LE CHEF EST-IL CONDAMNÉ À DÉCEVOIR ? - Conditions du chef à l'ère numérique - Sciences Po

 
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Note de recherche

                                                                                         #6 / Février 2021

LE CHEF EST-IL CONDAMNÉ À DÉCEVOIR ?
Conditions du chef à l’ère numérique

Philippe Guibert
Chercheur associé au Centre d’études de l’Institut François Mitterrand
guibert.phil@gmail.com

   L’Institut François Mitterrand, le CEVIPOF et le Centre d’histoire de Sciences Po lancent un
   travail pluriannuel de recherche sur « le leadership aujourd’hui ». Leadership politique
   mais aussi entrepreneurial, leadership féminin autant que masculin, en France et à
   l’étranger, au moment où les différents types d’autorités sont bousculés par des crises
   multiples et les relations numériques. Il s’agit d’en comprendre les ressorts anciens comme
   les nouvelles modalités, avec à la clef des notes régulières, des colloques et séminaires. La
   note qui suit est une introduction, centrée sur le leadership politique, présentant quelques
   hypothèses initiales.

                               1. Actualités du leadership

                               D’un grand chef l’autre, comme une éternelle nostalgie. Nous passons en
                               France d’une année De Gaulle - 2020, à une année Mitterrand, mais aussi
                               Napoléon - 2021. Biographies, essais, anniversaires, expositions et
                               documentaires : le travail permanent de mémoire, si dépendant du présent et
                               par nature déformé par lui, remue notre époque et nous conduit de chef en
                               chef historiques, du fondateur désormais vénéré de la Ve République à son
                               principal opposant, plus souvent discuté (25e anniversaire de sa mort, 40e de la
                               victoire électorale du 10 mai 1981), à la recherche éperdue du meilleur chef
                               démocratique…
                               Cette succession d’anniversaires, au nom d’un passé mué parfois en âge d’or
                               ou mis en accusation, ressemble à une quête du grand homme. Ah ces chefs
                               qu’il nous faudrait tant aujourd’hui, en oubliant combien ils ont été détestés en
                               leur temps et leur fin politique souvent difficile. Mais les chefs, du moins les
                               plus marquants, remuent les passions, par un phénomène d’identification ou
                               de répulsion renforcé par l’omniprésence de leurs images. Nos deux présidents
                               les plus durables du XXe siècle, par la longueur de leur mandat comme par la
                               trace qu’ils ont laissée, figurent ainsi comme des inspirateurs alternatifs, pour
                               leurs lointains héritiers. Avec en outre, en profondeur de champ, un rappel de
                               notre histoire nationale agitée, grâce à Napoléon Bonaparte, décédé le 5 mai
1821. « Sauveur de la Révolution » ou « Usurpateur » autoritaire selon les
points de vue (et les moments), il est en tout cas l’initiateur d’une de nos
traditions politiques les mieux ancrées, celle de l’appel à l’homme providentiel,
et d’un style politique où la personne du chef se construit dans sa relation avec
le peuple, contre les corps intermédiaires : c’est le bonapartisme.
On ne saurait oublier que cette année est aussi celle où vont se dessiner et se
mettre en scène le fond de décor et les acteurs principaux de notre grand rituel
politique quinquennal, l’élection présidentielle, qui aura lieu dans maintenant
moins de seize mois. Élection qui fait tenir debout cet oxymore français, la
« monarchie républicaine », dont l’ambition était de donner une « tête » (c’est
l’étymologie de chef) à une république qui a commencé en coupant celle du
monarque.
Encore s’agit-il ici d’un aperçu seulement national du Chef, de son histoire et de
son avenir. Si l’on se tourne vers les autres démocraties occidentales, cette
année 2021 marque d’ores et déjà deux fins de règne significatives, pour des
raisons opposées. La première est le départ de Donald Trump le 20 janvier
dernier de la Maison blanche, fin de mandat qui a fait autant l’événement que
l’investiture de son successeur, Joe Biden, ce qui souligne la force du charisme
et des émotions contradictoires qu’il soulève. Significative est la défaite - pas
