La métaphore familiale appliquée aux entreprises organisées en groupes de sociétés - EDP Sciences

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La métaphore familiale appliquée aux entreprises organisées en groupes de sociétés - EDP Sciences
DOSSIER
HUGUES BOUTHINON-DUMAS
ESSEC Business School

       La métaphore familiale
       appliquée aux
       entreprises organisées
       en groupes de sociétés
       Cet article explore une métaphore courante : le fait de désigner
       une société qui en contrôle une autre comme une société
       « mère », celle qui est contrôlée comme sa « fille » et ainsi de
       penser leurs relations selon le modèle de la parenté, ce qui
       conduit à traiter l’ensemble des entités constituant un groupe de
       sociétés comme une « famille ». Cette métaphore n’est en
       l’occurrence pas simplement un moyen commode de parler des
       groupes de sociétés, mais plus fondamentalement un concept
       essentiel pour assurer l’intelligibilité, la coordination et le bon
       fonctionnement d’un type d’organisation particulièrement
       sophistiqué par rapport à une entreprise intégrée ou à des
       entreprises totalement indépendantes et liées entre elles par
       des relations de marché.

                                              DOI: 10.3166/rfg.2021.00588 © 2022 Lavoisier
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D
           ire qu’une société qui détient la                      d’autres organisations qui essaiment ou qui
           majorité du capital d’une autre                        ont des relations d’appartenance à une
           société est une « société mère »                       famille d’organisations tout en ménageant
et que la société contrôlée est une « filiale »                    l’autonomie de chacune. On parle ainsi
est si évident que l’on perd de vue qu’il                         d’associations mères/filles, d’églises mères/
s’agit en réalité d’une métaphore. En                             filles (issues des actions missionnaires), de
l’occurrence, on utilise une métaphore                            loges maçonniques mères/filles, d’un club
familiale (mère/fille) pour désigner les                           de foot maison mère par rapport à un club
entités constituant un groupe de sociétés1.                       filiale, etc. Mais c’est certainement dans le
C’est sans doute l’une des métaphores les                         domaine des groupes de sociétés (notam-
plus utilisées en gestion, aussi bien par                         ment des sociétés par actions) que cette
les praticiens que par les chercheurs                             image est la plus établie, de sorte que le
(Montmorillon, 1986). Cette métaphore                             caractère proprement métaphorique tend
peut servir à la fois de concept théorique                        paradoxalement à être imperceptible.
pour analyser les pratiques de gestion et                         Cette métaphore joue ainsi un rôle fonda-
d’instrument cognitif employé par les                             mental pour rendre compte d’une forme
praticiens pour désigner l’objet de leurs                         d’organisation des entreprises très répandue
pratiques (Cornelissen et al., 2008). La                          (elle paraît assez universelle) et néanmoins
fréquence de l’usage de cette métaphore                           spécifique. L’organisation de l’entreprise en
s’explique par le fait qu’il est en réalité très                  groupe de sociétés est une forme très
difficile de désigner les entités d’un groupe                      particulière de structuration multi-division-
de sociétés autrement qu’en s’appuyant sur                        nelle en business units (BU). Les différentes
cette image, tout comme il est très difficile                      sociétés sont dotées d’une autonomie
de désigner les « ailes » d’un avion                              juridique, mais elles sont reliées à la
autrement qu’en utilisant cette métaphore                         structure globale de l’entreprise par des
animalière. Cette métaphore étant passée                          relations capitalistiques qui en font des
dans le langage courant, elle constitue donc                      entités contrôlées.
une catachrèse.                                                   Les groupes de sociétés sont très courants en
Cette métaphore est ancienne puisqu’elle                          pratique2, mais cette organisation n’en
trouve son origine dans l’organisation des                        demeure pas moins délicate à saisir.
abbayes du Moyen Âge, en particulier                              Comment une société peut-elle être à la
cisterciennes (Mahn, 1945). Elle a aussi                          fois autonome et dépendante d’une autre
un champ d’application relativement large                         société, agir pour elle-même et agir en tant
puisqu’on l’utilise non seulement pour                            que partie d’un ensemble ? Les groupes de
décrire les relations entre les sociétés mères                    sociétés reposent sur un énigmatique « en
et les sociétés filiales, mais aussi dans le cas                   même temps » qui ne renvoie pas à une

