Le deuil blanc du parent âgé souffrant de démence - Érudit

 
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Frontières

Le deuil blanc du parent âgé souffrant de démence
Michel Pozo

Deuil, blessure vive                                                               Article abstract
Volume 16, Number 2, Spring 2004                                                   Dementia pathologies essentially create two victims: the person afflicted with
                                                                                   the illness and a member of the family, a spouse or child, who, in the capacity
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1074111ar                                      of principle caretaker or tutor, shares the daily drama of the illness and
DOI: https://doi.org/10.7202/1074111ar                                             essentially assumes the brunt of the responsibilities with dedication and
                                                                                   courage. In its advanced stages, dementia serves as an image of psychic death,
                                                                                   which appears as a harbinger of the physical death to come. The degenerative
See table of contents
                                                                                   and irreversible character of dementia can bring about a psychic upheaval for
                                                                                   the child whose parent is touched by such an illness, notably through a
                                                                                   reversal of the relational functioning and a reactivation of the oedipal
Publisher(s)                                                                       positions, ending in an advanced type of mourning, called “deuil blanc” in
                                                                                   children, forcing the child into an affective distancing to reduce both suffering
Université du Québec à Montréal
                                                                                   and anguish.

ISSN
1180-3479 (print)
1916-0976 (digital)

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Pozo, M. (2004). Le deuil blanc du parent âgé souffrant de démence. Frontières,
16(2), 22–27. https://doi.org/10.7202/1074111ar

Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2004                      This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
                                                                                  (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
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                                                                                  This article is disseminated and preserved by Érudit.
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                                                                                  Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
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                                                                                  https://www.erudit.org/en/
A        R          T          I         C             L   E

                                                            LE DEUIL BLANC
                                                            DU PARENT ÂGÉ
 Résumé
 Les pathologies démentielles font essen-
 tiellement deux victimes : la personne qui
 est atteinte, mais aussi un membre de sa

                                                              SOUFFRANT
 famille, conjoint ou enfant, qui, en tant
 qu’aidant principal ou de tuteur privilé-
 gié, partage au quotidien le drame de
 cette maladie et en porte en priorité la

                                                             DE DÉMENCE
 lourde charge, le plus souvent avec
 dévouement et courage. À un stade
 avancé, le dément renvoie une image
 de mort psychique, qui précéderait en
 quelque sorte la mort physique. Le carac-
 tère dégénératif et irréversible de la
 démence va entraîner un véritable boule-                                     « L’ANCÊTRE INSUFFISAMMENT BON1 »
 versement psychique chez l’enfant dont le                                                                                                JOUBERT, 1995.
 parent est atteint par cette pathologie,
 notamment par un fonctionnement rela-
 tionnel qui s’inverse et une réactivation
 des positions œdipiennes, aboutissant à
 une sorte de deuil avancé, qualifié de                                                                   des actes) et gnosies (reconnaissance des
                                                                       Michel Pozo,
 « deuil blanc » chez l’enfant, le poussant              psychologue et gérontologue, Lyon, France.       objets, identification des parties du corps
 à se détacher affectivement du parent                                                                    et du visage). Cette atteinte s’étend à
 pour réduire son angoisse et sa souffrance.           Si la démence apparaît comme le pro-               l’ensemble de la vie psychique, accompa-
 Mots clés : démence – famille – parent –          blème central de la clinique du grand âge,             gnée par des troubles du comportement, de
 enfant – deuil.                                   ce n’est pas par hasard. Les épidémiolo-               l’affectivité et de la pensée, et transforme
                                                   gistes nous livrent un élément de réponse              finalement le malade en un être humain de
 Abstract                                          en nous enseignant que trois facteurs con-             plus en plus dépendant, qui verra menacer
 Dementia pathologies essentially create           courent à l’augmentation de sa prévalence.             jusqu’à sa capacité de sourire (Gil, 1989).
 two victims: the person afflicted with the        Tout d’abord, l’avancée en âge puisque son
 illness and a member of the family, a             incidence annuelle croît de façon exponen-                 FAMILLES ET PARENTS ÂGÉS
 spouse or child, who, in the capacity of          tielle avec l’âge. Ensuite, l’espérance de vie             La famille correspond à l’ensemble des
 principle caretaker or tutor, shares the          des patients, car elle serait peu différente           individus liés par un lien de parenté et dont
 daily drama of the illness and essentially
                                                   des sujets sains du même âge. Enfin, l’at-             l’ensemble basal est constitué par le père,
 assumes the brunt of the responsibilities
 with dedication and courage. In its
                                                   tention actuelle portée à la maladie                   la mère et les enfants. La notion de famille,
 advanced stages, dementia serves as an            d’Alzheimer aussi bien dans le public qu’au            du moins dans notre culture, est généra-
 image of psychic death, which appears as          niveau médical. Mais, par-delà ces considé-            lement moins restrictive et s’étend de façon
 a harbinger of the physical death to              rations scientifiques et socioéconomiques,             permanente aux grands-parents. En France,
 come. The degenerative and irreversible           se profile un argument purement psycho-                par exemple, cet aspect traditionnel se
 character of dementia can bring about a           logique lié à l’intolérable et à l’insoutenable        retrouve dans la législation actuelle qui
 psychic upheaval for the child whose par-         de la démence.                                         stipule le devoir alimentaire des enfants
 ent is touched by such an illness, notably            La démence est un drame humain : drame             mais aussi des petits-enfants vis-à-vis des
 through a reversal of the relational func-        pour les soignants qui en ont la charge, drame         parents.
 tioning and a reactivation of the oedipal
                                                   pour la médecine qui ne dispose d’aucun                    La famille est le creuset du tissu rela-
 positions, ending in an advanced type of
 mourning, called “deuil blanc” in chil-
                                                   remède pour la combattre, drame pour la                tionnel de l’individu. À l’instar du tissu
 dren, forcing the child into an affective         société qui n’est pas préparée à un tel                cutané, du tissu cérébral ou de tout autre
 distancing to reduce both suffering and           problème socioéconomique, mais principa-               tissu organique, il semble opportun de
 anguish.                                          lement drame enfin pour le patient et sa               parler de tissu relationnel, indispensable
                                                   famille dont les liens sont chaque jour à              à l’homme pour une vie raisonnable. C’est
 Key words: dementia – family – parent –
                                                   reconstruire : « La démence est une patho-             dans le cadre familial que ce tissu apparaît,
 child – mourning.
                                                   logie du désespoir articulée avec une dépres-          se développe et se façonne. Toute lésion
                                                   sion familiale », souligne J. Maisondieu (1989).       de ce tissu peut aboutir à de véritables
                                                       La pathologie démentielle se définit en            hémorragies affectives. Les médecins
                                                   effet par une altération progressive et irré-          connaissent bien les risques encourus à
                                                   versible de l’ensemble des fonctions supé-             institutionnaliser un sujet notamment trop
                                                   rieures : mémoire, orientation dans le temps           jeune ou trop âgé.
                                                   et l’espace, attention et jugement, langage,               La famille est évolutive et elle est
                                                   praxies (capacité d’accomplir des gestes et            un organisme vivant. Les rapports entre

FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004                                                 22
ses membres qui définissent la place et           assumée par la famille, sans aucune aide           soignant. Ils ne font pas partie de cette
le rôle de chacun sont déterminés par des         des professionnels (Featenu, 1991).                famille naturelle : ils ne connaissent ni les
paramètres qui diffèrent d’une société                Les descendants font partie des aidants        dettes, ni les dons circulant dans cette
à l’autre. Rien n’est acquis. L’autorité, la      naturels, ceux qui « légitimement » devraient      cellule familiale.
référence, le pouvoir peuvent être détermi-       subvenir aux soins de leur parent ou leur             Le transgénérationnel n’est pas leur
nés par la croyance, l’âge, le sexe, le savoir,   conjoint. Légitimement, selon une homéo-           affaire : ils peuvent, à la limite, s’inscrire
la force physique… Les personnes âgées            stasie de circulation des aides au sein du         dans une intergénérationnalité de type
ont ainsi eu une place variable dans la           groupe familial. Les solidarités familiales se     social et non familial. C’est ce que nous
famille. Prépondérantes, honorées, adulées,       maintiennent et prennent source dans la            appelons la solidarité nationale. Dans l’his-
elles peuvent également être rejetées,            dette symbolique que les enfants ont (ou           toire de la prise en charge des personnes
méprisées.                                        pensent avoir) vis-à-vis de leurs parents.         âgées, celle-ci est longtemps restée une
    Le passage d’une société de type rural à      Cette notion de dette, induite par le don          affaire privée qui concernait les membres
une société à développement industriel,           (initial) de la vie par ses géniteurs, le don      de la famille et donc se faisait « naturelle-
d’une part, et l’accroissement de la popula-      affectif et toutes les autres formes de sou-       ment » pour la majorité des cas. L’évolution
tion âgée de plus de 65 ans, d’autre part,        tien, impliquerait des rapports intergénéra-       de la société et les progrès de la médecine
ont été déterminants pour l’évolution de la       tionnels, principalement entre l’âgé et l’enfant   posent différemment le problème des per-
structure familiale et de son rapport à la        adulte, fondés sur la réciprocité, l’équité et     sonnes âgées : les aidants naturels ne peu-
personne âgée. En effet, pour la première         le devoir de rendre à son tour pour s’affran-      vent pas toujours répondre à cette demande
fois dans l’histoire, deux générations adultes,   chir de la dette contractée envers ses parents.    de prise en charge des aînés. Ce phénomène
parents et enfants, coexistent longuement.        « Quand j’étais petit, tu m’as soigné quand        s’accentue quand la question de la dépen-
On assiste à ce que les démographes               j’étais malade, c’est à mon tour maintenant »      dance vient compliquer quelque chose
appellent « l’emboîtement des générations ».      dans une sorte de dette remboursée. « Je me        de naturel.
    Les relations de la personne âgée avec        suis occupé de mes parents, mes enfants               Selon une enquête de la Caisse nationale
sa famille constituent un vaste champ             s’occuperont de moi » dans une circulation         d’assurance vieillesse réalisée en 1990, la
d’investigation et, pour cet article, nous        de la dette à la génération suivante.              dépendance concerne 29 % des 75 ans et
avons choisi de privilégier l’analyse des             Les aidants naturels sont inscrits dans        plus. Parmi eux, 60 % reçoivent une aide
relations entre les parents âgés et leurs         une transgénérationnalité du sens de la            informelle de l’entourage. Ce sont surtout
enfants. Ces relations se déroulent norma-        famille. En revanche, les soignants sont des       les femmes qui sont désignées ou s’auto-
lement tant que la personne âgée conserve         aidants non naturels, dans le sens où ils ne       désignent comme aidants naturels (une fille
un rôle à l’intérieur de la famille, que ce       sont pas naturellement désignés pour               dans 63 % des cas, et une belle-fille dans
soit au moyen d’échanges de services, d’une       accomplir cette tâche, ceci pour bien              9 %). Seuls 29 % des fils s’occupent de leurs
solidarité entre les générations. Le rôle le      marquer la différence avec la famille et faire     parents. Il s’agit en général de fils céliba-
plus fréquemment décrit est celui de grands-      ressortir le côté délicat de la position de        taires. L’appel à l’aide extérieure est plus
parents où les parents âgés retrou-                                                                         important d’ailleurs quand il s’agit de
vent avec leurs petits-enfants une                                                                          fils-aidants : 35 % contre 22 % des
relation gratifiante et empreinte de                                                                        filles-aidantes. Cette prévalence va
complicité (Mishara et Riedel, 1994).                                                                       avoir des conséquences psycholo-
    En fait, les difficultés commencent                                                                     giques dans les relations avec les
lorsque le parent âgé se dégrade, qu’il                                                                     professionnels appelés. En effet, la
perd tout contrôle à l’intérieur de la                                                                      majorité du personnel soignant est en
famille, qu’il nécessite une attention                                                                      fait constitué de femmes.
constante de la part des enfants.                                                                               Les Américains évaluent ainsi à
Progressivement, on assiste à une                                                                           6 millions le nombre de personnes
prise en charge des parents par les                                                                         concernées par le family burden du
enfants, prise en charge aussi bien                                                                         maintien à domicile du parent. Cette
matérielle qu’affective qui est suppor-                                                                     expression qui signifie littéralement
tée un temps par la famille jusqu’à                                                                         fardeau, souci, inquiétude, peut aus-
                                                                                                        René Derouin, Statuette en céramique noire (barro negro). Photo : Lucien Lisabelle.