vraiment acceptée, jusqu’à la tentation de la sédition - de l’élu emblématique
de la vague dite populiste des années 2015-2020. De cette expérience, il faut
tirer quelques leçons en se gardant de conclure à la fin du « populisme », terme
qui doit être précisé et discuté, mais en soulignant que ce « populisme » a
perdu un certain modèle de leader.
L’autre départ est prévu en septembre prochain en Allemagne, avec les
élections fédérales (législatives) et la succession annoncée d’Angela Merkel,
laquelle, au bout de 15 ans de chancellerie, a renoncé à se représenter, malgré
une éclatante et enviable popularité (70%). Le leadership le plus durable dans
une démocratie, le seul exercé par une femme, dans le pays qui domine l’Union
européenne, au nom de valeurs libérales opposées au « populisme » : voilà qui
mérite non seulement d’être salué pour la performance politique, mais aussi
analysé, tant le style de gouvernement d’Angela Merkel, « Mutter » pour les
Allemands, tranche souvent avec les cultures européennes voisines, à
commencer par la nôtre. Style qu’on pourrait résumer en trois mots : stabilité,
(relatif) consensus, coalition. Et derrière ce questionnement politique classique,
s’en profile un autre, essentiel, celui du leadership féminin, et de ce qu’il
pourrait être dans un pays comme la France, qui le connaît si mal. Non par
révérence obligée aux gender studies, bien que celles-ci soient utiles, mais
parce que la montée en responsabilité de femmes, dans tous les domaines, des
entreprises à la politique, pose cette question avec acuité. S’agit-il de modalités
plus ou moins genrées des mêmes invariants du leadership, ou bien les
spécificités du leadership féminin doivent-elles être définies et dès lors
reconnues ? On a par exemple évoqué l’idée, qui reste à discuter plus
précisément, que les femmes leaders seraient plus efficaces dans la gestion de
la pandémie.
Ces questions méritent d’autant plus réponses que l’année 2021 est celle de la
poursuite et, espérons-le, de la sortie de la pandémie mondiale de la Covid-19,
qui souligne comme rarement l’importance de la gestion de crise dans
l’exercice d’un leadership. Une gestion sanitaire très politique, qui soumet les
systèmes politico-administratifs à un crash test permanent quant à leur
efficacité et leur capacité à maintenir des libertés fondamentales (dans les
démocraties), et les leaders à la question décisive de la confiance et du
consentement. Le Baromètre de la confiance politique, enquête réalisée en
février par le CEVIPOF permettra de mieux analyser, en France, en Allemagne,
au Royaume-Uni et en Italie la relation entre crise sanitaire et leadership.
                                  Car il y a un lien originel entre les crises qui menacent un groupe humain et la
                                  fonction de chef : un chef qui ne peut garantir la sécurité, ou pire, qui entretient
                                  l’insécurité du groupe, sera bientôt un chef déchu, voilà un invariant politique
                                  quelles que soient les variations historiques des menaces, des groupes et des
                                  institutions. Les vicissitudes d’un Boris Johnson au Royaume-Uni, ou au
                                  contraire l’autorité conquise par Giuseppe Comte en Italie – jusqu’à sa récente
                                  démission, montre combien les crises révèlent les qualités d’un leader ou bien
                                  soulignent ses erreurs. Et la pandémie, sa gestion, le type de discours qu’elles
                                  ont suscitées, ne sont pas pour rien dans la défaite de Donald Trump comme à
                                  l’inverse dans la popularité d’Angela Merkel. Faisons cette hypothèse que la
                                  pandémie aura mis en difficulté deux modèles récents de leadership : le
                                  réformateur libéral, manager national d’une globalisation à laquelle il fallait
                                  s’adapter, mais qui est obligé de changer de politique, avec le retour de la
                                  dépense publique, des frontières et de la souveraineté ; le populiste identitaire,
                                  défenseur des perdants de cette mondialisation et fervent des vérités
                                  alternatives, mais dont l’hyper volontarisme fondateur se sera heurté à une
                                  réalité sanitaire têtue comme un fait.

