La cuisine du bonheur1 Guy LESOEURS

 
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La cuisine du bonheur1 Guy LESOEURS
© aiep – 23 février 2006 – www.clinique-transculturelle.org

                                                        La cuisine du bonheur1

                                                                    Guy LESOEURS*

                                                             « L’âme est dans le processus, pas dans le contenu.
                                                                           Mais il est aussi une autre nécessité,
                                                         pour se métisser il faut être sûr de soi et ainsi pouvoir
                                                                 mettre dans la corbeille quelque chose de soi »
                                                                                                    (Moro, 2004)

Ceci n’est pas à proprement parler un compte-rendu mais plutôt une corbeille d’impressions
glanées au cours de cette journée de moisson de mets flatteurs pour les papilles neuronales…
Que les orateurs ne prennent pas ombrage de mes interprétations personnelles et excusent
leur impertinence éventuelle !
Dans la salle, un public connaisseur, de goûteurs de mots. Des orateurs en (s)cène et les
phrases se déplient comme des serviettes juste ce qu’il faut empesées, souples et douces
autant à l’oreille qu’au palais.
Marie Rose Moro ouvre le colloque. Métissage des ingrédients. Culture par nature, recherche
d’alliances et de liens. Le goût ou la couleur ?
A la hauteur ! pense le maître cuisinier. Ce parterre intellectuel, comment l’accommoder avec
des mots, si loin de mon piano ?
L’esprit vagabonde sur le plateau où souffle la burle, au milieu du brouhaha de Rungis ou bien
encore dans le calme boudoir de l’analyste. Ce sont des alchimistes et des fomenteurs de
rêve. Nous recevons le mot simple, le recherché, le rare et le fleuri qui s’assemblent sous la
houlette de la voix chaleureuse en un bouquet de saveurs pénétrant jusqu’au cœur.
Se re-cueillir devant la pomme vieille, aussi bien celle de terre que d’arbre, à parer pour la
remercier d’avoir tant frissonné les matins de gelée qu’elle en est toute ridée. Métaphore de
la cuisine venue à point pour expliquer l’indéfinissable légitimité de l’âtre … (pour paraphraser
un air connu).
Au milieu de la fine flore réunie au Sénat, on se prend à imaginer la sage rondeur des maîtres
cuisiniers face aux cliniciens et aux anthropologues truffiers de rêves et d’intentions et l’on a
soudain peur que la rencontre tourne court. Or, se produit très vite le moment où bascule
l’incertitude. Le temps dans la salle grande devient électrique comme un nuage sur l’Aubrac :

*
   Auteur, diplômé de psychiatrie transculturelle, d’anthropologie médicale, membre de l’Association Internationale
d’Ethnopsychanalyse, président de SOCRAMED (Société de Recherches en Anthropologie Médicale et Développement durable)
71, bld de Lattre de Tassigny, 92150 Suresnes. cerveauxsfi@wanadoo.fr
1
  A propos du colloque : La cuisine, le clinicien, l’anthropologue. De la culture aux soins, 3ème Colloque de la Revue L’autre, Cliniques,
Cultures et Sociétés Samedi 4 décembre 2004, Palais du Luxembourg, Paris.

