Médecine " personnalisée " et innovations biomédicales - 2e COLLOQUE DE L'ITMO SANTÉ PUBLIQUE
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NOVEMBRE 2014 Hors série n° 2 p 1 > 44 volume 30 > www.medecinesciences.org médecine/sciences 2e COLLOQUE DE L’ITMO SANTÉ PUBLIQUE Médecine « personnalisée » et innovations biomédicales Enjeux de santé publique, économiques, éthiques et sociaux
Revue internationale de biologie et de médecine 2e colloque de l’ITMO Santé publique médecine/sciences Médecine « personnalisée » et innovations biomédicales Enjeux de santé publique, économiques, éthiques et sociaux DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Jean-Marc Quilbé RÉDACTION RÉDACTEUR EN CHEF SOMMAIRE Hervé Chneiweiss (Paris) RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE ÉDITORIAL Laure Coulombel (Paris) 4 Médecine personnalisée : chimère ou révolution ? SECRÉTAIRE GÉNÉRAL Jean-Paul Moatti DE LA RÉDACTION François Flori (Paris) SESSION 1. LES GRANDS ENJEUX DE SANTÉ ADJOINT À LA RÉDACTION PUBLIQUE, ÉCONOMIQUES, ÉTHIQUES ET SOCIAUX François Authier (Paris) DE LA MÉDECINE PERSONNALISÉE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION 8 Médecine personnalisée : un concept flou, des pratiques diversifiées Marie-Thérèse Dron (Paris) Simone Bateman DIRECTRICE ÉDITORIALE 14 Génomique, de la recherche à la clinique : questions autour d’un changement Martine Krief-Fajnzylberg de perspective CONSEILLÈRE ET Catherine Bourgain REPRÉSENTANTE DE L’INSERM Suzy Mouchet SESSION 2. ÉCHANGES NORD-SUD ET INNOVATIONS COMITÉ ÉDITORIAL Antoine Bril (Paris) BIOMÉDICALES Carine Franc (Villejuif) 18 Étude Millennia2015 « Femmes et eSanté 2010-2012 » : réseaux et technologies Marie Gaille (Paris) innovantes Hélène Gilgenkrantz (Paris) Véronique Inès Thouvenot, Kristie Holmes Jacques Haiech (Strasbourg) Xavier Jeunemaitre (Paris) 23 Modèles mathématiques dynamiques pour la médecine personnalisée Bertrand Jordan (Marseille) Rodolphe Thiébaut, Mélanie Prague, Daniel Commenges Olivier Lortholary (Paris) Anne-Marie Moulin (Paris) SESSION 3. LA MÉDECINE PERSONNALISÉE : Jean-Michel Rigo (Hasselt) Jean-Luc Teillaud (Paris) AGGRAVATRICE OU RÉDUCTRICE DES INÉGALITÉS COMITÉ SCIENTIFIQUE DE SANTÉ ? Michel Aubier (Paris) 27 Médecine personnalisée : équité et accès Joël Bockaert (Montpellier) Yann Joly, Bartha M. Knoppers Marcel Dorée (Montpellier) 32 Perspective économique sur les traitements ciblés Denis Duboule (Genève) Gérard Friedlander (Paris) Valérie Seror Thierry Galli (Paris) 36 Médecine personnalisée, médecine privatisée ? Enjeux juridiques et de santé Simone Gilgenkrantz (Nancy) publique Michel Goldman (Bruxelles) Jean-Pierre Grünfeld (Paris) Emmanuelle Rial-Sebbag Axel Kahn (Paris) 41 Tests génétiques, prévention et marchés d’assurance santé Jean-Claude Kaplan (Paris) David Bardey, Philippe De Donder Jean-François Lacronique (Paris) Arnold Munnich (Paris) Jean-Paul Ortonne (Nice) Marc Peschanski (Évry) Jacques Piette (Liège) Jacques Pouysségur (Nice) Bernard Rossier (Lausanne) Guy Rousseau (Bruxelles) Philippe Sansonetti (Paris) Alain Tedgui (Paris) Germain Trugnan (Paris) Gilbert Vassart (Bruxelles) Éric Vivier (Marseille) PHOTO DE COUVERTURE : © Aviesan ITMO Santé publique. m/s hors série n° 2, vol. 30, novembre 2014 1
International journal of biology and medicine 2th ITMO Public health conference médecine/sciences Personalized medicine and biomedical innovations médecine/sciences a été le fruit Economic, ethical and social stakes d’une coopération entre le gouvernement de la République française et le gouvernement in public health du Québec, à la suite d’une recommandation de la Commission permanente CONTENTS de coopération franco-québécoise. ÉDITEUR EDITORIAL EDP Sciences/Éditions EDK 4 Personalized medicine: illusion or revolution? 109, avenue Aristide Briand Jean-Paul Moatti 92541 Montrouge Cedex, France Tél. : 01 41 17 74 05 SESSION 1. THE BIG ECONOMIC, ETHICAL Fax : 01 49 85 03 45 editorial@edk.fr AND SOCIAL STAKES IN PUBLIC HEALTH FOR PERSONALIZED MEDICINE IMPRIMEUR 8 Personalized medicine: an elusive concept, diversified practices Corlet, Imprimeur, S.A. ZI route de Vire, Simone Bateman 14110 Condé-sur-Noireau, France 14 Genomics from bench to bedside: a change in perspective N° 83406 Catherine Bourgain INFOGRAPHIE, MISE EN PAGE SESSION 2. NORTH-SOUTH EXCHANGES Desk 25, boulevard de la Vannerie AND BIOMEDICAL INNOVATIONS 53940 St-Berthevin, France 18 The Millennia2015 Women and eHealth Study 2010-2012: networks and innovative programs SERVICE ABONNEMENTS Véronique Inès Thouvenot, Kristie Holmes EDP Sciences/Éditions EDK 17, avenue du Hoggar 23 Mathematical dynamical models for personalized medicine PA de Courtabœuf Rodolphe Thiébaut, Mélanie Prague, Daniel Commenges 91944 Les Ulis Cedex A, France Tél. : 01 69 18 75 75 SESSION 3. PERSONALIZED MEDICINE: Fax : 01 69 86 06 78 WORSENING OR REDUCTION OF subscribers@edpsciences.org HEALTH DISPARITIES? PUBLICITÉ 27 Personalized medicine: equity and access Claudine Trufer Yann Joly, Bartha M. Knoppers Tél. : 01 41 17 73 95 32 An economic perspective on targeted treatments claudine.trufer@edpsante.fr Valérie Seror Copyright© « Médecine/Sciences- 36 Personalized medicine, privatized medicine ? Legal and public Inserm ». Publication périodique health stakes mensuelle. Tous droits de reprographie Emmanuelle Rial-Sebbag à des fins de vente, de location, de publicité ou de pro- 41 Genetic testing, prevention and health care insurance markets motion réservés à l’éditeur. David Bardey, Philippe De Donder Commission paritaire n° 1117 T 81597 EDK, Paris, Dépôt légal : à parution ISSN n° 07670974 ISSN électronique n° 1958-5381 Indexée dans PubMed/Medline INDEX DES ANNONCEURS : Aviesan ITMO Santé publique, 2e couv., 4e couv. - Bulletin Current Contents, d’abonnement, p. 44. série Life Sciences EMBASE/Excerpta Medica PASCAL CABS BIOSIS 2 m/s hors série n° 2, vol. 30, novembre 2014