                                  2. Caractère, prestige, grande cause : les invariants du chef et leurs avatars
                                  contemporains

                                  Mais qu’est-ce donc à la fin qu’un chef, un leader, puisque là où il y a un pouvoir,
                                  politique ou économique, il en faut toujours un (ou une), nécessité à laquelle
                                  ne résiste longtemps aucune critique anti-autoritaire ? Et surtout qu’est-ce
                                  qu’un leader aujourd’hui en démocratie? Il n’est plus, on s’en est bien aperçu,
                                  un roi thaumaturge ni un grand capitaine, mais, on peine plus à l’admettre, il
                                  est fort éloigné aussi du leader parlementaire du XXe siècle, avec une opinion
                                  publique canalisée par de puissants partis et une presse papier florissante, du
                                  leader dirigiste des Trente Glorieuses, maître de l’économie nationale, et même
                                  du président qui gouverne par la télévision et dont la légitimité tient à sa
                                  popularité sondagière. On voit bien ce qu’un leader n’est plus, mais nos mots
                                  peinent à décrire ce qu’il est et doit être désormais.
                                  Le leader d’aujourd’hui évolue en réalité dans une nouvelle forme de
                                  démocratie, et un nouvel âge de l’opinion publique, que l’on pourrait qualifier
                                  de démocratie de l’expression. Une expression directe et permanente,
                                  caractéristique de la révolution numérique et qui s’enchevêtre à un autre âge,
                                  encore présent mais déclinant, celui de la démocratie médiatique. Ou pour être
1.
Bernard Manin, Principes du       plus précis, ce que Bernard Manin, dans ses Principes du gouvernement
gouvernement représentatif,       représentatif1 a appelé une « démocratie du public », qui succédait à la
Paris, Champs Flammarion,         « démocratie des partis ». La démocratie du public est de plus en plus
2012, p.279-303 en particulier,   concurrencée par les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue,
dans la IVe partie,
« Métamorphoses du
                                  institutions de la démocratie de l’expression permanente. Gouvernants, grands
gouvernement représentatif ».     médias dominants, gouvernés (sondés ou manifestants), formaient dans la
                                  démocratie du public un triangle systémique encore stable, où le juge de paix
                                  régulateur était la cote de popularité, et l’épreuve décisive, l’entretien télévisé,
                                  entre deux campagnes présidentielles qui voyaient gauche et droite alterner.
                                  Les deux mandats de François Mitterrand peuvent être analysés comme
                                  l’archétype de cette période, en France.
                                  Dans la démocratie de l’expression permanente, la désintermédiation remet en
                                  cause toutes les autorités et corps intermédiaires, laissant le chef exposé à une
                                  relation ambivalente avec la multitude ; le triomphe du ressenti y favorise celui
                                  de la « post vérité », où les faits n’ont plus guère d’importance devant la
                                                                                                                    3
légitimité des émotions exprimées ; un nouveau tribunal populaire, enfin, y juge
                                des réputations et les défait, tribunal non dirigé par le politique, mais par le
                                pouvoir social des communautés numériques, auquel les autorités, notamment
                                politiques et médiatiques, sont de plus en plus soumises.
                                Devant de telles métamorphoses, revenir aux catégories plus anciennes,
                                permet, par contraste, de mieux appréhender le présent du leader
                                démocratique. Ainsi de cette trilogie antique, typologie des chefs et des affects
