LE STRUCTURALO-MARXISME DANS L'UNIVERSITÉ - François Dosse - Revue Des Deux ...

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LE STRUCTURALO-
   MARXISME DANS
   L’UNIVERSITÉ
   › François Dosse

L              e structuralisme incarné par Claude Lévi-Strauss semble
               être aux antipodes du marxisme, même si l’anthro­pologue
               a été marqué dans sa jeunesse par l’enseignement de Karl
               Marx, et pourtant on assiste à une connexion des deux
               paradigmes au cœur des années soixante. Ce mariage
contre-nature réussira à gagner la partie universitaire dans ce qui sera
présenté comme le fleuron de l’université française, le Centre expéri-
mental de Vincennes, créé dans l’immédiat après-Mai 1968 et qui
deviendra l’université Paris-VIII.
    Le Parti communiste français (PCF) jouit en 1945 d’une position
hégémonique pour avoir été le fer de lance de la Résistance intérieure
avec les Francs-tireurs et partisans (FTP), son organisation armée. À cet
atout maître s’ajoute le capital de sympathie pour l’Union soviétique, qui
a payé le prix fort de la victoire contre le nazisme, plus de 21 millions de
morts. Fort de ce pouvoir attractif, le PCF et ses universitaires peuvent
introduire dans le champ universitaire le marxisme en le déclinant selon
les disciplines à enseigner. Le marxisme devient la doxa dans les sciences
humaines et sociales. Dans le domaine scientifique, la revue La Pensée,
qui reparaît dès 1944, relie l’exigence méthodologique et l’orientation
marxiste. Paul Langevin, Frédéric Joliot-Curie, Henri Wallon et Marcel

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l’idéologie au cœur de l’université

     Prenant font partie du comité directeur. Les Éditions sociales orchestrent
     le rayonnement de la pensée de Marx en éditant entre 1944 et 1960 pas
     moins de 39 titres de ses œuvres sous l’impulsion de Joseph Ducroux
     jusqu’en 1955, puis de Guy Besse. Le Manifeste du Parti communiste
     est imprimé à 6 000 exemplaires en 1956, chiffre qui s’élève à 15 000
     en 1966 et 1967 (1). À la faculté de droit de Paris, un certain nombre
     d’économistes introduisent dès les années cinquante l’enseignement de
     Marx : Jean Lhomme, Jean Marchal et André Piettre s’attachent à criti-
     quer le modèle standard à partir du marxisme. Leurs thèses sont large-
     ment diffusées dans le champ universitaire par des revues liées au PCF
     comme la Revue économique, créée en 1950, et Économie et politique,
     revue marxiste créée en 1954. Henri Denis, François Dosse est professeur des
     professeur à la faculté de droit de Rennes, est universités, maître de conférences à
     l’auteur en 1966 d’un manuel à grande diffu- l’Institut d’études politiques de Paris.
                                                         Dernier ouvrage publié : La Saga des
     sion, Histoire de la pensée économique. Il est en intellectuels français : 1944-1989
     même temps rédacteur en chef d’Économie et (deux volumes, Gallimard, 2018).
     politique. La démarche marxiste en économie › francois.dosse@gmail.com
     convaincra même un membre de la revue Esprit, professeur d’économie
     à la faculté de Grenoble, Henri Bartoli, qui constituera un groupe pour
     concilier humanisme et marxisme. Dans les années soixante, « trois pôles
     vont se former pour diffuser encore plus largement la question marxiste
     en économie dans le champ universitaire » (2) : il y a d’abord ceux qui
     se regroupent à Paris autour de Henri Denis depuis sa nomination à
     la faculté de droit de Paris ; il y a ensuite ceux qui, dans le contexte de
     la décolonisation, s’attachent à analyser le sous-développement comme
     l’expression du dernier stade du capitalisme avec deux figures de proue
     que sont Gérard Destanne de Bernis et Charles Bettelheim et dont les
     thèses sont étayées par la revue Tiers-monde. Enfin, les économistes plus
     organiquement liés au PCF constituent autour de Paul Boccara, profes-
     seur à l’université d’Amiens, le pôle d’analyse de ce qu’ils qualifient de
     capitalisme monopoliste d’État (le CME) qui doit, grâce aux nationalisa-
     tions des monopoles, conduire au socialisme.
         La sociologie est aussi très marquée par le marxisme. Le Centre
     d’études sociologiques (CES) a été créé dès l’après-guerre par l’émi-
     gré russe Georges Gurvitch. La moitié des chercheurs du Centre sont