Jeudi 5 décembre 2013 Grand auditorium de la Bibliothèque Nationale de France (BNF) Quai François Mauriac, Paris 13e Ouverture : sous la présidence du Pr André Syrota, président d’Aviesan et du Pr Jean-Emile Gombert, président d’Athena Session 1 : Les grands enjeux de santé publique, Session 3 : La médecine personnalisée : économiques, éthiques et sociaux aggravatrice ou réductrice de la médecine personnalisée des inégalités de santé ? Présidée par Florence Demenais (Inserm UMR 946) Présidée par Anne Cambon-Thomsen Conférence d’Ivo Gut (Inserm UMR 1027) (Centre Nacional d’Anàlisi Genòmica, Barcelone) Conférence de Bartha Knoppers - High content genome analysis in the age of (McGill University, Montréal) - Bringing the Policy personalised medicine Challenges Into Focus Conférence de Theresa Marteau – Valérie Seror (SESSTIM/IRD)- Perspectives (University of Cambridge) - Disease Prediction économiques sur les traitements ciblés and Behaviour Change: three fallacies and a – Emmanuelle Rial-Sebbag (UMR 1027, challenge Inserm/Université de Toulouse III) - Médecine – Simone Bateman (CNRS, Cermes3, Villejuif) - personnalisée ? Médecine privatisée ? Enjeux Médecine personnalisée : un concept Áou, juridique et de santé publique des pratiques diversiÀées – David Bardey (Universidad de los Andes, Bogota – Philippe Ravaud (Inserm, Université Paris and Toulouse School of Economics) - Les tests Descartes, Paris) - Médecine personnalisée génétiques et leurs conséquences pour la gestion ou médecine stratiÀée ? Un point de vue du risque « santé » épidémiologique – Catherine Bourgain (Inserm, Cermes3, Villejuif) - Génomique, de la recherche à la clinique : Table ronde questions autour d’un changement de perspective Animée par Daniel Benamouzig (Directeur adjoint ITMO Santé publique) Session 2 : Échanges Nord-Sud et innovations biomédicales • Jean-Luc Sanne (Administrateur ScientiÀque, Direction Générale Recherche et Innovation, Présidée par Laurent Vidal (SESSTIM, IRD) Direction Santé, Unité Médecine Personnalisée, Conférence de Véronique Thouvenot Commission Européenne) (Fondation Millennia2025, Genève) - Étude Millennia 2015 Femmes et eSanté 2010-2012: • Fabien Calvo (Directeur de l’ITMO Cancer réseaux et technologies innovantes et directeur général adjoint de l’Institut national du cancer) Conférence d’Isaac Kohane (Harvard Medical School) - Studying human • Jean-François Delfraissy (Directeur de l’ITMO disease at a national scale Maladies Infectieuses et directeur de l’Agence – Michel Drancourt (IHU Méditerranée Infection, nationale de recherches sur le sida et les hépatites Marseille) - Diagnostic rapide des maladies virales) infectieuses et tropicales par le Point-of-Care • Sophie Béjean (Responsable du GAMO – Matthew Albert (Institut Pasteur/Inserm Valorisation de l’alliance Athena et Présidente du U818, Paris) - Integrating genetic and functional Collège des Économistes de la Santé) biomarkers using Point-of-Care diagnostic tools – Rodolphe Thiébaut (Inserm, ISPED, Bordeaux) - • Yannick Plétan (Vice-président de la Commission Modèles mathématiques dynamiques pour la des Affaires scientiÀques du Leem et directeur médecine personnalisée médical de Roche) m/s hors série n° 2, vol. 30, novembre 2014 3
médecine/sciences 2014 ; 30 (hors série n° 2) : 4-7 médecine/sciences Éditorial Médecine personnalisée : chimère ou révolution ? Jean-Paul Moatti Innovations technologiques : Robert Gordon, de l’université Northwestern (Illinois), techno-pessimistes et techno-optimistes les « progrès rapides réalisés au cours des 250 der- nières années pourraient bien représenter un épisode En 1938, neuf ans après le déclenchement de la crise unique de l’histoire humaine » [4]. Selon cette thèse, économique la plus profonde jamais traversée par le à la différence des inventions de la deuxième révo- système capitaliste, l’économiste d’Harvard, Alvin Harvey lution industrielle, qui court du milieu du XIXe siècle Hansen, alors conseiller du président américain Franklin à celui du XXe (électricité, eau courante, transports D. Roosevelt, évoquait dans un ouvrage la possibilité que automobile et aérien, téléphone, cinéma, télévision, le monde soit entré dans une période de « stagnation équipement ménager, etc) qui ont permis la globali- séculaire » [1]. Les destructions massives de la seconde sation progressive des échanges et de la consomma- Guerre Mondiale et les nécessités de reconstruction qui tion de masse, les innovations actuelles (nouvelles en ont découlé, ainsi que les politiques keynésiennes de technologies de l’information et de la communication, relance par l’investissement public (dont Hansen était biotechnologies, énergies renouvelables, etc), en dépit lui-même un fervent partisan), ont eu raison de cette des bouleversements profonds de la vie quotidienne prédiction pessimiste. Fin 2013, cinq ans après le début qu’elles apportent, ne se traduiraient pas par d’impor- de la crise financière qui s’est traduite par la deuxième tants gains de productivité ; ceci serait confirmé par récession la plus grave de l’histoire économique mondiale, la statistique selon laquelle la croissance de la pro- un autre économiste d’Harvard, Lawrence Henry Summers, ductivité américaine dans les huit décennies ayant ancien conseiller des présidents américains B. Clinton et précédé l’année 1972 aurait été en moyenne supérieure B. Obama, remettait au goût du jour ce concept de « sta- d’environ 1 % par an en comparaison des quatre qui gnation séculaire », à l’occasion d’une adresse devant le ont suivi jusqu’à aujourd’hui [5]. Pour les « techno- Fonds monétaire international [2]. Le constat que