                                sur lesquels ils s’appuient, dont les prolongements contemporains doivent être
                                soulignés: le tyran, le savant, le prophète. Un tyran gouverne par la peur, ou
                                plutôt aujourd’hui la contrainte, la peur pouvant rester un argument puissant
                                dans les crises ; un savant dirige par le savoir, mais ce pourrait être de nos jours
                                l’expertise technocratique ; un prophète enfin guide son peuple vers
                                l’émancipation au nom d’un tout-puissant idéal mobilisateur, mais ne s’agirait-
                                il pas surtout, désormais, de résister aux menaces ? Ces trois modèles sont des
                                idéaux-types, qui se mêlent dans la réalité, ancienne ou contemporaine. Par
                                exemple, dans la gestion d’une pandémie, quand il faut à la fois contraindre
                                pour imposer un confinement ou un couvre-feu, justifier ces décisions au nom
                                d’une expertise sanitaire scientifique, mais aussi dessiner une vision de la
                                période, des forces et faiblesses du pays dans la crise, et souder et mobiliser
                                pour en sortir.
                                Les classiques du chef sont encore plus fructueux. En particulier De Gaulle (Le
                                fil de l’épée, 1932), Freud (Psychologie des masses et analyse du moi, 1920) et
                                Weber (Le savant et le politique, 1919), pour tenter de caractériser le « bon
                                chef » au sens du « bon gouvernement » de la célèbre fresque de Sienne, c’est-
                                à-dire un chef qui entraîne plus qu’il ne contraint. Outre que ces trois ouvrages
                                fondamentaux datent de l’entre-deux-guerres mondiales, où la question du
                                chef fut posée avec tant d’intensité tragique, ils ont en commun de souligner
                                des qualités et fonctions fondamentales, avec des convergences d’analyse
                                surprenantes - qui aurait dit que le fondateur de la psychanalyse et l’homme du
                                18 juin pouvaient parfois se rejoindre ? Il en ressort trois dimensions, que nous
2.                              empruntons à De Gaulle, parce qu’il est le plus précis dans son panorama, mais
Sigmund Freud, Psychologie
des masses et analyse du moi,
                                que Freud et Weber viennent nourrir et éclairer : le caractère, le prestige (ou le
Paris, Presses Universitaires   charisme wébérien), le service d’une « grandeur » (ou d’un « idéal de la masse
de France, 2019, p.67 et        incarnée par le meneur » si l’on préfère le vocabulaire freudien2).
suivantes ;
Charles de Gaulle, le Fil de
l’épée in le Fil de l’épée et
                                         2.1. Le caractère et ses limites
autres écrits, édition
Omnibus, p. 184 et 185, 1994.   Le caractère est bien premier, c’est le ressort initial du commandement,
Max Weber, Le savant et le      politique ou autre : la capacité de décision, en particulier dans les crises.
politique, Paris, Plon 10/18,
                                « Dominer les événements, y imprimer sa marque, en assumer les
1959.
                                conséquences, (c’est nous qui soulignons) voilà ce qu’on attend du Chef »,
3.                              martèle De Gaulle en ajoutant que celui-ci revendique toujours « l’âpre joie
De Gaulle, idem.                d’être responsable3 ». Le chef ne subit pas, il ne fuit ni les difficultés, ni les
                                conséquences de ce qu’il veut, y compris en cas d’échec, car c’est vers lui qu’on
                                se tourne, lui qui en dernier ressort décide de l’essentiel. Il peut donc - il doit
                                donc - démissionner s’il échoue, démarche que depuis De Gaulle en 1969, à la
                                suite de l’échec d’un référendum, aucun de ses successeurs n’a suivi, au risque
                                de paraître se défausser de leurs responsabilités, pour toujours leur préférer le
                                pouvoir.