1. Dans le cadre de cette étude, nous n’évoquons pas l’utilisation d’une autre métaphore familiale, à savoir celle du
« mariage » et des « fiançailles », pour désigner le rapprochement entre deux entreprises. Il s’agit de deux métaphores
différentes et elles sont relativement incompatibles en pratique, puisque la fusion de deux entreprises met fin à une
éventuelle relation de contrôle de la mère sur la fille. En droit des sociétés, le mariage n’est pas le préalable à la parenté,
mais à une organisation alternative.
2. Cf. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3285206. Les groupes sont même de plus en plus nombreux en France :
1 306 en 1980, 6 882 en 1995, 31 000 en 2004 (Coulomb, 2007, p. 20).
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hybridité, c’est-à-dire à la cohabitation de        organisation peut présenter des avantages
caractères rattachés à des natures différen-        par rapport au marché, mais ne peut pas
tes, mais plutôt à une contradiction entre des      pour autant atteindre une taille infinie
principes opposés, qui se combinent de              (Arrow, 1974). Les chercheurs en sciences
manière problématique (Hannoun, 1991).              de gestion et en théorie des organisations
Le premier objectif de cet article est de faire     ont souligné la variété des arrangements
apparaître que l’usage de termes empruntés          institutionnels ou organisationnels suscepti-
au champ lexical de la famille pour désigner        bles de permettre à une entreprise de croître
les composantes d’un groupe constitue à             sans devenir ingouvernable et inefficace
proprement parler une métaphore (partie 2),         (Thiétart et Marmonier, 1996).
puis de souligner que c’est cette métaphore         Il existe ainsi de multiples formes d’orga-
spécifique qui a été consacrée par l’usage           nisation des entreprises. Les groupes de
(partie 3), avant d’explorer sa signification        sociétés constituent une de ces formes
(partie 4) et ses implications (partie 5). Au       d’organisation (Bathel et Leibeskind,
préalable, pour prendre la mesure du rôle           1998). Le groupe de sociétés est caractérisé
essentiel que joue la métaphore familiale           par une structure juridique particulière, mais
pour saisir les rapports intra-groupe, il est       la forme juridique n’est que l’instrument
nécessaire de situer les groupes de                 d’une stratégie managériale déterminée par
sociétés parmi les formes d’organisation            une dynamique de croissance et par une
des entreprises et de souligner la spécificité       recherche d’efficience organisationnelle
de ce type d’agencement organisationnel             (Montmorillon, 1986). Cette forme d’orga-
(partie 1).                                         nisation des relations économiques se situe
                                                    donc, sur le continuum qui va de l’entreprise
                                                    intégrée au marché décentralisé, parmi les
I – LA SPÉCIFICITÉ DE
                                                    structures intermédiaires, plutôt du côté de
L’ORGANISATION DES
                                                    l’entreprise intégrée. Le degré d’intégration
ENTREPRISES EN GROUPES
                                                    est en effet plus fort que celui des réseaux
DE SOCIÉTÉS
                                                    d’entreprises indépendantes. Les réseaux,
Un groupe est une entreprise qui est                en effet, ne sont pas coordonnés par un
composée de plusieurs entités ayant une             centre de décision (comme la société mère)
existence propre, mais qui sont liées entre         mais gouvernés par des mécanismes de
elles par une relation de dépendance à              coordination qui sont notamment contrac-
l’égard d’une société qui les contrôle de           tuels. Les réseaux inter-firmes peuvent
manière directe ou indirecte.                       déboucher sur la constitution de groupes
Les sciences de gestion cherchent notam-            lorsque les ensembles constitués d’entités se
ment à comprendre comment il est possible           structurent de façon hiérarchique par le biais
à une organisation de se structurer de façon        de prises de contrôle (Grandori et Soda,
efficace pour neutraliser le mieux possible          1995).
les coûts de transaction et les coûts               En tant que forme d’organisation écono-
d’organisation (Williamson, 1995). Ceux-            mique intermédiaire entre l’entreprise inté-
ci ont été mis en évidence par les                  grée et le marché, le groupe de sociétés
économistes pour expliquer pourquoi une             repose sur une coordination par les règles et,
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dans une moindre mesure, par une coor-            indéterminées en raison des degrés de
dination par les prix, lesquels sont alors        liberté laissés par leur statut juridique
imparfaitement déterminés par le marché           d’entités contrôlées mais relativement
(les prix de transfert notamment). La             autonomes. Les groupes sont traversés
métaphore des liens de parenté entre les          par des tendances contradictoires à la
sociétés d’un groupe constitue un modèle          centralisation et à la décentralisation
normatif de comportement qui joue un rôle         (Foudriat, 2011). Il faut conjecturer que
en tant que dispositif de coordination            cette organisation présente des avantages
complémentaire des autres modes de coor-          qui justifient cette complexité et compen-
dination des acteurs (règles, prix, etc.), pour   sent cette tension problématique qui pour-
assurer le fonctionnement de cet agence-          rait rendre ces organisations instables. De
ment singulier. La métaphore constitue ainsi      fait, un certain nombre de groupes
un type original de « convention » suscep-        de sociétés ne résistent pas aux forces
tible de faciliter le fonctionnement de           centripètes (les entités relativement auto-
l’entreprise au sens de l’économie des            nomes sont en quelque sorte réintégrées,
conventions (Ughetto, 2000 ; Rebérioux,           comme dans le cas d’Elf par rapport au
2006) (figure 1).                                  groupe Total) ou aux forces centrifuges
La question de la contribution de la              (qui débouchent sur une fragmentation du
métaphore au fonctionnement des groupes           groupe en plusieurs entreprises, à l’image
de sociétés est importante parce que cette        de Vivendi-Veolia). Mais ces évolutions
forme d’organisation des entreprises              sont loin d’être systématiques ni même
représente un défi du point de vue de la           fréquentes. Nous voudrions accréditer
coordination. Les groupes de sociétés sont        l’hypothèse que l’image et le modèle de
en effet des structures forcément plus            la famille sous-jacents aux concepts de
complexes que les entreprises adossées à          sociétés mères et filiales contribuent à
une unique structure juridique. Les rela-         rendre pensables et praticables les groupes
tions entre les entités sont relativement         de sociétés.

