MICHEL SERRES ET CLÉMENT ROSSET LECTEURS DE L'OREILLE CASSÉE

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MICHEL SERRES ET
   CLÉMENT ROSSET
   LECTEURS DE
   L’OREILLE CASSÉE
   › Jean-Pierre Naugrette

                                À la mémoire d’André Pessel, 1935-2019.

Z                 arathoustra l’a dit : « La joie est plus profonde que
                  la tristesse. » En photo de couverture de son livre
                  posthume, il dort (1). Du moins a-t-il les yeux clos.
                  Rêver, écouter de la musique ? Clément Rosset s’est
                  éclipsé comme il avait vécu, sur la pointe des pieds :
le 27 mars 2018, sa femme de ménage l’a retrouvé sans vie dans son
appartement parisien. Lui qui avait une sainte frousse de l’avion, qui
n’a jamais quitté l’université de Nice autrement que pour soigner
une grave dépression dont il a donné un récit admirable (2), a vécu
dans le Quartier latin toute sa vie, non loin de cette École normale
supérieure de la rue d’Ulm où il était entré en 1961. Rosset affichera
toujours un refus poli mais ferme des modes et son indifférence totale
aux disciples. Il écrivait ses livres au stylo Bic. En 1976, avec Le Réel
et son double, essai sur l’illusion (3), il donne sa « découverte philo-

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      sophique centrale », issue d’un éblouissement : « l’essence même du
      réel, c’est de ne pas avoir de double (4) ». Lorsque l’homme ne se
      satisfait pas du réel quand il est déplaisant ou difficile à admettre, il
      préfère inventer un double, certes illusoire, mais acceptable. Dans
      l’imposante Saga des intellectuels français de François Dosse (5), Ros-
      set n’a droit qu’à une seule entrée, et encore, sous le pseudonyme de
      Roger Crémant, pour un texte de jeunesse mineur. Rosset, c’était
      une pensée à la fois lisible, sans jargon, et Jean-Pierre Naugrette est professeur
      serrée, où Spinoza et Nietzsche côtoient de littérature anglaise du XIX siècle    e

      les grands musiciens, comme chez Jankélé- à l’université Sorbonne-Nouvelle
                                                        Paris-III. Spécialiste de R.L. Stevenson
      vitch avant lui, et comme en témoigne l’un et d’Arthur Conan Doyle, il est aussi
      de ses derniers textes, L’Endroit du paradis, traducteur et romancier. Dernier
      qui renferme une « Offrande musicale » livre           paru : L’Aronde et le Kayak, une
                                                        famille à Viroflay, 1930-1960, Éditions
      dans laquelle il écrit, imperturbable : « Il Les Deux Sœurs, 2019.
      est très difficile, voire impossible, d’expli- › jeanpierrenaugrette@gmail.com
      quer le rapport qu’il y a entre la musique et le monde. (6) » De
      Rosset, je retiens un petit texte remarquable de finesse et de conci-
      sion, Le Réel, l’imaginaire et l’illusoire (7), dans lequel il démontre
      que, contrairement à ce qu’on croit souvent, l’imaginaire n’est pas la
      dénégation du réel – qui est l’apanage de la folie –, mais le contraire
      de l’illusoire, fondé qu’il est sur une extrême précision.
          Michel Serres, lui, est décédé le 1er juin 2019. Normalien en
      1952, professeur à Paris-I, invité à Stanford, académicien, comblé
      d’honneurs, habitué des plateaux de télévision, il a voyagé dans le
      monde entier : il était l’anti-Rosset cultivant son jardin. Dans la
      Saga des intellectuels français, il est en bonne place. Cet historien
      des sciences auteur d’ouvrages savants sur Leibniz ou Lucrèce (8)
      a fait essaimer son savoir dans sa série des cinq Hermès parus aux
      Éditions de Minuit entre 1969 et 1980, avant de s’attaquer à Jules
      Verne avec Jouvences, sur Jules Verne de 1974, où il voit la science et
      les mythes à l’œuvre dans le roman d’aventures, réconciliant litté-
      rature, sciences humaines, physiques et mathématiques. Il publiera
      près de soixante-dix ouvrages, notamment ces dernières années, aux
      éditions du Pommier, sa fameuse Petite Poucette en 2012 : il y décrit
      une nouvelle créature qui n’a pas connu d’époque avant l’ordinateur

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et le téléphone portable, questions hypercontemporaines qui lais-
saient Rosset hyperindifférent, qui déclarait : « Je ne traite jamais,
dans mes ouvrages, du moment présent. (9) » Malgré leurs diffé-
rences de caractère et de carrière, un fil commun relie les deux, sans
doute parce qu’ils avaient tous deux conservé une part d’enfance et
d’allégresse au cœur même de leur philosophie – leur intérêt pour
Georges Remi, dit Hergé (1907-1983), le père de Tintin.