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membres du PCF dans les années cinquante et tous sont marxistes,
le plus connu étant Georges Friedmann, qui succédera à Gurvitch.
À ce noyau initial il faudra ajouter plus tard celui qui va occuper une
place centrale dans la sociologie française et devenir professeur au
Collège de France, Pierre Bourdieu, qui créera les Actes de la recherche
en sciences sociales en 1975. Au cours des années soixantes-dix, toute
une sociologie marxiste répond aux programmes de recherche lancés
par la Délégation générale à la recherche scientifique et technique
(DGRST), liée au ministère de l’Équipement et au Commissariat
au Plan.
    Dans la discipline historique s’impose dans les années cinquante
et soixante le modèle, très inspiré du marxisme, d’Ernest Labrousse,
qui se trouve en position de chef d’orchestre à la Sorbonne, où il
dirige l’essentiel des grandes enquêtes d’histoire sociale de toute une
génération. L’ambition de Labrousse est d’expliquer le surgissement
de la révolution française de 1789 par des facteurs essentiellement
économiques. Il va exercer une magistrature d’autant plus forte
qu’elle se trouve installée en ce haut lieu légitime qu’est la Sorbonne.
À la chaire de l’Institut d’histoire économique et sociale de la Sor-
bonne qu’il occupe un quart de siècle, entre 1945 et 1967, s’ajoute
pour Labrousse ses fonctions de directeur d’études à la VIe section de
l’École pratique des hautes études (EPHE) et son rôle éminent dans
les commissions de recrutement du Centre national de la recherche
scientifique (CNRS), au point que Pierre Chaunu considère qu’en
1974 « toute l’école historique française est labroussienne ».
    Dans les années cinquante, de nombreux historiens identifient
leur destin à celui du PCF. En 1952, le groupe d’agrégatifs d’histoire
adhérents au PCF est particulièrement riche de personnalités. On y
trouve Claude Mesliand, Pierre Deyon, Jean Dautry, Jean Nicolas,
François Furet, Robert Bonnaud, Jacques Chambaz, Denis Richet et
Emmanuel Le Roy Ladurie. La présence d’historiens communistes
est telle qu’à l’heure des résultats de l’agrégation, François Furet et
Jean Chesneaux, comptant les reçus au concours, commentent avec
humour dans la cour de la Sorbonne qu’il fallait quand même laisser
quelques places aux bourgeois.

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l’idéologie au cœur de l’université

         Jusqu’aux années soixante, c’est essentiellement par le biais de l’his-
     toire économique que le marxisme a influencé la discipline historique,
     conjuguant une double référence aux Annales et à un marxisme ouvert,
     comme l’attestent la thèse de Jean Bouvier sur le Crédit lyonnais (1961)
     et celle de Pierre Vilar sur la Catalogne à l’époque moderne (1962). Sui-
     vant l’évolution générale de l’historiographie, cette histoire marxisante
     ne limite plus son champ d’investigation à l’économique à partir des
     années soixante. Elle prospecte ce qu’elle qualifie de superstructures et
     qui est en fait le vaste domaine des mentalités. C’est ainsi qu’à partir de
     1970, l’hebdomadaire intellectuel du PCF La Nouvelle Critique ouvre
     ses colonnes, sous la forme d’entretiens avec Antoine Casanova et Fran-
     çois Hincker, aux historiens à la fois novateurs et marxisants comme
     Jean Bouvier, Robert Mandrou, Pierre Lévêque, Guy Bois, Georges
     Duby… Ces interventions donnent lieu à une publication collective
     sur l’histoire en 1974 avec Aujourd’hui l’histoire, aux Éditions sociales.

     La soudure althussérienne du marxisme et du structuralisme

         Au milieu des années soixante, surgit un philosophe qui renouvelle
     la lecture de Marx, il s’agit de Louis Althusser, caïman (3) de l’École
     normale supérieure (ENS). Il anime à partir de 1962-1963 un sémi-
     naire sur Marx d’où sortiront deux best-sellers en 1965 : Pour Marx
     et un livre collectif, Lire Le Capital, qui réunit des contributions de
     Jacques Rancière, Pierre Macherey, Étienne Balibar et Roger Establet.
     C’est chez Maspero que paraissent ces deux ouvrages et le succès est
     immédiat et spectaculaire puisque Pour Marx, publié dans la collec-
     tion « Théorie », sera vendu à 32 000 exemplaires.
         C’est ce renouvellement qui va permettra de souder marxisme
     et structuralisme et les althussériens vont essaimer dans les diverses
     disciplines. Un proche d’Althusser, Michel Pêcheux, est nommé au
     CNRS dans le Laboratoire de psychologie sociale de la Sorbonne, sous
     la direction de Robert Pagès. Il s’intègre bien sûr dans un tel cadre,
     en tant que disciple d’Althusser et de Georges Canguilhem, dans une
     perspective critique, comme cheval de Troie du psychologisme. Il ren-

