" Dernier voyage à Marrakech " ou Comment moraliser le genre dans une chronique judiciaire
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31 « Dernier voyage à Marrakech » ou Comment moraliser le genre dans une chronique judiciaire Fabienne Malbois1 I / Introduction culturelles pour des activités pratiques de Si le droit est par définition la sphère où classification, de prédication, d’individuation, dans s’expriment et s’exercent des jugements moraux, le sens où elles configurent, c’est-à-dire donnent institutionnalisés et régulés dans un appareil une forme, à l’action en cours, ou encore indiquent juridique, un certain nombre de sociologues l’orientation que l’action en train d’être accomplie praxéologiques (Garfinkel, 1967 ; Sacks, 2005 ; doit prendre, dans la situation, pour pouvoir Jayyusi, 1984 ; Dupret, 2006) ont montré avec être reconnue comme un X, un Y, un Z (Quéré, beaucoup d’à propos que le raisonnement 1994). Ainsi, être une « prostituée » et maintenir ordinaire de la vie de tous les jours, constitués par cette identité suppose de produire des gestes, les opérations de catégorisation et de typification, des comportements, des activités et des énoncés est de part en part traversé par de la normativité. adéquats avec des gestes, des comportements, des Appréhender une personne sous la catégorie activités. Les énoncés sont conventionnellement « prostituée », par exemple, c’est en effet aussi bien associés à la catégorie « prostituée » par tout anticiper ses comportements et ses agissements, membre compétent d’une société donnée, c’est- en fonction des inférences que permet d’effectuer à-dire par toute personne ayant une maîtrise du cette catégorisation, que juger ou encore évaluer les langage naturel de cette société, ainsi qu’une comportements et les agissements de cette personne connaissance du sens commun de ses us et en fonction de leur conformité, ou plutôt de leur coutumes et de sa structure sociale. adéquation, à la catégorie « prostituée ». Aussi, la description, étant entendu que décrire n’est pas Si les textes et documents sont des médiations tellement nommer des éléments du monde mais essentielles de régulation et d’organisation traiter les personnes, les actions, les événements ou des relations sociales (Smith, 1985), les textes encore les situations qui le peuplent en tant qu’ils médiatiques constituent des sources importantes sont des X, des Y, Z, etc., comporte inévitablement de descriptions sociales, décisives de par leur une dimension à la fois pragmatique – dire c’est capacité sans commune mesure à structurer, cadrer agir – que morale – agir c’est aussi juger, évaluer, et définir les relations sociales (Kaufmann, 2008). s’orienter vers et, in fine, se trouver en situation Plus précisément, ces derniers procèdent à tout de devoir rendre des comptes, en particulier un travail d’institution et de mise en forme du lien quand l’action réalisée ne correspond pas, ou pas social, dans le sens où ils donnent à voir la manière entièrement à l’action attendue. dont une société se pense et pense les règles que tout individu appartenant à une collectivité devrait En ce sens, les catégories du langage naturel, telles suivre, d’une part en tant que membre de cette que « prostituée », mais aussi « femme », « adulte » collectivité et, d’autre part en tant qu’occupant de etc., en usage pour décrire le monde social, positions, de places ou encore de statuts catégoriels cristallisent un ensemble d’idées et de valeurs, de spécifiques au sein de cette collectivité (celui de croyances conventionnelles et de sens commun. « femme » par exemple) (Quéré, 1982). Aussi, les Mais pas seulement. Elles sont aussi des guides descriptions médiatiques sont des lieux privilégiés pour l’action, des ressources ou des méthodes d’observation de la formation, de la transformation et de la transmission des valeurs, des normes et des jugements moraux. Et ceci est probablement 1 Docteure en sciences sociales, Fabienne Malbois est maître assistante à l’Université de Lausanne (Institut des Sciences d’autant plus vrai quand le texte médiatique traite Sociales, Laboratoire de Sociologie), où elle développe plu- d’un sujet ayant trait aux mœurs ou relevant sieurs enseignements et axes de recherche dans le domaine du domaine de la sexualité (crime sexuel, viol, du genre, de la culture, des médias et de la communication, pornographie, proxénétisme, pédophilie, violences en s’inspirant aussi bien des courants pragmatistes et eth- nométhodologiques en sociologie, que des cultural studies. sexuelles, avortement, etc.). De telles questions Son ouvrage, Déplier le genre. Enquête épistémologique sur sont en effet propices à une moralisation de le féminisme antinaturaliste, est à paraître en 2010 aux Édi- l’enquête publique, à savoir à la thématisation et tions Seismo, Zürich. Politorbis Nr. 48 - 1 / 2010
32 « Dernier voyage à Marrakech » ou Comment moraliser le genre das une chronique judiciaire à l’explicitation de ce qui est bien ou mal, juste ou sa ville préférée, ni n’acceptera de monter dans une injuste, normal ou anormal. C’est ce mouvement que voiture avec des étrangers. Bien que la description réalise le texte médiatique que je vais analyser ci- allégorique englobe et surplombe la description après. factuelle, celle-ci demeure, au terme de l’article, une description correcte de l’événement. Néanmoins, Cet article de presse écrite est paru le 9 octobre par le biais de la photographie, qui laisse à entendre 2009 dans la rubrique des chroniques judiciaires que les comportements et agissements de Samia d’Aujourd’hui le Maroc. Ce journal francophone, relatés par le texte pour documenter et objectiver d’obédience pro-monarchiste, se présente comme le viol sont semblables à ceux que commettrait un quotidien d’informations générales, qui une « prostituée », la description allégorique enquête sur toutes les mutations que connaît la procède à une dernière opération de lecture tout société marocaine2 . Intitulée « Dernier voyage à à fait particulière. Hissant