la plu- optimistes », à l’inverse, cette vision sous-estime part des économies, notamment celles des pays les plus complètement le fait que « la croissance économique avancés, dont ceux de l’Union européenne, ne soient tou- se produit lorsque les gens prennent des ressources et jours pas parvenus à retrouver les rythmes de croissance les réarrangent de façon plus efficace » [6], et que d’avant la crise de 2008 en dépit de taux d’intérêt proches les gains de productivité les plus importants découlent de zéro, de taux d’inflation très faibles, et que les signes désormais de l’amélioration de l’efficacité du « capital de reprise semblent s’accompagner systématiquement de intellectuel » que favorisent les progrès actuels dans la résurgence de « bulles » financières, entretient un vif l’obtention et l’analyse automatisée de l’information débat dans les cercles académiques sur la possibilité que dans tous les secteurs de l’activité humaine [7, 8]. le monde soit entré dans une longue période de ralentisse- ment de la richesse produite par habitant [3]. Impact de l’innovation en matière de santé : Parmi les facteurs les plus âprement discutés pour expli- la médecine personnalisée quer la menace d’une stagnation économique sur une longue période, figurent au premier rang des prédictions La médecine personnalisée : avenir des systèmes opposées quant à l’impact des innovations technolo- de santé ? giques. Pour certains « techno-pessimistes », comme En matière de santé, rien ne peut mieux illustrer ce débat général sur l’impact de l’innovation que la 2e colloque de l’ITMO Santé publique, Médecine « personnalisée » et innovations biomé- médecine dite « personnalisée ». Un rapport récent dicales : enjeux de santé publique, économiques, éthiques et sociaux, 5 décembre 2013 (Grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France, Paris 13e) dont le Comité de la Fondation européenne de la science sou- d’organisation était présidé par Jean-Paul Moatti. ligne qu’elle est appelée à jouer un rôle sans cesse 4 m/s hors série n° 2, vol. 30, novembre 2014 DOI : 10.1051/medsci/201430s201
croissant « dans l’avenir des systèmes de santé », et à lancer les divers risques éthiques et sociaux que la médecine ÉDITORIAL susciter des transformations radicales en ce qu’elle repré- personnalisée ne peut aussi manquer de susciter. sente « une nouvelle approche pour classifier, comprendre, traiter et prévenir les maladies sur la base de données et Médecine personnalisée : de quoi parle t-on ? d’information prenant en compte les différences biologiques Face aux promesses marketing, associées à la commerciali- et environnementales entre les individus » [9]. Il n’est nul sation de certains biomarqueurs, de « faire de chaque traite- besoin de rappeler aux lecteurs de médecine/sciences que le ment, un traitement unique » [11], les scientifiques ont raison couplage entre la baisse spectaculaire des coûts de séquen- de rappeler que la médecine dite personnalisée « ne signifie çage du génome et de l’exome humains (d’un facteur 100 000 pas, au sens littéral, la création de médicaments et de procé- au cours des cinq dernières années) permise par les nouvelles dures thérapeutiques qui seraient uniques et individualisées techniques à haut débit et les informations des biobanques pour chaque patient, mais plutôt une capacité accrue de clas- et des bases de données cliniques à grande échelle alimente ser les individus en sous-groupes qui diffèrent dans leur sus- une accélération sans précédent du progrès des connais- ceptibilité de contracter une maladie donnée ou de répondre sances biomédicales et de l’essor des thérapies ciblées gui- à une thérapie spécifique » [12]. Les spécialistes de santé dées par des biomarqueurs. On peut d’ailleurs se féliciter que publique qui s’expriment dans ce numéro, rejoints en cela par le rapport récent de la Commission Open Data en santé1, dont nombre de biologistes et de cliniciens, préfèrent d’ailleurs par- les principales recommandations sont reprises dans le projet ler de « médecine stratifiée » ou de « médecine de précision », de nouvelle loi de santé publique qui devrait être examiné dans la mesure où l’approche moléculaire ne fait en définitive par le Parlement au début de 2015, facilite, dans le respect qu’apporter un complément d’information aux facteurs classi- des règles juridiques et déontologiques de protection de la quement utilisés pour les classifications diagnostiques et pour vie privée et d’anonymisation des informations individuelles, guider les choix et options de prise en charge thérapeutique. l’extension de ce couplage des données biomédicales aux La nouveauté ne tient donc pas à un changement de nature fins de recherche avec les grandes bases de données médico- intrinsèque dans le raisonnement probabiliste qui caractérise administratives qui recouvrent la quasi-totalité des pres- la médecine moderne, mais plutôt à ce que les différents outils criptions médicales et sanitaires dont bénéficie la popula- « omiques » permettent d’identifier des facteurs pronostiques tion française [10]. Nul besoin de rappeler aux chercheurs en « ex ante », avant l’initiation de la thérapeutique, voire avant biomédecine et en santé que la thématique de la médecine le déclenchement même de la pathologie. C’est en ce sens, et personnalisée est au cœur du défi « santé, évolution démo- en ce sens seulement, que la médecine de précision diffère des graphique et bien-être », l’un des sept « défis sociétaux » approches médicales classiques, c’est-à-dire des « modèles qui structure Horizon 2020, le nouveau programme pour la adaptatifs et séquentiels où l’adaptation ultérieure de la recherche et l’innovation de l’Union européenne dont va thérapeutique dépend de la réponse observée chez le patient