                                Cette fermeté indispensable, voire cette dureté dans la prise de décision et de
                                risques, ont pour envers que le chef est « né protecteur4 ». On retrouve ici ce
4.
De Gaulle, idem, p. 165.
                                pacte fondamental entre l’allégeance au chef - disons le respect de sa légitimité
                                - et la sécurité du groupe - disons du peuple en politique : « on rend au chef en
estime ce qu’il offre en sécurité5 » - De Gaulle encore. Freud complète avec un
5.                             point essentiel : « un chef suprême est là qui aime tous les individus de la masse
De Gaulle, idem.
                               d’un égal amour6 », observe-t-il à propos de l’Église et de l’armée, deux groupes
6.                             institutionnalisés, dont la cohésion tient à ce que chacun se sent protégé, dans
Psychologie des masses et      l’égalité avec les autres. Se pose ainsi la question de la justice, inséparable de la
analyse du moi, p.32 et 33.    sécurité, dans l’attention égale portée par les dirigeants à la sécurité des
                               différents membres du groupe. Et elle se pose bien entendu avec acuité dans
                               nos sociétés contemporaines, par nature divisées en conflits d’intérêts et de
                               valeurs : quel(s) groupe(s) sociaux le chef défend-il d’abord ? De qui est-il le
                               représentant dans le rapport de forces sociales, de quel bloc historique est-il le
                               nom et porte-voix, dirait un marxiste gramscien, et par conséquent, par quels
                               autres groupes va-t-il être combattu ou détesté ? Car le chef n’est pas
                               seulement comptable de la sécurité physique des citoyens, de leur éviter « la
                               mort violente » disait Hobbes dans « le Léviathan » ; il l’est aussi de leur sécurité
                               économique et sociale, sinon culturelle et identitaire, et dans ce domaine, les
                               insécurités ne sont ni égales ni identiques selon les individus et groupes sociaux.
                               Ne doit-on pas constater que le mouvement de la globalisation conduit à une
                               extension continue du domaine du sécuritaire, par la multiplicité des crises
                               qu’elle suscite ou accélère, économique et sociale, mais aussi financière,
                               terroriste, sanitaire, climatique, etc.? Le chef représente et donc défend ceux
                               qui l’ont soutenu, mais il incarne aussi le groupe dans sa totalité : il y a là une
                               aporie récurrente.
                               Il faut mesurer les conséquences, non seulement de cette extension du
                               sécuritaire, mais en regard, des limites contemporaines de la capacité de
                               décision, du moins dans nos « démocraties libérales ». Celles-ci se définissent
                               en effet par des contre-pouvoirs et des contraintes multiples, budgétaires,
                               juridiques sinon judiciaires. Limitations imposées à la décision qui doit, pour
                               aboutir, se faufiler entre les traités internationaux et européens, le contrôle de
                               constitutionnalité, les agences indépendantes, diverses jurisprudences et
7.                             concertations obligatoires. Bref, à travers tout un corpus de règles et de
Yascha Mounk, Le people        procédures qui ont mis le politique sous surveillance étroite - c’est la thèse de
contre la démocratie, Paris,   Yascha Mounk dans Le peuple contre la démocratie7 - au point que le chef
Éditions de l’observatoire,    apparaît comme un dangereux fauteur de troubles, auteur potentiel de grosses
2018.
                               bêtises, qu’il convient de contrôler et d’encadrer, au nom de la bonne
                               gouvernance et des droits des individus. La réaction populiste ne serait-elle pas
                               une rébellion contre l’impuissance du pouvoir, un volontarisme contre les
                               contraintes imposées par les experts et spécialistes ?
                               Avec à la clef un double risque. Celui d’abord que la démocratie telle qu’elle est
                               devenue - plus libérale que démocratique ? - ne permette plus au chef élu d’agir
                               selon la volonté et les attentes de ceux qu’il est censé protéger, ce qui le conduit
                               inéluctablement à une perte de légitimité - impuissance à agir suivie de la
                               défaite électorale. Ou bien au contraire, le risque qu’à force d’être confronté à
                               tant de crises, suscitant autant d’urgences à protéger les gouvernés, le chef ne
                               soit incité à recourir l’État d’exception, une sorte de dictature à la romaine, qui
                               deviendrait la nouvelle norme de gouvernement, court-circuitant le droit
                               habituel, mais aussi la délibération nécessaire. Nos démocraties libérales
                               semblent ainsi emporter le chef de caractère, homme des crises et protecteur
                               né, soit vers la perte d’autorité d’un Gulliver enchaîné, soit vers la tentation
                               autoritaire. Un chef démocratique est-il encore possible ? Nous voilà en tout
                               cas pourvus, avec le caractère, d’un premier critère de chefferie (que l’on
                               pourra appliquer, à titre de cas pratiques, à nos présidents successifs de la Ve
                               République) : dominer les événements, en prendre la responsabilité mais pour
                               protéger, telle la fonction primordiale du bon leader, si un tel exercice est
                               encore possible dans les conditions actuelles.
                                                                                                                  5
2.2. Le prestige ou le charisme et ses métamorphoses