ce viol au rang de cas Marrakech » (cf. annexe), cette chronique relate emblématique, elle fournit le sens ultime à lui l’histoire du viol de Samia, une jeune femme qui attribuer en le moralisant et en donnant à voir s’est rendue à la « ville ocre » pour y passer quelques dans Samia et ce qu’elle a vécu une représentation jours de vacances3 . L’analyse cherchera à montrer symbolique des mutations en cours de la société que l’article, au moyen des catégories de description marocaine. Sous cet aspect, l’on peut dire que cette des protagonistes de la « rencontre sexuelle » chronique judiciaire accomplit un véritable coup de (Wowk, 1984) en question, propose un récit qui force : tout en préservant la légitimité et le bien-fondé échappe au genre de la chronique judiciaire pour du traitement juridique d’un tel délit, il subordonne prendre la forme d’une fable. Et ceci notamment l’ordre juridique marocain et son corpus de normes parce que la narration déploie un jeu de miroir légales à l’ordre culturel marocain et son corpus de complexe entre ce qui est écrit (le texte, au sens règles de bonne conduite, d’us et de coutumes. strictement scriptural du terme) et ce qui est montré (la photographie qui accompagne et illustre le texte). Avant d’entrer dans l’analyse, précisons que la Plus précisément, nous verrons que l’article, à partir démarche mobilisée pour aborder la manière dont du dénouement juridique qu’a reçu l’événement, ce texte médiatique procède pour reconstituer procède à la moralisation de la question du genre, ici une « rencontre sexuelle » (Wowk, 1984) de type compris comme l’arrangement social entre les sexes, « viol » emprunte à l’ethnométhodologie (Garfinkel, en s’appuyant sur un cadre d’interprétation dont 1967 ; Francis & Hart, 1997), à l’approche socio- l’ordre culturel de la société marocaine constitue discursive (Widmer, 1999), ainsi qu’à l’approche l’instance supérieure. Pour ce faire, l’article délivre naturaliste de la conversation et des catégorisations deux descriptions possibles, et imbriquées, du (Sacks, 2005). Essentiellement descriptive, cette viol de Samia. Alors que la première description démarche consiste à saisir et à rendre compte des consiste en un récit factuel de ce qui s’est passé, la méthodes, des procédures et des ressources de deuxième propose une interprétation allégorique sens commun incrustées dans le texte. En bref, à de l’événement, dont la leçon finale anticipe les décrire les opérations de lecture qu’il demande à son conséquences qu’il aura sur la vie de la victime : lecteur d’activer pour comprendre ce qu’il dit, les plus jamais, nous dit l’article, celle-ci ne voyagera énoncés étant toujours appréhendés ici comme des seule, ni ne se rendra à Marrakech, qui était pourtant énonciations, à savoir comme des accomplissements situés. Aussi, l’approche mobilisée est clairement sociologique : bien qu’un texte médiatique soit au 2 J’adresse mes remerciements les plus vifs à Younes Ahouga, qui m’a fait découvrir cette chronique à l’occasion de sa par- centre de mon examen, la visée de celui-ci, dans la ticipation à mon séminaire (Université de Lausanne, Faculté mesure où je m’intéresse aux actions qu’il performe, des SSP, hiver 2009). dépasse les limites du texte. Autrement dit, mettre au 3 Mon analyse se limite à la version électronique d’Aujourd’hui le jour la logique interne de cette chronique, décrire les Maroc , la seule à laquelle j’ai eu accès : http://www.aujourd- méthodes d’assemblage de sens qui l’organise, n’a de hui.ma/chronique-judiciaire-details71470.html.Hormis quel- ques différences au niveau des rubriques sans doute (il n’est validité analytique que dans la mesure où une telle pas sûr que la rubrique « chronique judiciaire » de la version démarche est pertinente pour saisir « l’intentionnalité électronique existe dans la version papier, qui semble possé- communicationnelle » (Scannell, 1994) du texte. À der quant à elle une rubrique « faits divers »), la version pa- savoir le monde possible qu’il produit, et la façon pier, un tabloïd enrichi de moult visuels aux couleurs vives, semble être globalement semblable à la version électronique. dont il configure les relations sociales, la relation C’est en tous cas ce que laisse supposer un exemplaire mi- centrale mais non pas unique étant, dans ce cas, niature que l’on peut feuilleter sur le site web du journal. De celle qui lie l’émetteur à un destinataire. Soulignons- source sûre, la version électronique reprend intégralement les le, reconnaître que les sociologues sont eux aussi articles publiés sous format papier. Politorbis Nr. 48 - 1 / 2010
« Dernier voyage à Marrakech » ou Comment moraliser le genre das une chronique judiciaire 33 des « membres compétents » (Garfinkel, 1967), l’interprétation à donner au crime, celui-ci trouvant à savoir des individus pétris par la société dans sa pleine compréhension dans la description laquelle ils vivent, est un prérequis de l’analyse. allégorique. C’est en effet sur leurs savoirs ordinaires que les sociologues s’appuient pour produire non pas une Comme plusieurs auteurs l’ont souligné (Anderson description profane de plus, une glose d’une glose, & Sharrock, 1979 ; Hester & Eglin, 1997, Lee, 1984), mais pour expliciter le savoir de sens commun que le titre d’un article de presse indique la perspective la glose de base demande à son public de mobiliser à partir de laquelle le lecteur prend connaissance du pour produire une lecture adéquate. Une lecture développement qui va suivre, un développement qui est organisée dans et par le texte, ce dernier qui, d’une part, est annoncé par le titre – et par pourvoyant à sa propre intelligibilité, à sa propre là-même attendu par tout lecteur compétant – et « accountability » (Garfinkel, 1967). Le « texte fournit d’autre part, va donner rétrospectivement son plein [en effet] un compte rendu (account) de sa propre sens au titre. Pour peu qu’il soit « bon », un titre se lecture ; [il indique] la façon dont sa lecture doit doit de rester quelque peu énigmatique. À