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les bons mots, les concepts vacillent quelque peu. Il y a des étirements et des recalages dans
les fauteuils, comme pour se préparer à déguster l’improbable mixture qu’une magicienne du
verbe et de la trans-culture a patiemment concoctée dans son chaudron chantant.
Lors, on sent vibrer puis s’arrondir, s’ourler des expressions. Issus de champs séparés, les
sillons de signifiés s’unissent en un maelström ressemblant à l’aligot d’Auvergne.
Complémentarité, décentrage, objet, lien, tous les mots d’analyste s’installent dans leur sens
commun, compris de tous. Christian Lachal est à son aise. Il savoure la salle autant que Guy
Savoy. On parle bien sûr du cru et du cuit avec Jane Cobbi et des confitures de Tante
Augustine de Paulette Letartre et il est question du bon, du mauvais, de la saveur et de la
transmission. Les paysages d’Aveyron défilent sur l’écran, un peu trop récurrents sans doute.
Guy Savoy, à propos du plaisir, ravit. Michel Bras, d’un voyage au Japon rapporte un bol
simplissime et c’est merveille. Giordana Charuty nous emporte en Vénétie dans la tête d’un
médium apprenti cuisinier. Lisa Ouss-Ryngaert met de la harissa sur les blinis pour nous faire
lâcher prise, et puis avec un zeste de doute, elle a l’art d’accommoder les restes de récits en
un tissage de goûts variés avec tous les trous, les manques et jusqu’aux couleurs qui jurent
dans le dispositif et c’est tant mieux.
Intermède. Marie-Claude Mahias nous transporte en Inde au milieu des ascètes jaïns qui se
font nourrir par les laïcs.
Les métaphores vont bon train, expliquant, compliquant, répliquant sans s’appliquer… mais nous
sommes encore en cène. Continuez, pas d’économie du verbe. Partageons.

La cuisine objectale

Jean Baptiste Loubeyre suggère qu’il nous faut « nourrir nos passions » pour (bien) vivre,
alors que dans la boulimie et l’anorexie, la nourriture perd tout son sens : indifférenciée, non
désirée elle ne (se) construit pas. Le cuisinier, en proposant un objet total remplirait le vide
et lutterait contre l’indifférence, pour structurer le temps, l’espace et les relations. Le
cuisinier incorporerait des qualités symboliques et des liens qui apaisent la faim.
La cuisine de la clinique permet aussi de construire l’objet dans des dimensions comparables à
celles qu’il prend pour le psychisme. Mais, alors que le cuisinier agit sur lui, le transforme,
l’analyste laisse advenir le retour à l’objet et le jeu avec le rêve devenu métaphore. Quand
l’analysant annonce : « je me fais la cuisine » cela signifierait qu’il accepte de transformer les
choses et qu’il se prend (enfin) en main ?

Aimer manger le monde

Pascale Pynson présente Guy Savoy qui se définit artisan. Guy parle de cuisine-magie, de
révélation et de non dissimulation. Le plat se révèle si l’on aime le monde et mieux si l’on aime
manger le monde. La saveur amène la dégustation d’une image : celle d’un cheval galopant sur
une plage normande avec, en fond de mer, un bateau. Le mets se situe à l’interstice entre
deux rêves : celui du cuisinier et celui du convive. C’est une magie de connivence.
Comme l’analyste, le cuisinier est le garant du cadre dans lequel la liberté va s’inscrire.
L’assiette est (souvent) construite et servie avec les souvenirs d’enfance : réminiscence de la
tarte aux fraises, de la langue de chat et du renard dans le poulailler, image du père qui
prépare le petit déjeuner. Ici ou là, l’analyse et la cuisine offrent leur scansion et leur
ponctuation. C’est toujours le même enfant qui, devenu barbu, soulève le couvercle et va au
dedans du plat qui mijote. Guy Savoy fait naître, au passage, un intéressant néologisme :

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papillothérapie (j’ai pensé papy-o-thérapie !) car tout doit être juste, dompté, ajusté avec des
principes tous actifs, produits, ingrédients et fumets.
La vérité du mets s’inscrit en prise directe avec les artisans de la mer ou de la terre. Guy
Savoy qui tient à l’objet dans son jus prend l’exemple de l’huître en nage. Pour faire profiter
pleinement du goût de l’eau de mer contenue dans la coquille, il faut la fixer en gelée de
manière à amplifier la longueur du plaisir.
Complémentarité nécessaire : le cuisinier doit tout faire pour que le convive soit heureux et
que le cadre où s’exerce la magie soit plaisant.
Marie Rose Moro reprend l’importance de cette transformation, de cette volonté d’être dans
le concret en permanence, qui fait goûter constamment ce que l’on fait, pour partager la
sensation. Elle insiste sur la noblesse et l’éthique du décentrage pour imaginer la
représentation de la saveur chez l’autre sans la dévoiler sous peine de contresens.

