LA BANQUE MONDIALE, LA CORRUPTION ET LA GOUVERNANCE

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1

            LA BANQUE MONDIALE, LA CORRUPTION ET LA GOUVERNANCE

                                           Par Jean Cartier-Bresson1

James Wolfensohn, le Président de la Banque mondiale a expliqué, à la réunion
annuelle de la Banque mondiale et du F.M.I. d'octobre 1996, que la corruption était
un cancer pour le développement et qu’elle réduisait l'efficacité de l'aide au
développement. Il a poursuivi en offrant l'assistance de la Banque aux Etats
membres qui souhaitaient mettre en œuvre des programmes de lutte contre le
phénomène, et s'est engagé à soutenir les efforts internationaux dans ce domaine. Ce
faisant, il brisait un vieux tabou. La Banque, malgré son mandat qui lui interdit toute
ingérence politique, allait faire pression sur les pays emprunteurs pour lutter contre
ce phénomène de nature politico-économique. Moins d'un an après, la Banque
publiait deux ouvrages de référence2 pour justifier sa position et proposer ses
remèdes, à la faveur d'une nouvelle lecture du rôle de l'Etat dans le développement.
La corruption, dans cette perspective, trouve son origine dans la mauvaise
gouvernance3. La solution consiste alors à adopter les principes de la bonne
gouvernance puisque l’Etat constitue à la fois le problème et la solution.
Deux questions émergent dans ce nouveau contexte. Premièrement, a-t-on assisté à
un tournant marqué dans l’analyse que fait la Banque de l'Etat et dans son
implication dans des problèmes politiquement sensibles? Cette question est d'autant
plus légitime que la Banque, qui n'est pas principalement un centre de recherche, a
toujours utilisé la théorie économique (sa principale référence) d'une façon partielle
et éclectique en la transformant en discours à travers la publication de ses textes
officiels4. Deuxièmement, la stratégie anti-corruption de la Banque est-elle réaliste,
c'est-à-dire adaptée aux divers contextes politico-économiques, et les résultats
seront-ils conformes à ses prévisions ?
Il existe en tout état de cause un consensus fort parmi les organisations
internationales pour lutter contre la corruption ainsi qu'une matrice intellectuelle
relativement homogène pour expliquer les causes et les conséquences du
phénomène 5, puis proposer de façon relativement normative une "stratégie efficace".
Il est sûrement trop tôt pour tirer un bilan de ce tournant vers la bonne gouvernance,

1 Professeur, Université de Reims, EDJ et Membre associé CEDI-GREITD, Paris XIII.
2
  World Bank, 1997a, 1997b.
3
  La gouvernance est la traduction du terme anglais de governance qui signifie la gestion des affaires
publiques. La bonne gouvernance implique comme cette contribution le démontrera une conception
particulière de la révélation des préférences collectives des agents, des domaines de l’action publique et
de leur coordination.
4
  Hibou, 1998.
5 Cf. Cartier-Bresson, 1998.
2

car la mise en œuvre des nouvelles propositions commence à peine. En revanche, il
est dès à présent important d'étudier la matrice intellectuelle et les stratégies
proposées dans ce domaine pour évaluer les chances de réussite de cette entreprise,
et préciser quel type de système économique et politique se mettra en place en cas
de réussite ou d’échec. Pour mener ce travail il nous faut, dans un premier temps,
étudier les fondements théoriques de l'analyse de l'Etat dans l'optique de la Banque
mondiale (1), puis examiner la stratégie anti-corruption proposée (2), et enfin
proposer une première évaluation du discours et de son application (3).

I / Les fondements théoriques des nouvelles approches de l'Etat

Malgré un mandat légal lui interdisant d'agir politiquement, la Banque mondiale a
depuis le début des années 90 renforcé ses propositions de réformes de nature
politico-économique. Cela s'est opéré à la faveur du tournant vers la bonne
gouvernance. Celui-ci conjugue un constat sur les blocages politiques aux politiques
d'ajustement structurel (PAS) fondé sur une analyse influencée par la nouvelle
économie politique (NEP), et des remèdes reposant sur des solutions partiellement
issues de la nouvelle économie institutionnelle (NEI).

1. Le mandat légal de la Banque mondiale : gouvernance et politique

 L'action de la Banque est limitée par son statut qui lui interdit de poursuivre des
objectifs et de mener des actions explicitement politiques. Dit autrement, la Banque
ne peut ni juger les régimes politiques selon une appréciation normative des modes
de gouvernement (démocratie versus dictature) ni agir en conséquence. Il a donc
fallu que le Conseil général explique que la Banque ne pouvait pas rester insensible
à une question qui touchait directement l'efficacité des politiques de développement.
La corruption est alors un thème qui s'insère dans le programme de la Banque sur la
gouvernance.
La gouvernance possède trois aspects6: a) la nature du régime politique, b) le
processus d'exercice du pouvoir dans la gestion des ressources économiques et
sociales d'un pays, c) la capacité d'un gouvernement à préparer, formuler et
appliquer une politique économique. La première dimension est en dehors du
mandat de la Banque, alors que les deux dernières sont cruciales à deux titres pour
l'institution internationale. Tout d'abord, la gouvernance répond à un changement de
paradigme sur l'Etat qui permet de réintroduire son intervention sans risquer un
retour vers un modèle interventionniste, et donc de passer à un modèle où le rôle de
l'Etat est de fournir un environnement favorable à l'investissement privé en réduisant
les coûts de transaction, en garantissant les droits de propriété, en assurant la
stabilité politique et en facilitant les arrangements institutionnels. Ensuite, la
résistance tant politique qu'administrative rencontrée par les PAS préconisés par la
Banque impliquait que celle-ci trouve un modèle de participation de la société civile

6
    World Bank, 1992.
3

à l'élaboration et au contrôle de l'application de ces politiques. La participation vise à
permettre la circulation de l'information sur les demandes économiques et sociales
des acteurs et à créer parallèlement un système de légitimation des PAS. Ainsi, dès
1991 la Banque engage parallèlement une réflexion sur l'économie politique du
développement et sur le rôle des institutions pour garantir l'ordre sociétal7. Les
textes de référence sur la gouvernance8 consacrent déjà de nombreux passages aux
effets négatifs de la corruption et aux instruments de lutte. Quand la lutte anti-
corruption devient en 1996 une priorité de la Banque, elle se moule donc
naturellement dans le cadre des stratégies d'amélioration de la gouvernance.

