L'événement de réception - OpenEdition Journals

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L'événement de réception - OpenEdition Journals
Sciences de la société
                          102 | 2017
                          L'événement politique en ligne

L’événement de réception
Un événement de parole du côté des publics
The reception event. A speech event on the side of the public
El evento de recepcion. Un evento de discurso al lado del publico

Laura Calabrese

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/sds/7109
DOI : 10.4000/sds.7109
ISSN : 2275-2145

Éditeur
Presses universitaires du Midi

Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2017
Pagination : 94-109
ISSN : 1168-1446

Référence électronique
Laura Calabrese, « L’événement de réception », Sciences de la société [En ligne], 102 | 2017, mis en ligne
le 10 juillet 2019, consulté le 03 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/sds/7109 ; DOI :
10.4000/sds.7109

Sciences de la société est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons
Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
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                                                              SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ n° 102 – © 2019

                                                        L’événement de réception
                                              Un événement de parole du côté des publics

                                                                                Laura CALABRESE*

                                                  L
                                             a notion d’événement politique en ligne nous
               invite à nous demander ce qui, dans la mise en discours de l’événement, a
               changé avec le numérique. Nous entendons par événement en ligne celui qui
               est mis en discours dans un environnement numérique et peut, pour cela,
               adopter des caractéristiques des discours natifs du Web. Ainsi, s’il s’agit
               d’une nouvelle catégorie ou sous-catégorie d’événement (ce qu’il faut encore
               démontrer), il faudra le situer dans le dispositif sociotechnique qu’est le Web
               pour comprendre ce que le numérique a fait à l’événement.

               Interroger les mutations de l’événement en ligne implique nous pencher sur
               la question de la réception. Parmi les changements provoqués par
               l’avènement du Web 2.0 dans le domaine du journalisme, la participation des
               publics médiatiques constitue un enjeu majeur, comme en témoigne la
               littérature scientifique consacrée au phénomène ces dernières années (voir
               par exemple ces deux synthèses : Mercier, Pignard-Cheynel, 2014 ;
               Calabrese, Domingo, Pereira, 2015). Ce nouvel acteur qu’est l’internaute,
               considéré comme un « produser » car il adopte une attitude active face aux
               contenus médiatiques (et ce dans l’environnement numérique du journal en
               ligne, et non dans le cadré privé de la cuisine familiale, celui professionnel
               de la machine à café ou celui contrôlé et non interactif du courrier des
               lecteurs), va provoquer des changements considérables dans la manière de
               consommer le discours journalistique. La diversification des dispositifs dans
               lesquels les lecteurs peuvent s’informer ne fait que multiplier les modes de
               consommation. Ainsi, lire une nouvelle est également partager, commenter,

               * Université libre de Bruxelles.
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           socialiser la lecture, discuter, amender, critiquer ou encore construire son
           identité en ligne (voir entre autres Calabrese, 2016 ; Craft, Vos, Wolfgang,
           2016). Mais la participation des publics va également donner naissance à de
           nouvelles pratiques dans la manière de produire l’information, comme en
           témoignent de nombreux travaux publiés à ce sujet (voir Mitchelstein,
           Boczkowski, 2013).

           Dans cet article, nous nous intéressons à un usage très particulier que les
           journalistes font des interventions des internautes, lesquelles font partie du
           flux des big data produit quotidiennement sur le Web. Ces interventions,
           glanées notamment sur des comptes Twitter, sont utilisées par les journalistes
           pour prendre la température par rapport à un événement. En cela, le site de
           microblogging remplit une fonction non pas de dissémination de
           l’information mais de « radar », comme l’écrit Alfred Hermida : « it can be
           seen as a system that alerts journalists to trends or issues hovering under the
           news radar. As Gillmor […] argues, journalists should view Twitter as a
           collective intelligence system that provides early warnings about trends,
           people and news (2010, 302) ». Hermida appelle ce phénomène « ambient
           journalism », faisant par là référence à l’omniprésence et à la disponibilité de
           l’information grâce aux médias sociaux.