La clinique du manger

Hélène Asensi et Jacques Béraud présentent Michel Bras en « clinicien du manger » qui soigne
le convive afin de lui laisser une empreinte particulière. Michel Bras s’accapare les choses, les
incorpore et les met au service du rêve et de sa propre créativité, ravi, lui aussi.
L’architecture du lieu participe au plaisir de l’assiette pour cet artisan du bonheur au cœur
des racines de son pays rude et pour ce grand voyageur qui sait métisser les couleurs du
monde avec celles de son plateau.
Le parler de Michel Bras est fin et doux comme un ruisseau. Attachés à la valeur du don et de
la transmission, les mots s’agitent et se rattrapent. Le coup de fouet jouxte le coup de feu et
écrit sa cuisine, que Michel affirme médiée par le rien et l’impalpable, comme d’inspiration
zen, une sorte de « vide médian » cher à François Cheung (2004).
En restaurant la dominance de l’idée sur le geste, Michel Bras avoue faire passer à travers le
matériau l’ancrage d’une tension et en tisser des correspondances pour étonner gravement. Sa
cuisine contient la texture du lien, le fortuit de la rencontre et l’instant. C’est sans doute cela
le bonheur. La cuisine plaisir et issue du rêve éveillé exprimée par Guy Savoy s’élabore avec
Michel Bras, dans l’émerveillement. Ravissement mutuel du cuisinier et du convive quand
l’effet travaillé de la pâte la fait s’éclater de crème dans les doigts en un rayonnement
tactile. Et c’est ainsi, par touches et provocations, qu’est assurée semblablement la
transmission du père à son fils, médiée par le regard de la mère.
Nouvel Adam à la recherche de la pomme perdue, marchand de rêve, Michel Bras nous invite à
sa table sacralisée par la magie des émotions. Il nous incite à relire sa poésie par le menu en
s’attachant aux mots qui nomment les choses avant que de lire l’assiette avec nos saveurs re-
suscitées.

La matelote plaît-elle encore ?…

Tout à coup, Jacques Lombard nous offre un florilège de mots puissants qui réalisent en nous
un véritable trempage culturel d’abord à Madagascar, puis dans la Mer houleuse d’Iroise et
enfin le long des senteurs de Provence. Comment rendre compte ? Il faudra lire son texte
magnifique qui réveille notre sensibilité.
Jacques Lombard rappelle que l’ethnologue se trouve souvent devant des problématiques
pratiques dont l’une des questions est « Que faire quand la cuisine de l’autre ne nous plaît

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pas ? ». La question ne serait elle pas plutôt d’aller chercher du côté des gens dont on n’aime
pas la cuisine ?
Christian Lachal nous parle d’abord de la clinique du sujet « chose complexe fragile dont il est
difficile de parler et sans laquelle on ne peut pas parler ».
Le clinicien doit calibrer son empathie afin de prendre l’autre avec lui et en lui sans le
dévorer. Un cadre et des recettes. L’analyste porte un cadre intériorisé pour étayer les gens
dont le leur (leurre ?) est détruit et pour permettre l’accès au transfert. Le cuisinier met en
place des processus physico-chimiques pour produire un objet de désir et de plaisir. Comme en
cuisine, l’analyse remet chaque séance en question. Cette remise à zéro du conteur fait que
l’analysant apprend de lui-même, « en se mettant à table » à la fois convive de son destin et
mets.
Jane Cobbi appelle l’analogie entre le couteau du cuisinier, celui du boucher et celui du
sacrifice. Les japonais aiment manger frais et vivant pour l’énergie. Les prescriptions
alimentaires positives en religion shintoïste incitent à manger des aliments crus. Les œufs de
toute sorte sont consommés à cause du potentiel de vie qu’ils représentent.
Marie Rose Moro présente une vignette clinique sur la transmission mère-fille par la cuisine et
ouvre la discussion finale avec l’aide de Paulette Letartre.