Figure 1 – Le groupe de sociétés parmi les formes d’organisation des relations économiques
La métaphore familiale appliquée aux groupes de sociétés                81

II – LA STRUCTURE                                              exemple en cas de participations croisées ou
MÉTAPHORIQUE DE LA                                             de participations circulaires. Dans ces cas, il
REPRÉSENTATION FAMILIALE                                       n’y a ni mère, ni filles. La société qui détient
DES GROUPES DE SOCIÉTÉS                                        le contrôle d’une autre société, générale-
                                                               ment à travers la détention de la majorité de
L’utilisation des concepts de sociétés mères                   son capital social, est la société « mère »
et de sociétés filles pour désigner les                         tandis que la société ainsi contrôlée est la
composantes des groupes de sociétés révèle                     société « fille » ou « filiale »3. Notons qu’il
l’existence d’une véritable métaphore en                       existe d’autres techniques pour avoir le
gestion. La présente partie vise à montrer                     contrôle d’une société comme les droits de
que la caractérisation des groupes de                          vote doubles, des conventions de vote ou
sociétés comme ensembles constitués par                        des formes sociétaires particulières comme
une société mère qui contrôle une ou                           les commandites. La société mère peut ne
plusieurs sociétés filles opère un déplace-                     pas avoir d’autre activité que de prendre des
ment des concepts originellement forgés                        participations dans le capital d’autres
dans le champ familial pour décrire adé-                       sociétés et on parle alors de société
quatement les relations entre sociétés liées                   « holding ». L’existence d’un groupe de
entre elles par des rapports capitalistiques                   sociétés repose donc sur deux conditions de
conférant le contrôle de l’une sur les autres.                 nature juridique et vérifiées en droit français
Quand peut-on peut parler d’un groupe de                       comme dans la plupart des autres systèmes
sociétés comme d’une famille ?                                 juridiques : premièrement, une personne
Pour qu’il y ait un groupe de sociétés, il faut                morale et notamment une société peut être
logiquement qu’il y ait plusieurs sociétés,                    associée ou actionnaire d’une autre société4,
qu’elles soient liées entre elles par un lien                  deuxièmement, la détention de la majorité
qui assure leur commune appartenance à cet                     du capital social d’une société confère
ensemble et que l’ensemble ait une exi-                        à la première le contrôle de la seconde
stence en tant que tel.                                        (cf. art. L. 233-3 du code du commerce,
Lorsque ce lien est de nature capitalistique                   « considérant » 31 et art. 22 de la directive
et confère à l’une des sociétés le contrôle                    européenne.
direct ou indirect sur les autres sociétés, on                 Une entreprise n’est jamais d’emblée
peut appliquer la métaphore de la famille.                     organisée en groupe de sociétés. Il y a
En revanche, un groupe de sociétés ne                          toujours un processus de constitution d’un
constitue pas une famille lorsque les                          groupe de sociétés. La « famille » peut se
sociétés sont capitalistiquement liées sans                    former de deux manières principalement :
que l’une d’elle ne contrôle les autres, par                   soit la société constitue une filiale à partir de

3. Le code de commerce donne une définition « légale » de la « filiale » : « Lorsqu’une société possède plus de la
moitié du capital d’une autre société, la seconde est considérée, pour l’application du présent chapitre [consacré aux
« filiales, participations et sociétés contrôlées »], comme filiale de la première » (art. L. 233-1 du code de commerce).
L’expression de « société mère » est par ailleurs couramment utilisée dans la jurisprudence et dans la doctrine, ainsi
que dans des textes particuliers (ex. art. 145 du code général des impôts).
4. La capacité des personnes morales dans ce domaine n’est restreinte que pour les collectivités territoriales
(autorisation préalable du Conseil d’État, création de sociétés d’économie mixte, sociétés ayant pour objet
l’exploitation d’un service public local, etc.).
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ses propres actifs et activités, le cas échéant                 biologique et la filiation juridique (à travers
déjà succursalisés, soit elle acquiert le                       l’adoption par exemple). Il y a une grande
contrôle d’une société existante. Dans le                       variabilité dans le temps et dans l’espace des
premier cas, il y a constitution d’un groupe                    systèmes de parenté et des écarts autorisés,
par filialisation qui est une forme d’engen-                     favorisés ou proscrits entre parenté biolo-
drement ; dans le second cas, il y a                            gique et parenté sociojuridique que souli-
affiliation de la société originellement                         gnent les historiens et les ethnologues.
extérieure à la famille, ce qui apparente                       3) Le plan des relations capitalistiques entre
l’opération à une adoption.                                     les personnes dotées de la personnalité
Il y a un rapport métaphorique5 entre les                       juridique. Une personne, y compris une
relations familiales (lien de parenté entre                     personne morale, peut être propriétaire
une mère et sa ou ses filles) et l’organisation                  d’actions émises par une société. Cette
d’un groupe de sociétés (lien entre la société                  relation est de prime abord de nature
contrôlaire et la ou les sociétés contrôlées).                  patrimoniale – elle est de l’ordre de l’avoir
Il convient de préciser que la métaphore repose                 – mais dans le cas où cette participation
sur une mise en relation de plans ayant des                     donne à l’actionnaire la majorité en
degrés de réalité ou des natures différents. On                 assemblée générale ordinaire, la relation
doit ainsi distinguer quatre plans :                            patrimoniale se double d’une relation inter-
1) Le plan « naturel » des relations biolo-                     personnelle : la personne qui détient la
giques entre les êtres humains. Il y a                          majorité du capital de la société en devient la
« filiation » biologique lorsqu’une per-                         contrôlaire. Cette situation de fait est
sonne possède en partie le patrimoine                           d’ailleurs spécifiquement reconnue par le
génétique d’une autre personne (le géniteur                     droit comme on l’a noté.
ou la génitrice). Généralement, le terme de                     4) Le plan des relations « familiales »
filiation n’est pas utilisé, en tout cas pas                     projetées dans le système des relations
sans un qualificatif (« naturelle », « biolo-                    capitalistiques entre les personnes morales,
gique », etc.), de manière à réserver la                        qui conduit à parler des sociétés mères et
filiation tout court et le champ lexical de la                   fille(s) par analogie avec les relations de
parenté aux relations reconnues socialement                     parenté reconnues en « droit de la famille »,
ou juridiquement.                                               lequel ne concerne à strictement parler que
2) Le plan des relations familiales entre les                   les personnes physiques (figure 2).
êtres humains déterminées par les normes                        Il faut noter que seule une partie du référent
juridiques et sociales applicables à la                         ou phore (la famille juridique entre les
famille6. Les relations de parenté sont                         personnes physiques) est exploitée dans la
déterminées par des règles qui peuvent                          construction métaphorique du thème (les
créer un décalage entre la filiation                             relations entre sociétés mère et filles).