           En publicisant la parole des publics, comme les médias ont
           traditionnellement l’habitude de le faire pour le discours politique, les
           journalistes construisent ce que nous appellerons un « événement de
           réception » qui transforme profondément le statut de cette parole. Nous
           avancerons que les médias d’information écrite adoptent, ce faisant, une
           logique propre aux réseaux sociaux, qui érigent des énoncés provenant des
           publics en événement. Pour développer cette hypothèse nous ferons appel à
           l’analyse du discours, dans le but d’expliquer ce qu’est un événement
           discursif et comment celui-ci est utilisé pour construire l’actualité politique.
           La notion d’événement discursif sera articulée avec les pratiques
           professionnelles des journalistes, ce qui nous permettra d’observer une
           migration des usages propres aux réseaux sociaux vers le discours
           journalistique.

           La parole comme événement (médiatique)
           Nous entendons par événement médiatique « une occurrence (c’est-à-dire ce
           qui advient dans le monde phénoménal) perçue comme signifiante dans un
           certain cadre » (Krieg, 2009) ; ainsi l’événement « n’est-il pas une réalité
           brute mais une réalité signifiée qui demande à être comprise » (Calabrese,
           Veniard, 2017). Par ailleurs, « la réception de l’événement est indissociable
           de celui-ci, car c’est à ce moment-là qu’un sens social lui est attribué, sens
           qui mobilise des informations factuelles, mais aussi des ressources
           symboliques et culturelles, des croyances et des conventions sociales »
           (idem).
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               Or, tous les événements n’ont pas la même nature. En plus des occurrences
               phénoménales qui font sens pour le corps social (une grève, un attentat, une
               canicule), des gestes ou des paroles prononcées par certains acteurs
               provoquent souvent l’événement. Il en est ainsi des polémiques, lapsus et
               autres petites phrases1 que les femmes et hommes politiques prononcent dans
               différents contextes communicationnels (interview, meeting, émission
               télévisée). Si ces segments de discours sont un objet d’analyse privilégié par
               les discursivistes, la définition du phénomène (le fait qu’un énoncé constitue
               un événement) n’est pas pour autant stabilisée.

               Pour la linguistique énonciative, qui est une linguistique de la parole, tout acte
               d’énonciation est un événement, car elle implique « un acte individuel
               d’utilisation » (Benveniste, 1974, 80). A partir de là, la notion d’événement
               devient particulièrement productive dans les études discursives, comme le
               note Alice Krieg (2009). Ainsi pour Michel Foucault (1969, 34), tout énoncé
               est un événement dans la mesure où pour l’analyser il faut se reporter à ses
               conditions de production, qui sont évidemment uniques. Irène Fenoglio res-
               treint un peu la notion d’événement, en considérant que seulement certains
               phénomènes discursifs font événement car ils constituent une rupture dans
               une série. Elle appelle « événements d’énonciation » des phénomènes de
               parole tels que des « malentendus, ce qu’il est convenu d’appeler les “lapsus”,
               les mots d’enfants qui sur bien des points s’y apparentent, mais aussi certaines
               ruptures marquées (silence, ou refus de poursuivre etc.) » (Fenoglio, 1997,
               41). Pour sa part, Alice Krieg utilise les dénominations « événements dis-
               cursifs » et « événements de parole » pour désigner le phénomène des petites
               phrases2. En analysant l’énoncé « casse toi pauv’ con » prononcé par Nicola
               Sarkozy, Mellet et Sitri (2012) parlent elles aussi d’événement discursif.

               Tous ces concepts utilisent l’image de l’événement pour souligner l’unicité
               d’une production discursive, qu’il s’agisse de n’importe quelle énonciation
               (Benveniste) ou énoncé (Foucault), d’un accident d’énonciation (Fenoglio)
               ou d’une unité discursive qui devient remarquable dans le discours social
               (Krieg ; Mellet, Sitri). Or, ce sont notamment les événements d’énonciation
               (comme le lapsus) et les événements discursifs (l’énoncé politique) qui
               provoquent une rupture dans la scène de communication et demandent à être
               compris. Suite à ces constats, nous définissons l’événement discursif comme
               tout événement de parole qui donne lieu à un énoncé remarquable et
               remarqué par les médias d’information, c’est donc tout à la fois ce qui est dit
               et la prise de parole (d’un acteur social éminent) qui font événement. Ces
               énoncés (en général provenant d’acteurs politiques au sens large, y compris
               la société civile) constituent une part importante du discours rapporté par les
               journalistes d’information. En réalité, toute parole politique est une citation
               1. « Ces brèves citations qui sont découpées pour être reprises dans les émissions d’information, car jugées
               significatives dans un état déterminé de l’opinion » (Maingueneau, 2006, 111).
               2. Ces « événements discursifs » sont à distinguer des « événements de discours » que sont les formules,
               « une unité qui signifie quelque chose – mais non pas la même chose – pour tous en même temps qu’elle
               devient l’objet de polémiques » (Krieg, 2006, en ligne). Lorsque une unité discursive devient remarquable et
               se constitue en formule, il s’agit d’un événement de discours. Du fait de sa force pragmatique, la formule elle-
               même (« globalisation », « développement durable ») devient événement.
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           en puissance et un événement discursif potentiel, car le discours journalis-
           tique est formaté pour mettre en exergue des unités de discours (Krieg, 2015)
           qui vont contribuer à construire l’actualité. Comme l’événement-occurrence,
           l’événement-citation peut être exceptionnel ou routinier3, relevant la plupart
           du temps de la simple déclaration d’un personnage public.