                                  Ensuite le prestige, comme condition d’exercice et de maintien de l’autorité
8.                                personnelle. Ce mot trop gaullien, qui fleure bon, il est vrai, la culture militaire,
Gustave Le Bon, Psychologie       vient en fait d’un livre pionnier, La psychologie des foules de Gustave Le Bon8.
des foules, Paris, Presses
                                  Livre à succès de la fin du XIXe siècle, qui a mauvaise réputation puisqu’il inspira
universitaires de France,
Quadrige, 2013.
                                  des apprentis dictateurs, mais dans lequel l’auteur caractérise par ce mot le
                                  leadership du « meneur » de « foules » - vocabulaire d’époque. Mais ce livre
                                  influença aussi Freud, qui l’analyse longuement, et De Gaulle qui y fait référence
                                  sans le citer explicitement. Notion en fait à rapprocher du charisme, une des
                                  trois sources de légitimité de l’autorité chez Max Weber, avec la tradition et la
                                  légalité/rationalité. Rappelons la définition du charisme, dans sa conférence sur
                                  « le métier et la vocation d’homme politique9 » : « L’autorité fondée sur la grâce
9.                                personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme) ; elle se caractérise par
Reprise dans la 2e partie de Le   le dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur
savant et le politique.
                                  confiance en sa seule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités
10.                               prodigieuses, par l’héroïsme ou par d’autres particularités exemplaires qui font
Max Weber, L’éthique              le chef. C’est là le pouvoir charismatique que le prophète exerçait, ou - dans le
protestante et le capitalisme,    domaine politique - le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand
Paris, Champs Flammarion,
                                  démagogue ou le chef d’un parti politique ». Weber constatait la permanence
2017.
                                  du charisme malgré le « désenchantement du monde10 » ; il en soulignait même
                                  la nécessité face aux bureaucraties triomphantes et au règne des
                                  professionnels de la politique.
                                  Grâce personnelle, particularités exemplaires : bien autre chose qu’une
                                  « compétence » et même qu’une intelligence, fussent-elles remarquables. Le
                                  charisme selon Weber rappelle le prestige selon De Gaulle : « fait affectif,
                                  suggestion, impression produite, sympathie inspirée aux autres, le prestige
                                  dépend d’un don élémentaire, d’une aptitude naturelle qui échappent à
11.                               l’analyse. Le fait est que certains hommes répandent, pour ainsi dire de
De Gaulle, idem.                  naissance, un fluide d’autorité11… ». De la grâce personnelle au « fluide
                                  d’autorité », il y a comme une suite. Mais l’auteur du Fil de l’épée va, lui,
                                  s’intéresser plus précisément aux conditions pour cultiver ce « don élémentaire
                                  », pour le protéger, ne pas le galvauder au risque de le voir fondre comme neige
                                  au soleil, alors que c’est un capital décisif. Comment ?
                                  D’abord par le mystère. C’est-à-dire une part de secret et de quant à soi, qui
                                  fait du chef une personne à part, qui ne se livre jamais totalement, en tout cas
                                  qui ne doit pas surjouer la proximité, exercice obligé de la communication
                                  contemporaine, qui a fini par rimer avec insincérité et inauthenticité. Mais cette
                                  part de secret permet surtout la surprise et l’initiative, donc une maîtrise du
                                  temps, instrument essentiel de celui qui dirige, réputé maître des horloges.
                                  Ensuite par une certaine réserve de l’attitude et l’économie des mots - pour
                                  mieux les faire ressortir et retentir : « rien ne s’est jamais fait de grand dans le
12.
De Gaulle, idem.
                                  bavardage12 », souligne le colonel de Gaulle à 40 ans, dans son style déjà
                                  inimitable. Une rareté jupitérienne en quelque sorte.
                                  Bien sûr, cela saute aux yeux : l’exigence de transparence, la fragilité
                                  grandissante de la séparation du public et du privé, la nécessité de la présence,
                                  et même de l’omniprésence médiatique et numérique, qui caractérisent notre
                                  démocratie, entre en contradiction tant avec le mystère nécessaire qu’avec la
13.
                                  solennité exigée. Si le chef est un protecteur, encore faut-il qu’il se protège lui-
Jacques Le Goff, Héros du         même de ce laminoir qui réduit la force de sa présence et de sa parole
Moyen Âge, le Saint et le Roi,    particulières - depuis le roi du Moyen-âge, nous raconte Jacques Le Goff,
Gallimard Quarto,                 présence et parole sont deux attributs décisifs du souverain13. À l’heure de la
introduction, p. 16-18.
                                  visibilité obligatoire, c’est un redoutable défi que celle-ci ne détruise cette aura.
                                  Présence et parole, qui passent désormais par l’image-son : le sens du prestige
et du charisme en est transformé. L’enjeu ne peut plus être le mystère, difficile
                               à conserver, il sera plutôt d’affronter toujours et encore les médias et la classe
                               dirigeante, de conspuer leur langage dominant, ce « politiquement correct »
                               des élites - ce qui suppose de ne pas en procéder. Être fort et combattre à
                               chaque instant, c’est ainsi qu’on gagne en prestige, en impressionnant par sa
                               repartie et sa résilience, au milieu des attaques permanentes. Toujours se
                               relever et rendre les coups, comme au catch, pour frapper l’imaginaire des
                               foules et animer leurs conversations. N’est-ce pas là une clef essentielle du
                               charisme trumpien, mais aussi d’autres leaders, pas seulement « populistes »,
                               que de défier par ses sarcasmes « les médias ennemis du peuple », ne jamais
                               accepter le compromis avec le « système » qui vous met en accusation, pour
14.
                               mieux vous destituer ? Être « déplorable », ce n’est pas un handicap quand on
Le Figaro, le 10 septembre
2016 : « la candidate          parle au nom des électeurs « déplorables14 », puisque tel est l’adjectif qu’Hillary
démocrate à la Maison          Clinton avait jugé bon d’accoler aux électeurs séduits par Trump. On voit ici
blanche a jugé vendredi que    combien le charisme et le prestige dépendent de ceux à qui l’on parle et que
“la moitié” des électeurs de
                               l’on défend, dont on devient le tribun en démontrant qu’on est leur protecteur.
son adversaire républicain,
Donald Trump, pouvaient être
                               Le style de la télé-réalité couplé à celui du clash sur les réseaux sociaux est un
regroupés dans “un panier de   nouveau « don élémentaire », une qualité particulière sinon prodigieuse, à la
gens déplorables“».            source d’un prestige contemporain, charisme de la force. Le chef ne joue plus
                               son rôle dans une pièce de Corneille, il serait plutôt désormais le personnage
                               principal d’une série. On sait tout de lui, de ses amours et de ses faiblesses et à
                               chaque épisode, il mène un combat acharné et aléatoire, contre des adversaires
                               redoutables. Va-t-il sortir vainqueur de la première saison ?