cet égard, être accomplie » (Livingston In Relieu, 1999 : 55-56). Dernier voyage à Marrakech, le très bref et elliptique Dans ce sens, décrire comme nous allons le faire les titre qui introduit notre chronique judiciaire, fournit opérations de lecture constitutives du texte, est une un travail de cadrage des plus efficaces et des plus forme de description sociologique. appropriés. Notons, pour commencer, que ce titre, dans sa relation avec la rubrique dans laquelle il a II / Une chronique judiciaire allégorique été publié, est l’occasion d’une première opération II.1 Deux récits enchâssés de lecture. Son caractère allégorique n’a en effet pas La rubrique définit de manière incontestable – la forme typique des titres des faits divers publiés jusqu’à un certain point tout du moins, l’excès par Aujourd’hui le Maroc dans la rubrique des d’« étrangeté » pouvant toujours amener le lecteur à chroniques judiciaires. Dans leur grande majorité, mettre en doute la pertinence du travail des éditeurs ceux-ci contiennent, en fonction de l’effet de surprise du journal – l’identité des articles qui y ont été désiré, une partie sinon la totalité des éléments rangés. Tout en étant manifestement une chronique indicatifs d’une situation d’infraction, à savoir un judiciaire, « Dernier voyage à Marrakech » déborde acte tel que « voler », « tuer », « violer », « abuser », allègrement le genre. En effet, l’article propose etc., ainsi que des protagonistes qui y sont liés, à bien une description factuelle du viol de Samia, savoir, entre autres descripteurs, un « dealer », un qui reconstitue a posteriori les différentes étapes « malfrat », ou encore un « jeune homme », « un père qui ont amené à cette « rencontre sexuelle forcée » de famille », un « enfant ». En guise d’illustration, (Wowk, 1984). Mais il ne se contente pas de relater la voici un échantillon constitué sur le vif de quelques manière dont le viol s’est déroulé, ni d’informer du titres que l’on pouvait lire durant le mois de janvier : traitement juridique qu’a reçu cette affaire de mœurs. « Du vol de chaussures au vol de voitures », « Une Il fournit également une description allégorique du fausse promesse de mariage », « Un SDF viole et tue viol de Samia, qui a pour particularité de donner un un mineur », « Trois hommes, une mère et un bébé », sens à cet événement par rapport à l’ordre culturel « Violée par deux malfrats », « Une mineure violée dans lequel il s’inscrit. Bien que l’on ait affaire à par deux adultes », « Casablanca : deux Français des descriptions qui visent à établir la vérité sur ce victimes de leur homosexualité », « Il tue ses deux qui s’est passé, ces deux versions ne sont pas pour belles-sœurs », « Deux trafiquants d’héroïne sous les autant maintenues dans un rapport concurrentiel verrous », « Démantèlement d’un réseau de trafic l’une vis-à-vis de l’autre. Au contraire, elles de bébés à Casablanca », « Un quadragénaire abuse apparaissent comme des descriptions différentes d’un enfant de 8 ans », « Il tue son ami pour avoir mais néanmoins correctes de l’événement, un effet traité sa sœur de prostituée », « France : il égorge que parvient à produire l’article dans la mesure une secrétaire et blesse trois personnes », « Un jeune où il rend reconnaissable leur imbrication. Cet homme tue sauvagement quatre membres de sa enchâssement, la description factuelle étant englobée famille ». La forme atypique du titre, outre qu’elle dans la description allégorique, fournit un principe confère à l’événement qui va être relaté son caractère de hiérarchisation des deux registres de vérité qui extraordinaire, sa valeur d’événement digne d’être rend possible leur coexistence sans pour autant rapporté, contribue à produire la spécificité de aboutir à la contradiction et à l’annihilation de l’article eu égard aux autres faits divers dont la l’une au profit de l’autre. Voyons donc de plus près rubrique se fait la caisse de résonance. Autrement comment le traitement juridique du crime est traité dit, dans la mesure où le lecteur n’a, à ce stade, par l’article comme étant une vérité qui n’épuise pas aucune bonne raison d’inférer qu’il ne s’agit pas Politorbis Nr. 48 - 1 / 2010
34 « Dernier voyage à Marrakech » ou Comment moraliser le genre das une chronique judiciaire d’une chronique judiciaire, le fait que le titre de ont été effectués (un « premier », un « deuxième », cette chronique soit non conforme aux titres des un « troisième », etc.), et, d’autre part, que celui- faits divers qui la côtoient, contribue à la distinguer. là même dont la chronique va parler, est l’ultime Aussi, à la simple lecture de ces quatre mots, périple d’une succession de voyages. En ce sens, le Dernier voyage à Marrakech, le lecteur comprend descripteur « dernier » fait rupture. Il annonce qu’il que l’article qui va suivre est extraordinaire. Mais en y a eu interruption : il n’y aura plus jamais de voyage quoi donc consiste son caractère d’exception ? Pour à Marrakech. Sachant cela, le fait que le titre laisse y répondre, il est nécessaire de s’arrêter quelque peu planer le mystère sur l’événement qui s’est déroulé à sur les termes énoncés dans le titre. Marrakech fournit au lecteur plusieurs informations, toutes reliées entre elles: (a) la raison de la cessation Hormis « voyage », les descripteurs utilisés, à savoir des voyages à Marrakech est à chercher dans ce « dernier » et « Marrakech », installent le lecteur qui s’est passé lors de ce « dernier » voyage ; (b) il dans un cadre spatio-temporel qui se situe en s’est passé quelque chose de grave, voire de très discordance par rapport au temps de l’événement ; grave, puisque l’issue de ce voyage est la cessation ou plutôt, ici, le temps du récit ne correspond pas d’une routine; (c) enfin, corrélat logique des deux au temps de l’événement, comme ce serait le cas propositions précédentes, la tâche de l’article sera dans un énoncé tel que : Un voyage à Marrakech d’expliciter ce qui s’est passé à Marrakech lors de qui a mal tourné. Tout d’abord, notons que le ce « dernier » voyage. Ici, il faut encore noter qu’un descripteur géographique « Marrakech » du titre voyage, comme tout autre activité d’ailleurs, ne peut renvoie à une catégorie administrative, à savoir être qualifié de « dernier » que rétrospectivement, à Marrakech entendu comme une ville du Maroc par une personne qui analyse réflexivement ce avec un certain nombre d’habitants. La catégorie qu’elle a pu expérimenter dans un temps désormais géographique de type administratif a quelque chose révolu. Dans le cours de son effectuation, un voyage de transhistorique : indépendamment du temps de qui n’est pas le premier est en effet toujours et la lecture, que ce soit le 9 octobre 2009, la date de seulement un voyage de plus. Aussi, en mobilisant publication de l’article, ou janvier 2010, la période le descripteur « dernier » pour instituer une fracture pendant laquelle je l’ai analysé, il apparaît que le entre un avant et un après l’événement, le titre donne « Marrakech » dont parle le texte médiatique est également un certain nombre de spécifications le « Marrakech » ici et maintenant du lecteur, et sur le type de narration qui va suivre. Si le récit va non pas un Marrakech d’il y a vingt ou trente ans certes procéder à la reconstitution de l’événement, ou un Marrakech du futur, qui serait considéré par le lecteur s’attend à ce qu’il soit d’abord un récit exemple en termes architectural ou de mode de sur l’événement. Il s’attend également à ce que la vie. Par ailleurs, l’usage du terme « Marrakech » narration de l’événement soit effectuée à partir pour désigner le lieu de destination du voyage d’un angle particulier, à savoir le point de vue de la montre que le « lectorat implicite » (Widmer, 1999) personne qui a effectué le voyage à Marrakech. Une de l’article appartient à la catégorie collective personne sur laquelle, à ce stade, aucun élément « Marocain ». En effet, et en nous basant sur notre d’identification n’a encore été fourni, si ce n’est le fait savoir géographique de sens commun (Schegloff, qu’elle est certainement une personne adulte ou en 1972), on peut raisonnablement supposer que s’il tout cas une personne en mesure de voyager. entendait s’adresser à des non-Marocains, l’article aurait certainement titré Dernier voyage au Maroc, Ces deux prévisions seront très vite confirmées par alors que si son lectorat implicite était la catégorie le chapeau de la chronique: « Marrackchis », l’énoncé aurait été plutôt quelque chose comme Dernier voyage à la ville. « Marrakech a toujours été la ville préférée de Samia. Mais ce qu’elle a vécu, lors de son dernier voyage à De son coté, le descripteur « dernier » prend position la ville ocre, l’empêchera d’y retourner. » sur le voyage à Marrakech. Ce faisant, il situe le récit à venir à distance historique de ce qui, à Marrakech, Hormis la reprise d’informations déjà apparues a fait événement. Mais comment le titre fait-il pour dans le titre, cet énoncé donne, sur le même mode nous faire comprendre que le voyage à Marrakech allégorique, quelques informations supplémentaires dont il parle date d’un temps qui, relativement au sujet de la protagoniste principale de l’événement. au présent du récit, est révolu ? « Dernier » laisse En effet, il informe le lecteur que cette personne est supposer, d’une part, qu’il y a eu plusieurs voyages une femme (« femme » renvoie dans ce cas aussi bien à Marrakech, des voyages que l’on peut décompter à une catégorie de sexe qu’à la catégorie « adulte » en fonction de la date du calendrier à laquelle ils de la collection « étapes de la vie »), sans doute jeune Politorbis Nr. 48 - 1 / 2010
« Dernier voyage à Marrakech » ou Comment moraliser le genre das une chronique judiciaire 35 (« Samia » est un prénom usité plutôt au sein de la mesure où « bourreaux » appartient à la collection jeune génération) et qu’elle a voyagé à Marrakech « personnes prenant part à un crime », une collection non pas dans un but professionnel, mais plutôt qui a pour caractéristique de cosélectionner deux dans celui de se distraire (vacances ou tourisme par catégories de personne relationnellement organisées exemple), ainsi que l’évoque le descripteur « ville (Sacks, 2005), au caractère moral contrasté (Lee, ocre », accolé à « ville préférée ». Dans la mesure où 1984), son usage pour qualifier Abdellatif et Aziz l’unité géographique déjà évoquée est le Maroc, et permet d’identifier de facto Samia comme une que les villes préférées de quelqu’un sont les villes victime innocente. La catégorie « bourreaux » proches de son lieu de domicile, il est également fournit également une première catégorisation du possible d’inférer que Samia est marocaine, et que crime qui a été commis : elle suppose en effet que les le rapport de Samia à Marrakech est celle d’une criminels ont commis un acte particulièrement cruel provinciale. et intolérable, qui implique une atteinte à l’intégrité physique. Ainsi, le délit évoqué n’appartient pas À la lumière du chapeau, le titre prend un nouveau tellement au registre des vols (vol à la tire, vol à sens : il a quelque chose du constat. Ou plutôt, mains armées, escroquerie, hold-up, etc.), mais il apparaît que l’expression Dernier voyage à plutôt à celui des agressions. Étant donné l’identité Marrakech anticipe la leçon à tirer d’une histoire de genre respective des protagonistes (la catégorie qui va être racontée, une leçon dont on imagine de sexe « femme » pour la victime et « homme » que la conclusion de la chronique va reprendre en pour les criminels, comme l’indique leur prénom), il la développant. La structure en récits enchâssés, qui est même déjà possible, ceci d’autant plus qu’aucun organise le récit, s’amorce donc déjà dans le titre élément ne contredit cette hypothèse, de supputer de l’article. De fait, la description allégorique, qui qu’il s’agit d’une agression sexuelle. termine le récit comme elle l’a débuté, offre un cadre à la reconstitution post hoc de la « rencontre sexuelle Bien que le viol soit appréhendable comme un acte forcée » (Wowk, 1984), à la