un point de rupture (affection soma-                                                                        si se traduire par charge familiale,
tique, chute au domicile…) qui pré-                                                                         terme plus neutre puisqu’il désigne
cipite la prise de conscience par les                                                                       aussi les soins.
enfants que le parent âgé ne peut plus                                                                          Ce fardeau a été mesuré : en ajou-
se suffire à lui-même.                                                                                      tant le temps des activités directement
                                                                                                            liées à l’état du malade (toilette,
   LE « FARDEAU »                                                                                           habillement, repas, soins d’hygiène,
   DE L’AIDANT NATUREL                                                                                      que ce soit en effectuant ces activités
    D’après une estimation de la                                                                            ou en surveillant leur bon dérou-
Fondation nationale de géron-                                                                               lement) et toutes les tâches maté-
tologie, à 65 ans, 1 personne sur 20                                                                        rielles de la vie de la maison, on arrive
présente des signes d’atteinte démen-                                                                       aux 50 ou 60 heures par semaine dans
tielle et à 80 ans 1 sur 5 (Charazac,                                                                       ce rôle d’aidant qui est presque tou-
1998). La majorité des personnes                                                                            jours assumé par un membre de la
souffrant de démence vivent à                                                                               famille (Petit, 2002).
domicile, dans une proportion de                                                                                Mishara (Mishara et Riedel, 1994)
88 % et, dans 50 à 60 % des cas, leur                                                                       distingue la charge objective, à
prise en charge parfois très lourde est                                                                     savoir les conditions matérielles de la