           Comme n’importe quel événement, les événements discursifs font leur
           apparition dans le titre, mais sont introduits comme tout énoncé rapporté : par
           des formes de discours direct, indirect ou des formes mixtes :
                   1) Manuel Valls condamne le lynchage d’un adolescent rom (lemonde.fr 17.06.2014)

                   2) Charles Michel : « La Belgique n’est pas un Etat voyou ». Le Premier ministre est
                   sorti de sa réserve, ce jeudi, à la Chambre (lesoir.be 19.05.2016)

           Le rôle du média dans la médiatisation des événements discursifs est décisif
           car, contrairement aux événements-occurrence, ils n’ont aucune « remarqua-
           bilité » (pour reprendre l’expression d’Alice Krieg), aucune indépendance,
           ils sont découpés et rendus visibles exclusivement par le travail journalisti-
           que. Comme les petites phrases, il s’agit d’un « objet coproduit par les
           médias (c’est-à-dire non seulement par les journalistes mais aussi par les
           médias en tant que dispositifs de médiation et de médiatisation) et les politi-
           ques (et par les communicants qui en sont les auxiliaires) » (Krieg, 2011, 29).

           Dans le cadre tendu des relations interculturelles en France, les propos de
           Valls (1) tiennent lieu d’événement car ils représentent la voix officielle de
           l’Etat en faveur d’une certaine paix sociale. Dans le discours rapporté en mode
           direct par Le Soir, l’événement est la prise de parole du premier ministre « sor-
           ti de sa réserve », expression qui tient lieu d’introducteur de discours rapporté.
           C’est donc tout à la fois la prise de parole et l’énoncé qui constituent l’événe-
           ment. Au minimum, toute citation politique rapportée nous dit que « un
           homme ou femme politique a pris la parole et cette parole mérite d’être rap-
           portée » ; dans certains cas, l’événement de parole constitue une vraie ruptu-
           re et peut atteindre le statut de citation patrimoniale, ce qui n’est pas le cas la
           plupart du temps. Beaucoup de petites phrases ont cette vocation mémorielle.

           L’événement discursif est un type d’événement prénumérique, qui va
           cependant bénéficier des formats numériques en ce que ceux-ci favorisent
           « auprès des journalistes comme auprès d’une multitude d’autres types de
           scripteurs […] la production et la mise en circulation d’énoncés détachés »
           (Krieg, 2015, 231). Si dans l’histoire des médias on a pu observer « une
           progressive fragmentation de l’espace (espace de la page-papier ou espace de
           la page-écran) et une évolution vers un raccourcissement du volume des
           unités de contenu » (Krieg, 2011, 30), certains dispositifs du Web vont
           imposer un format et des genres brefs à tous les acteurs sociaux, qu’ils
           s’agisse de politiques, journalistes ou simple internaute.

