettre la scène      ont laissé l'impression d'un homme
     prit la confection suivant les métho-
                                                  finale. «Maintenant que Ran est sur     très attachant, pour qui le cinéma est
     des de tissage et de teinture de l'épo-
                                                  le grand écran, poursuivit-il, j'ai     un moyen de communiquer tout à
     que. C'est le même souci de réalisme
                                                  déjà reçu des offres de producteurs     fait privilégié, puisque chaque spec-
     qui le poussa à faire construire le
                                                  japonais pour un nouveau film.»
     château du XVI e siècle qui est réduit                                               tateur établit un rapport particulier
     en cendres au point culminant du                                                     avec le film et y lit ce qu'il est prêt à
                                                  Sur la question d'un prochain film,     recevoir.
     récit.                                       Kurosawa devait demeurer très énig-
     S'il fallut dix ans à Kurosawa pour          matique, laissant entrevoir que bien

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