manière d’une mise en moralement injustifiable, l’innocence qui caractérise perspective de la description factuelle, ainsi que va la victime d’un viol peut toujours être soumise à le montrer l’analyse du corps de l’article lui-même. évaluation, en termes de degré et de responsabilité en particulier (Lee, 1984). Dans notre cas, le motif Commençons, pour respecter l’organisation anodin et irréprochable dans sa banalité qui a amené séquentielle de la lecture, par le paragraphe Samia la provinciale à voyager à Marrakech (passer introductif (§1) : quelques jours de vacances dans sa ville préférée), ainsi que le caractère routinier de cette activité, la « Samia qui a voyagé à la ville ocre pour passer fait apparaître comme une personne candide. Sa quelques jours de vacances n’aurait jamais imaginé candeur étant couplée à une forme d’incrédulité être à la salle d’audience, devant ses deux bourreaux, (elle « n’aurait jamais imaginé être à la salle Abdellatif et Aziz. » d’audience… »), son ingénuité, qui semble quasi ontologique, fait d’elle une victime particulièrement Le début du récit accomplit une transition efficace innocente. entre la description allégorique et la description factuelle, en constituant « Samia » en point de L’innocence de Samia est un thème qui traverse gravité du récit. À travers l’énonciation initiale l’entièreté de la reconstitution des différentes étapes du prénom de la protagoniste principale, l’article qui ont mené au viol (§2 au §5), une innocence que rassemble les informations délivrées précédemment l’article rend visible au travers de quatre procédés : dans le chapeau pour former un prédicat qui (1) l’établissement du caractère banal et typique vient respécifier l’identité de Samia (il s’agit d’une des activités menées par Samia le soir où elle a été personne, de sexe féminin, « qui a voyagé à la ville agressée ; (2) la production de la constance de sa ocre pour passer quelques jours de vacances »), candeur, voire de sa naïveté (Samia ne connaît pas tout en situant cette dernière dans un cadre spatio- la marque de la voiture de l’homme qui l’a accostée ; temporel particulier, celui d’une salle d’audience, elle ne comprend pas ce qui lui arrive lorsque, à mi- où elle se trouve face à ses « deux bourreaux ». chemin de l’hôtel Tazi où elle loge, l’homme change Cet énoncé indique donc un flash back à venir : de direction) ; (3) la mention du savoir ordinaire et la reconstitution, du point de vue de Samia, de ce du bon sens de Samia, qui l’amènent raisonnablement qui s’est passé à Marrakech. Mais pas seulement. à donner telle ou telle interprétation aux événements La catégorie « bourreaux » effectue également (c’est en fonction de ce qu’elle a déjà expérimenté à un certain nombre d’opérations de sens. Dans la Marrakech et de sa connaissance de la ville qu’elle Politorbis Nr. 48 - 1 / 2010
36 « Dernier voyage à Marrakech » ou Comment moraliser le genre das une chronique judiciaire ne doute pas un instant de la bienveillance des À mi-chemin, il a changé de direction. Samia n’a motifs de cet homme) ; (4) la malignité de l’homme rien compris. Elle l’a interrogé. Aucune réponse. Le qui l’a abordée ce soir-là (il l’accoste gentiment, il est quinquagénaire s’est arrêté dans un lieu obscur. Un mielleux ; pour mieux la tromper sur les raisons de jeune de vingt-cinq ans a ouvert la portière et est sa proposition de l’accompagner en voiture jusqu’à monté. son hôtel, il ment sur son identité en prétendant être ingénieur et prétexte la dangerosité de Marrakech Samia a tenté de se jeter au dehors. Le jeune homme quand on y marche seule la nuit ; il change de l’a saisie par l’épaule. Elle a fondu en larmes et les direction sans autre explication, la conduit dans un a supplié de la laisser descendre. Le jeune l’a giflée lieu obscur et fait monter un autre homme dans la violemment. Le quinquagénaire a démarré à toute voiture) ; et, enfin, (5) la force physique, la cruauté vitesse. Samia pleurait. La peur lui nouait le ventre. et la dangerosité de ses deux agresseurs (le jeune Tout d’un coup, le quinquagénaire a garé la voiture homme l’empêche de descendre de la voiture et à six kilomètres du centre-ville. Samia ne cessait de la gifle violemment ; les suppliques et les pleurs pleurer. Menacée par un grand couteau, elle s’est de Samia ne parviennent pas à amadouer ses dénudée. » agresseurs, qui abusent d’elle l’un après l’autre, sous la menace d’une arme blanche). Dans le deuxième paragraphe, la banalité, le caractère typique, ordinaire et anodin des raisons « De coutume, la chaleur dans la «perle du Sud» ne qui ont poussé Samia à se rendre à Marrakech, à l’empêche pas d’y retourner chaque année. Comme visiter tels quartiers ou telles places, sont produits pour tous les touristes de cette ville, Samia était aux moyens de différents descripteurs (« la perle du toujours fascinée par la couleur ocre des maisons et Sud », « la ville ocre », comme « tous les touristes attirée par son architecture, son agitation continue, de cette ville », etc.) qui tous configure la relation de jour comme de nuit, sa grande place Jamaâ El Fna de Samia à Marrakech sur le modèle de la visite et ses souks bruyants. touristique lambda. Samia qui préférait voyager seule ne ratait aucune Dans le troisième paragraphe, la mention du fait occasion pour se divertir et profiter de la beauté que Samia voyageait en étant non accompagnée de la ville. Elle terminait souvent sa soirée en est relatée de sorte à anticiper l’éventuel reproche mangeant dans un restaurant situé à la rue Dar du lecteur qui pourrait s’étonner (« Mais, quand El Bacha. Quand elle finissait de dîner dans cette on est une femme, on ne voyage pas seule, surtout atmosphère empreinte de rythme gnawi, elle sortait dans une ville comme Marrakech ! »). En écho au pour prendre un taxi. Seulement, ce soir était paragraphe précédent, sa solitude dans le voyage est assez exceptionnel. Elle avait décidé de marcher donnée à voir comme une préférence individuelle, quelques pas. Pourquoi ? Elle ne savait pas. Mais, qui