Le Conseil général a alors tracé le cadre d'intervention de la Banque sur la
corruption9. Elle peut mener des recherches sur les causes et les conséquences de ce
phénomène international ; elle peut offrir son assistance à la suite d'une demande et
d'un accord avec les autorités locales ; elle peut entamer un dialogue avec les pays
emprunteurs ; elle peut suspendre ses prêts si le niveau de la corruption est élevé au
point de dénaturer la politique d'assistance, et si le gouvernement n'entreprend
aucune réforme. La corruption entre alors dans le domaine de la conditionnalité avec
l'ensemble des problèmes que cela pose. Mais la Banque et ses fonctionnaires
doivent s'abstenir d'intervenir dans les affaires politiques du pays. Cependant, le
soutien explicite apporté à la société civile dans sa lutte contre la corruption montre
immédiatement la difficulté à tracer une frontière entre le politique et l'économique.
Le concept de gouvernance a donc une triple fonction: a) aborder des questions
politiques sous l'angle technique du pouvoir discrétionnaire et de la crédibilité des
engagements publics, b) offrir une conception particulière de la coordination des
acteurs économiques et de leur capacité à influencer les politiques publiques grâce
aux partenariats, et c) évoluer vers une position plus centriste concernant l'Etat.
Selon Evans et Moore il s'agit d'une sorte de réconciliation entre le consensus de
Washington de J. Williamson et le miracle asiatique de J. Stiglitz10. A la suite de la
décennie quatre-vingt marquée par la domination de la NEP, qui insistait sur les
défaillances de l'intervention de l'Etat, la Banque reconnaît actuellement non
seulement l'importance de l'Etat dans une logique néo-institutionnaliste, mais
également le fait que son effondrement pose autant de problèmes, sinon plus, pour
le fonctionnement des marchés et la croissance, que sa trop grande présence11. Il est
alors nécessaire de présenter la synthèse qu'opère la Banque entre une lecture du
politique qui demeure influencée par la NEP et une approche néo-institutionnaliste
de l'Etat. Cette présentation est d'autant plus nécessaire que la littérature officielle
sur la gouvernance, dans son désir de vulgarisation, occulte ses deux
soubassements.

7 World Bank, 1991, chap. 7, Repenser le rôle de l'Eta.
8 World Bank, 1992, 1994.
9
  World Bank, 1997a.
10 Evans et Moore (1998) expliquent qu’il s’agit du passage d’une approche sceptique vis-à-vis de

l’intervention de l’Etat à une approche plus favorable.
11 World Bank 1997b.
4

2. La Nouvelle Economie Politique, les conflits distributifs et la faisabilité des
réformes

Pourquoi les gouvernements ne luttent pas contre les rentes, la recherche de rentes et
la corruption en appliquant les recommandations des économistes « get prices right,
get policies right » 12 ?
La réponse de la NEP se fait en endogénéisant les processus politiques qui
expliquent à la fois l'adoption de politiques économiques protectionnistes pro-
urbaines, qui pénalisent le secteur agricole, et les blocages rencontrés par les PAS. La
NEP assume que dès lors qu'existent des groupes de pression puissants, leur
octroyer sur le marché politique des rentes fait partie de l'art de gouverner. Ainsi,
que le régime politique soit démocratique ou autoritaire, les pouvoirs publics
offrent des rentes aux groupes de pression contre un soutien politique officiel, si
l'offre est légale, ou contre des pots-de-vin si l'offre est illégale.
La typologie de référence dissocie : a) Les Etats autonomes (gardiens ou prédateurs)
qui, grâce à leur enracinement, poursuivent leurs objectifs sans subir de pression de
la part d'une opposition ; b) Les Etats factions (démocratiques ou autoritaires) qui
doivent, pour prendre des décisions, engager des procédures collectives avec les
groupes de pression. Leurs décisions sont contraintes par la satisfaction des
demandes des supporters dans une logique olsonienne. L'Etat faction démocratique
limite la prédation, mais débouche souvent sur un Etat paralysé.

A. Krueger (1993) propose une lecture chronologique de cette typologie. Lors de
l'indépendance (1950-60), les leaders (légitimes et souvent charismatiques) cherchent
des stratégies de croissance économique rapide et de progrès social. Il s'agit de la
première étape de la substitution d'importation caractérisée par un Etat gardien
bienveillant. Les rentes qui résultent de cette stratégie (ex. les licences
d'importations) ont un effet non désiré et non anticipé. Cet effet est double: d'un côté,
la gestion de l'allocation des rentes et le contrôle des procédures s'alourdissent,
entraînant une augmentation de la bureaucratisation, et de l'autre côté, seul l'accès à
des faveurs autorise l'accumulation de richesse. La recherche de rentes et la
corruption qui caractérisent la seconde étape de la substitution d'importation (1960-
70) réduisent l'innovation, la compétitivité et la croissance. Cette étape voit la
transformation de l'Etat gardien en Etat prédateur ou en Etat faction, à partir du
moment où les agents (politiciens, fonctionnaires et rentiers) profitent des
dysfonctionnements pour s'enrichir. Lors de la capture de l'Etat bienveillant par les
prédateurs ou par les factions, les exclus, qui n'ont pas de pouvoir politique, voient
leur bien-être se détériorer. Le renforcement des politiques interventionnistes amène
la crise économique et sociale (1980-83). Cette dernière rend nécessaire la
dépolitisation de la sphère économique et la mise en œuvre des PAS, projet qui
s'avère toujours risqué politiquement. Les réformes rencontrent plus ou moins de
résistance selon deux facteurs. Le premier réside dans le pouvoir relatif que
possèdent d'un côté les coalitions de prédateurs/rentiers, de l'autre les exclus. Dans