                                        2.3. La nécessité d’une grande querelle

                               Caractère et prestige donc, fussent-ils transformés par la vidéosphère
15.                            (Debray15) dans laquelle nous vivons, mais au nom de quoi ? Le combat du chef
Régis Debray, Vie et mort de   est-il seulement de persévérer le plus longtemps possible dans son pouvoir,
l’image, Gallimard, 1992.
                               avant la chute inéluctable ? Surtout pas, nous dit De Gaulle : « l’homme d’action
16.                            ne se conçoit guère sans une forte dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté, de
De Gaulle, idem.               ruse. Mais on lui passe tout cela, et même, il en prend plus de relief, s’il en fait
                               des moyens pour réaliser des grandes choses16 ». D’ailleurs, remarque-t-il, « les
                               conducteurs d’hommes s’identifièrent avec de hautes idées et en tirèrent
                               d’amples mouvements ». Shakespeare (Hamlet) est en exergue de son livre :
                               « être grand, c’est soutenir une grande querelle ». Car la grande cause politique
                               n’est jamais consensuelle, elle a des adversaires et des obstacles sur la voie de
                               sa résolution et c’est la qualité du combat mené qui fait le chef.
                               Le docteur Freud vient confirmer le diagnostic gaullien : l’idéal du chef est un
                               « idéal du nous », un idéal collectif qui soude le groupe et que le chef incarne,
                               auquel l’individu va s’identifier : « l’individu échange son idéal du moi contre
                               l’idéal de masse incarné par le meneur », lequel se présente comme « un chef
                               suprême fort » revêtu d’une « surpuissance ». Ce chef doit « donner
                               l’impression d’une force et d’une liberté libidinale plus grandes » que les autres
                               et ceux-ci le suivent en s’identifiant à lui. Autrement dit, la cohésion du groupe
                               tient à la capacité d’incarnation du chef, car l’idéal du nous donne plus de
                               ressources aux individus du groupe, et permet l’identification au chef,
17.                            mécanisme majeur sur lequel repose sa légitimité.
Jacques Le Goff, idem.         Le roi médiéval, a souligné Jacques Le Goff, est un « lieutenant de Dieu17 » :
18.
                               monarque de source divine, couronné et surtout sacré comme tel, son pouvoir
Régis Debray, D’un siècle      dépend de plus grand que lui et d’une croyance qui rassemble ses sujets. Le
l’autre, Gallimard, 2020.      chef d’aujourd’hui devrait donc être le lieutenant d’un idéal sécularisé, d’un
                               « mot à majuscule » (Debray18) : son charisme sera là pour l’exprimer et c’est
                                                                                                                 7
de là qu’il tient aussi son prestige. Du moins le chef qui ne se contente pas de
                                     la légalité - « j’ai été élu ou désigné selon les formes et c’est ainsi », ni de la
                                     contrainte inhérente à l’exercice de l’État.
                                     Il est intéressant de noter que, selon un cliché ancien, le plus « florentin » de
                                     nos présidents, celui qu’on a présenté comme le plus habile pour perdurer au
                                     pouvoir, François Mitterrand, a été aussi celui qui a placé chacun de ses deux
                                     septennats sous l’égide d’un idéal collectif, quoi qu’on pense de ceux-ci : « le
                                     socialisme démocratique » dans un premier temps, celui du 10 mai 1981, puis
                                     le rêve européen pour le second. Cette constance dans la poursuite d’un « idéal
                                     du nous », dans le soutien d’une grande querelle, n’est peut-être pas pour rien
                                     dans le lien qui l’a attaché à ceux qui l’ont élu par deux fois, autant sinon plus
                                     peut-être que son habileté politique, bien réelle, mais insuffisante pour
                                     expliquer son succès - que serait un chef sans ruse ?
                                     Selon sa formule souvent citée (« après moi, il n’y aura que des comptables »),
                                     les successeurs de Mitterrand se sont peut-être trop enfermés - à moins qu’ils
                                     n’y aient été contraints - dans la gestion. On ne domine plus les événements,
                                     on s’y adapte, en particulier dans le domaine économique et social. Or
                                     s’adapter à un ordre économique, celui de la globalisation, ce n’est pas un grand
                                     dessein, ni un combat, c’est une contrainte que le peuple n’a pas le sentiment
                                     de choisir librement. La domination de l’économique sur le politique réduit le
                                     chef au « gestionnisme » si l’on nous permet ce néologisme. Il devient un
                                     manager, c’est-à-dire celui qui met en œuvre, plus qu’il ne décide.