dépendre pour une part significative leur financement des suite à la mise en œuvre d’un traitement antérieur » [13]. cinq prochaines années. C’est pourquoi généticiens d’une part, biostatisticiens et La question demeure néanmoins posée de l’impact réel, éco- bio-informaticiens d’autre part, peuvent aisément converger nomique, social, éthique et de santé publique, des innovations sur l’idée que « la génomique n’est pas suffisante » [14], biomédicales qui s’inscrivent dans ce domaine, aux contours et que l’obtention de prédictions individuelles de qualité encore flous et évolutifs, de la médecine dite personnalisée. suffisamment fiable pour s’avérer utile en pratique clinique Les contributions rassemblées dans ce numéro de médecine/ ou à des fins d’intervention préventive, suppose des algo- sciences - issues du 2e colloque de l’Institut thématique mul- rithmes complexes prenant en compte l’interaction entre telle tiorganismes santé publique (ISP) de l’Alliance des sciences de ou telle anomalie moléculaire et les multiples autres facteurs vie et de la santé (AVIESAN), qui s’est tenu le 5 décembre 2013 susceptibles d’influencer le pronostic et la réponse au trai- à la Bibliothèque nationale de France - discutent justement tement [15]. De ce point de vue, on peut se féliciter que le ces enjeux, et notamment jusqu’à quel point ces promesses plan d’action 2015 de l’Agence nationale de recherche inscrive indéniables de retombées positives pour la prise en charge dans ses priorités explicites le développement des « outils de des patients se concrétiseront effectivement à l’échelle de la bio-informatique, biostatistique et modélisation en biologie, santé globale des populations, et feront plus que contreba- recherche préclinique et clinique, épidémiologie intégrant les données de la biologie à haut débit », et fasse de l’analyse des « données massives » en biologie, biotechnologies et santé- 1 « Le comité interministériel pour la modernisation de l’action publique, qui s’est tenu le environnement un de ses principaux axes transversaux [16] ; et 17 juillet 2013, a confié au Ministère des Affaires sociales et de la Santé l’animation d’un espérer que cela contribuera à rattraper le retard accumulé par débat sur l’ouverture des données publiques de santé, porté par une commission associant les différents acteurs concernés et ouvert aux contributions citoyennes. Cette commission a remis notre pays en matière de personnel qualifié et de maîtrise des son rapport à la Ministre, Mme Marisol Touraine en juillet 2014 (voir [10]). outils informatiques à des fins médicales. m/s hors série n° 2, vol. 30, novembre 2014 5
La médecine personnalisée : dépasser les oppositions ciblées [19], conduisent là aussi à un jugement nuancé : si et identifier les paramètres et les choix pour les coûts par année de vie supplémentaire gagnée restent une innovation biomédicale bénéfique de l’ordre de 20 000 € dans un certain nombre de cas, soit un chiffre équivalent à nombre d’innovations médicales des Face aux discours qui voient dans la médecine personnalisée trente dernières années, ils peuvent souvent être multipliés un moyen de répondre à la montée générale de l’individualisme par un facteur dix ou cinquante en fonction des caractéris- dans nos sociétés et à sa traduction dans les exigences crois- tiques des tests et des molécules associées et des négocia- santes des patients (et de leurs associations) pour une relation tions de prix et de remboursement auxquelles ces innovations médecin-malade moins « asymétrique », plus transparente donnent lieu. et plus participative [17], les chercheurs en épidémiologie et Dans le débat général, évoqué au début de cet éditorial, qui sciences sociales soulignent la complexité des processus cogni- voit s’affronter techno-optimistes et techno-pessimistes tifs d’interprétation de l’information « prédictive » et le fait parmi les économistes, certains s’efforcent aujourd’hui de qu’elle s’inscrit dans un processus « d’échange symbolique » proposer un dépassement de cette opposition : plutôt que dont les effets ne sont pas toujours unilatéralement positifs de discuter si les innovations d’aujourd’hui sont, ou non, [18]. Diverses contributions de ce numéro discutent également moins porteuses de gains de productivité que celles d’hier, les possibles avantages, mais aussi les inconvénients, de la ne faudrait-il pas se demander si c’est le concept même de diffusion de la médecine dite personnalisée en matière d’iné- productivité, étroitement lié à la seule progression du produit galités de santé (entre pays développés et en développement, intérieur brut, qui nécessite une remise en cause pour intégrer et à l’intérieur de chaque pays), et les risques de discrimination dans sa mesure d’autres composantes du bien-être et du sociale, de transformations de la division du travail entre diffé- développement humains [20]. Dans le même esprit, l’apport rentes spécialités et catégories de professionnels de santé, de principal de ce numéro de médecine/sciences sera sans doute modifications entre les rôles respectifs du secteur public et du de contribuer au dépassement des oppositions mécaniques marché privé dans la fourniture des biens et services de santé, entre promoteurs de la médecine personnalisée et analystes ou de protection de la vie privée. critiques de ses risques potentiels pour favoriser un dialogue Un des apports de l’économie à la compréhension de la dyna- interdisciplinaire dans la communauté scientifique, et entre mique des dépenses de santé a été de montrer que le progrès celle-ci et la société, pour mieux identifier les paramètres et biomédical est responsable du tiers, voire de la moitié, de la les choix qui permettraient d’insuffler aux innovations biomé- hausse de ces