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contre en 1966 deux chercheurs d’un autre laboratoire de psychologie
sociale, celui de la VIe section de l’EPHE, dirigé par Serge Moscovici :
Michel Plon et Paul Henry. À trois, ils élaborent une critique de l’inté-
rieur des formes classiques des sciences humaines. Ce petit groupe
de travail tente l’application des thèses althussériennes à la linguis-
tique. Il aura des prolongements multiples, notamment à l’université
de Nanterre avec les recherches de Régine Robin, Denise Maldidier,
Françoise Gadet, Claudine Normand…
    Avec Emmanuel Terray, c’est toute une branche structuralo-marxiste
qui transforme l’anthropologie. Il teste la validité du concept de mode
de production en l’articulant aux études de terrain de l’anthropologie.
En Côte d’Ivoire à l’époque, un autre ethnologue, ami de Terray, partage
la problématique althussérienne, c’est Marc Augé. Quant à l’anthropo-
logue Maurice Godelier, qui jouera un grand rôle dans l’animation de la
recherche, il inscrira son horizon dans la perspective d’une complémen-
tarité entre marxisme et structuralisme lévi-straussien.
    Althusser a même réussi à installer la psychanalyse au cœur de la vie
intellectuelle française grâce à la publication de son article « Freud et
Lacan » en 1964, au moment où Jacques Lacan déplace son séminaire
à l’ENS rue d’Ulm (4). Il permet, par sa prise de position, d’ouvrir
le marxisme sur le freudisme, et de briser les cloisons imposées par le
stalinisme, fermé au discours psychanalytique. Le retour à Freud prend
chez Althusser la forme du recours à Lacan. Le combat qu’ils mènent
contre l’humanisme, le psychologisme au nom de la science, est en effet
similaire, et se présente de manière analogue comme une rénovation
du type de lecture des textes fondateurs de Marx et de Sigmund Freud.
    Le déclin du marxisme semble alimenter le succès du structura-
lisme, mais en retour le marxisme de la fin des années soixante ne
peut-il pas trouver un nouvel élan grâce au structuralisme ? Peut-il y
avoir conciliation des deux démarches ou, au contraire, celles-ci sont-
elles incommensurables ? Disciple de Lévi-Strauss, l’anthropologue
Lucien Sebag a lancé ce débat en publiant chez Payot Marxisme et
structuralisme en 1964. Son ambition s’apparente à celle d’Althusser à
la même époque : réconcilier le marxisme et la rationalité contempo-
raine, grâce aux acquis des sciences sociales.

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l’idéologie au cœur de l’université

         La revue théorique mensuelle du PCF, La Pensée, est aussi mobilisée
     dans ce dialogue au sommet. Son numéro d’octobre 1967 est consa-
     cré au thème « Structuralisme et marxisme ». Une voix plus officielle
     s’y exprime, celle du philosophe Lucien Sève, pour donner le point
     de vue théorique du parti. Il renvoie la méthode structurale à une
     épistémologie dépassée dont les racines se situent au début du siècle,
     à un moment de crise de l’évolutionnisme, avant que la pensée dia-
     lectique ne pénètre vraiment en France. Cette méthode, qui implique
     une épistémologie du modèle, une ontologie de la structure comme
     infrastructure inconsciente, un anti-humanisme théorique et le rejet
     de la conception de l’histoire comme progrès de l’humanité, est donc
     en fait ancienne. Elle trouve ses sources théoriques chez Ferdinand de
     Saussure (1906-1911), l’école historico-culturelle allemande d’ethno-
     logie (Fritz Graebner et Bernhard Ankermann, 1905), la Gestalt­theorie
     (1880-1900) et la phénoménologie d’Edmund Husserl (Recherches
     logiques, 1900).