                                     Mais y-a-t-il encore des idées disponibles sur le marché de l’espérance ? La
                                     multiplicité des crises et leur médiatisation nous font vivre dans un imaginaire
                                     de la menace, bien plus que du progrès : le principe de précaution paraît la
                                     sagesse ultime de l’époque. C’est un imaginaire philosophiquement
                                     conservateur, comme inspiré par Albert Camus, qui voulait, plutôt que « refaire
19.
Albert Camus, Discours de            le monde », qu’on « empêche qu’il ne se défasse19 ». Climat, terrorisme,
Stockholm, réception du prix         pandémie, remise en cause des emplois comme des identités, il est vrai que le
Nobel de littérature, 1957,          sentiment d’un effondrement - et les collapsologies de toutes sortes - trouvent
Paris, Gallimard, 2012.              des arguments à faire valoir.
                                     Le chef, dès lors, limité dans sa capacité de décision, attaqué dans son prestige,
                                     cerné par les crises, est-il voué à être une déception récurrente, élection après
                                     élection, alternance après alternance ? Une politique démocratique sans leader
                                     entrainant et populaire, risque de se transformer en discussion pour
                                     spécialistes, interrompue à intervalles réguliers par des révoltes violentes, dans
                                     l’abstention montante.
                                     Tant il est vrai qu’il y a un lien profond entre le leadership et la passion politique.

                                     Bibliographie

                                     Bainville (Jacques), Napoléon, Éditions Texto, 2012.
                                     Cohen (Yves), Le siècle des chefs, Éditions Amsterdam, 2013.
                                     Ferraris (Maurizio), Postvérité et autres énigmes, Presses Universitaires de
                                     France, 2019.
                                     Monod (Jean-Claude), Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?, Seuil, 2017.
                                     Roussellier (Nicolas), La force de gouverner : Le pouvoir exécutif en France, XIXe-
                                     XXIe siècle, Gallimard, Essais.
                                     Winock (Michel), François Mitterrand, Gallimard, Folio, 2015.

Édition : Florent Parmentier / Odile Gaultier-Voituriez                                     Mise en forme : Marilyn Augé

Pour citer cette note : GUIBERT (Philippe) « Le chef est-il condamné à décevoir ? Conditions du chef à l’ère numérique »,
Sciences Po CEVIPOF, note 6, février 2021, 8 p.

                                                                                              © CEVIPOF, 2021 Philippe Guibert
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