12   Lal, 1985.
5

une logique olsonienne, les restrictions favorisent les intérêts des petits lobbies
puissants (importateurs rentiers et fonctionnaires corrompus) mais désavantagent
les intérêts de la majorité de la population (les électeurs et les agriculteurs). Le
second facteur tient au degré d'autonomie de l'Etat. La situation la plus favorable à la
défaite des rentiers corrupteurs est, pour A. Krueger, celle où l'Etat est autonome et
où les technocrates ont les pleins pouvoirs pour "forcer" l'application d'une thérapie
de choc. L'hypothèse est que la thérapie de choc (libéralisation de tous les marchés à
la fois) est le seul moyen de ne pas enregistrer des effets pervers collatéraux liés à
une libéralisation ne concernant qu'un marché. Son application entraîne soit une
croissance rapide et une adhésion quasi instantanée (hypothèse peu probable), soit
une situation où les coûts de court terme (baisse de la croissance, augmentation des
impôts et baisse des subventions) ne compensent pas de futurs bénéfices incertains
(croissance et emploi). Dans ce dernier cas, la résistance sociale bloquera la mise en
œuvre des PAS. Cette hypothèse de la NEP apporte un soutien relatif à certaines
dictatures pro marché et envisage les méfaits de toute démocratisation accentuant le
pouvoir des factions. Les récents travaux sur la faisabilité des PAS13, en faisant
l'hypothèse qu'il n'existe pas de dictateur omniscient, militent pour la démocratie.
Ces recherches sont plus sensibles aux coûts politiques des "bons conseils"
économiques. La mise en œuvre des PAS n'est alors possible que si le gouvernement
parvient à constituer une coalition favorable aux réformes. Cela incite à viser moins
un optimum économique qu'une stratégie à long terme gradualiste fondée sur la
conviction des opposants. Les groupes de pression sont à la fois des facteurs de
blocage ou de captation de rentes et une variable produisant de l'information et de
l'adhésion.

En affirmant que les choix de politiques publiques sont le résultat de l'interaction
entre la société et l'Etat, la NEP pose la question du rôle de l'autonomie de chacune
de ces deux composantes vis-à-vis de l'autre. Les réponses sont décevantes dès lors
que la NEP réduit la diversité des modes d'échange au seul marché et les motifs
d'action à un utilitarisme grossier. En effet, les échanges rentes contre légitimité ou
pots-de-vin n'ont pas les mêmes selon : a) ce qui est demandé (la nature de la rente),
b) par qui cela est demandé (l'appartenance de classe, ethnique, régionale) et c)
comment cela est demandé (légalement ou non, de façon unilatérale ou négociée, de
façon anarchique ou organisée par des réseaux sociaux). Ainsi le résultat de ces
échanges est très différent selon que les politiques publiques soient a) le seul fruit de
l'influence des groupes de pression puissants , b) le fruit du seul pouvoir d'Etat ou
enfin c) le fruit de l'interaction de ces deux composantes encastrées avec leurs
multiples sous composantes. Si les rentes n'ont pas eu un effet négatif en Corée par
rapport au Pakistan, c'est que les réseaux politico-économiques qui ont géré ces
transferts en Corée possédaient une certaine légitimité dans une société peu
polarisée, que les rentes furent offertes à des secteurs capitalistes et que l'Etat était
suffisamment fort et autonome pour exiger des performances14. Les objectifs des
élites et des médiateurs sont alors une variable déterminante et il devient contre-

13
     Haggard, Lafay, Morrison, 1995.
14   Khan, 1998.
6

productif de réduire la politique à un processus de maximisation de fonction
d'utilité, de concevoir l'Etat comme une force homogène et de ne pas prendre en
compte la diversité des ressources échangées et leurs effets plus ou moins
contradictoires dans la construction conjointe de l'Etat et de l'économie.

La politique publique (qu'il s'agisse des PAS ou de la lutte anti-corruption) ne peut
être la même quel que soit le modèle de décision publique, le rapport de force entre
l'Etat et la société civile, et la nature des élites (développementaliste, prédatrice,...).
On peut alors se demander quelles fonctions jouent dans la NEP les classes, la
légitimité, l'idéologie, la culture, les valeurs, et le pouvoir ? Plus l'on adopte
l'hypothèse que l'Etat et la société sont encastrés (le troisième modèle de la décision
publique, cf. supra), plus il devient indispensable de s'intéresser à la nature des
ressources qui sont mobilisées et échangées dans les négociations et la coopération.
Si les agents utilisent le marché politique à des fins économiques (hypothèse de la
NEP), les agents utilisent aussi des ressources économiques à des fins politiques
(par ex. la construction de la Nation). Ces échanges mobilisent des institutions
formelles et informelles qui offrent un pouvoir de négociation à des fragments de la
société civile et permettent une amélioration de l'équilibre des pouvoirs qui n'est à
aucun moment envisagée par la NEP. Les échanges de ressources économiques et
politiques ne débouchent donc pas forcément sur des rentes et de la corruption, et
des coopérations vertueuses sont donc envisageables.