           3. Molotch et Lester (1974) distinguent événements de routine, accidents, scandales et heureux hasards.
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               L’événement de parole ancré dans des dispositifs
               De plus en plus d’événements discursifs ont lieu dans un environnement
               numérique, terrain privilégié de la communication politique. Certains
               dispositifs, comme Twitter et Facebook, favorisent la production d’énoncés
               détachables en soumettant les discours à des contraintes formelles particuliè-
               res, comme le format court et l’absence de co(n)texte. Ainsi, on peut dire que
               le statut Facebook et le tweet ont une énorme « détachabilité », car ces
               énoncés « se donnent comme autonomes d’un point de vue textuel (pas
               besoin de prendre en compte ce qui précède et ce qui suit pour les compren-
               dre) » (Maingueneau, 2012). Selon le linguiste, il s’agit d’une « aphorisation
               primaire » car il n’y a pas de texte original dont l’énoncé se détache. Les
               tweets en particulier sont facilement citables en raison de leur brièveté et leur
               autonomie référentielle, deux caractéristiques que Maingueneau reconnaît
               aux énoncés détachables4. Nous pouvons ajouter une autre caractéristique,
               pointée par Dana Boyd (2010), à savoir la « searchability », c’est-à-dire le
               fait que les contenus sont clairement indexés et retraçables. Toutes ces
               caractéristiques sont illustrées par l’exemple 3 :
                        3) Tweet raciste : le député          UMP   Jean-Sébastien Vialatte condamné (lemonde.fr
                        19.09.2014)

               Le rôle de Twitter comme source d’information pour les journalistes n’est
               plus à démontrer, comme l’indiquent plusieurs études (Cheynel, Sebbah,
               2012 ; Moon, Hadley, 2014, Pérez-Soler, 2016). Consciente de son potentiel
               pour façonner les pratiques journalistiques, la plateforme a lancé en 2011 un
               guide pour tirer le meilleur parti du réseau de microblogging, Tweeter for
               newsrooms. La logique algorithmique des réseaux sociaux numériques (RSN),
               qui tend à mesurer la popularité d’une idée ou buzzword, est adoptée par les
               journalistes pour gagner des followers et des likes, mais également pour
               prendre la température des controverses numériques, dans lesquelles paroles
               profane et politique se croisent en permanence.

               C’est ici que la logique des RSN se greffe à la logique des médias
               d’information, lesquels se nourrissent autant d’événements-occurrences que
               d’événements de parole. Or dans les RSN, dont la logique est basée sur la
               production de contenu des usagers et la connectivité (Van Dijck, 2013a), tout
               énoncé peut devenir événementiel, et non seulement celui qui est produit par

               4. La détachabilité d’un énoncé repose sur plusieurs marqueurs textuels et discursifs: la position saillante, la
               valeur généralisante de l’énoncé, le recours à des figures au niveau formel ou sémantique (syllepse, méta-
               phore), le marquage métadiscursif de l’énoncé (Maingueneau, 2012).
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           des personnalités publiques. En cela, ces dispositifs avaient déjà emprunté à
           la logique mass-médiatique, visible dans la présentation narrative de la
           Timeline de Facebook, dont José Van Dijck dit « [it] gives each member page
           the look and feel of a magazine – a slick publication, with you as the
           protagonist » (2013a, 55). Ainsi, sur les RSN, dont le but est de construire et
           gérer son image en ligne, les faits et gestes de chacun apparaissent comme
           autant d’événements qu’on doit partager avec ses amis ou followers.

           Le caractère événementiel des énoncés sur les réseaux sociaux repose sur
           trois facteurs. En premier lieu, un tweet ou un statut Facebook sont événe-
           mentiels au sens où ils sont des occurrences uniques qui plus est surassertées.
           En deuxième lieu, l’énoncé fait événement par sa médiatisation, qui a la
           capacité de modifier son statut. Comme l’a remarqué Jean Widmer par
           rapport à la question des problèmes publics (2010, 207) :

                   « Une pensée échangée a plus de valeur qu’une pensée purement privée ; si cette
                   pensée est, par exemple, proposée au parlement, elle revêt une valeur nouvelle, dans
                   ce cas politique. […] Si cette pensée est ensuite reprise par la presse, elle acquiert
                   encore une nouvelle valeur – elle sort de l’espace public de l’arène politique pour
                   entrer dans l’espace public médiatisé ».

           Par ailleurs, les pratiques de consommation numériques, selon lesquelles les
           internautes consomment l’actualité du jour à la fois journalistique et sociale5,
           attestent du rapprochement entre événement privé et événement médiatique.