Rendre l’éphémère inoubliable

Le propos de ce colloque très original m’a fait penser à Descartes et à son célèbre morceau de
cire. A peine retiré de la ruche, le pain de cire garde la douceur du miel et retient encore
quelque chose de l’odeur des fleurs butinées par les abeilles. Qu’on l’approche du feu et ce qui
reste de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change et sa figure se perd.
La cire humaine aussi garde la douceur et l’odeur de l’enfance, puis se façonne au feu de la vie.
C’est sans doute l’art du clinicien de la laisser prendre forme et d’en conserver l’intégralité,
émotions comprises et sublimées. C’est sans doute l’art du cuisinier, qui tout en cuisant et en
parant, permet de garder l’esprit de la matière vivant par ce que la nature a conçu.
La cuisine et la clinique partent du cœur, c'est-à-dire du premier sens. Celui de l’amour des
êtres et du ressenti des choses et des événements.
« Rendre l’éphémère inoubliable » (Michel Bras) est aussi notre quête de sens et de mémoire.
Le palais, régal ou royal ! Festin, destin, les mots aussi se dégustent. Le cuisinier tient table
ouverte et se dévoile dans son apparat. Les fleurs de l’entrée ne sont pas anodines et le
sourire efface l’heure de slalom entre les voitures Porte Maillot un samedi soir ou sur la route
à lacets serrés d’une terre tant ventée et vantée. C’est alors que le menu déposé dans les
mains orantes du convive et qu’un amuse-bouche odorant et bien décrit annoncent un grand
moment de poésie intime et de partage.

                                       BIBLIOGRAPHIE

Charuty G. L’art du consommé, le moment culinaire dans la formation des médiums. L’autre,
Cliniques, Cultures et Sociétés 2004 ; 5(3) « La cuisine, le clinicien, l’anthropologue » : 359-
66.

Cheng F. Le livre du vide médian. Paris : Albin Michel ; 2004.

                                                                                               4
© aiep – 23 février 2006 – www.clinique-transculturelle.org

Cobbi J. Le frais, le cru et le vivant. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2004 ; 5(3) « La
cuisine, le clinicien, l’anthropologue » : 367-74.

Lesoeurs G. Bonbons, caramels… les gros et maigres au cinéma. AMIPS-info, bulletin n°70, 4 T
2004 et 1 T 2005 : 130-139.

Loubeyre JB. Cuisiner l’objet. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2004 ; 5(3) « La cuisine,
le clinicien, l’anthropologue » : 375-9.

Moro MR. La cuisine, l’art de l’illusion. Editorial. L’autre, Cliniques, Cultures et Sociétés 2004 ;
5(3) « La cuisine, le clinicien, l’anthropologue » : 341-4.

                                             RESUME

La cuisine du bonheur
Ce colloque original en alliant cuisine, anthropologie et psychanalyse a permis aux objets du
désir et du plaisir de se conjuguer avec créativité dans les trois univers. Les métaphores ont
richement mélangé les saveurs et couleurs des cultures métissées.
Mots-clés : Cuisinier, Psychanalyste, Anthropologue, Lien, Objet, Métissage, Cultures.

                                           ABSTRACT

The cooking of happiness
This unusual seminar linked cooking, anthropology, psychoanalysis allowing the objects of
desire and pleasure to happen in their universes with creativity. Metaphors higlight the
weawing of cross-breeding savours and colours.
Key words : Cook, Psychoanalyst, Anthropologist, Object, Creativity, Cross-breeding.

                                            RESUMEN

La cocina de felicidad
Este coloquio hacer el vínculo entre cocina, antropólogia y psicoanalisis. Son cargadas de
sentido las metáforas cuando los sabores y los colores de culturas se mezclan.
Palabras claves : Vinculo, Cocina, Antropologia, Psicoanalisis, Creatividad, Métaforas,
Culturas.

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