3. La Nouvelle Economie Institutionnelle et la gouvernance

En écho à « get the prices right », nous avons soit comme A. Schleifer (1995), « get the
property rights right » soit, comme O. Williamson (1995), jugeant cette approche trop
étroite « get the institutions right ». La NEI, tout en acceptant le fait que l'Etat est
souvent prédateur, rappelle que ce dernier grâce à l'autorité des pouvoirs exécutif,
législatif et judiciaire, offre la sécurité en matière de contrats. Ainsi la NEI, plutôt
que favorable à l’Etat est davantage favorable à l’ordre. Nous ne proposons pas une
présentation générale de la NEI15, mais seulement une exposition des concepts à
l'origine de la gouvernance et des modes de coordination hybride qui influencent la
lutte anti-corruption.
O. Williamson (1995) fait trois propositions : 1. Les institutions sont déterminantes
dans l'allocation des ressources, et sont susceptibles d'être analysées de façon
endogène puisque le choix entre le marché et la hiérarchie s'explique par la volonté
des acteurs de réduire les coûts de transaction ; 2. Les microfondements sont plus
explicatifs que les macrophénomènes ; 3. Il faut dissocier l'analyse positive et
normative: a) l'analyse normative présente les arrangements étatiques,
constitutionnels ou juridiques et les organisations de jure. Elle s'occupe de
l'environnement institutionnel selon une logique top-down. ; b) l'analyse positive
s'occupe des arrangements privés et des organisations de facto. Elle étudie les micro-
mécanismes selon une logique botton-up (mécanisme de gouvernance).

15
     Cf. He, 1994 ; Grellet, 1999 ; Hugon 1999.
7

 Dans la logique de R. Coase, nous avons un modèle général de résolution des
conflits par deux mécanismes qui facilitent la coopération entre les acteurs. La
coopération évite le gaspillage de ressources rares dans la protection des personnes
et des échanges, permettant que ces ressources soient entièrement allouées de façon
productive. Le premier mécanisme est la protection étatique par la loi et le contrat
social. Le second mécanisme est le marchandage privé. Ce dernier est toujours le
plus efficient si les coûts de transaction sont nuls. Les coûts de négociation
augmentent avec la durée et la complexité des négociations, avec le nombre de
participants et l'aspect impersonnel de leurs relations, avec l'asymétrie des
informations (informations privées et non publiques) qu'ils mobilisent dans la
négociation, avec leur degré d'hostilité mutuelle et d'irrationalité, avec la complexité
des biens échangés et l'absence de prix standards. Les coûts de contrôle de l'échange
augmentent avec l'absence de simultanéité, avec le montant monétaire des biens et
avec la difficulté de faire exécuter les sanctions prévues en cas de rupture des
contrats. Le soutien aux formes de résolution privées des conflits demande alors de
mobiliser les normes sociales des échangistes (le capital social, cf. infra) et de mettre
le système juridique au service des négociations privées et des marchandages
compensatoires.
Selon la NEI, c'est une erreur de présupposer une efficacité et un faible coût de
l'ordre juridique contre l'opportunisme, car les arrangements privés sont souvent
supérieurs et moins chers si les partenaires sont dépendants l'un de l'autre. A côté
des marchés, dirigés par la concurrence et les prix, existe l'Etat, fonctionnant selon le
principe de la hiérarchie et de son contrôle, et enfin existent des organisations qui
visent à influencer les marchés et l'Etat. Elles viennent de la société civile ou du
secteur privé. Ces micro-institutions sont efficaces si elles réduisent les coûts de
transaction. L'économie des coûts de transaction est alors principalement une
analyse comparative des modes d'organisation qui distingue les formes
d'organisation marchandes, hiérarchiques, hybrides, et prévoie leur efficacité
relative.

L'avancée fondamentale de la NEI réside dans la diversité des modes de
coordination mobilisée, dans sa proposition de mener sans a priori une analyse
comparative de leur efficacité relative et de concevoir diverses institutions
"politiques" garantissant la sécurité et l’influence des acteurs socio-économiques. Sa
limite pour analyser la lutte anti-corruption, c'est que nous ne trouvons aucune
définition claire du politique, de sa rationalité et de sa capacité à se coordonner de
façon non hiérarchique (cf. infra la théorie de l'hétérarchie). De notre point de vue, il
faut donc intégrer, dans l'analyse comparative de l'efficacité relative de chaque mode
de coordination, le fait que les micro-institutions réduisent les coûts de transaction
mais augmentent les coûts de production (en cas de rendements croissants) et que
les compromis institutionnels de nature politique (l'allocation originelle des droits
de propriété, les valeurs, la lutte anti-corruption) ont des caractéristiques qui ne
semblent pas permettre la mise en œuvre des principes de la gouvernance: acteurs
nombreux négociant sur des échanges de biens complexes n'ayant pas de prix de
marché (les programmes politiques et leur soutien), forte asymétrie d'information et
8

puissante hostilité dans les sociétés inégalitaires et polarisées politiquement,
ethniquement , régionalement. La NEI est malheureusement trop imperméable aux
questions d'économie politique sur la redistribution pour offrir une analyse
complète des échanges de ressources entre l'Etat et la société. Elle ne prend pas en
compte les rapports de force à l'origine des droits de propriété et des institutions, et
ne pose la question de leur légitimité qu'en termes d'efficience transactionnelle. Ce
qui semble une lecture historique possible quand on connaît la fin de l'histoire d'une
modernisation passant par la constitution concomitante des marchés et de l'Etat (ex.
l'Europe), mais qui ne permet pas de suivre les sentiers complexes de la création de
cette histoire dans les PED. De plus, la NEI reste élusive sur les gagnants et les
perdants des divers systèmes institutionnels et des divers modes de coordination
évacuant alors les conflits entre le court terme et le long terme et les problèmes de
compensations politico-sociales. Quelle jeune démocratie d'un PED supporterait des
effets équivalents à la violence sociale du mouvement des enclosures? La NEI
apparaît alors comme un fonctionnalisme a historique, un vulgaire darwinisme où
seules les institutions efficaces demeurent16. Le processus de sélection demeure a-
politique selon une analogie avec le marché, alors que les nombreux blocages
rencontrés par les projets de réforme (PAS ou au contraire fordisme périphérique)
s'expliquent par des intérêts de classe. La concurrence entre les groupes de pression,
leur mobilisation pour influencer la redistribution, leur façon de façonner les
institutions politiques étant sous-estimées, une grande partie des enjeux des
réformes (les PAS ou la lutte anti-corruption) n'est pas prise en compte.