     L’aventure vincennoise : l’anti-Sorbonne

         Un des symptômes de l’institutionnalisation du structuralisme
     est le succès remporté par Michel Foucault contre Paul Ricœur dans
     un duel qui les a opposés pour entrer au Collège de France, fin 1969.
     Le projet d’une candidature de Foucault remonte au succès des Mots
     et les choses, et a été activement mis en œuvre par Jean Hyppolite,
     qui commence à réunir les supporters de Foucault : Georges Dumé-
     zil, Jean Vuillemin, Fernand Braudel. L’entrée, le 2 décembre 1970
     au sein de cette institution canonique au rituel intangible, d’un
     Foucault hérétique n’est pensable que si l’on resitue le travail de
     Foucault à l’intérieur de la mouvance structuraliste. Il rejoint ainsi
     Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss dans la légitimation et la
     consécration de la pensée structurale. En 1976, Roland Barthes est
     élu à son tour au Collège de France. C’est Foucault qui a défendu sa
     candidature, et bientôt Pierre Bourdieu rejoindra le noyau dur du
     structuralisme.

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le structuralo-marxisme dans l’université

    Ce qui symbolise le mieux le triomphe du structuralo-marxisme dans
l’après-Mai 68 est la création du Centre universitaire expérimental de
Vincennes, construit à la hâte, en plein bois. Le ministère de la Défense
rétrocède pour un temps limité à la Ville de Paris un terrain pour y bâtir
une université expérimentale, ouverte dès la rentrée universitaire 1968-
1969. Cette université nouvelle doit être l’anti-­Sorbonne, un véritable
concentré de modernité ; sa vocation est d’ouvrir des perspectives origi-
nales de recherches, de sortir des sentiers battus. L’université Paris-VIII
fait de la pluridisciplinarité sa religion et récuse au départ les cursus
traditionnels de préparation aux concours nationaux pour permettre
l’épanouissement de ses capacités de recherche. Le cours magistral est,
à quelques exceptions, proscrit, la parole doit circuler dans les petits
groupes des « unités de valeur » qui travaillent dans de petites salles de
cours. L’académisme et la tradition sorbonnarde doivent rester à la porte
de cette université, qui se veut résolument contemporaine, moderne,
ouverte aux technologies les plus sophistiquées et aux méthodes les plus
scientifiques des sciences de l’homme pour assurer la rénovation des
anciennes humanités.
    Le professeur contacté par le ministre de l’Éducation nationale Edgar
Faure pour devenir le doyen de Vincennes n’est autre que Jean Dubois,
maître d’œuvre à Nanterre et chez Larousse du programme structuraliste
en linguistique, et membre du PCF, connu pour son absence de secta-
risme. Mais s’il accepte de s’occuper de la mise en place d’un départe-
ment de linguistique, Jean Dubois se rétracte pour le reste. C’est le doyen
de la faculté des lettres de Paris, l’angliciste Raymond Las Vergnas, qui
s’occupe de l’installation de cette nouvelle université. En octobre 1968
une commission d’orientation d’une vingtaine de personnalités se réunit
sous sa présidence, parmi lesquels Roland Barthes, Jacques Derrida, Jean-
Pierre Vernant, Georges Canguilhem, Emmanuel Le Roy Ladurie… Très
vite, une douzaine de personnes sont désignées pour former le noyau
cooptant qui devra se charger de la nomination de l’ensemble du corps
enseignant : professeurs, maîtres-assistants et assistants de la faculté.
    Une certaine cohérence dans les nominations est respectée dans
la mesure du possible, et celle-ci privilégie le courant structuralo-
marxiste. En sociologie, les deux membres du noyau cooptant sont

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l’idéologie au cœur de l’université