5. Selon Dumarsais dans son Traité des Tropes (Dumarsais, 1730), la métaphore est « une figure par laquelle on
transporte, pour ainsi dire, la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu
d’une comparaison qui est dans l’esprit ».
6. Dans certaines régions ou communautés, les règles régissant les relations familiales ne relèvent pas du droit étatique
mais de la coutume ou de normes religieuses. Nous n’avons pas connaissance de sociétés qui ne posséderaient pas de
règles régissant la parenté distinctes des seuls rapports de fait de nature biologique.
La métaphore familiale appliquée aux groupes de sociétés   83

Figure 2 – Les projections constitutives de la métaphore familiale des groupes de sociétés

Les termes les plus courants, comme nous           fille, voire petite-fille, sœur, etc.). Les
l’avons vu, sont le couple mère/fille(s). Mais      groupes de sociétés sont des sociétés (au
il est possible de filer la métaphore. Ainsi la     sens ethnologique du terme) strictement
filiale d’une filiale est une sous-filiale mais       « matrilinéaires » (Cozian et al., 2020). Les
peut aussi être qualifiée de société « petite-      sociétés des groupes apparaissent même
fille » de la société « grand-mère ». Deux          comme des sortes d’amazones dans la
filiales d’une même société sont des sociétés       mesure où les figures masculines sont
« sœurs ». On peut même parler de sociétés         totalement absentes de cet univers. Cela
« jumelles » dans le cas, par exemple, des         apparaît d’ailleurs comme une limite de la
deux sociétés, l’une française, l’autre            métaphore familiale. Les groupes de socié-
anglaise, « Eurotunnel » exploitant le tun-        tés apparaissent en définitive comme une
nel sous la Manche. Les sous-filiales d’un          « drôle de famille » où les pères et les fils
même groupe peuvent être considérées               n’existent pas ! On pourrait objecter que
comme des sociétés « cousines », comme             l’on parle de mères et de filles pour les
le souligne par exemple Cozian et al.              accorder en genre au substantif « société »
(2020). Ces expressions sont utilisées mais        qui est féminin. Mais cette explication n’est
moins couramment que celles de sociétés            pas suffisante. Les entités d’un groupe
mères et filiales, de sorte que la dimension        susceptibles d’être désignées par des termes
métaphorique est alors plus apparente. Ce          masculins ne donnent pas lieu à une variante
ne sont plus des catachrèses.                      au masculin. On ne dit pas par exemple
Enfin, il apparaît que l’importation de             qu’un groupe contrôlé par une société mère
concepts empruntés aux relations familiales        est un « groupe fils » ! On dit qu’un club de
pour désigner les composantes d’un groupe          football est le « club filiale » d’un autre
de société est sélective. Ce n’est pas tout le     club, sans accorder dans ce cas le nom à
champ lexical de la famille qui est exploité       valeur d’adjectif « filial » au masculin qui
dans cette métaphore, mais seulement les           est le genre du substantif « club ». Il en va
références à des figures féminines (mère,           de même au demeurant dans les langues qui
84     Revue française de gestion – N° 301/2021