n’a d’autre fondement qu’une manière d’être c’était son choix. En marchant, elle a aperçu un et de faire typiques, qui se suffit à elle-même pour homme d’une cinquantaine d’années, les cheveux rendre compte d’une conduite: de la même manière noirs, une cigarette entre les doigts s’approchant que Samia n’a jamais été gênée par la chaleur de au volant d’une voiture grise dont elle ignorait la Marrakech, elle avait coutume d’y aller seule, une marque. Il en est descendu et s’est dirigé vers elle. Il façon de voyager qui lui avait permis jusqu’ici de l’a abordée gentiment : «Je suis ingénieur et je veux profiter au mieux et sans accroc d’une ville dans juste vous déposer là où vous voulez. Vous savez, laquelle elle avait pris ses habitudes, comme tant à Marrakech marcher la nuit seule est dangereux», d’autres amateurs de Marrakech (elle fréquentait lui dit-il. Dangereux ? En fait, elle ne s’est jamais régulièrement le même restaurant sis à la rue Dar sentie en danger dans cette ville. Cela fait plusieurs El Bacha). L’anticipation, par l’article, d’une lecture années qu’elle sortait seule sans que personne ne l’ait potentiellement réprobatrice de la part de son touchée. Elle savait qu’il n’avait l’intention que de destinataire, est un geste répété un peu plus loin. la racoler. Au début, elle ne lui a pas répondu. Elle Pour rendre compte d’un comportement inhabituel ne l’a même pas regardé. Ses mots mielleux ont fini de Samia (marcher quelques pas au lieu de prendre par la pousser à parler. Elle discutait avec lui comme un taxi pour rentrer à son hôtel) et le justifier, l’article s’ils se connaissaient depuis belle lurette. Samia est procède en deux temps. Il qualifie, d’une part, montée dans la voiture. L’homme lui a demandé ce comportement d’extraordinaire (« ce soir était sa direction. «Je séjourne à l’hôtel Tazi», a-t-elle assez exceptionnel ») et répond, d’autre part, à une répondu. question qu’il formule explicitement (« Pourquoi » ?) en arguant de la liberté d’action de Samia (« c’était Politorbis Nr. 48 - 1 / 2010
« Dernier voyage à Marrakech » ou Comment moraliser le genre das une chronique judiciaire 37 son choix »), droit fondamental, s’il en est, dans les condamnation prononcé par la chambre criminelle, sociétés à régime politique démocratique. constitue le contexte de basculement Aussi, et sans entrer plus avant dans l’analyse « Le quinquagénaire l’a violée en premier et a quitté détaillée de ces paragraphes, nous pouvons d’ores la voiture. Le jeune est monté et a abusé d’elle. et déjà conclure que la reconstitution du crime Satisfaits, ils l’ont traînée dans un terrain vague et et de ses protagonistes donne au lecteur tous les l’ont laissée. Désemparée, Samia ne savait quoi faire. éléments nécessaires pour qualifier cette rencontre Heureusement, des gendarmes l’ont remarquée et sexuelle comme un viol ayant impliqué une victime sont intervenus. Au commissariat, les enquêteurs innocente (Samia) et deux malfaiteurs, l’un âgé de n’ont pas perdu une seconde pour entamer les cinquante ans (Aziz,) et l’autre d’environ vingt- investigations. Ils sont arrivés à mettre la main sur cinq ans (Abdellatif), particulièrement cruels. le plus jeune des deux violeurs, Abdellatif, puis sur Dans la mesure où cette reconstitution distribue le quinquagénaire, Aziz. Il semble que ce dernier sans ambiguïté la responsabilité du crime aux ne soit pas ingénieur, mais repris de justice et que deux protagonistes masculins, dont la culpabilité la voiture ne soit que le fruit d’un vol. Samia n’a est entière et indiscutable, il apparaît que la jamais pu oublier ce qui lui est arrivé. La chambre description factuelle du viol a une « intentionnalité criminelle, après [sic] la Cour d’appel de la ville communicationnelle » (Scannell, 1994) spécifique : ocre, a condamné les deux hommes à quatre ans de elle vise clairement à sa condamnation, en tant prison ferme. Retournera-t-elle un jour dans sa ville que délit constituant une infraction manifeste à préférée ? Voyagera-t-elle seule une fois encore ? l’ordre public, envisagé ici du point de vue des Montera-t-elle une fois encore avec des étrangers ? règles constitutives de l’ordre juridique de la société Certainement pas. La leçon qu’elle a apprise dépasse marocaine. Par conséquent, au sein de la description son imagination. » factuelle, l’article place son lectorat dans la position de jury populaire à distance, suffisamment informé Alors que la « Samia » de « Désemparée, Samia ne des circonstances du viol pour être à même de se savait quoi faire » est un descripteur appartenant à forger un jugement de droit solide et valide. Aussi, la reconstitution factuelle a posteriori d’un événement compte tenu des éléments de l’enquête policière et passé dont cette personne est la protagoniste judiciaire mis à sa disposition, le lectorat ne devrait principale, la « Samia » de « Samia n’a jamais pas s’étonner d’apprendre, dans le paragraphe 6, la pu oublier ce qui lui est arrivé » appartient à la condamnation à quatre ans de prison ferme d’Aziz description allégorique au sein de laquelle le récit et d’Abdellatif. Il est même invité à l’approuver. Les met en scène le présent de cette même personne, quelques lignes qui mettent fin, dans la conclusion qui cherche à comprendre l’événement mémorable, de la chronique, à la description factuelle, ne laissent « inimaginable » qui lui est arrivé. Ce basculement, en effet aucune mise en doute possible du bien-fondé rendu possible par l’usage du prénom, marqueur de l’orientation qu’a reçue le traitement juridique par excellence de l’identité personnelle (Goffman, de l’affaire, dont on apprend qu’elle a été traitée 1975), réalise une dernière opération de lecture. par deux fois de façon identique (« La chambre Celle-ci amène à penser que le traitement juridique criminelle après la Cour d’appel de la ville ocre a du viol, quand bien même une condamnation a condamné les deux hommes… »). Le redoublement été prononcée, ne met pas un terme à l’enquête catégoriel qui caractérise ces