                                                                         23                                                                                                                   FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004
cohabitation, et la charge subjective, c’est-à-       d’avoir été abandonné par le parent.          progressivement son autonomie, partielle
dire le retentissement physique et psycho-        4. La culpabilité : qui succède à la colère       tout d’abord, puis totale au moment où il
logique attribué à cette vie quotidienne.             ou au souhait de la mort du parent.           quitte sa famille pour créer à son tour une
    Les différents travaux décrivent le même      5. L’acceptation : lorsque l’entourage a          famille. Au moment du vieillissement de ses
ensemble de réactions ou de troubles chez             compris le caractère irréversible de la       parents, on assiste à une relation inversée
le caregiver, c’est-à-dire le membre de la            maladie qui touche le parent et               dans la mesure où ce sont les parents qui
famille qui vit avec le parent dément ou              accepté que l’être aimé ne soit plus la       deviennent dépendants. En effet, il suffit
passe le plus de temps avec lui : stress, sur-        personne qu’il a connue jadis.                d’une situation de rupture (affection soma-
menage et altération de la santé physique ;           K. Ritchie et al. (1992) ont également        tique ou pathologie démentielle) pour que
déni de la maladie du parent ou des pro-          souligné, sur la base de diverses études de       les enfants prennent totalement en charge
blèmes qu’elle pose.                              la littérature anglo-saxonne, l’augmentation      les parents. La prise de conscience par les
    Donaldson et Burns (1999) soulignent          d’incidence de la pathologie mentale et           enfants que le parent âgé ne peut plus se
que lorsqu’un aidant sent que la tâche            physique chez les aidants de personnes            suffire à lui-même induit de leur part une
dépasse sa capacité à y faire face, il se sent    démentes, ainsi que leur surconsommation          relation d’autorité et de pouvoir qui répète
stressé tandis que la même tâche effectuée        en psychotropes, même lorsqu’ils n’ont plus       les premières relations en sens inverse. À
par un aidant se sentant armé pour le faire       directement à charge le malade après son          cela, il convient d’ajouter la difficulté
ne le sera pas. Cette même étude révèle que       entrée en établissement gériatrique. Les          angoissante et culpabilisante de décider à
des variables peuvent interférer sur le stress,   auteurs ont réalisé une enquête auprès des        sa place quand il a perdu ou abandonné
telles que son âge, son sexe, son mode de         aidants naturels des personnes démentes           son autonomie.
parenté (conjoint, enfant), son organisation      hébergées dans un service hospitalier : 40 %          L’enfant se voit désigné ou se situe de
de vie, mais aussi des variables liées à          d’entre eux se disent en mauvaise santé et        lui-même pour la première fois comme
sa personnalité, telles que ses tendances         53 % se disent déprimés. Les résultats de         répondant, responsable, « tuteur privilégié »
anxieuses ou dépressives préexistantes, la        cette étude sont corrélés par ceux constatés      selon les formules consacrées (Andrieu,
qualité de la relation au parent, l’aide qu’il    par Haley (1997) : 30 à 50 % des aidants          Bocket, Nourhasi et al., 1999).
reçoit de ses proches et de la société. Mais      familiaux présentent des signes de dépres-            Tendresse, amour, juste retour des
la variable la plus déterminante tient à sa       sion, et une surconsommation médicale et          choses, règlement de compte, devoir, dette,
façon d’attribuer les symptômes à la maladie      pharmaceutique. Cela, malgré la rareté            contrainte coercitive ou compulsive…,
du patient ou au patient lui-même. Dans ce        d’histoire antérieure de dépression chez          quelque part la situation du parent vieillis-
dernier cas, l’aidant serait amené à penser       la plupart.                                       sant touche, mobilise et pousse à devenir
qu’ils sont volontaires, délibérés et sous                                                          « bâton de vieillesse ». Un agir, des attitudes,
contrôle (« Il le fait exprès »). Ce qui peut        LE FONCTIONNEMENT                              bref, un comportement dit « naturel » ou
l’inciter à croire que certaines manifesta-          RELATIONNEL INVERSÉ                            « normal » ou « allant de soi » et qui renvoie
tions sont contrôlables par le patient, c’est         Être l’enfant d’un parent souffrant de        à une inscription familiale s’enracinant
leur caractère intermittent, et notamment         démence est ainsi une tâche ardue à bien          profondément dans l’histoire personnelle
l’agressivité qui s’exerce tout particulière-     des égards. L’enfant doit tout d’abord            de chacun.
ment envers l’aidant. Il est donc important       affronter les difficultés physiques et surtout        Cette inversion acceptée ou refusée, cul-
que l’aidant prenne conscience, dès le            psychiques de la relation avec son parent.        pabilisante ou paniquante, déstabilisante de
début, que nombre de manifestations qu’il         Mais ici la relation est d’autant plus            toutes les façons et renforçant ce vieux
supporte difficilement sont en lien avec le       contraignante qu’elle est de longue durée         dicton : « les parents âgés sont les enfants
processus pathologique, c’est-à-dire avec         et d’autant plus complexe qu’elle est néces-      que l’on a sur le tard », c’est le « je suis
une cause externe de contrôle, plutôt             sairement parasitée par un lien affectif          devenue la mère de ma mère ».
qu’attribuable au malade lui-même.                intense et ancien. Les sollicitations du              Toute une famille est en quête de repères.
    Les travaux d’É. Kübler-Ross (1975)           parent âgé sont pesantes ou vécues comme          Derrière la tendresse et l’affection, et sur-
sur la survenue de la maladie grave chez          telles. Il faut dire que la demande est sou-      tout si l’on s’entend bien en famille, sont
des patients incurables ont été repris            vent ambiguë. Le vieillard veut souvent           remis en question le pouvoir, l’autonomie,
par Teusink et Mahler (1984). Ils ont pu          garder le commandement (position paren-           et la place de chacun dans la hiérarchie
distinguer cinq étapes dans les réactions         tale) tout en se faisant choyer (position         familiale. Sur des tonalités anciennes se
des familles :                                    régressive donc infantile). La revendication      joue avec bonheur ou souffrance la parti-
1. Le déni des troubles : la famille              affective est présente en filigrane avec          tion d’accompagnement de la toute dernière
    remarque les troubles de mémoire,             l’attente d’être payé en retour de ses efforts    étape de vie du parent âgé. Certains s’y
    mais les banalise en les mettant sur le       passés vis-à-vis de ses enfants, et surtout une   bousculent, comme le montre la rivalité de
    compte de l’âge.                              demande inassouvissable de réassurance            certains enfants autour de leur mère,
2. Le surinvestissement : les membres de          narcissique, lorsqu’il n’a pas pu, sa vie         d’autres la fuient, c’est selon.
    la famille s’efforcent de compenser           durant, acquérir le sentiment d’une identité          Dans le soutien à l’âgé, tous les liens
    l’atteinte du parent devenue impor-           suffisamment solide.                              de parenté peuvent se mettre en scène :
    tante, en sacrifiant leur vie person-             Un autre aspect de cette relation est une     conjoint / conjointe, parent / enfant, grand-
    nelle, sans pour autant s’autoriser à         troublante inversion des rôles. Le vieillis-      parent / petit-enfant, beau-parent / belle-
    demander de l’aide à des intervenants         sement des parents facilite l’instauration        fille ou gendre, frère / sœur, tante ou oncle /
    extérieurs.                                   d’une prise en charge des parents par les         neveu ou nièce, cousin / cousine. Prédomine
3. La colère : ce sentiment, transféré            enfants. Si l’on reprend l’histoire de la rela-   néanmoins, comme nous le signalions
    fréquemment sur les professionnels qui        tion parents-enfants, la première relation est    plus haut, le lien parent-enfant et plus
    essaient d’apporter leur aide à la            fondée sur la dépendance totale de l’enfant       précisément mère-fille.
    famille, est à la fois une réaction à         par rapport à ses parents, aussi bien pour            À ce propos, comme le souligne I. Simeone
    l’alourdissement des symptômes du             sa survie matérielle que pour son équilibre       (1989), il est intéressant de noter que si
    parent, mais également un sentiment           affectif. Lorsque l’enfant grandit, il prend      gériatrie est un mot qui se prononce au