dépenses sur une longue période, notamment dicales issues de la génomique les trajectoires les plus favo- parce que la majorité des innovations en médecine obéissent rables à l’amélioration du bien-être des populations. à une loi des rendements décroissants. Cette loi caractérise Personalized medicine: illusion or revolution? les situations où une augmentation de l’utilisation de tous les LIENS D’INTÉRÊT facteurs de production, dans une proportion donnée, se traduit L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées par un accroissement du produit dans une proportion moindre. dans cet article. Ces rendements d’échelle décroissants ont pour conséquence inévitable l’augmentation à long terme du coût moyen, et cela s’est avéré être le cas de la quasi totalité des innovations J.P. Moatti médicamenteuses récentes dans les principales pathologies. Université d’Aix-Marseille-AMU En permettant de mieux cibler les innovations coûteuses sur UMR 912 AMU-Inserm-IRD les sous-groupes de patients susceptibles d’en bénéficier, en (sciences économiques et sociales de la santé obligeant les firmes pharmaceutiques à concentrer les indi- et traitement de l’information médicale- SESSTIM) cations de leurs produits sur les niches où leur valeur ajoutée UMR912 23, rue Stanislas Torrents, est effectivement maximale, la médecine personnalisée peut 13006 Marseille, France a priori apparaître comme un outil de maîtrise de l’impact jean-paul.moatti@inserm.fr des progrès sur les dépenses de santé. Encore faut-il que les gains d’efficacité que ces innovations permettent soient plus RÉFÉRENCES que proportionnels aux surcoûts qu’elles induisent en matière d’ajouts de tests génomiques et d’inclusion dans le prix des 1. Hansen AH. Full recovery or stagnation? New York : W.W. Norton Eds, 1938. 2. Summers LH. 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médecine/sciences 2014 ; 30 (hors série n° 2) : 8-13 médecine/sciences Session 1 Les grands enjeux de santé publique, > Cet article propose une brève enquête sur économiques, le champ de pratiques que recouvre le terme éthiques « médecine personnalisée ». L’enquête identifie et sociaux dans la littérature à ce propos quatre thèmes récurrents : une médecine faite sur mesure, ren- de la médecine due possible par des technologies émergentes, personnalisée où la génétique et la génomique occupent une place prépondérante, et qui nécessite le recueil d’un grand nombre de données. Il en ressort que Médecine la médecine personnalisée, ainsi qualifiée, s’in- personnalisée téresse moins à la singularité du cas de chaque patient qu’aux différences entre patients d’une Un concept flou, même catégorie. Elle vise, avec l’aide de tech- des pratiques diversifiées nologies de pointe, une objectivation accrue du Simone Bateman recueil des données biologiques des patients, en vue d’améliorer les outils dont elle dispose pour Centre de recherche médecine, faire des diagnostics, prendre des décisions thé- sciences, santé, santé mentale, rapeutiques, voire mettre en place des mesures société (CERMES3), préventives plus efficaces. < CNRS UMR 8211, Université Paris Descartes, EHESS, Inserm U988, Campus CNRS de Villejuif, 7, rue Guy Môquet, 94801 Villejuif, Cedex, France. simone.bateman@parisdes- cartes.fr Un nombre croissant de publications scientifiques annonce l’avènement d’une médecine dite personnali- sée – affirmation étonnante pour tous ceux qui ont pu Si la médecine personnalisée échappe à une caractérisation précise, croire que la médecine impliquait déjà une attention c’est en grande partie parce qu’elle s’affiche comme un objectif à à la singularité du cas de chaque personne, appréciée atteindre plutôt que comme une réalité pratique à analyser. Tous dans sa globalité. Toutefois, malgré la récurrence de ce les protagonistes de ce débat semblent cependant s’accorder sur terme dans les débats sur l’avenir de la médecine, il est quelques traits indispensables à sa caractérisation comme person- difficile de trouver dans l’abondante littérature à ce nalisée, et sur les conditions nécessaires à sa réalisation. Une défi- propos une définition consensuelle du terme. L’expres- nition formelle de cette médecine paraît donc, dans l’immédiat, être sion « médecine personnalisée » elle-même ne fait un exercice moins utile qu’une enquête sur ce dont il serait question pas l’objet d’un consensus, puisqu’elle génère aussi un si une telle personnalisation de la médecine devait être mise en débat sur des formules alternatives qui lui seraient pré- œuvre. L’anglais permet de saisir cette distinction de façon plus férables : médecine de précision, médecine stratifiée, concise : il s’agit non pas de savoir « what personalized medicine is, médecine prédictive, médecine génomique. but what it is about ». Parmi les récentes publications ayant fait état de l’avènement d’une médecine personnalisée, il convient de signaler une série de rapports, Ce texte fait partie du numéro hors série n° 2/2014 de médecine/sciences (m/s préparés par des instances scientifiques ou gouvernementales de hs2 novembre 2014, vol. 30,) relatant les interventions faites lors du 2e colloque de plusieurs pays occidentaux et parus depuis 2008, ayant pour objectif l’ITMO Santé publique - Médecine « personnalisée » et innovations biomédicales : enjeux de santé publique, économiques, éthiques et sociaux (5 décembre 2013). de « préparer le chemin » de cette nouvelle médecine. Ces rapports, 8 m/s hors série n° 2, vol. 30, novembre 2014 DOI : 10.1051/medsci/201430s202