énoncés, l’agression enclenchée par Samia pour normaliser ce qu’elle sexuelle étant définitivement qualifiée de « viol » et a vécu et doter de sens une expérience à ce point les agresseurs de « violeurs », ainsi que le rappel des extraordinaire qu’elle en était inconcevable. antécédents judiciaires de l’un des criminels, rend d’ailleurs impossible tout autre interprétation. À l’aune de la vie des individus, comme de celle des nations d’ailleurs, une façon rationnelle de se La vérité du crime est cependant à chercher dans réapproprier un événement douloureux, difficile, la description allégorique à partir de laquelle la « hors normes » dont on a fait l’expérience est d’en chronique judiciaire est appréhendée en dernière tirer les enseignements, de sorte à être en mesure de instance. À cet égard, notons que le paragraphe se réorienter, de mettre en œuvre, dans la façon de conclusif effectue l’opération répertoriée plus haut, se conduire, les changements qui s’imposent pour à savoir l’inclusion de la description factuelle dans la éviter de se trouver, à nouveau, dans une situation description allégorique, en produisant littéralement inconfortable. Autrement dit, pour agir à l’avenir de une imbrication des récits, dont la salle d’audience façon adéquate. Compte tenu des changements, tels du tribunal, évoquée par le compte rendu de la qu’ils sont relatés par la chronique, que va opérer Politorbis Nr. 48 - 1 / 2010
38 « Dernier voyage à Marrakech » ou Comment moraliser le genre das une chronique judiciaire Samia (ne plus jamais se rendre à Marrakech, ne plus « femme pure » s’opposent très directement quant à jamais voyager seule, ne plus jamais parler et faire la valeur attribuée à la personne qui les occupe. Plus confiance à des étrangers, soit à des personnes que précisément, ces deux catégories sont mutuellement l’on ne connaît pas), il apparaît que sa nouvelle ligne exclusives, dans le sens où il n’est pas possible de conduite est l’exact et total inverse de celle qu’elle qu’une même personne les occupe simultanément. suivait avant son agression. Aussi, le destinataire de Elles sont également contradictoires, dans la mesure la chronique peut logiquement conclure, avec Samia où les présuppositions conventionnelles liées au elle-même, que la leçon à tirer de cet événement choix de l’une ou l’autre catégorie de la paire dans la est la suivante : même si la justice a condamné, à détermination de la responsabilité ou de l’innocence raison, ses agresseurs, il semble évident que ce sont d’une personne victime de viol en l’occurrence, ses propres comportements et agissements qui ont engagent des croyances fondamentalement amené Samia à vivre cette douloureuse et mémorable divergentes. Autrement dit, les catégories prostituée/ situation, et ceci même si c’était à son insu et même femme pure constituent, à l’instar des catégories si ses comportements et agissements étaient, du résistant/terroriste, une paire catégorielle disjonctive point de vue du droit, parfaitement licites. (Coulter, 1979) : si « l’activiste du Hamas [est] un résistant du point de vue de la rue palestinienne, [il II.2 La photo : une méthode documentaire est] un terroriste dans la bouche du porte-parole du d’interprétation efficace gouvernement israélien (Dupret, 2006 : 420). Comme on l’a dit plus haut, la description allégorique n’est pas constituée du seul texte, au sens Comme le souligne Dupret (2006 : 420), « [L]’usage scriptural du terme, de la chronique. Celle-ci prend des paires catégorielles disjonctives se fait souvent en effet tout son sens en regard de la photographie en recourant à celle des deux catégorisations dans qui l’illustre et qui invite le lectorat à effectuer une laquelle la personne catégorisée ne se retrouverait lecture alternative à celle qui vient d’être explicitée. pas (…) ». Au terme du texte, le lecteur de la Aussi, l’analyse ne serait de loin pas complète si chronique était amené à mettre en cause la conduite elle n’en tenait pas compte. D’évidence, la catégorie de Samia, qu’il pouvait juger inadéquate non pas que mobilise l’image est celle de « prostituée » : selon les normes du droit marocain, mais selon les la voiture, de marque sans doute occidentale, la standards de ce qu’il est socialement normal et moral jeune femme en jupe courte et bustier et au visage de faire au Maroc. À la lumière de la photographie, flouté qui en sort, disent sans équivoque ce qu’elle il lui est désormais possible de relire l’ensemble représente. de la description factuelle de l’agression sexuelle subie par Samia, reconstituée notamment au moyen du témoignage de la victime, relativement à la catégorie « prostituée ». Il peut entre autres déduire que si Samia avait pour habitude de voyager seule à Marrakech, de fréquenter ses souks bruyants et sa place Jammaâ El Fna, de loger à l’hôtel Tazi, de terminer sa soirée dans un restaurant situé rue Dar El Bacha, que si, ce soir-là, elle avait décidé de marcher quelques pas, accepté de parler à un Wowk (1984) rappelle que certains dispositifs de homme étranger et de monter dans sa voiture, ce catégorisation sont organisés de sorte à ce que les n’est non pas tellement parce qu’elle effectuait une catégories qui les composent soient hiérarchiquement visite touristique, mais parce qu’elle avait coutume ordonnées entre elles, au sens où les statuts auxquels de se rendre à Marrakech, chaque année, pour y elles renvoient sont plus ou moins valorisés. tapiner et gagner quelque argent en se prostituant. La catégorie « prostituée » appartient à un tel Étant donné l’organisation du récit, sa structuration dispositif de catégorisation, plus particulièrement en descriptions enchâssées, la description factuelle à la collection « types moraux de femme ». Dans la étant imbriquée dans la description allégorique, la description factuelle, Samia a été catégorisée comme photographie qui illustre le texte de la chronique une femme candide, innocente, ingénue, à savoir, fonctionne comme une « méthode documentaire si l’on traduit cette première catégorisation dans le d’interprétation » (Garfinkel, 1967) visuelle totale. dispositif « types moraux de femme » que mobilise Elle conduit dès lors le destinataire de la chronique à présent l’image, comme une « femme pure », à réinterpréter l’ensemble des informations qui lui « de bonne vie », aux valeurs morales élevées. Du sont délivrées sous une nouvelle configuration, point de vue moral, les catégories « prostituée » et dont la catégorie « prostituée » constitue le principe Politorbis Nr. 48 - 1 / 2010