     Jean-Claude Passeron et Robert Castel, représentant les deux branches
     du structuralisme sociologique : bourdieusienne avec Passeron et fou-
     caldienne avec Castel. Dans le département de littérature française,
     c’est Jean-Pierre Richard qui s’occupe des nominations ; en linguis-
     tique, ce sont Jean Dubois, Jean-Claude Chevalier et Maurice Gross.
     Et, grande première, l’université compte un département de psycha-
     nalyse, dont doit s’occuper le second de l’organisation lacanienne,
     Serge Leclaire. Si le modèle de Paris-VIII est américain, l’aile la plus
     militante pense surtout à Pékin et aux gardes rouges de la Révolution
     culturelle. Les maoïstes dominent à tel point l’idéologie ambiante que
     la cellule des trotskistes de la Ligue communiste, où se retrouvaient
     certains des grands ténors nationaux (comme Henri Weber ou Michel
     Recanati), prit le nom de « cellule Mao Tsé-Toung » par dérision.
         La nouvelle la plus spectaculaire est incontestablement la nomination
     à la tête du département de philosophie d’une des étoiles du structura-
     lisme : Michel Foucault. Responsable des nominations, il sollicite d’abord
     son ami Gilles Deleuze qui, trop malade, ne rejoindra Vincennes que
     deux ans plus tard. Michel Serres, lui, accepte tout de suite de suivre Fou-
     cault dans l’aventure vincennoise. À l’automne 1968, Foucault s’adresse
     à l’ENS par l’intermédiaire des Cahiers pour l’analyse dans le but de recru-
     ter parmi les althusséro-lacaniens pour Vincennes. C’est ainsi qu’il réus-
     sit à convaincre la fille de Lacan, Judith Miller, ainsi qu’Alain Badiou,
     Jacques Rancière, François Regnault, Jean-François Lyotard… La tona-
     lité dominante sera donc structuralo-maoïste, même si quelques autres
     nominations permettent de ne pas être exclusivement sous la coupe des
     « maos » : celle d’Henri Weber, de la Ligue communiste, et d’Étienne
     Balibar, althussérien mais membre du PCF. Pour permettre à l’ensemble
     de fonctionner sans heurts, Foucault sollicite un homme de concorde :
     François Châtelet, récemment converti à la cause structuraliste.
         Foucault intervient dans la mise en place du Centre expérimental au-
     delà du seul département de philosophie. Il souhaite surtout écarter les
     psychologues au profit des psychanalystes, qui vont pouvoir fonder un
     département spécifique. L’idée de ce département de psychanalyse dans
     une université des lettres vient en fait de Jacques Derrida. C’est Serge
     Leclaire qui en prend la direction, avec l’aval de Lacan. Mais la brouille

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le structuralo-marxisme dans l’université

a déjà éclaté entre ce dernier et Derrida, qui empêchera à l’autre étoile
du structuralisme, Lacan, de trouver un débouché institutionnel solide
en entrant au Centre de Vincennes. Si Lacan n’est pas à Vincennes, le
lacanisme s’y introduit massivement et avec lui la psychanalyse fait son
entrée officielle au sein d’une université littéraire ; tous les enseignants
sont membres de l’École freudienne de Paris (EFP), et n’animent pas
moins de seize séminaires : Michèle Montrelay, François Baudry, René
Tostain, Jacques Nassif, Jean Clavreul, Claude Rabant, Luce Irigaray,
Claude Dumézil, Michel de Certeau et le mari de la fille de Lacan,
Jacques-Alain Miller. Gilles Deleuze, qui rejoindra cette université expé-
rimentale lorsque son état de santé le permettra en 1970, y fera tout le
reste de sa carrière, très attaché à ce qu’il jugeait d’une modernité telle
qu’il ne pouvait envisager une seconde la quitter pour une autre institu-
tion universitaire.
    Si le structuralisme a connu comme paradigme unifiant un déclin
inexorable à partir de la brèche de 1968, le marxisme n’a cessé de
refluer comme grille interprétative du monde et la chute du mur de
Berlin en 1989 puis l’effondrement de l’URSS en 1990 ont fait bas-
culer notre univers dans un nouveau régime d’historicité marqué par
l’opacification du futur, par la crise d’avenir, alors que jusque-là on
pensait que, par-delà des phases de reflux, des régressions possibles, le
sens de l’histoire était dessiné et s’imposait aux acteurs à l’insu de leur
volonté. Il en a résulté, plus largement que l’abandon de la téléologie
marxiste, l’abandon de toute forme de chronosophie, d’explication
hétéronome du processus historique et un déplacement de l’attention
des historiens et des sciences sociales en général vers les acteurs eux-
mêmes. On s’est mis à « prendre les acteurs au sérieux », comme l’a dit
l’ancien secrétaire de rédaction des Annales Bernard Lepetit, à l’origine
du « tournant critique » de la revue en 1988-1989.
1. Chiffres repris à Marie-Cécile Bouju, dans Jean-Numa Ducange et Antony Burlaud (dir.), Marx, une pas-
sion française, La Découverte, 2018, p. 132.
2. Thierry Pouch, « Les tumultueuses relations des économistes français avec le marxisme : une mise en
perspective historique », Le Portique, n° 32, 2e trimestre 2013.
3. C’est ainsi que l’on appelait celui qui préparait ses étudiants à l’agrégation de philosophie.
4. Louis Althusser, « Freud et Lacan », La Nouvelle Critique, n° 161-162, décembre 1964-janvier 1965.

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