           En troisième lieu, tout énoncé produit dans les RSN annonce une chaine
           d’événements de parole, puisqu’ils sont produits dans le but de provoquer des
           réactions. Ce sont à la fois les usagers et les responsables de la plateforme qui
           cherchent ces réactions. Alors que les premiers sont en quête de connexion
           (connectedness) dans le but de partager des données entre eux, les seconds
           cherchent la connectivité (connectivity), dont le but est de partager des
           donnés produites par les usagers avec des tiers (Van Dijck, 2013a, 46-47).
           Ainsi, un énoncé en appelle un autre, dont l’attente se verrait frustrée en
           l’absence de réaction. L’effet des RSN est ainsi d’événementialiser les énoncés
           ordinaires et de les mettre côte à côte avec les énoncés politiques très prisés
           par les médias.

           Cette ergonomie de l’énoncé surasserté fait système avec l’injonction
           d’accorder une place grandissante aux publics médiatiques, un « appel à
           l’activité » permanent comme l’appelle Yves Jeanneret (2014). Ainsi, les évé-
           nements discursifs, traditionnellement réservés à des figures sociales média-
           tiques et rendus visibles par des types de textes institutionnels, se déplacent
           vers des espaces publics-privés tels que les réseaux sociaux. Par le cadrage
           auquel le soumet le média d’information, l’énoncé écrit par un internaute
           acquiert le statut d’événement discursif, avant réservé au discours politique

           5. Selon une enquête du Pew Research Center datant de 2014, 48 % des Américains accèdent à l’actualité
           politique via Facebook, .
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               L’événement de réception. Un événement de parole du côté des publics                                        101

               ou à des acteurs saillants de l’espace public. De cette manière, parmi la masse
               de user generated content, les commentaires ordinaires surassertés devien-
               nent une source d’information pour les journalistes, qui disposent là d’un
               matériel prêt à l’emploi, formaté selon les contraintes mass-médiatiques de
               l’événement de parole.

               L’événement de parole côté public, un événement à part entière
               De la même manière que l’événement discursif politique est nommé par le
               biais d’une panoplie de noms appartenant au champ sémantique du dire
               (dérapage – ex. 4 –, propos – ex. 5 –, bourde – ex. 12 –, déclaration(s), sortie
               – ex. 7 –, gaffe – ex. 8 –), l’événement de réception va être marqué comme
               tel par le discours médiatique grâce à des termes métalangagiers comme tollé
               (ex. 5), polémique (ex. 7), protestations (ex. 5), débat (ex. 6) ou encore
               backlash en anglais6 (ex. 8). Ces mots constituent des noms d’événements,
               ils font référence à des actions ponctuelles, ancrées dans le temps et dans
               l’espace, et ce indépendamment d’un agent (Vandevelde, 2006).
                        4) Le nouveau dérapage de Nadine Morano : « La gare du Nord, c’est l’Afrique »
                        (ladepeche.fr 23.05.2016)
                        5) Les propos de Laurence Rossignol comparant le voile à l’esclavage soulèvent un
                        tollé (lemonde.fr 31.03.2006)

               La ministre des droits des femmes, Laurence Rossignol, a fait mercredi 30
               mars un parallèle entre les femmes qui choisissent de porter des vêtements
               islamiques et les « nègres » qui étaient favorables à l’esclavage, avant de
               reconnaître une faute de langage ». Ses propos ont suscité de nombreuses
               protestations sur les réseaux sociaux. Une pétition a été lancée en ligne pour
               réclamer des sanctions à son égard.

               Dans l’événement de réception, le public médiatique (représenté par la voix
               de quelques internautes) réagit à une action ou plus souvent un événement
               discursif remarquable. Cette réaction est matérialisée dans le discours
               médiatique par le tollé/la polémique, et exemplifiée dans le journal en ligne
               par des tweets qui font office à la fois de preuve et d’exemple :
                        6) « Papa où t’es ? » Le dessin en « une » de « Charlie Hebdo » blesse la Belgique
                        (Big Browser, blog sur lemonde.fr)

               Charlie Hebdo a consacré son dernier numéro aux attentats du 22 mars à
               Bruxelles. Le journal, n’était en kiosque que le mercredi 30 mars, mais le
               dessin en « une » a été partagé dès mardi sur les réseaux sociaux. Le dessin,
               fidèle à la philosophie de l’hebdomadaire, n’a pas manqué de susciter le
               débat, et de heurter bon nombre d’internautes, particulièrement dans le
               public belge.