ne connaissent pas la différence entre les                     sociétés qui sont liées entre elles par un
genres masculin et féminin appliquée aux                       rapport de dépendance ménageant un
noms communs. Ainsi en anglais, si                             certain degré d’autonomie.
l’expression « daughter company » est                          Théoriquement, on peut imaginer toute une
moins usuelle que celle de subsidiaries,                       série de métaphores alternatives, dont
on notera qu’il n’existe en tout cas pas de                    certaines sont par ailleurs utilisées en
« son company », ni de « father                                sciences de gestion :
company », mais seulement l’expression                         – Usant de métaphores politiques, on pour-
neutre de « parent company »7. La méta-                        rait dire que la société mère est comme une
phore des sociétés mères et des sociétés                       métropole par rapport à ses colonies ou que
filles est donc non seulement une métaphore                     les filiales sont des seigneuries vassales
familiale, mais aussi une métaphore stricte-                   soumises à un suzerain. On pourrait aussi
ment féminine. On notera que la féminité de                    souligner que les sociétés d’un groupe sont
l’organisation contraste avec la masculinité                   comme les États fédérés d’une fédération
encore prévalente des dirigeants et des                        qui comprendrait aussi une capitale fédérale
modes de management (on parle ainsi                            à sa tête.
d’un P-DG plus volontiers que d’une                            – Usant d’une métaphore patrimoniale, on
« pédégère » et on qualifie un style de                         peut dire que la société contrôlaire possède
management de « paternaliste »…).                              sa filiale comme un maître possède un
                                                               esclave. Ce dernier est un être distinct du
                                                               premier, mais il lui appartient.
III – UNE MÉTAPHORE                                            – Usant d’une métaphore astrophysique, on
CONSACRÉE PAR L’USAGE                                          pourrait dire que les groupes de sociétés
Parler des sociétés comme des membres                          s’organisent comme un système solaire où
d’une famille n’est pas une métaphore parmi                    des planètes gravitent autour d’un soleil et
d’autres. C’est la métaphore qui s’est                         où des lunes peuvent elles-mêmes graviter
imposée pour décrire les groupes de                            autour des planètes.
sociétés, du moins dans le contexte franco-                    – Usant d’une métaphore optique, on peut
phone comme on l’a noté.                                       dire qu’une société est appréhendée avec
Il y a un intérêt pratique évident à utiliser la               une autre société, comme si la première était
métaphore familiale pour désigner les                          transparente par rapport à la seconde. Cette
sociétés mères et les sociétés filles plutôt                    métaphore joue un rôle non négligeable en
que de recourir à des périphrases lourdes et                   matière fiscale où l’on distingue la trans-
mal commodes : « société détenant la                           parence, la translucidité et l’opacité fiscale.
majorité de… » ou « société dont le capital                    – Usant d’une métaphore musicale, on peut
est détenu majoritairement par… ».                             dire que chaque société joue sa partition,
Comprenons la contrainte linguistique et                       mais que ce qui compte c’est l’harmonie
pratique : il s’agit de trouver un ou des mots                 produite par les instrumentistes jouant tous
pour rendre compte de la situation de                          ensemble sous la baguette d’un chef

7. Si le modèle d’organisation de certaines entreprises sous la forme de groupes de sociétés est universel, la métaphore
familiale qui en rend compte, en langue française, n’est pas aussi universel.
La métaphore familiale appliquée aux groupes de sociétés   85

d’orchestre. La métaphore musicale est en          ensemble au sens de la théorie des
réalité surtout utilisée pour évoquer le           ensembles, que des sous-ensembles sont
contrôle conjoint exercé par des entités           compris dans l’ensemble et qu’il existe des
distinctes, ce qu’on appelle une « action de       relations au sens mathématique du terme
concert ».                                         entre les éléments, les parties et l’ensemble
– Usant d’une métaphore hydraulique, on            englobant.
peut dire qu’un groupe de sociétés est             Parmi les multiples métaphores conceva-
comme un fleuve qui se divise en une                bles, on observe finalement que certaines ne
multitude de bras pour former un delta, ou         sont guère employées en pratique (par
inversement comme un réseau de ruisseaux           exemple la métaphore fédérale), d’autres
et de rivières qui conduisent des flux (de          ne sont employées que dans un domaine très
bénéfices par exemple) jusqu’à un fleuve             particulier (comme la métaphore optique en
(l’entité consolidante). Une variante arbo-        fiscalité), d’autres encore sont employées de
ricole de cette métaphore pourrait exister :       façon partielle. On dit ainsi volontiers
le groupe serait constitué d’un tronc qui se       qu’une entreprise « essaime », mais pas
divise en branches qui elles-mêmes possè-          pour autant que les entreprises sont des
dent des ramifications, etc. Cette métaphore        ruches ou des abeilles. On dit que la société
arboricole est utilisée en gestion à un niveau     mère est la tête du groupe, mais on ne dit pas
macroéconomique pour désigner les bran-            pour autant que les divisions du groupe sont
ches sectorielles, mais pas à l’échelle des        des « membres ».
entreprises.                                       Notons enfin que la métaphore de l’arbre
– Usant d’une métaphore géographique et            n’est guère utilisée dans la communication
administrative, on peut se représenter un          discursive : on ne dit pas qu’un groupe est
groupe de sociétés comme une aggloméra-            composé d’un tronc et de branches, de
tion qui possède un centre-ville autour            rameaux, etc. En revanche, l’arbre joue un
duquel prennent place des communes                 rôle majeur dans la représentation graphique
périphériques ou comme un État souverain           de la métaphore familiale : les groupes sont
composé de régions et de départements qui          très volontiers représentés par l’image d’un
en dépendent tout en ayant une certaine            arbre… généalogique. La similitude entre
autonomie.                                         les organigrammes des groupes (Pesqueux,
– Usant d’une métaphore biologique, on             2002, p. 37) et les arbres généalogiques
peut dire que la société mère est comme la         descendants des familles n’est en effet
tête du groupe qui est aussi composé               nullement fortuite. Dans les deux cas, il
d’autres membres et organes.                       s’agit de représentations graphiques codi-
– Usant d’une métaphore animalière, on             fiées destinées à permettre une visualisation
peut dire qu’une société mère est comme            aisée de relations conçues sur le modèle de
une ruche qui essaime pour donner nais-            la parenté. Les entités élémentaires sont les
sance à une nouvelle société d’abeilles qui        personnes, physiques ou morales, entre
en sera issue tout en ayant son existence          lesquelles il existe des relations, représen-
propre.                                            tées par des « lignes », « directes » ou
– Usant d’une métaphore mathématique, on           « collatérales », avec une convention
peut dire que les sociétés forment un              conduisant généralement à placer les
86   Revue française de gestion – N° 301/2021