riches d’enseignements, illustrent cependant cette absence de tômes similaires peuvent avoir différentes maladies, consensus, non seulement sur une définition du terme, mais aussi sur avec des causes différentes ; et, de même, que des le champ que le terme recouvre, sur le point d’entrée qu’il convient de interventions médicales peuvent réussir chez certains privilégier pour comprendre son développement, et sur les stratégies patients ayant une maladie, mais pas chez d’autres qu’il convient de mettre en œuvre pour y aboutir. Certains rapports ayant apparemment la même maladie ([4], p. 2). SESSION 1 portent sur la médecine personnalisée elle-même [1-6] ; d’autres en Toutefois, les précisions apportées dans la seconde font état de manière subsidiaire, puisqu’ils portent principalement sur citation indiquent que c’est moins la singularité du cas des technologies qui la rendent possible (enabling technologies) et de chaque patient qui fonde cette personnalisation sur les structures qui lui sont associées [7-9], ou sur les difficultés nouvelle que les différences entre individus apparte- spécifiques que suscite une telle approche de la médecine [10-14]. nant à une même catégorie de patients. Le Comité de Cette littérature comporte cependant un certain nombre de thèmes qui bioéthique du Président des États-Unis précise, dans reviennent avec insistance et qui nous permettent donc de mieux cer- son rapport sur la médecine stratifiée, ce que veut dire, ner de quoi on parle lorsque l’on se réfère aujourd’hui à « la médecine d’un point de vue pratique, cette médecine faite aux personnalisée ». mesures du patient : Dans la pratique,...la médecine personnalisée ne LES GRANDS ENJEUX DE SANTÉ PUBLIQUE, ÉCONOMIQUES, ÉTHIQUES ET SOCIAUX DE LA MÉDECINE PERSONNALISÉE Une médecine faite sur mesure signifie pas littéralement la création de médica- ments ou de dispositifs médicaux spécifiques pour La plupart des rapports évoqués ci-dessus s’accordent au moins chaque patient. Au contraire, il s’agit de la capacité sur un point : la médecine personnalisée tient compte des caracté- de classer les individus dans des sous-populations ristiques individuelles de chaque patient. Curieusement, ces défi- selon qu’ils sont ou non susceptibles de développer nitions puisent leurs métaphores dans le vocabulaire de l’habille- une maladie particulière ou sensibles à un traite- ment : à la place de soins standardisés relevant d’une médecine à ment spécifique. Des interventions à but préventif ou taille unique (one size fits all), voire du « prêt-à-porter », et donc thérapeutique seront alors proposées uniquement à dispensés selon des catégories standard (âge, poids, symptômes, ceux qui pourront en bénéficier, épargnant ainsi les etc.), il s’agit de proposer des traitements « faits sur mesure » frais et les effets secondaires aux autres ([1], p. 7). (customised, tailored). En d’autres termes, la médecine personnalisée s’intéresse • La médecine personnalisée se réfère aux traitements médicaux au patient, non pas en tant que personne dont l’état de « faits sur mesure » [the tailoring of medical treatment] selon les santé et la situation sont appréciés dans leur globalité, caractéristiques individuelles de chaque patient ([1], p. 7)1. mais en tant qu’individu faisant partie d’un groupe par- • La médecine personnalisée peut se décrire comme des soins de ticulier de patients. Elle consisterait à mieux cerner et santé ajustés [customisation of healthcare], autant que possible, comprendre ces différences entre patients, afin de créer aux différences individuelles, et ceci à toutes les étapes du pro- de nouvelles catégories – les strates auxquelles se réfère cessus, de la prévention au diagnostic, au traitement, et au suivi le terme « médecine stratifiée » – plus pertinentes que après traitement ([3], p. 13). celles utilisées actuellement par la médecine. • …la promesse de la « médecine personnalisée »…consiste à pro- poser des traitements médicaux « faits sur mesure » [the tailoring Une médecine habilitée par les technologies of medical treatment] selon les caractéristiques individuelles, les émergentes besoins et les préférences de chaque patient ([4], p. 2). • La médecine personnalisée [est] un modèle médical où les soins Les rapports cités plus haut attribuent le caractère médicaux sont « faits sur mesure » [customised] suivant le profil inédit de cette nouvelle forme de personnalisation de de chaque patient ([5], p. 98). la médecine à l’émergence de nouvelles technologies : À première vue, cette description métaphorique de la médecine per- • Le principe qui consiste à ajuster un traitement aux sonnalisée ne diffère guère d’une conception plus classique de la prise caractéristiques spécifiques de chaque patient n’est en charge personnalisée du patient. Certains rapports reconnaissent pas nouveau… Cependant, des progrès rapides en ouvertement ce fait : génomique et biologie moléculaire, dont surtout le • Le principe qui consiste à ajuster un traitement aux caractéris- séquençage du génome humain, promettent d’aug- tiques spécifiques du patient n’est pas nouveau ; il a toujours été menter considérablement la capacité des médecins à l’objectif des médecins ([1], p. 7). stratifier les patients de manière cliniquement utile • Le concept de médecine personnalisée n’est pas nouveau : les clini- ([1], p. 7). ciens ont depuis longtemps observé que des patients ayant des symp- • La nouveauté, ce sont les avancées dans un large éventail de domaines, de la génomique à l’imagerie 1 Toutes les citations ont été traduites de l’anglais par l’auteur. médicale à la médecine régénérative, ainsi que la m/s hors série n° 2, vol. 30, novembre 2014 9