La Banque mondiale constitue son patchwork éclectique sur la lutte anti-corruption
en empruntant des bribes à la NEP et à la NEI. Elle garde de la NEP les constats sur
les blocages politiques opposés aux réformes par les groupes de pression puissants
et la nécessité de réduire les incitations à la corruption par une réduction des rentes
allouées par l'Etat17, mais elle rejette le fait que la solution réside dans l'isolement
de l'Etat vis-à-vis des pressions corporatistes, en affirmant ces intentions pro
démocratiques. La Banque intègre alors de la NEI le projet de la gouvernance
comme redéploiement de l'Etat vers des fonctions de facilitateur des négociations
privées, et le fait que les politiques économiques doivent s'adapter aux capacités des
Etats qui sont diverses selon les pays18. Mais elle rejette le projet de mener une
analyse comparative des diverses formes de coordinations et de leur efficacité
relative. Nous avons alors une économie institutionnelle (micro) sans économie
politique et une économie politique (macro) qui ne perçoit que des modes de
coordination marchande et des rationalités purement utilitaristes. Le discours de la
Banque sur la lutte anti-corruption est le fruit de ce patchwork.

II / La stratégie anti-corruption de la Banque mondiale

16
   Bardham, 1989.
17
   World Bank, 1997b, p. 57-58 et chap. 6 et 9.
18
   World Bank, 1997b, chap. 10.
9

Il existe indéniablement un changement radical simplement parce que la
dénonciation de la corruption est devenue un des axes primordiaux des PAS depuis
que la faisabilité politique des PAS est envisagée et que les risques de chaos qu'une
libéralisation anarchique (thérapie de choc?) peut impliquer sont pris en
considération. La stratégie anti-corruption de la Banque mondiale s'articule autour
de quatre chantiers : a) prévenir la corruption et les fraudes dans les projets financés
par la Banque et garantir un standard d'intégrité interne, b) aider les pays qui le
demandent à réduire la corruption par la libéralisation, c) prendre plus explicitement
la corruption en compte dans les stratégies de réformes institutionnelles, d)
s'associer aux efforts internationaux (OCDE, ONU, PNUD) pour réduire la
corruption. Elle propose dans cette perspective une analyse économique des
incitations visant à augmenter les coûts et à réduire les bénéfices des transactions
corrompues. Seuls les trois premiers chantiers sont présentés.

1. La lutte contre la corruption dans les projets financés par la Banque

 Le premier chantier de la Banque concerne à la fois le contrôle de l'utilisation des
fonds prêtés (une vingtaine de milliards de dollars par an et 45 000 contrats pour un
stock approximatif de 130 milliards) et le contrôle des fonctionnaires de la Banque
responsables de ces prêts. Améliorer l'efficacité des prêts a par ailleurs pour
fonction de limiter la montée en puissance des critiques formulées par certains
bailleurs et d'endiguer la "fatigue vis-à-vis de l'aide internationale".

Pour améliorer les contrôles internes à la Banque, un Comité de surveillance sur les
fraudes et la corruption, qui se réunit selon un rythme hebdomadaire, a été établi en
mai 1998. Il reçoit les allégations provenant des fonctionnaires de la Banque et
décide de l'opportunité de diligenter une enquête. Dans cet esprit une ligne verte a
été ouverte. Parallèlement des sessions de formation sont mises en place sur les
codes de marchés publics et sur le nouveau code d'éthique que la Banque a adopté
(conflits d'intérêts, confidentialité des informations gérées, refus des cadeaux et
faveurs).

La Banque a la responsabilité de s'assurer que les fonds prêtés sont utilisés en
conformité à l'objectif, d'une manière efficace. Deux instruments sont alors utilisés:
- La modification des règlements concernant les adjudications et le conseil19 avec
l'ajout d'une section sur les fraudes et la corruption indiquant les risques de
sanctions pour les contrevenants et la possibilité pour la Banque d'annuler une
adjudication en cas de non conformité. Les entreprises ayant participé à des
transactions corrompues peuvent être exclues temporairement ou définitivement des
marchés publics financés par la Banque. Un Comité des sanctions gère la procédure.
Il faut rappeler que ce sont les clients de la Banque qui sont en charge de
l'adjudication et que la Banque ne peut mener qu'un travail de supervision du
processus. Dans ce sens, la Banque demande : la mise en place d'une clause anti-

19   World Bank, 1999.
10

corruption à signer par les entreprises soumissionnaires qui devront s'engager à
respecter les lois du pays sur la corruption, la publicité des informations concernant
les compétences, et les commissions touchées par les divers intermédiaires
(consultants) et le droit de contrôler les documents comptables des fournisseurs et
des clients à tous moments du processus. Pour mener cette tâche la Banque a recruté
cinquante fonctionnaires dans le domaine de l'audit et du contrôle de gestion afin
d'augmenter la fréquence des contrôles durant le processus et ex post.
- Les codes et les pactes. La Banque pousse les soumissionnaires à des projets
financés par elle à adopter des codes d'éthique intégrant de façon explicite le refus
de la corruption et des procédures de contrôle de leur application.