               6. Dans le cadre de leur article sur la petite phrase « casse-toi pov’ con » de Nicolas Sarkozy, Mellet et Sitri
               identifient une série de termes qui font apparaître l’axiologie négative de l’énoncé : « “dérapage”, “boulette”,
               “perle”, “formule” désignant directement l’énoncé, ou bien “faute professionnelle”, “invective”, “algarade”, “vif
               échange” référant à l’événement » (2012, 110).
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           102                                                                               Laura CALABRESE

           Les mots soulignés par nous dans l’exemple 6 mettent en évidence la logique
           de l’événement de réception : les publics (devenus internautes) réagissent à
           un événement de discours (la une de Charlie Hebdo) par un autre (ici
           matérialisé et exemplifié par quelques tweets), transformé en données
           quantifiables et retraçables par le biais du partage. L’événement de réception
           est donc un type d’événement médiatique qui s’insère très logiquement dans
           les nouvelles routines professionnelles des journalistes, lesquels disposent
           d’un énorme flux de données quantitatives émanant des lecteurs (nombre de
           visites, likes, tweets, commentaires, temps moyen de lecture par page,
           provenance des internautes, voir par exemple Christin, 2015).

           La parole des publics, ainsi mise en avant, se retrouve au même niveau que
           le discours politique, au point de faire cause commune comme dans
           l’exemple 7 :
                  7) « Un t-shirt pour Macron » : internautes et politiques raillent la polémique du
                  costard (Le HuffPost 28/05/2016)
                  POLITIQUE - La dernière sortie d’Emmanuel Macron en marge de son déplacement à
                  Lunel n’est pas passée inaperçue. En répondant à un gréviste qui l’invectivait sur ses
                  « costards », le ministre de l’Économie s’est agacé, répondant sur un ton pouvant pa-
                  raître méprisant : « Vous n’allez pas me faire peur avec votre tee-shirt (...) la meilleure
                  façon de se payer un costard, c’est de travailler ».
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               L’événement de réception. Un événement de parole du côté des publics                        103

                        Des propos qui passent très mal du côté des réseaux sociaux, où internautes et
                        personnalités politiques se sont offusqués de l’attitude du ministre. À tel point qu’un
                        hashtag a rapidement émergé pour moquer le comportement d’Emmanuel Macron :
                        #UnTShirtPourMacron.

               Nous retrouvons ici toutes les caractéristiques de l’événement de réception :
               le nom d’événement qui caractérise l’événement discursif (sortie, propos), la
               citation qui fait office de preuve (les propos de Macron), la réaction des
               publics médiatiques ici identifiés comme un collectif par le biais
               l’expressions « les réseaux sociaux », ainsi que le hashtag, marque de
               traçabilité (sercheability) par excellence.

               L’exemple 8 est intéressant car il superpose l’événement-occurrence (Trump
               a été reçu par des manifestants mécontents) et l’événement de réception (il a
               été l’objet d’une réaction violente sur Twitter de la part d’internautes
               Ecossais), ce qui renforce l’idée de l’événement de réception comme forme
               d’action politique ou sociale :

                        8) Angry Scots Troll Donald Trump Over Brexit Gaffe (huffingtonpost.com
                        06/24/2016)
                        The presumptive GOP presidential nominee arrived in Scotland on Friday to officially
                        open his new Trump Turnberry golf resort. Protesters greeted him with golf balls
                        emblazoned with Swastikas, a symbol of Nazi Germany, at the opening of the course.
                        Trump also faced a backlash after tweeting that people in Scotland were “going wild”
                        following the United Kingdom’s decision to leave the European Union. Many Scots are
                        angry at his tweet because most actually voted to remain inside the EU.

               Le journal nous rappelle l’événement discursif ayant déclenché ce backlash :
               la Brexit gaffe (ce dernier étant un nom d’événement), à savoir un tweet du
               candidat républicain sur le Brexit.
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           104                                                                                      Laura CALABRESE

           L’événement de réception peut également se manifester sous la forme de
           mèmes, un objet numérique qui témoigne de la circulation des discours sur le
           Web7. Prenons comme exemple cet article du journal argentin Infobae, qui
           rapporte « l’explosion des réseaux sociaux » suite à l’erreur de USA Today, qui
           a appelé « Leonardo » le footballeur argentin Lionel Messi :

                    9) Los memes tras el insólito error del periódico USA Today sobre Lionel Messi
                    El diario estadounidense confundió el nombre del delantero del Barcelona en un tuit
                    sobre un artículo y las bromas no se hicieron esperar (infobae.com, 26/6/2016)