La cantatrice sauve

    Serres ouvre le feu en 1972 dans un chapitre de Hermès II :
L’interférence intitulé « Rires : les bijoux distraits ou la cantatrice
sauve », avec une lecture pénétrante et désopilante de l’album Les
Bijoux de la Castafiore comme traité sur la communication. « Et si
la philosophie ne résidait plus là où on l’attend d’ordinaire ? » (10)
se demande-t-il. Réitérations de l’exclamation « Ciel ! mes bijoux ! »
à la fois par la Castafiore (que Serres nomme « La Chaste-Fleur ») et
l’insupportable perroquet Coco qu’elle a offert à Haddock, gammes
jouées par le pianiste Wagner in absentia sur un magnétophone,
prolifération de BOUM ! de CRAC ! et TRRRING TRRRING
stridents (le téléphone ou le perroquet imitant le téléphone), mys-
térieux messages, embouteillages sur les ondes, la ligne et sur la
route (11), interruptions, perturbations, interférences de toutes
sortes donnent matière à une démonstration étourdissante, et à
des réflexions sur le rire, concept plutôt délaissé depuis Bergson :
« Le rire est une chaîne, une contagion, une diffusion. » Toujours à
l’écoute de ce que Hergé, grâce à lui, peut vouloir dire sérieusement
de notre monde, Serres conclut l’essai par « Nous vivons dans le
pullulement du propagé. Dans un monde qui, selon, est celui de
la pandémie, du bruit, ou de la farce bouffonne. (12) » Idée qu’une
hypercommunication ne saurait engendrer que des interférences,
et donc une pauvreté consternante de nos messages. Pour Serres,
ce que Hergé, prophétique, décrit dès 1963, n’est ni plus ni moins
que notre époque.

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          Clément Rosset, lui, entre dans le monde de Hergé par un post-
      scriptum au Réel et son Double (13), dans un court essai sur L’Oreille
      cassée, une histoire de fétiche volé digne de Sherlock Holmes (14).
      Il se livre d’abord à un résumé méritoire de cet imbroglio qui repose
      sur une perte initiale du fétiche original, et une prolifération de ses
      doubles : tous les bandits à la recherche du fétiche se trouvent les
      uns après les autres grugés parce qu’ils n’ont mis la main que sur
      la copie. L’original, ce que Platon ou Hegel appellent le « modèle »
      ou la « chose elle-même » ayant disparu, « pullulent les faux : on
      dirait qu’il a suffi que la série soit amputée de son terme initial pour
      se trouver dotée d’un pouvoir inépuisable de reproduction » (15).
      « Pullulent », dit Rosset en écho à Serres : tous deux chassent sur
      les mêmes terres ici, même si Serres est dans une problématique de
      la communication, Rosset dans celle de la reproduction, héritée de
      Platon, qui oppose la bonne image à la mauvaise, l’icône à l’idole,
      eikon à eidolon. Constatant que le fétiche a été « délesté de son poids
      métaphysique », Rosset déclare qu’il a perdu « son statut d’objet pre-
      mier », « perdu un certain éclat du vrai » lié à l’original, mais qu’il a
      en même temps retrouvé « la densité du réel. C’est une grande ques-
      tion que de se déterminer en faveur de l’un ou de l’autre » (16). C’est
      bien la question.

      Le fétiche et le vrai vivant

          Dans le texte de Michel Serres sur L’Oreille cassée, impossible de
      ne pas voir la trace laissée par Rosset avec certaines remarques sur
      la copie, l’invention, et la substitution, tant nos deux philosophes
      partagent le même constat : « Dans la statuette gît l’immense puis-
      sance d’où tout le récit se déploiera. (17) » Pourtant la démarche de
      Serres est tout autre. Prenant appui sur le président de Brosses et
      son essai Du culte des dieux fétiches (1760), Diderot (qui utilise déjà
      le mot « fétichisme »), Auguste Comte et son premier âge théolo-
      gique divisé en trois époques (fétichiste, polythéiste et monothéiste),
      virant au large de Freud (qu’il égratigne dans sa définition du fétiche