puissance accrue du calcul informatique et l’avènement des tech- optimales de soin. C’est ce qui conduira le National nologies mobiles et sans fil ; ces avancées permettent aux patients Cancer Institute américain à dire que la médecine per- d’être traités et surveillés de manière plus précise et efficace, et sonnalisée est, tout simplement, une médecine géné- d’une façon qui répond mieux à leurs besoins individuels ([4], p. 2). tiquement informée (genetically informed medicine)2. Le rapport du Nuffield Council for Bioethics sur les biotechnologies émergentes parle de « technologies habilitantes » (enabling techno- Une médecine génétiquement informée logies), c’est-à-dire de technologies qui rendent possible cette forme de personnalisation : La génétique joue depuis presqu’un siècle un rôle Il est également important de reconnaître l’influence du dévelop- dans la médecine, notamment auprès de familles pement technologique sur la science. Ce qui est devenu possible chez lesquelles l’on constate la présence sur plusieurs dans les sciences de la vie est clairement influencé par l’intro- générations d’une maladie grave, ou auprès de couples duction de nouvelles technologies. Parfois, ces technologies sont confrontées à la naissance d’enfants ayant une affec- explicitement développées en réponse aux besoins perçus des tion grave conduisant ou non à un décès. L’intérêt pour chercheurs en sciences de la vie, mais d’autres fois elles sont les données génétiques n’est donc pas récent. développées dans d’autres contextes… Une fois mises au point, De nombreux témoins identifient le projet Génome leur disponibilité commerciale et les améliorations apportées à Humain, dont la mise en œuvre date de 1988, comme leur facilité d’utilisation permettent la diffusion rapide de ces l’un des événements scientifiques ouvrant la voie à nouvelles techniques dans différents laboratoires et contextes de cette nouvelle forme de personnalisation de la méde- recherche ([9], p. 99). cine. Francis S. Collins, médecin chercheur et directeur à Parmi les biotechnologies ayant un impact sur la personnalisation de l’époque du National Human Genome Research Institute la médecine, les rapports citent la génomique, la pharmacogénétique, (NHGRI) des National Institutes of Health (NIH), et à ce la pharmacogénomique et la bioinformatique. Les progrès en matière titre responsable de la conduite de ce projet, déclare de séquençage, et la capacité à produire en moins de temps et à un ainsi dans une conférence prononcée en 1999 : moindre coût la séquence du génome d’un individu, permettent ainsi Il y a une décennie, l’histoire de la biologie a été d’envisager une utilisation clinique de ce type de données. Par ailleurs, transformée à jamais par l’audacieuse décision de le développement de biobanques, où sont conservés les échantillons lancer un programme de recherche qui caractéri- biologiques humains destinés aux recherches impliquant entre autres serait, jusqu’aux derniers détails, l’ensemble des le séquençage, constitue un service technique complémentaire indis- instructions génétiques de l’être humain… Les scien- pensable à cette forme de personnalisation [8]. Enfin les technologies tifiques voulaient cartographier le terrain génétique de l’information et de la communication ont considérablement aug- humain, sachant que cela les conduirait à des menté leur puissance d’analyse et capacité de stockage des données connaissances précédemment inimaginables et de numériques (cloud-computing) ; de plus, elles jouent un rôle impor- là au bien commun. Ce bien comporterait une nou- tant dans la diffusion au consommateur d’une offre de génomique dite velle compréhension de l’apport de la génétique aux personnalisée (personalized genomics) qui se situe en parallèle, voire maladies humaines et l’élaboration de stratégies même en concurrence avec l’offre plus encadrée de conseil et de prise rationnelles pour minimiser ou prévenir complète- en charge proposée par l’institution médicale [7]. ment les phénotypes des maladies ([15], p. 28). Le rapport du Nuffield Council propose ainsi une définition de la méde- L’importance accordée à ce tournant pour l’avenir de la cine personnalisée qui met davantage en évidence le rôle crucial des médecine a conduit le New England Journal of Medicine technologies : (NEJM) à publier, de novembre 2002 à septembre 2003, Médecine personnalisée : un concept qui reflète la confluence de une série d’articles de synthèse (review articles) sous différentes disciplines et démarches scientifiques, technologiques la rubrique « Genomic Medicine », et ceci en libre et sociales. Le terme a plusieurs sens, mais parmi ceux-ci, il y a celui accès pour que l’ensemble de la communauté médicale d'une médecine « faite sur mesure » [the tailoring of medicine] puisse en bénéficier. Cette initiative sera renouvelée, selon les caractéristiques biologiques de patients spécifiques ou de sous le même intitulé, entre mai 2010 et février 2012. groupes de patients (pharmacogénétique, médecine stratifiée). La Francis Collins est un fréquent contributeur aux deux technologie habilitante de base [basic enabling technology] de la séries, cosignant notamment avec Alan Guttmacher médecine personnalisée est la biologie moléculaire ([9], p. 192). plusieurs articles, dont les articles de lancement de Remarquons que l’ensemble de connaissances et d’outils techniques chaque série : « Genomic Medicine – A Primer » [16] mis en œuvre pour servir cette démarche converge essentiellement vers et « Genomic Medicine – An Updated Primer » [17]. Le la caractérisation du profil génomique de la personne. Cette insistance sur la valeur de celui-ci pour la prise en charge souligne le caractère 2 http://www.cancer.gov/aboutnci/servingpeople/cancer-research-progress/ central de l’information génétique pour déterminer les catégories therapeutic-platform 10 m/s hors série n° 2, vol. 30, novembre 2014