Les résultats de ces nouvelles procédures sont publiés sur le site web de la Banque.
Quinze allégations de corruption sur des projets de la Banque ont fait l'objet d'une
enquête. Depuis deux ans, 54 projets concernant 22 pays ont été contrôlés par des
audits indépendants. 40 contrats représentant 40 millions de dollars (sur un total de
45 000 contrats annuels) ont été annulés à la suite d'irrégularités. Depuis la mise en
place du comité de sanction (mars 1999), sept PME ont été sanctionnées dont six de
façon définitive. Nous sommes encore clairement dans des mesures symboliques qui
ont peu de chance d'augmenter le coût de la transgression généralisée des règles. Le
fait qu'aucune grande multinationale du BTP n'ait été inquiétée et que les
organisations de Bretton Woods soient impuissantes à s'émanciper des contraintes
locales et diplomatiques, comme en Russie, montre l'ampleur de ce chantier, voire
son manque actuel de crédibilité.

2. Une stratégie anti-corruption pour les pays emprunteurs : la libéralisation

 Le second chantier vise à aider les gouvernements qui le souhaitent dans leurs
efforts contre la corruption. L'aide à la réforme des politiques économiques et
sectorielles est le principal instrument préconisé. La Banque propose un canevas
général20 incluant :
- La déréglementation. Elle réduira les rentes à capter et donc les tentations de
corruption (cf. NEP). Cette proposition s'appuie sur la mise en lumière d'une forte
corrélation entre les distorsions dues aux politiques publiques et la corruption21.
Dans cette logique, des réformes macro-économiques, comme la suppression de
contrôles et l'allocation marchande des ressources rares (crédits, importations,
exportations, change), sont censées avoir un résultat rapide qui ne nécessite pas de
fortes ressources institutionnelles. Si la corruption persiste souvent malgré les
réformes, c'est que celles-ci ne sont pas appliquées jusqu'au bout22. La théorie des
blocages corporatistes de la NEP explique la mauvaise application des PAS, et les
rentiers politico-économiques sont les boucs émissaires.
- Des conseils sur la manière de gérer les politiques de libéralisation en réduisant les
risques de corruption. La Banque insiste pour que ces politiques soient adaptées aux

20
   Cf. Rose-Ackerman, 1998.
21
   World Bank, 1997b, Figure 3.
22
   Kaufman, 1999a et b.
11

capacités institutionnelles et aux ressources financières du pays23. Elle remarque
que, sans capacité institutionnelle, les politiques de libéralisation envisagées, malgré
les meilleures intentions du monde, peuvent conduire à des résultats décevants,
voire même à une augmentation de la corruption. C'est le cas de la privatisation des
infrastructures, qui à long terme devrait permettre d'envisager une réduction de la
corruption, mais qui à court terme a entraîné une explosion des arrangements
corrompus et le maintien de situations de monopole non réglementé. La mise en
place d'une agence de réglementation aurait dû être un préalable à toute politique
de privatisation24. Des risques d'augmentation de la corruption sont aussi apparus
lors de la mise en place des politiques de l'environnement, ou lors des réformes de
la fiscalité visant une augmentation de la pression sur les revenus supérieurs, ou
encore lors de la réduction de la masse salariale dans la fonction publique. La
réduction des salaires des fonctionnaires a eu un effet dévastateur sur les
performances des administrations, entraînant une perte d'employés qualifiés, une
démotivation et une incitation aux revenus illégaux de compensation. La Banque
préconise alors une réduction du nombre de fonctionnaires permettant de maintenir
le niveau des salaires de ceux qui restent25.
Si la stratégie de suppression des programmes publics ne réussit pas, la Banque
préconise des réformes administratives devant permettre la réduction des pouvoirs
discrétionnaires des fonctionnaires et l'augmentation de la pression concurrentielle
qu'ils subissent.

3. Les aides de la Banque à la lutte anti-corruption : une approche institutionnelle
par la gouvernance

A partir du moment où la corruption est un problème systémique, une politique
soutenable implique de prendre en compte la fragilité de l'environnement
institutionnel, les facteurs historiques, politiques et sociaux. Ceux-ci déterminent des
structures d'opportunité et des conséquences propres à chaque pays. C'est donc dans
ce domaine que les analyses institutionnelles marquent le plus les politiques
préconisées à travers le Système d'Intégrité Nationale. Selon la Banque, les dépenses
pour la réforme des institutions ont représenté 23% du total des dépenses et 24 pays
ont demandé une aide dans la lutte anti-corruption. Un canevas général est
proposé26. Il articule les diverses forces sociales dans un dialogue entre les pouvoirs
(le gouvernement et l'administration) et les contre-pouvoirs (la société civile ou les
parlements). L'objectif est d'empêcher toute domination d'une composante par
l'autre. Cette stratégie nécessite des financements de la Banque dans quatre
domaines.

- Les enquêtes de constats. La fourniture de service public de manière efficace implique
la mise en place de réformes administratives adéquates, mais surtout le

23
   World Bank, 1997b.
24
   Kaufmann et Siegelbaum, 1996.
25 Worl Bank, 1997, b.
26
   Langseth, Stapenhurst, Pope. 1997.
12

renforcement des politiques d'évaluation fondées sur les communautés de base, des
enquêtes de diagnostic sur la qualité des services auprès des consommateurs et des
corps d'inspection (présence sectorielle de pots-de-vin, montants, évolutions,
principales victimes). De telles enquêtes ont été menées dans 13 pays et offrent des
preuves quant au coût de la corruption ainsi que des informations sur la perception
des secteurs les plus touchés, permettant le choix des réformes prioritaires27: les
douanes en Guinée Bissau ; le fisc en Lettonie, la justice (Albanie, Guatemala,
Maroc), le système d'adjudication (Bénin, Géorgie, Colombie). Ces administrations
bénéficient de stages de formation, d'évaluations des performances,... En Ouganda28,
malgré un triplement des dépenses publiques dans l'éducation primaire (1991-93), le
niveau de scolarisation stagnait. Une enquête sur 250 écoles a montré que plus de
70% des fonds d'infrastructure étaient détournés par les pouvoirs locaux et que les
nombreux emplois fictifs et les recrutements clientélistes détérioraient la qualité de
l'enseignement. La réforme s'est appuyée sur des licenciements, et une présentation
régulière à la radio des budgets alloués à chaque école. Méthodologiquement, les
réformes proposées s'appuient sur des analyses économiques, de management
public et une conception pro démocratique de la créativité et de l'importance de la
mobilisation de la société civile. Le bilan de la lutte contre la corruption en Ouganda
et en Tanzanie29 permet de saisir quelles sont les principales difficultés rencontrées.
En Ouganda, le Mouvement National de la Résistance est arrivé au pouvoir après
cinq ans de guerre civile dans un pays ravagé par la kleptocratie et a promis de
lutter contre la corruption. La mesure la plus importante a été la création d'un corps
d'inspection aux pouvoirs d'investigation étendus, qui a pu agir concrètement. En
1994, A. Ruzindana, l’ancien inspecteur général, exposait sept cas de corruption
typique pour illustrer que celle-ci, malgré son travail, demeurait importante dans le
pays. La principale raison était l'incapacité de la majorité des procédures judiciaires
à apporter la preuve des allégations. Ce bilan explique que la réforme des
institutions dans une logique préventive est actuellement privilégiée.