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comme pénis absent de la mère) et de Marx (dont il rappelle la défi-
nition du fétichisme de la marchandise), il nous embarque, sur les
pas de Tintin, dans une remontée du fleuve Badurayal, en Ama-
zonie, qui mène jusque « dans la forêt des primitivités, à la source
même du fétichisme » (18). Pour Serres, c’est une remontée à cette
« Case mémorable », découverte alors qu’il avait 7 ou 8 ans, la der-
nière de la page 55, où Tintin, assommé par l’un des bandits, tombe
dans le fleuve alors que convergent vers lui une cohorte de piranhas.
À propos du fétiche perdu, Serres ne parle plus d’« objet premier » –
au sens d’original – comme le faisait Rosset, mais de « quasi-objet » :
« cet étrange objet trace les relations entre ceux qui le détiennent et
les circonstances de leur temps ». D’où son commentaire, trois ans
avant sa mort, sur le fétiche finalement retrouvé, brisé, puis rafistolé :
« Nos visages ravagés de rides se souviennent des sillons de larmes et
notre colonne vertébrale se voûte sous le poids des tristesses passées
[…] Il n’y a de vrai vivant que déchiré. Les cicatrices renforcent. Il
n’y a de vérité que falsifiée » (19). Rosset aurait eu peine à admettre
que le vrai puisse être falsifié, sauf à perdre de son éclat, et dans ce
cas, ne plus être « le vrai ».
    Alors que Rosset oppose « l’éclat du vrai » dérivé d’une philo-
sophie métaphysique à la « densité du réel » liée à une philosophie
du réel, Serres introduit un troisième terme, le « vrai vivant », qui
dépasse la question de l’originalité du fétiche perdu. Philosophe du
réel, Rosset ne cesse de méditer, avec brio mais en labourant tou-
jours le même lopin, sur le Double, l’invisible, l’ombre, le reflet,
l’écho (20). Philosophe du monde, Serres, refusant de se déterminer
en faveur du vrai ou du réel, défend un « vrai vivant » qu’il voit à
l’œuvre dans la bande dessinée : ce qu’il loue chez Hergé, son ami,
qu’il n’hésite pas à qualifier de « génie », et dans le fétiche rafistolé
(bricolé, dirait Lévi-Strauss) en particulier, c’est son « intelligence
des choses vives » (21).
1. Clément Rosset, La joie est plus profonde que la tristesse. Entretiens avec Alexandre Lacroix, Stock/
Philosophie magazine Éditeur, 2019.
2. Clément Rosset, Route de nuit. Épisodes cliniques, Gallimard, « L’Infini », 1999.
3. Première parution en 1976 chez Gallimard, repris en Folio-essais n° 220, nouvelle édition revue et aug-
mentée, 1993.
4. Clément Rosset, La joie est plus profonde que la tristesse, Deuxième entretien, op. cit., p. 41.

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      5. François Dosse, La Saga des intellectuels français, 1944-1989, deux tomes, Gallimard, 2018.
      6. Clément Rosset, L’Endroit du paradis, trois études, Les Belles Lettres, « encre marine », 2018.
      7. Clément Rosset, Le Réel, l’imaginaire et l’illusoire, Distance, 1999.
      8. Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF, 1968, 1982 ; La Naissance de
      la physique dans le texte de Lucrèce, Presses universitaires de France, 1977.
      9. Clément Rosset, La joie est plus profonde que la tristesse, Premier entretien, op. cit., p. 38.
      10. Michel Serres, « Rires : les bijoux distraits ou la cantatrice sauve », repris in Hergé mon ami,
      éditions Moulinsart et Le Pommier, 2016, p. 63.
      11. Voir notre article « Tintin et les voitures piégées », Revue des Deux Mondes, Hors-série Patrimoine
      L’Automobile, Mythes, culture et société, 2018, et les textes parus dans Le Monde M en 2019 sur les auto-
      mobiles dans Tintin. Serres rapproche les embouteillages décrits par le journaliste de TV à la Castafiore
      (p. 30) des encombrements sur les lignes téléphoniques.
      12. Michel Serres, « Rires », in Hergé mon ami, op. cit., p. 88.
      13. Clément Rosset, « Le fétiche volé ou l’original introuvable », in Le Réel, traité de l’idiotie, Minuit, 1997,
      2004.
      14. On pense à « L’Escarboucle bleue » (Aventures de Sherlock Holmes) ou « Les Six Napoléons » (Le
      Retour de Sherlock Holmes), dont Hergé s’est visiblement inspiré. Au début de L’Oreille cassée, alors que
      Tintin se livre à ses premières déductions, Milou dit de lui : « Encore un peu et il se croira aussi fort que
      Sherlock Holmes ! » (case 12, p. 3).
      15. Clément Rosset, Le Réel, traité de l’idiotie, op. cit., p. 148.
      16. Idem, p. 150-151.
      17. Michel Serres, « L’Oreille cassée », in Hergé mon ami, op. cit., p. 43.
      18. Idem, p. 146.
      19. Idem, p. 50.
      20. Voir Impressions fugitives : l’ombre, le reflet, l’écho, Minuit, 2004, et L’Invisible, Minuit, 2012.
      21. Michel Serres, « L’Oreille cassée », in Hergé mon ami, op. cit., p. 49.

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