           Nous voyons qu’une première caractéristique des événements de réception
           est le fait de subsumer la réaction des publics dans des métonymies telles que
           « les réseaux sociaux », « la toile » (10), « la twittosphère » (11) ou « le Web »
           (12), co-référents de « les internautes » :

                    10) Divorce de #Brangelina : la toile réagit avec des photos de Jennifer Aniston
                    (lesoir.be, 20/9/2016)
                    11) Le Nobel de littérature à Bob Dylan déchaîne les vents contraires sur la
                    twittosphère littéraire (lemonde.fr, 14/10/2016)
                    12) La bourde littéraire de Sarkozy qui fait marrer le Web (lemonde.fr/big-browser,
                    12/5/2015)
                    Ce 11 mai, une nouvelle bourde littéraire a fait la joie des internautes. […] A l’occasion
                    d’un meeting aux Pavillons-sous-Bois […] il a souhaité souligner l’importance de
                    l’éducation nationale. Et le chef de file de l’opposition d’appuyer ses propos par une
                    belle référence à un ouvrage classique... A ceci près que le livre, tel que mentionné par
                    l’ex-chef d’Etat, n’existe pas.

           En deuxième lieu, les exemples montrent comment les médias inscrivent ces
           réactions dans une logique événementielle en utilisant des noms
           d’événements. Nous adoptons ici une perspective discursive qui ne
           questionne pas la nature événementielle des occurrences présentées comme
           telles par les médias, mais se focalise sur la manière de mettre en discours
           l’événement (Calabrese, 2013). Ainsi, est un événement ce qui est présenté
           comme tel, mis en discours selon une série de protocoles journalistiques.

           7. Si « mème » n’est clairement pas un nom d’événement, il peut cependant être considéré comme la trace de
           celui-ci.
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               L’événement de réception. Un événement de parole du côté des publics                        105

               Dans les exemples que nous avons analysés, la réponse à un événement
               discursif émanant notamment du monde politique ou médiatique était une
               polémique, controverse, tollé, backlash.

               Il y a néanmoins quelques exemples où l’événement ne parvient pas à un
               stade de nominalisation mais est décrit par un syntagme verbal, ce qui témoi-
               gne du caractère somme toute assez banal des événements de réception :

                        13) Le dernier dessin de Plantu rend furieux de nombreux internautes (lesoir.be
                        30.3.2016)
                        Les internautes sont loin d’avoir apprécié. Les critiques ont plu sur les réseaux
                        sociaux. Elles lui reprochent notamment de faire un amalgame, d’associer islam et
                        terrorisme.

               Parfois, la réaction des publics est un élément parmi d’autres, comme dans
               l’exemple 14, qui se focalise sur l’événement discursif (la campagne de
               Greenpeace) et mentionne en passant la réponse des réseaux sociaux :

                        14) Une campagne explosive et ratée de Greenpeace contre les pesticides (lemonde.fr
                        28.06.2016)
                        Sur Twitter, l’histoire provoque le courroux ou l’hilarité, certains postant les photos
                        d’un clavier maculé de jus séché ou d’un plafond éclaboussé d’un marron peu
                        appétissant. Preuve que les détonations ont pu être fortes.

               Si nous avons insisté sur le noms servant à nommer l’occurrence (parfois
               remplacé par des syntagmes verbaux) c’est parce qu’il est partie intégrante de
               l’événement de réception et sert à le distinguer d’autres usages que les
               journalistes font des tweets, notamment de ce qui a été appelé le journalisme
               citoyen, qui existe à des degrés divers selon les médias et les nouvelles dont
               il s’agit. C’est le cas de l’exemple suivant, tiré du live du Soir après les atten-
               tats du 22/3 à Bruxelles, où les journalistes utilisent du matériel amateur :
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           106                                                                                             Laura CALABRESE

           15)

           Le journaliste fait ici un usage plus classique des données produites par les
           internautes, dans une situation où le lieu de l’événement est de difficile accès
           (Aubert, 2011).