générations les plus anciennes (parents) en     la notion de société employée de préférence
haut par rapport aux générations plus jeunes    à celle d’entreprise, de site ou d’établisse-
(enfants / sociétés filles).                     ment. La métaphore familiale prolonge et
En fin de compte, deux métaphores domi-          corrobore la théorie des « entreprises en
nent en se combinant : la métaphore             sociétés » (par opposition aux entreprises
mathématique et la métaphore familiale.         individuelles) (Didier, 1993) analysées
Les « groupes » de sociétés sont des            comme des « personnes », qualifiée de
groupes au sens mathématique du terme,          « personnes morales » par opposition aux
mais seul le terme de groupe est utilisé (en    « personnes physiques » (les êtres
pratique, on ne parle pas de sous-groupes, ni   humains).
de singletons, etc.). Pour désigner les         Il est essentiel de comprendre que la
composantes du groupe, on utilise très          métaphore utilisée en gestion pour désigner
largement les termes de mères et de filiales,    commodément les composantes d’un
alors que l’ensemble est rarement désigné       groupe est issue d’une conceptualisation
comme une famille mais plutôt comme un          juridique qui contribue puissamment à lui
groupe ou comme une entreprise.                 donner son sens. L’image de l’entreprise
Les entreprises organisées en groupes de        organisée en groupe de sociétés est un
sociétés sont donc principalement décrites à    prolongement de la théorie de la personni-
travers le champ lexical des relations          fication juridique des sociétés, d’une part, et
familiales matrilinéaires, associé au concept   de la théorie classique du patrimoine,
de groupe qui vient quant à lui plutôt des      d’autre part, ce qui contribue à souligner
mathématiques. Les autres métaphores            la dimension personnaliste du groupe de
jouent un rôle marginal ou résiduel. L’usage    sociétés saisi à travers la métaphore de la
consacre ainsi la métaphore se référant aux     relation mère-fille(s). Il en ressortira que les
relations de parenté et cette métaphore         entreprises organisées en groupes de socié-
usuelle a été adoptée par le législateur.       tés sont conçues comme des personnes entre
                                                lesquelles il existe des relations hiérarchi-
                                                ques sur le modèle générationnel.
IV – LA MÉTAPHORE FAMILIALE
                                                Pour comprendre le sens que peut avoir le
DES GROUPES DE SOCIÉTÉS
                                                fait de désigner les composantes d’un
COMME PROLONGEMENT
                                                groupe comme les membres d’une famille,
DE LA THÉORIE PERSONNALISTE
                                                il est utile de faire un détour par la théorie
Après avoir caractérisé la métaphore fami-      fondamentale du droit. Le droit applicable
liale employée pour désigner les sociétés       aux entreprises est très largement dépendant
d’un groupe, il est utile de comprendre d’où    de la représentation du monde qui est issue
vient cette métaphore pour en saisir la         du droit romain et qui s’est actualisée dans
signification spécifique. La métaphore fami-      les systèmes juridiques contemporains, en
liale appliquée aux entreprises organisées en   particulier ceux de la tradition civiliste, sans
groupes trouve conceptuellement son ori-        être profondément altérée par une histoire
gine dans la théorie juridique. La métaphore    plus que bimillénaire. Classiquement, l’uni-
familiale appliquée aux groupes de sociétés     vers juridique est divisé en deux grandes
conserve une connotation juridique, comme       catégories de phénomènes : les sujets de
La métaphore familiale appliquée aux groupes de sociétés    87

droit et les objets de droit, autrement dit, les     « un mensonge de la loi, consistant à faire
personnes et les choses. Le droit qualifie les        comme si, à supposer un fait contraire à la
phénomènes, la plupart du temps de façon             réalité en vue de lui faire produire un effet de
binaire (on est soit une chose, soit une             droit » (Cornu, 2020). En l’occurrence, le
personne…). Le droit définit ensuite des              droit assimile, aux termes d’une analogie
relations entre les choses (par exemple la           forcée, les groupements-personnes morales
commune affectation), entre les personnes            aux êtres humains-personnes physiques dans
(par exemple la créance ou l’instance) ou            le but de reconnaître aux sociétés notamment
entre les personnes et les choses (par               la capacité générale d’avoir des droits et des
exemple la propriété).                               obligations. La métaphore de la famille
De façon simplifiée, on peut représenter              appliquée au groupe de sociétés prolonge
l’univers juridique à travers l’arborescence         et corrobore la fiction anthropomorphique de
présentée figure 3.                                   la personnalité morale des sociétés. Elle a
Cette représentation permet de mettre en             pour effet de souligner l’altérité de la filiale
évidence que la métaphore familiale appli-           par rapport à la société mère (puisque ce sont
quée aux groupes de sociétés correspond à            bien, du point de vue du droit, deux
une extension du système conçu pour les              personnes distinctes), par contraste notam-
personnes physiques aux personnes morales.           ment avec une représentation qui montrerait
Le fait de traiter un certain nombre de              les sociétés d’un groupe comme des parties
groupements (notamment les sociétés imma-            contiguës mais réifiées au sein de
triculées) comme des personnes morales,              l’organisation.
c’est-à-dire comme des personnes juridiques,         La deuxième racine juridique de la méta-
alors même que ce ne sont pas des êtres              phore familiale réside dans la théorie
humains est techniquement, du point de               classique du patrimoine élaborée par
vue du droit, une fiction, c’est-à-dire               deux juristes, Aubry et Rau, à la fin du