- Un nouveau système de management public fonctionnant rationnellement et des
fonctionnaires motivés et responsables du bien-être collectif. Cet objectif peut être
atteint grâce à la concurrence entre les fonctionnaires et entre ceux-ci et le secteur
privé. La professionnalisation des fonctionnaires est une étape indispensable qui
s'appuie sur une sélection et des promotions au mérite et non selon les règles
informelles du patronage et du clientélisme. Il faut aussi une rémunération adéquate
et équitable avec les salaires pratiqués dans le secteur privé30. Les salaires de la
fonction publique de Singapour sont parmi les plus élevés du monde, c'est le prix
que la cité-Etat a accepté de payer pour avoir une administration efficace et non
corrompue. Le gouvernement ougandais, vitrine de la bonne gouvernance en
Afrique, a ,dans cette optique et avec l'appui de la Banque et de l'USAID, entamé une
réforme fondée sur une diminution des postes et une augmentation des salaires.

27
   World Bank, Premnotes, n°7, 1998.
28
   World Bank, Premnotes n°23, 1999.
29
   Langseth, Stapenhurst, 1997.
30
   World Bank, 1997b, Figure 3.
13

L'institutionnalisation de règles formelles précises par des codes d'éthique, un
management financier robuste, des moyens budgétaires pour la formation des
fonctionnaires, des audits surprises, une déclaration des revenus auprès de corps
d'inspection et enfin un équilibre entre le niveau de responsabilité national et local
sont préconisés . L'expérience de la Banque dans ce domaine est que les progrès sont
lents et réversibles si la stratégie n'est pas globale, avant tout parce que de nombreux
obstacles seront dressés par les perdants (cf. NEP).

- Un cadre légal fort et un système judiciaire indépendant (cf. NEI). L'objectif est de clarifier
et de simplifier les lois, les droits et les devoirs et d'augmenter les risques de
détections, de sanctions et le poids de celles-ci en cas de déviance. La Banque a une
expérience dans la réforme du système judiciaire en Amérique latine et en Afrique
qui repose sur la sélection et la promotion des juges, l'amélioration de leur
formation et des moyens de travail à leur disposition, la réforme des procédures
pénales, l'amélioration de l'accès à la justice grâce à la mise en place de petits
tribunaux, le développement de procédures de résolution des litiges plus simples,
moins longues et moins coûteuses. La création d'administrations spécialisées dans
la lutte anti-corruption, le renforcement des corps d'inspection, ou d'ombudsman ont
des effets rapides si des moyens importants leurs sont donnés31. Le Chili et Hong
Kong sont cités en exemple. Ce type d'institution n'est efficace qu'à la condition
qu'elle soit indépendante des intérêts politiques et économiques et qu’elle ne serve
pas des stratégies antidémocratiques.

- Une plus grande transparence et l’édification d'une société civile vigilante protège un pays
de la corruption. Certains aspects de ce quatrième domaine de la lutte anti-
corruption dépassent le mandat légal de la Banque et sont donc épineux. La Banque
veut favoriser la volonté des gouvernements à s'engager dans ce combat32 en leur
démontrant que l'on peut lutter contre la corruption sans se suicider politiquement.
Si la stratégie par le haut ne fonctionne pas parce que les coûts qu'elle impose aux
dirigeants dépassent leurs bénéfices, il faut faire appel à la pression de la société
civile pour renforcer le camp des dirigeants réformistes. La Banque assume que la
corruption ne peut être contrôlée qu'à partir du moment où les citoyens ne la tolèrent
plus. Cela implique à la fois la diffusion de l'information et le renforcement des
associations patronales, professionnelles, des groupes religieux, et des ONG. Dans
le cadre de son mandat, et à la suite de demandes explicitement formulées par les
gouvernements, la Banque a organisé à travers l'Economic Development Institute
(EDI) des ateliers de dialogues sur l'intégrité. Ces séminaires prennent la forme de
forum intégrant des ONG locales et des représentants du gouvernement. La stratégie
du partenariat est proposée comme moyen de transmission de l'information, de
formulation des revendications et comme méthode de résolution des conflits
d'intérêt. La Banque souhaite la constitution de coalitions anti-corruption non
partisanes (modèle de la gouvernance de la NEI). La collaboration entre
l'organisation Transparency International et la Banque est ainsi devenue régulière à

31
     World Bank , Premnotes n°19, 1999.
32
     Klitgaard, 1998 ; World Bank Premnotes n°29.
14

partir d'une convergence de point de vue. Pour la Banque, le secteur privé est le
principal acteur à mobiliser, qu'il s'agisse des firmes multinationales ou locales.