           Après avoir passé en revue quelques exemples et décrit les caractéristiques
           principales de l’événement de réception, nous pouvons nous poser la
           question s’agit-il d’une nouvelle catégorie d’événement ? Le premier élément
           de réponse est qu’il s’agit d’un événement discursif natif du Web, construit
           par les médias grâce à l’ergonomie des tweets et la sercheability. La nature
           même des énoncés produits sur Twitter, couplé à l’injonction médiatique de
           produire des nouvelles partageables et de se rapprocher du public, en font une
           source d’information journalistique, que Canavilhas et Ivars appellent
           « sources 2.0 » car c’est le Web collaboratif qui transforme des énoncés pro-
           fanes produits dans un tout autre contexte en une source potentielle8.

           Ainsi, c’est grâce à la conjonction de plusieurs facteurs que les énoncés
           ordinaires accèdent à la célébrité médiatique :
           1) L’injonction des médias d’information d’accorder une place grandissante
           aux publics médiatiques ;
           2) La disponibilité, sercheability et ergonomie des énoncés produits par les RSN ;
           3) L’événementialisation de la parole des publics qui découle de la nature
           même des RSN.

           La logique de l’événement de réception peut se résumer dans cette équation :

                     événement discursif [dérapage, propos, bourde, polémique, gaffe, un dessin]
                                                            +
                         réaction des publics [le Web, la toile, les réseaux sociaux, le public]
                                                            =
                             événement de réception [tollé, protestations, débat, mèmes]

           8. Les auteurs distinguent entre les sources push (qui arrivent à la rédaction par le biais de différents dispo-
           sitifs) et pull (que le journaliste va chercher de sa propre initiative par le biais de mots clés dans différentes
           plateformes : moteurs de recherche, sites, forums ou réseaux sociaux).
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               L’événement de réception. Un événement de parole du côté des publics                           107

               Conclusion
               Le but de cet article était de montrer que, au-delà du phénomène des sources
               2.0, amplement documenté, les journalistes font un usage particulier des
               tweets pour identifier, ou plutôt créer, des tendances du côté des publics et
               transformer ensuite cette parole en événement discursif. Nous avons défini ce
               dernier comme un événement de parole qui donne lieu à un énoncé
               remarquable et remarqué par les médias d’information. Si à la base ces tweets
               n’ont pas pour vocation d’informer ou d’apporter un éclairage particulier sur
               un événement (contrairement à celui de l’exemple 15, qui relève clairement
               de ce qui a été appelé du journalisme citoyen), la mise en corpus par le
               journaliste (qui va rassembler quelques tweets pour l’exemple) ainsi que le
               cadrage événementiel via les noms d’événements ou syntagmes verbaux en
               font un matériel informatif.

               Si la parole ordinaire peut passer du RSN au média d’information c’est parce
               que le discours d’information la considère pertinente, car comme le note
               Taina Bucher (2012, 3),
                        « The media industry is built around parameters of visibility. Without wanting to
                        illuminate, to expose or inform publics about something previously unknown, there is
                        no apparent need for the media. […] Media as selection, sorting and framing
                        mechanisms, ultimately points to the fact that media visibilities are never neutral; it is
                        always about making the content meaningful ».

               Ainsi considéré comme signifiant et représentatif, un ensemble d’énoncés
               profanes peut dialoguer avec l’énoncé politique pour donner lieu à un
               événement de réception dans lequel l’occurrence phénoménale (un
               événement discursif, souvent politique) et sa réception (devenue à son tour
               événement discursif) convergent, nous permettant de matérialiser la rumeur
               du Web, ce flux de données en continu qui peut, avec le cadrage adéquat,
               devenir newsworthy.

               Cette tendance à calquer la logique des médias sociaux s’inscrit dans la série
               de mutations qui ont vu les médias glisser vers le numérique, en accordant
               une part chaque fois plus importante à la réaction des publics médiatiques. La
               presse d’information perpétue ainsi la logique des RSN selon laquelle un
               sujet, thématique ou idée accèdent à la popularité grâce à des mesures
               algorithmiques. En publicisant les trendig topics, les journalistes se font une
               chambre d’échos des médias sociaux, qui fonctionnent selon une logique qui
               est tout sauf spontanée, car elle repose sur la visibilité et la traçabilité des
               énoncés produits. Comme le note José Van Dijck, « the logic of social media
               […] is gradually dissipating into all areas of public life » (2013b, 3) ; cette
               logique permet aux énoncés des internautes de devenir des événements de
               parole qui ont toute leur place dans la presse d’information en ligne, et qui
               font office de commentaire de l’actualité politique.
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