                           Figure 3 – Schéma de l’univers juridique
88   Revue française de gestion – N° 301/2021

XIXe siècle à partir de quelques articles du      capital d’une autre société, l’une (la mère)
Code civil qu’ils ont interprétés de façon        contrôle l’autre (la fille). Elles ne sont donc
remarquablement créative. Cette théorie           pas sur le même plan, tout comme les
peut être résumée de la manière suivante :        parents n’appartiennent jamais à la même
toute personne a un patrimoine et un seul ;       génération que leurs enfants. L’affiliation
ce patrimoine est composé d’un actif (les         correspond à une relation originale et subtile
biens et créances) et d’un passif (les            combinant une certaine autonomie (puis-
dettes) ; l’actif répond du passif de la          qu’il s’agit de deux personnes différentes et
personne. Cette théorie entretient évidem-        libres) et une certaine emprise ou autorité de
ment une grande proximité avec la théorie         l’une sur l’autre (cette ascendance de la
comptable, singulièrement le bilan. Ce qu’il      mère sur la fille fait écho à l’autorité
faut retenir de la théorie du patrimoine, pour    parentale). On commence à saisir ici
les besoins de notre étude, c’est qu’il existe    l’originalité et la subtilité de la relation de
une relation très intime entre le patrimoine      société mère à société fille : ce qui lie une
et la personne. Le patrimoine est la              mère à sa fille, ce n’est pas une relation de
projection de la personne dans l’ordre des        possession ou une relation de puissance
biens. Mais la vision inverse est également       souveraine, mais une autorité laissant de la
possible : une relation patrimoniale peut         place à de l’autonomie. Cette relation est à
créer une relation personnelle spécifique.         vrai dire si subtile que le concept de
La métaphore familiale appliquée aux              « contrôle » en rend moins bien compte
groupes de sociétés est fondée sur le fait        que celui d’« autorité maternelle », dont il
qu’une relation patrimoniale (la détention        resterait à faire la théorie en gestion.
d’actions émises par une autre personne)          Il ressort de l’examen des racines juridiques
peut donner naissance à une relation              de la métaphore familiale que les relations
personnelle. Plus précisément, la relation        entre les sociétés d’un groupe sont fonda-
inter-patrimoniale entre l’actionnaire et la      mentalement conçues sur un mode inter-
société émettrice des actions donne nais-         personnel et hiérarchisé, alors que la
sance à une relation interpersonnelle tout à      tentation est grande de concevoir les
fait singulière. Ordinairement, une relation      relations entre la société mère ou le groupe
inter-patrimoniale tenant à une obligation        et la filiale sur le mode de l’appropriation (la
personnelle est le corrélat d’une relation de     société mère « possède » la fille) ou de
créancier à débiteur. Et bien sûr, juridique-     l’équi-appartenance (les sociétés « font
ment, on peut voir les choses comme cela :        partie » du groupe). La métaphore familiale
la société qui détient des actions d’une filiale   n’est pas neutre : elle nous conduit à voir les
est, comme tout actionnaire, dans une             groupes de sociétés d’une certaine manière.
position de créancière (plus précisément
de « créancière résiduelle » selon la théorie
                                                  V – LES EFFETS STRUCTURANTS
de l’agence) vis-à-vis de cette filiale. Mais
                                                  DE LA MÉTAPHORE
en droit des sociétés s’ajoute une autre
relation beaucoup plus caractéristique : une      La métaphore de la famille appliquée aux
relation de dépendance et de contrôle. Dès        groupes de sociétés n’est pas simplement un
lors qu’une société détient la majorité du        moyen commode de désigner les entités
La métaphore familiale appliquée aux groupes de sociétés   89