« Dernier voyage à Marrakech » ou Comment moraliser le genre das une chronique judiciaire 39 d’intelligibilité. Ainsi, le lecteur est également amené du domaine judiciaire. Ce faisant, l’article effectue à saisir sous un nouveau jour le sens de l’histoire qui deux opérations. D’une part, il énonce implicitement lui est racontée. Selon cette description alternative, que l’enquête sociale sur cette affaire ne saurait être le récit se fait fable. Une fable dont le sujet n’est pas close par un seul traitement juridique. D’autre part, tellement une personne, « Samia », mais la société il fait de ce viol un cas d’école pour réaffirmer l’ordre marocaine en pleine transformation dont elle culturel qui serait propre à la société marocaine. devient la métonymie, à l’instar du lieu où son viol Ce faisant, l’article rend impossible toute lecture s’est déroulé, Marrakech, dont le lecteur cultivé sait politique de cette affaire, en termes de rapports de que le nom « Maroc » provient de sa prononciation pouvoir hommes/femmes par exemple, ou encore déformée en espagnole. en termes d’inégalités sociales ou de pauvreté. Si l’article relate bien un fait divers judiciaire, la Aussi, ce qui est soumis préférentiellement au narration de celui-ci est au service d’une activité jugement du lectorat de la chronique, ce n’est pas spécifique qui outrepasse les limites du genre de la tellement un comportement individuel socialement chronique judiciaire (informations sur le travail de inadéquat qui serait à changer, mais le comportement police, sur les instances juridiques mobilisées, sur de Samia en tant qu’il est représentatif de ce que un éventuel procès en cours). En effet, au moyen du pourraient devenir, voire sont déjà, les nouveaux compte rendu factuel qu’il en fait, le journal traite usages féminins des espaces publics dans une ce viol comme une occasion exemplaire d’édifier son société en pleine mutation. Des agirs potentiellement lectorat. « L’intentionnalité communicationnelle » dangereux qu’il s’agirait, pour protéger les femmes (Scannell, 1994) du texte consiste donc, in fine, à d’elles-mêmes, de moraliser en les réinscrivant instruire le destinataire du journal, qui appartient dans les us et coutumes constitutifs de la culture à l’élite marocaine, au sujet des usages féminins marocaine. Aussi, le message définitif que délivre souhaitables et convenables dans l’espace public cette chronique est le suivant : il n’est pas adéquat, urbain. En bref, à lui donner une leçon de bonne pour une femme marocaine, de se promener seule conduite. la nuit, de voyager seule, de fréquenter des bars et des restaurants en n’étant pas accompagnée par un Si, au terme de l’analyse, l’on a décrit ce que tout homme. Bien sûr, le lecteur réel de cette chronique lecteur compétent comprend à la lecture de « Dernier n’est pas contraint d’adopter la lecture préférentielle voyage à Marrakech », comment comprendre l’acte que nous venons de dégager. Cependant, dans communicationnel que réalise Aujourd’hui le Maroc ? la mesure où le lectorat implicite de cet article Tout d’abord, et pour se défaire de tout culturalisme, appartient à la catégorie collective « Marocain », il est nécessaire d’inscrire ce geste dans le processus il est à souligner que la description allégorique du de modernisation que connaît la société marocaine, viol de Samia, dont la photographie vient donner la décennie 1993-2003 étant marquée, aux yeux son sens ultime, propose à son destinataire une de plusieurs spécialistes, par un changement « identification de type communautaire » (Widmer, en profondeur de la condition des femmes – 1999), au sein de laquelle se joue sa conformité, on se souvient ici que le code de la famille (la ou non, à l’identité marocaine telle que le journal Moudawwana) a été profondément réformé en 2003 l’institue. Autrement dit, dans la socio-logique (Alami M’chichi, 2002 ; Benjelloun, 2002 ; Roussillon instaurée par la chronique, ne pas adhérer à cette & Zryouil, 2006 ; Mouaqit, 2008). En outre, il lecture préférentielle revient à accepter de se importe de tenir compte du fait que la structuration considérer comme n’étant pas un « bon » Marocain. de l’espace public marocain, à l’instar de celui des sociétés arabo-musulmanes, présente la particularité III / Conclusion suivante : la morale y procède d’une « privatisation L’élévation du viol de Samia au rang de cas du privé », autrement dit d’une relégation, dans le emblématique et sa moralisation n’annulent pas, et privé, de ce qui pourrait faire honte « en public ». cela vaut la peine d’être souligné, le récit factuel qui (Ferrié, 1995, 2004). En ce sens, il ne devrait pas a procédé à la reconstitution de son déroulement. nous étonner qu’une presse qualifiée généralement Elles ne rendent pas non plus caduc le bien-fondé de progressiste use dans le cas présent d’une forme de la condamnation prononcée par la Chambre narrative sans conteste conservatrice (Vandendorpe, criminelle. S’appuyant au contraire sur cette 1991), et dont la « morphologie » (Propp, 1970) a première description, la description allégorique, que des allures anté-démocratiques. Le type de relation parachève la photographie, indique en revanche au asymétrique, sur le modèle enseignant/élève, lectorat d’Aujourd’hui le Maroc que l’interprétation qu’instaure la fable à l’égard de son destinataire complète de cet événement dépasse le cadre étroit semble en effet particulièrement adéquat à l’éviction Politorbis Nr. 48 - 1 / 2010
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