fait que Collins ait été nommé directeur des NIH en 2009 est aussi une L’Alliance mondiale pour la génomique et la santé indication de l’importance accordée à la médecine génomique comme (Global Alliance) a été créée pour accroître la capa- visée de la recherche biomédicale. cité de la médecine génomique à faire progresser la Le rapport du Nuffield Council sur les biotechnologies émergentes [9] santé humaine. Elle réunit plus de 220 institutions – tout comme le New England Journal of Medicine – classe la médecine de premier plan travaillant dans les soins de santé, SESSION 1 personnalisée comme l’une des formes possibles de ce qu’ils appellent la recherche, la défense des droits des patients, une « médecine génomique ». Comme Collins, le rapport attribue les sciences de la vie et les technologies de l’infor- l’intérêt croissant pour cette personnalisation génomique de la méde- mation. Les partenaires de l’Alliance mondiale se cine aux avancées que représente le projet Genome Humain (HGP) et sont associés pour créer un cadre commun et pour les autres recherches qui lui sont associées : les études d’association harmoniser leurs approches du partage responsable, pangénomique (GWAS), le projet de catalogue des haplotypes (Hap- volontaire et sécurisée de données génomiques et Map), ou l’étude des éléments fonctionnels du génome (ENCODE). cliniques3. Mais, à la différence de Collins, il en souligne les limites : Certains chercheurs estiment également qu’il est néces- Pendant les premières années du XXIe siècle, la façon dont l’abou- saire de compléter la collecte de données génétiques tissement du projet génome humain conduirait à une nouvelle par celle de données cliniques. Ainsi, des chercheurs de LES GRANDS ENJEUX DE SANTÉ PUBLIQUE, ÉCONOMIQUES, ÉTHIQUES ET SOCIAUX DE LA MÉDECINE PERSONNALISÉE ère de la médecine, axée sur la prédiction et la prévention de plusieurs institutions américaines ont pris l’initiative de maladies plutôt que sur leur guérison, a fait l’objet de discus- créer, en 2007, un consortium afin d’étudier la meilleure sions. Ce changement découlerait du recours à des techniques de manière d’exploiter à des fins de recherche les données diagnostic plus puissantes… et de l’utilisation de l’information de dossiers médicaux électroniques : ainsi produite pour instruire des changements dans les modes Le Electronic Medical Records and Genomics de vie, les produits pharmaceutiques faits sur mesure [tailored Network (eMERGE) est un consortium financé par pharmaceuticals], et la thérapie génique. Malgré l’enthousiasme le National Human Genome Research Institute, qui entoure la réalisation du projet génome humain,... la mise en et engagé dans l’élaboration de méthodes et de place d’un système d’innovations qui intègre la génomique dans bonnes pratiques pour l’utilisation du dossier les soins de santé s’est avérée plus complexe qu’une simple ques- médical électronique comme outil de recherche tion de diffusion technique ([9], p. 28). en génomique… Le réseau a joué un rôle majeur En effet, cette médecine requiert, pour la rendre effective, que soient dans la validation du concept que les données menées des recherches sur une masse considérable de données ; car cliniques provenant de dossiers médicaux électro- rappelons-nous, il s’agit non pas d’avoir plus de données sur chaque niques peuvent être utilisées avec succès dans la individu, mais d’avoir des données sur des populations, permettant recherche en génomique [18]. théoriquement de mieux cerner les critères qui permettront aux méde- Depuis, en 2010, le National Research Council (NRC) cins de distinguer les patients entre eux et donc de mieux les soigner. américain, dans son rapport sur la « médecine de précision » [2] a préconisé la collecte de données Une médecine avide de données observationnelles en situation clinique, en vue d’ali- menter un réseau commun de données pouvant servir La réalisation d’une médecine personnalisée fondée sur une meilleure la communauté de recherche. Dans ce même but, le exploitation clinique des caractéristiques génétiques de chaque patient National Health Service (NHS) du Royaume-Uni a créé, suppose l’existence de connaissances solides sur les variants génétiques en janvier 2014, une base de données – le « care.data associés aux différentes maladies. Les connaissances aujourd’hui à notre programme » – ayant pour objectif de centraliser les disposition ne sont pas négligeables, mais elles sont pour la plupart informations contenues dans les dossiers médicaux limitées à des maladies à transmission mendélienne. L’identification du NHS, à des fins de recherches. Cette initiative vise de variants associés aux autres maladies non mendéliennes implique la globalement les problèmes liés à la qualité du service collecte de données à des fins de recherche sur des groupes élargis de proposé par la NHS. La médecine personnalisée n’est patients. Leur utilité pour la prise en charge clinique du patient ne peut pas explicitement mentionnée, mais l’objectif est indé- être établie que sur le long terme. De tels travaux de recherche sont en niablement présent : cours depuis plusieurs années (GWAS, PheWAS). Mais, pour le moment, Accepter de partager des informations sur les soins les résultats sont plutôt décevants, les variants génétiques identifiés que vous avez reçus nous aide à comprendre les n’ayant souvent qu’une valeur prédictive faible. besoins de santé de chacun et la qualité du traite- Cette nécessité de travailler sur de grandes populations a incité les ment et des soins dispensés, il nous aide à réduire les chercheurs à prendre des initiatives en vue de mettre en commun leurs inégalités dans les soins dispensés… Ces informations données de recherche. En 2013, plusieurs institutions de recherche se sont réunies à cette fin sous le nom de Global Alliance : 3 http://genomicsandhealth.org/about-global-alliance m/s hors série n° 2, vol. 30, novembre 2014 11
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