constitutives du groupe, elle a aussi un effet      de s’y retrouver. Par exemple, un salarié
structurant aussi bien pour les chercheurs          recruté par une sous-filiale d’un grand
que pour les acteurs du monde des                   groupe pourra légitimement s’interroger
entreprises. Comme le souligne Morgan,              sur la question de savoir pour qui au juste,
(1999, p. 340), « les métaphores créent des         il est censé travailler (la société avec
façons de voir et de modeler la vie de              laquelle il a signé un contrat de travail, la
l’organisation ». L’image de la famille et          division à laquelle appartient cette entité ou
des relations entre mère et filles permet à la       bien le groupe qui les englobe…). La
fois aux acteurs économiques de l’entreprise        métaphore de la famille apporte une réponse
de comprendre intuitivement leur place dans         à ce genre d’interrogation et constitue un
une organisation complexe et d’orienter les         ancrage cognitif familier (car tout le monde
comportements dans un contexte concret              sait à peu près ce que c’est qu’une famille).
d’action comportant des marges de liberté,          Tout d’abord, l’image de la famille permet
de l’incertitude et des tensions possibles. La      dans une certaine mesure de tracer une
métaphore apparaît ainsi comme une res-             limite entre l’intérieur et l’extérieur de
source organisationnelle (Pesqueux, 2002).          l’entreprise. Une société contrôlée fait partie
La situation d’une entreprise organisée en          « de la famille » puisque c’est une filiale,
groupe de sociétés est plus complexe que            tandis qu’une société dans laquelle une autre
celle d’une entreprise intégrée (où chacun          société ne détient qu’une participation
est censé obéir à la direction), d’une part, et     minoritaire, voire un simple placement,
à celle d’un marché (sur lequel chacun est          « ne fait pas partie de la famille ». Ensuite,
censé participer à l’échange en fonction de         l’image de la famille donne le sens de la
ses intérêts personnels), d’autre part. Dans        hiérarchie existant dans le groupe : c’est la
le cas d’une entreprise organisée en groupe         « mère » qui a autorité sur les « filles »
de sociétés, il n’est donc pas aisé pour les        (même si cette idée est inspirée par une
acteurs de savoir où ils se situent (dans le        conception peut-être un peu datée de la
groupe ou dans ses composantes ?) et                famille…) (Baudry et Tinel, 2003). Au-delà
comment ils doivent agir (dans l’intérêt            de la métaphore langagière, l’image de la
du groupe ou dans l’intérêt de la filiale ?).        famille peut faire l’objet de représentation
Analytiquement, la situation relative des           graphique avec l’organigramme-arbre
filiales par rapport à la société mère est assez     généalogique, comme on l’a noté (il s’agira
obscure, car elle dépend d’une combinaison          alors d’une projection de la projection).
complexe de règles relevant du droit des            L’organigramme du groupe est un outil
sociétés (la règle de la majorité notamment,        précieux pour permettre aux acteurs internes
ou celle de l’autonomie juridique des               et mêmes externes à l’entreprise, de se
personnes morales), des valeurs mobilières          repérer face à une réalité aussi complexe
(les droits attachés aux actions susceptibles       qu’un groupe de sociétés. Finalement, la
de conférer le contrôle), des contrats (qui         métaphore familiale permet d’avoir une idée
permettent l’acquisition des actions et même        intuitive et synthétique des rapports entre les
du contrôle, alors qu’en tant que personne,         entités dans les entreprises qui ont adopté ce
une société n’est pas appropriable, etc.). Il       type d’organisation. Cette fonction cogni-
est donc bien difficile à un non-spécialiste         tive de la métaphore n’est pas négligeable.
90   Revue française de gestion – N° 301/2021

Pour autant, la métaphore de la famille a         rendre      compte     d’une      construction
aussi l’avantage d’offrir un cadre souple         complexe, caractérisée par le fait qu’une
pour se représenter l’entreprise et dresser       entité contrôle d’autres entités au sein d’un
des typologies. Comme l’expérience per-           ensemble, tout en leur reconnaissant un
sonnelle, la sociologie et l’anthropologie        certain degré d’autonomie. Mais c’est
nous l’enseignent, il existe une multitude de     incontestablement la métaphore de la
types de familles. De même, les entreprises       parenté entre la société mère et ses filles
adoptant la forme du groupe de sociétés           qui s’est imposée, à la fois dans le langage
pour se structurer juridiquement et organi-       courant, dans le discours des acteurs de la
sationnellement, peuvent être très différen-      vie des affaires et dans la littérature
tes les unes des autres. Du seul point de vue     académique. Cette métaphore accède même
de l’intensité du contrôle exercé par la          au statut de concept normatif dans la mesure
société mère sur ses filiales et sous-filiales,     où le législateur français la reprend à son
on observe des variations considérables           compte. Dès lors, la métaphore de la parenté
d’un groupe à l’autre. À l’échelle d’un           n’est pas une image parmi d’autres, mais la
même groupe, le contrôle exercé par l’entité      façon adéquate de parler d’un groupe.
de tête sur les autres composantes de             Au-delà de son utilité descriptive, la
l’entreprise, peut évoluer dans le temps,         métaphore familiale appliquée aux groupes
en fonction des circonstances, de la per-         de sociétés fait figure d’instrument concep-
sonnalité des managers ou des mouvements          tuel qui permet de penser le groupe, et même
de capitaux. Ainsi, la présence au capital        dans une certaine mesure, de prédire ou
d’une filiale d’un actionnaire minoritaire qui     d’expliquer son fonctionnement. L’intérêt
« n’est pas de la famille » incline à respecter   du modèle familial qui découle de la
l’autonomie et les processus de décision au       métaphore des rapports mère-filles est
niveau de la filiale, tandis qu’une filiale         d’offrir aux acteurs économiques et aux
contrôlée à 100 % sera plus volontiers            observateurs une référence familière pour
« pilotée » directement par les dirigeants        saisir une configuration qui peut paraître
de la société contrôlaire. La métaphore de la     déroutante (les rapports contradictoires de la
famille est donc tout à fait compatible avec      société mère à ses filiales à la fois contrôlées
la souplesse et la plasticité des techniques      et autonomes). Cet article a donné quelques
d’organisation des entreprises, cherchant à       exemples du rôle original que peut jouer en
combiner les principes de différenciation et      l’occurrence une métaphore comme dis-
d’intégration (Foudriat, 2011, p. 39).            positif de coordination. Mais la métaphore
                                                  familiale, comme la métaphore personna-
                                                  liste qu’elle prolonge, ont une fécondité plus
CONCLUSION
                                                  importante. La métaphore ne demande qu’à
La désignation des composantes d’une              continuer à être filée, tout en gardant à
entreprise organisée en groupe de sociétés        l’esprit que ce n’est qu’une métaphore et
à travers des termes empruntés au champ           que le parallèle entre les membres d’une
lexical de la famille apparaît comme une          famille (de personnes physiques) et les
métaphore de référence. En théorie, d’autres      entités constituant un groupe de personnes
images auraient pu être mobilisées pour           morales n’est pas parfait.
La métaphore familiale appliquée aux groupes de sociétés   91

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