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féminin, comme démence, il est vrai que            il réalise une petite mort à l’égard de son         une profonde culpabilité d’abandonner
c’est une « langue » parlée au quotidien par       parent, il le fait un petit peu mourir et il        celui ou celle qui fut son premier objet
des femmes : les patientes, les femmes de          accomplit ce désir de mort en même temps            d’amour.
leurs familles, les soignantes. Face à cette       qu’il le camoufle car il se sent très coupable.
réalité, on peut se demander si l’homme ne         Ce désir de mort à l’égard des parents répète          LA SITUATION D’INTER-CRISE
prend pas d’ailleurs la fuite. Ou s’il ne se       une situation que l’enfant a déjà connue.               Nous pensons que les difficultés et les
propose pas, est-ce parce qu’il y a une            En effet, l’enfant, que tout adulte a en lui, a     conflits de la famille avec le parent âgé
femme qui, tout naturellement, se met en           déjà eu ce désir de mort au moment de la            peuvent également s’analyser comme une
avant, et offre des soins « maternels » ? Car      situation œdipienne. Le complexe d’Œdipe            rencontre de plusieurs crises :
il est vrai que la personne souffrant de           est, au plan inconscient, l’ensemble des            – la crise du grand âge chez le parent
démence réclame essentiellement des soins          désirs amoureux et hostiles que l’enfant                âgé ;
maternants.                                        éprouve à l’égard de ses parents avec un            – la crise de la vieillesse : le déclin du
   Cette mise en acte du fantasme de ren-          désir de mort pour le parent du même sexe               parent âgé équivaut à une prise de
versement de l’ordre des générations peut          et un désir sexuel, mais coupable, pour le              conscience brutale de son propre
être renforcée par la personne démente,            parent du sexe opposé. Sans expliciter à                vieillissement, et pour l’être abordant
notamment lorsqu’il y a confusion entre            nouveau le conflit œdipien, on peut penser              la vieillesse, c’est une confrontation
sa propre mère et sa fille : Mme V. en             que lorsque le fils grandit et que le père se           dramatique avec un avenir fermé sans
me montrant sa fille, me dit : « Je vous           dégrade, cette situation se renouvelle, mais            la protection magique contre la mort
présente ma mère », ou encore Mme D.               cette fois c’est le fils qui a le pouvoir.              qu’assuraient jusqu’alors les parents ;
accueillant sa fille : « Maman, te voilà               Le père vieilli se trouve en position           – la crise du milieu de la vie où la
enfin ! » Pour C. Montani (1994), les des-         inférieure et son placement par le fils peut            personne occupe sur l’axe temporel
cendants, happés dans le filtre d’une recons-      être analysé comme une revanche du fils,                une place intermédiaire entre le parent
truction fantasmatique de la filiation par la      un meurtre du père, une sorte de liquida-               âgé et dépendant, et l’enfant en phase
personne démente, viennent incarner,               tion tardive de la situation œdipienne.                 d’adolescence ou de pré-adulte
c’est-à-dire prendre la place des ascendants       Cependant, ce désir de mort à l’égard                   remettant en cause l’autorité parentale
disparus.                                          du parent du même sexe s’accompagne                     et la dépendance qui s’y rattache. En
                                                   d’une grande culpabilité. L’agressivité et la           somme, on se retrouve devant
   LA RÉACTIVATION                                 culpabilité sont toujours très proches                  quelqu’un contraint d’abandonner une
   DE LA SITUATION ŒDIPIENNE                       comme en témoigne l’agressivité des                     relation d’autorité avec ses enfants
    Pour C. Joubert (1996), le fantasme de         familles dans les institutions ; cette agressi-         pour la déplacer à l’égard de ses
mort collective mis en évidence par A. Ruffiot     vité est à l’exacte mesure de leur culpabilité.         parents. C’est donc à un double deuil
(1985) au sein des familles à fonction-            Pour M. Myslinski (Myslinski et Simeone,                que la personne est confrontée : le
nement psychotique est très présent éga-           1986), qui a beaucoup écrit sur les relations           deuil de ses parents ou tout au moins
lement dans les familles ayant un de leurs         entre fille et mère démente,                            d’une image positive et le deuil de ses
parents atteint de démence. Le fantasme de                                                                 enfants, c’est-à-dire de la relation
                                                      la mère devient une mauvaise mère,
mort collective est en lien avec le déni                                                                   autorité-pouvoir.
                                                      associée à la vieillesse, qui devient
de la mort individuelle.                                                                                   Les difficultés des enfants sont ainsi
                                                      donc une mauvaise vieillesse. De
    Nous croyons en effet, par notre pratique                                                          d’autant plus prégnantes qu’elles surviennent
                                                      rassurante, l’image maternelle devient
clinique, que la personne âgée dégradée                                                                à une période de leur vie délicate : c’est « la
                                                      persécutoire, de même que l’image de
et dépendante est « porteuse de mort » :                                                               génération sandwich » dont parle L. Ploton
                                                      la vieillesse. Le clivage, la séparation
elle incarne la mort et devant le parent très                                                          (1990). Faire partie de cette génération,
                                                      s’opère entre l’objet extérieur – l’objet
âgé, l’enfant qui vieillit se trouve confronté                                                         c’est être dans la tranche d’âge 50-70 ans.
                                                      réel, la personne de la mère – et l’objet
avec sa propre mort, ce qui l’angoisse.                                                                La jeunesse n’est plus et la vieillesse
                                                      maternel interne – la Mère incorporée
Combien de fois recevons-nous des familles                                                             commence à se faire sentir. C’est un entre-
                                                      depuis l’enfance, ayant fonction depuis
qui se disent épuisées par la maladie du                                                               deux par rapport à des étapes temporelles
                                                      toujours de réassurance.
parent, déprimées, et qui décident un pla-                                                             définies : l’âge adulte et la sénescence. Ce
cement en maison de retraite car « elles ne            C’est la situation de Mme P. qui nous           temps que M. Myslinski appelle le temps
peuvent plus faire face, elles vont y laisser      dit : « Ma mère n’est plus ma mère. Elle n’est      de la « maturescence » présente des parti-
leur peau … » Ainsi s’exprimait Mme O.,            plus comme avant, elle est devenue folle.           cularités. Sur le plan corporel, les premiers
demandant une entrée en institution pour           Elle me rend folle, elle qui était si douce         signes du vieillissement sont là. Rides,
sa mère de 85 ans : « Tous ces trajets que je      et si gentille. Elle ne me reconnaît                cheveux blancs, presbytie et surtout méno-
fais, aller la voir tous les jours, je n’en peux   même plus. »                                        pause pour les femmes qui sont les inter-
plus, je vais y laisser ma santé… » Comme              Il résulte chez la fille le sentiment d’avoir   locutrices privilégiées. Pour M. Trouilloud
si le parent âgé « vidait » l’enfant de toute      détruit, perdu le bon objet, et par consé-          (1997), ces filles investissent d’autant plus
son énergie, l’affaiblissait, risquait de le       quent, de le restaurer, de reconstituer la          un rôle de mère vis-à-vis de leur parent
rendre malade, ou de le faire mourir.              bonne mère. D’où cette disponibilité, cette         dépendant que leur difficulté à se penser
L’angoisse qui envahit alors l’enfant est          patience sans répit, accordées à la mère            ménopausée est grande et que l’autonomi-
de nature persécutive. Il se sent attaqué,         tout au long des jours et des années, au            sation des enfants qui s’inscrit dans la réa-
étouffé, parfois dévoré par son parent qui         détriment des enfants, du conjoint et de            lité fait le lit d’un possible « syndrome du
devient mortifère.                                 soi-même.                                           nid vide ». Ces modifications corporelles
    Le symptôme présenté par la famille                À l’opposé, avec le parent du sexe              s’accompagnent d’un vécu ou d’une crainte
véhicule la mort non tant pour le parent âgé       opposé (le fils plaçant sa mère, la fille pla-      de perte de pouvoir de séduction, à mettre
que pour l’entourage. Lorsqu’il demande un         çant son père), l’enfant reste très ambiva-         en lien avec la peur de ne plus être aimé,
placement, c’est pour éloigner la mort, la         lent, cherche des réassurances multiples            d’être laissé pour compte. Socialement, c’est
maintenir à distance. Et, dans ce placement,       pour cautionner sa démarche et éprouve              le passage à la retraite, changement de statut