Les premières expériences de réformes institutionnelles (Ouganda, Tanzanie)
montrent déjà que les principaux blocages à la mise en place d'un Système d'Intégrité
Nationale33 sont : a) l'absence de pouvoir des nouveaux dirigeants politiques face à
une administration qui résiste ; b) la faiblesse de l'engagement des nouveaux
dirigeants et le manque de crédibilité des poursuites engagées contre les membres
des puissants réseaux de corruption ; c) des promesses irréalistes de résultats
rapides qui décevront les attentes ; d) des réformes en patchwork et non cordonnées
qui risquent toujours de réduire la corruption dans un domaine, mais de
l'augmenter ailleurs ; e) des réformes qui s'appuient trop sur la répression et
risquent de favoriser les abus et les règlements de comptes dans un système
judiciaire brutal et qui, par ailleurs, manque de moyens d'enquête pour trouver les
preuves indispensables ; f) des réformes qui ne s'attaquent qu'à des cas marginaux
ou à la petite corruption, laissant intacts les grands réseaux puissants, donnant une
impression d'injustice ; g) un processus de réformes opérant en chambre close sans
participation de l'ensemble des acteurs concernés (syndicats de la fonction publique,
organisations patronales, ONG), qu'ils soient les gagnants ou les perdants de la
réduction de la corruption.

 III / Une première évaluation de la faisabilité des réformes anti-corruption

La stratégie anti-corruption de la Banque mondiale ne se différencie pas des PAS
des années 90 : libéralisation et gouvernance. Trois constats incitent alors à se poser
la question de la crédibilité et de la faisabilité des réformes anti-corruption. La
Banque s’avère incapable de faire pression sur les gouvernements par des clauses de
conditionnalité ou de contrôler effectivement l'application des réformes en
s'émancipant des contraintes locales et diplomatiques34. L'espoir mis dans la
libéralisation sous-estime les effets complexes de celle-ci dans un environnement
de fortes défaillances des marchés et de l'Etat. L'amélioration de la gouvernance
risque de ne pas être adaptée à la résolution de conflits globaux dans les structures
sociales fortement inégalitaires. Cette section ne traite que des deuxième et
troisième constats, le premier étant largement partagé à la suite des scandales
concernant l'aide internationale à la Russie.

1. La libéralisation et ses logiques économiques et politiques

La stratégie anti-corruption de la Banque mondiale sous-estime, dans son versant
libéralisation, les conflits distributifs qu'elle implique et l'incapacité des agents à se
faire une idée réelle des gains qu'ils peuvent espérer à long terme et des
compensations qu'ils peuvent attendre à court terme pour supporter les coûts. Les
33
     Langseth, Stapenhurst, 1997.
34
     Hibou, 1998.
15

PAS des années 80 leur ont plutôt appris qu'il n'existe pas de compensation effective,
que la destruction des politiques sociales menées par l'Etat ne permet pas
d'atténuer le choc de la transition, et que "les PAS ne passent pas", c'est-à-dire que
leur bilan étant mitigé, les dispositifs d'austérité budgétaire ne sont pas levés. Pour
prendre un exemple, les propositions anti-corruption de simplification des impôts
avec la mise en place de taux unique semble non seulement irréaliste, mais
contradictoire avec la recherche d'une redistribution en faveur des couches les plus
défavorisées.    De même, la réforme de l'administration s'appuie sur               des
licenciements massifs qui augmentent le chômage tant que la création hypothétique
d'emplois dans le secteur privé n'a pas lieu. Elle risque d'éroder le pouvoir d'achat
de la petite bourgeoisie urbaine, de précipiter les troubles sociaux et d'être
contradictoire avec la recherche d'une stabilité politique censée favoriser les
investissements productifs de long terme. Dans un univers aussi incertain, les futurs
gagnants aux réformes n'offriront pas de compensations aux perdants actuels, et cela
d'autant moins que les phénomènes de négociation mobilisent des acteurs inégaux.
Les négociations secrètes entre les membres de l'élite et des fractions cooptées sont
alors souvent préférées. Les processus de privatisation en offrent un exemple.

L'économie politique de la privatisation montre que, dans les PED, le processus
déclenche plus souvent une lutte factionnelle qu'une avancée vers un modèle plus
concurrentiel. Le processus ne réduit pas le poids du pouvoir discrétionnaire des
acteurs politiques et n'augmente pas l'autonomie des acteurs privés dès lors qu'il
emprunte des formes multiples de collusions occultes. Celles-ci sont fonctionnelles
pour les deux partis qui échangent les ressources qui leurs sont nécessaires. Le
secteur privé national, dans sa dynamique d'accumulation primitive du capital, a
ainsi accès au monopole et au contournement des réglementations, alors que les
acteurs politiques ont accès aux ressources financières indispensables à leur
enrichissement et à l'entretien de leurs réseaux de clientèle. Dans un contexte de
réduction des rentes mercantilistes (exportations primaires ou protectionnisme
industriel), la privatisation devient la source essentielle de financement de la vie
politique. Les investissements directs des firmes multinationales participent de
même aux réseaux politiques en permettant la création de joint-ventures avec des
participations politiques occultes. La réussite ou l'échec de la transition vers un
secteur privé concurrentiel renvoie aux types de relations qui existaient
historiquement entre les acteurs politiques et économiques, c'est-à-dire à la nature
des biens qu'ils échangeaient et à l'organisation de ces échanges.
Une analyse positive montre comment les privatisations ont renforcé les alliances
officielles (réseaux légaux) et les compromis officieux. Les réseaux politico-
économiques occultes organisent les échanges (légaux et illégaux) de ressources
diverses, leurs compensations monétaires et non monétaires respectives sur le long
terme et la garantie de l'application des contrats informels et clandestins. Il se forme
alors à la Banque mondiale un discours économique plus ou moins réel sur la
privatisation comme avancée vers l'amélioration de la concurrence et une réalité
cachée, mais connue de tous (y compris de la Banque), sur la dimension politique du
phénomène. Les privatisations débouchent sur le renforcement des nouveaux
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