                                                                          25                                                  FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004
important : l’actif productif doit apprendre         l’enfant : deuil anticipé, c’est-à-dire démar-     formation du parent. Celle-ci est vécue dans
à devenir passif bénéficiaire et se présenter        rant avant le décès, et évoqué comme un sen-       une dimension négative, destructrice. Cette
en fonction de ce qu’il est, et non plus en          timent de « mort sans mort » (Maisondieu,          altérité du parent âgé souffrant de démence
fonction de sa profession.                           1989).                                             entraîne pour le proche une modification
    Ces remaniements illustrent le temps de              Ainsi, au fil des jours, la souffrance se      dans la relation d’amour. Nous pourrions
la maturescence, dont l’enjeu est le maintien        double d’un travail de deuils successifs qua-      dire dans certains cas que le parent est per-
de l’identité devant les changements. Selon          lifié par certains de « deuil blanc » (Pancrazi-   du en tant qu’objet d’amour, comme le sou-
J. Bergeret (1982), « il s’agit, sans renoncer       Boyer et al.,1996), mis en œuvre dans              ligne S. Freud (1985 [1917]) : « l’épreuve de
à soi-même, à ses anciennes identifications          l’accompagnement d’un parent qui se                la réalité a montré que l’objet aimé n’existe
satisfaisantes, de devenir un autre soi-même,        démentifie :                                       plus et édicte l’exigence de retirer toute la
en accord avec les nouvelles données de la           – deuil de l’espérance de guérison, même           libido des liens qui la retiennent à l’objet ».
vie, et d’intégrer une configuration de soi,             si des progrès thérapeutiques existent ;           La notion de perte d’objet d’amour nous
autorisant l’estime de soi, et l’amour d’autrui ».   – deuil de la relation perdue : « il ne me         fait ainsi entrer dans les problématiques du
    C’est dans ce contexte de crise d’identité           reconnaît plus » ;                             deuil et de la dépression. En effet, S. Freud
que « la génération sandwich » est confron-          – deuil de ce parent idéal : « lui qui était       (1985 [1917]) et M. Klein (1989 [1947])
tée à la vieillesse avancée de ses parents.              si gentil, si fort, si intelligent » ;         montrent les liens entre la dépression et la
La grande dépendance d’un parent, en                 – deuil de l’estime de soi devant l’agres-         relation d’objet. La dépression étant susci-
particulier dans le développement d’un                   sivité manifestée lors des compor-             tée par la perte de l’objet aimé : soit par une
syndrome démentiel, prive alors les enfants              tements perturbateurs quotidiens du            intervention interne, par exemple, les pul-
de repères possibles qu’aurait pu proposer               dément. Ne supportant plus la situa-           sions destructrices du sujet envers l’objet
un parent ayant traversé de manière esti-                tion, certains se posent la question           d’amour ; soit par une intervention externe
mable et paisible la dernière étape de sa vie :          du sens d’une telle vie et souhaitent          comme un décès, et nous pourrions ajouter,
« le vieillard est devenu une représentation             sa fin… tout en se reprochant un               l’altérité de l’objet d’amour due à une
de la mort à venir au lieu d’être le survi-              tel souhait.                                   affection acquise, telle que la démence.
vant qui grâce à sa sagesse a échappé aux                La question obsédante d’une éventuelle         Parfois on assiste à un relâchement des
dangers de la vie », constate J. Maisondieu          hérédité de la maladie vient de plus obs-          relations entre parents âgés et enfant
(1989).                                              curcir davantage sentiments et conduites,          comme si cette mise à distance permettait
                                                     avec le refus d’un avenir identique au sien,       à l’enfant de ne pas souffrir d’une identifi-
   SOUFFRANCE DE L’AIDANT                            alors qu’il a potentiellement transmis le mal      cation à un support qui s’effondrerait. En
   ET DEUIL ANTICIPÉ                                 à sa descendance. Souhaits de mort et peur         effet, l’enfant a toujours le souvenir d’une
    Enfant de son parent, on est enfant et           qu’il meure se révèlent donc étroitement           relation positive embellie, car le temps de
on le reste toute sa vie durant (Viciana,            mêlés, à un degré de plus, la question du          l’enfance apparaît souvent idyllique. Or,
1997). On continue de s’identifier à son             poids de sa responsabilité à assumer s’il          l’image des parents détériorés est narcissi-
parent. C’est pourquoi il est difficile et           lui arrivait réellement « quelque chose »          quement insupportable dans le sens où elle
parfois pénible de devoir faire face aux             (Ploton, 1996).                                    demande à l’enfant de faire le deuil de cette
transformations physiques et psychiques de               Ainsi, le parent âgé souffrant de démence,     image valorisante.
son parent dont on souhaite garder une               n’est pas réellement mort, mais perdu ou               Quant au parent âgé, il maintient le plus
image que le temps nécessairement altère.            en train de se perdre. Ce parent est devenu        souvent l’illusion d’une relation positive
Si toutefois le parent a réussi son travail de       autre. Quelque chose a changé le parent, et        avec ses enfants comme si le deuil d’une
vieillir, l’identification pourra continuer de       le proche ne s’y reconnaît plus. Telle mère        relation gratifiante était impossible. Même
s’effectuer dans de bonnes conditions, le            active, qui avait soigné son mari, avait fait      lorsque les enfants sont à l’origine du pla-
parent achevant finalement le travail d’édu-         face aux séquestres de ses biens pendant la        cement, les parents âgés en font souvent la
cateur de son enfant en lui enseignant de            guerre, qui récemment encore voyageait à           dénégation en faisant assumer la respon-
façon exemplaire la vieillesse (l’art de vieillir    travers le monde… maintenant ne se nourrit         sabilité à un tiers et aménagent la réalité
pourrait-on dire). Mais que le vieillissement        plus, met une casserole sur le feu et l’oublie,    selon leur désir : « ce ne sont pas mes
ne soit pas réussi, l’image de déchéance de          ne veut plus faire ses courses, ne se lave         enfants qui m’ont mise ici, ils vont me
son parent peut être difficilement suppor-           plus alors qu’elle prétend le contraire…           prendre chez eux ».
table pour l’enfant qui en vient à se poser          P. Charazac (1998) définit le symptôme                 L’essentiel est que ce processus de deuil
la question, parfois non dite, parfois expri-        démentiel comme une réalité à la fois étran-       anticipé ne trouve pas son terme avant la
mée dans un moment de détresse : « Ne                gère et inquiétante (au sens de l’allemand         mort du parent, sinon le parent sera réel-
vaudrait-il pas mieux qu’il-elle soit mort-e,        Unheimlich dont l’une des traductions est          lement abandonné, et l’enfant risquera de se
plutôt que d’en être réduit-e à cet état ? »         « ne faisant pas partie de la maison »), qui       le reprocher toute sa vie. En définitive,
    Mais la position d’un enfant par rapport         acquiert une valeur traumatique au moment          l’enfant est soumis à une double contrainte :
à la mort future de son parent est profon-           où la famille n’est plus capable de l’inscrire     se détacher de son parent tout en continuant
dément ambivalente. D’un côté, le parent             dans son histoire, se trouvant prise dans          de s’attacher à lui. Contradiction bien dif-
âgé est vis-à-vis de lui le dernier rempart          l’actualité de la maladie, les traumatismes        ficile à maîtriser et source d’un conflit psy-
symbolique contre la mort (« après lui, c’est        passés qu’elle réactive et la pensée de la         chique insupportable. Une lutte permanente
moi » peut-on parfois entendre dire) : au            mort à venir du parent.                            entre un amour qui ne cède pas pour l’aimé
point que, souvent, l’intervenant extérieur              Dans un premier temps, confronté à             perdu et une force qui nous détache de lui.
ne sait plus qui des deux s’agrippe à l’autre.       l’altérité du parent, l’enfant se rebelle contre   « La douleur du deuil n’est pas douleur de
Mais, d’un autre côté, ne lui faut-il pas            la réalité et tente de conserver le parent âgé     séparation, mais douleur de liaison : penser
conserver une image acceptable de lui, donc          dans son intégrité, comme le montre la             ce qui fait mal, ce n’est pas de se séparer,
renoncer par avance à son existence ?                minoration, voire la négation des troubles         mais de s’attacher plus fort que jamais à
    Finalement, un véritable travail de deuil        dans certaines familles. Puis, dans un             l’objet perdu », conclut J.D. Nasio (1997).
du parent s’impose à l’activité psychique de         deuxième temps, l’enfant reconnaît la trans-                             ***

FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004                                                26
L’irruption de la démence dans la famille                                                            dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot,
peut faire l’effet d’un cataclysme, qui va       Toutes ces années qu’on a passées à                    p. 341-369.
bouleverser l’équilibre établi, tous ces com-    s’opposer à son père ou à sa mère,                     KÜBLER-ROSS, E. (1975). Les derniers
promis tacites entre les uns et les autres,      à rivaliser avec eux, ce long combat qui               instants de la vie, Genève, Labor et Fidès.
qui font que chacun a une certaine place,        n’en finissait pas, il sera donc sans                  MAISONDIEU, J. (1989a). Le crépuscule de
un certain rôle. Si l’on souhaite éviter un      vainqueur ni vaincu. Petits, nous étions               la raison, Paris, Centurion.
certain nombre de crises familiales nocives      trop faibles pour l’emporter. Jeunes,                  MAISONDIEU, J. (1989b). « L’identification
pour le parent âgé (régression, maltraitance,    trop impatients, trop immatures, trop                  impossible », Psychologie Médicale, vol. 21,
placement…) mais aussi pour le reste de la       inachevés. Il nous aura fallu une vie                  no 11, p. 1630-1632.
famille (culpabilité, épuisement, dépression,    pour devenir à peu près ce que nous                    MISHARA, B.L. et R. RIEDEL (1994). Le
arrêt de travail…), il semble nécessaire de      voulions être, pour nous bâtir, nous                   vieillissement (troisième édition révisée),
proposer un certain nombre de solutions          fortifier – pour grandir. La victoire se               Paris, Presses universitaires de France.
face à ces difficultés.                          profilait enfin à l’horizon. Trop tard.                MONTANI, C. (1994). La maladie d’Alzheimer,
   Le climat relationnel de tous les inter-      Celui qu’on voulait vaincre n’est plus                 Paris, L’Harmattan.
venants autour de la famille est tout à fait     en état de combattre, de résister, ni                  MYSLINSKI, M. et I. SIMEONE (1986).
fondamental. L’aidant principal doit être        même d’être vaincu. Il n’y a plus que la               « Relation entre fille et mère démente au tra-
d’emblée repéré, afin d’être pris en charge      mémoire, pour ceux qui l’ont gardée,                   vers des groupes de soutien », Psychologie
en même temps que le malade lui-même.            et ce qu’on porte en soi d’amour, de                   Médicale, p. 1289-1290.
Le suivi devra porter conjointement sur les      gratitude ou de pardon.                                NASIO, J.D. (1997). Le livre de la douleur et
deux personnes. Dans une relation de                                                                    de l’amour, Paris, Payot.
confiance, il faut accompagner ce travail                                                               PANCRAZI-BOYER M.P., C. PETIT et R.
de deuil blanc, pour tenter de lui faire                                                                ARNAUD-CASTIGLIONI (1996). « Groupe
accepter l’idée que son parent n’est plus tout                                                          de soutien aux familles de patients atteints
                                                 Bibliographie                                          de la maladie d’Alzheimer. Réflexions préli-
à fait le même avec la maladie, qu’il lui
                                                 ANDRIEU, S., H. BOCQUET, F. NOURHASI                   minaires », Psychothérapie des démences,
faudra s’adapter à lui.
                                                 et al. (1999). « La carrière de l’aidant infor-        Paris, John Libbey Eurotext, p. 170-185.
   Il est important qu’il puisse accepter des    mel », La revue de gériatrie, vol. 24, no 2,           PETIT, H. (2002). L’accompagnement dans
aides, et qu’il apprenne à se reposer sur des    p. 133-143.                                            la maladie d’Alzheimer, Paris, Phase 5.
personnes de confiance. En France, le rôle       BERGERET, J. (1982). « La deuxième crise
de l’infirmière libérale auprès de la famille                                                           PLOTON, L. (1990). La personne âgée, son
                                                 d’adolescence », dans J. GUILLAUMIN et                 accompagnement médical et psychologique
revêt une importance cruciale lorsqu’il lui      H. REBOUL (dir.), Les dynamismes du vieil-             et la question de la démence, Lyon, Chro-
permet de devenir une sorte de confidente        lissement, Lyon, Chroniques Sociales, p. 71-78.        niques Sociales.
de tous les malheurs. Il convient également      CHARAZAC, P. (1998). Psychothérapie du                 PLOTON, L. (1996). Maladie d’Alzheimer,
de recenser les moyens matériels et humains      patient âgé et de sa famille, Paris, Dunod.            À l’écoute d’un langage, Lyon, Chroniques
qui peuvent aider à tisser autour de l’aidant    COMTE-SPONVILLE, A. (1999). « Face à                   Sociales.
une sorte de filet de sécurité, particuliè-      face avec Alzheimer », Site : Psychologie.com.
                                                                                                        RITCHIE, K., C. NARGEOT et C. HERGUET-
rement indispensable lors des moments            DONALDSON, C. et A. BURNS (1999).                      TAT (1992). « Influence des éléments de perte
difficiles de l’évolution de la maladie. Des     « Family under stress : interventions for care-        d’autonomie dans la décision de placement »,
moments de récupération doivent être amé-        givers of senile dementia patients », Journal          La revue de gériatrie, vol. 22, no 5, p. 273-280.
nagés dès les premiers signes d’épuisement       of Geriatric Psychiatry and Neurology, no 12,
                                                                                                        RUFFIOT, A. (1985). « Originaire et imagi-
sous forme d’accueil de jour et de nuit,         p. 21-28.                                              naire. Le souhait de mort collective en
d’hospitalisation de jour, d’hébergement         FEATENU, D. (1991). « Déments et institu-              thérapie familiale psychanalytique », Gruppo,
temporaire…                                      tions », Confrontations Psychiatriques, no 33,         no 1, p. 69-85.
   Les proches ont besoin d’informations,        p. 393-408.
                                                                                                        SIMEONE, I. (1989). « Les affects de la famille :
de conseils pratiques pour gérer les petits      FREUD, S. (1985 [1917]). « Deuil et Mélan-             entre l’amour et la haine », Gérontologie et
problèmes quotidiens (Khosravi, 1995),           colie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard,       société, no 48, p. 96-98.
d’écoute bienveillante, et de partage avec       1985, p. 41-115.
                                                                                                        TEUSINK, J.-P. et S. MAHLER (1984). « Help-
d’autres familles : c’est le rôle des associa-   GIL, R. (1989). « La détérioration intellectuelle      ing families cope with Alzheimer’s disease »,
tions de famille, de type Association France     et les syndromes démentiels », dans Neurologie         Hospital and Community Psychiatry, vol. 35,
Alzheimer, présente et active dans toutes        pour le praticien, Paris, SIMEP, p. 139-148.           no 2, p. 152-156.
les régions. Ces associations fonctionnent       HALEY, W.E. (1997). « The family caregiver’s           TROUILLOUD, M. (1997). « Souffrance et
également en groupe de paroles, libérant         role in Alzheimer’s disease », Neurology, no 48,       épuisement psychiques des familles », Revue
de fortes charges émotionnelles. Certains        p. 25-29.                                              de la fédération JALMALV, no 51, p. 9-13.
établissements gériatriques organisent des       JOUBERT, C. (1996). « Vers une gestion grou-           VICIANA, H. (1997). « Enfants à vie », Revue
réunions de famille, qui ont alors la même       pale de la démence sénile en institution. Prise        de la fédération JALMALV, no 51, p. 35-39.
                                                 en compte de la souffrance groupale, familiale,
fonction.
                                                 individuelle, dans le soin », Psychothérapie           Notes
   Rencontrer la famille permet cette            des démences, Paris, John Libbey Eurotext,
approche historique des personnes âgées          p. 171-178.                                         1. Nous empruntons cette expression à Christiane
qui, dans la démence, ne peuvent plus se                                                                Joubert (1995) : « Famille et gériatrie : l’ancêtre
                                                 JOUBERT, C. (1995). « Famille et gériatrie :           insuffisamment bon ».
raconter, mais il permet aussi et surtout de     l’ancêtre insuffisamment bon », Psychologie
situer la personne âgée dans le champ du         Médicale, no 27, p. 223-226.
désir de l’autre et d’appréhender les inter-     KHOSRAVI, M. (1995). La vie quotidienne
relations entre cet ancêtre insuffisamment       du malade d’Alzheimer, Paris, Doin.
bon et sa famille.
                                                 KLEIN, M. (1989 [1947]). « Le deuil et ses
   Pour conclure, ces mots d’A. Comte-           rapports avec les états maniaco-dépressifs »,
Sponville (1999) :

                                                                      27                                                       FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2004
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