Nietzsche contre l'utilitarisme de l'école Villepin.
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Charles Pépin Agrégé de philosophie, professeur au Lycée d’État de la Légion d’honneur à Saint-Denis en banlieue de Paris (2007) “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin. La culture n’est pas générale mais toujours particulière dans ses effets sur un individu particulier: c’est pourquoi elle est un vecteur de liberté.” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
C. Pépin, “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin.” (2007) 2 Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : Charles Pépin Agrégé de philosophie, professeur au Lycée d’État de la Légion d’honneur à Saint-Denis en banlieue de Paris “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin. La culture n’est pas générale mais toujours particulière dans ses effets sur un individu particulier: c’est pourquoi elle est un vecteur de liberté.” Un article publié dans le journal Le Devoir, Montréal, édition du samedi le 10 février 2007, page C6 – le devoir de philo. Agrégé de philosophie, l'auteur enseigne cette discipline au lycée d'État de la Légion d'honneur à Saint-Denis, en banlieue de Paris. Il collabore à l'émission Culture et dépendance sur FR3 et a récemment publié Une semaine de philoso- phie aux Éditions Flammarion. L’auteur nous a accordé le 13 février 2007 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses oeuvres. Courriel : charlespepin@wanadoo.fr Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition numérique réalisée le 13 février 2007 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.
C. Pépin, “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin.” (2007) 3 Charles Pépin Agrégé de philosophie, professeur au Lycée d’État de la Légion d’honneur à Saint-Denis en banlieue de Paris “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin. La culture n’est pas générale mais toujours particulière dans ses effets sur un individu particulier: c’est pourquoi elle est un vecteur de liberté.” Un article publié dans le journal Le Devoir, Montréal, édition du samedi le 10 février 2007, page C6 – le devoir de philo. Mots clés : philosophie, Dominique de Villepin, Nietzsche, France (pays) La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel : tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Le Devoir leur a lancé le défi à eux, mais aussi à d'autres auteurs, de décrypter une question d'actualité à par- tir des thèses d'un grand philosophe. Toutes les deux semaines, nous publions leur « Devoir de philo ». Cette fois, un invité français, Charles Pépin, a répondu à notre invitation de traiter d'une question d'actualité dans l'Hexagone. Il y a encore quelques mois, l'école, en France, était obligatoire jusqu'à 16 ans. Mais cet âge a été abaissé à 14 ans par la loi du 31 mars 2006, présentée par le premier ministre Dominique de Villepin. Baptisée sans ironie Loi sur l'égalité des chances, elle fut adoptée en réaction à la « crise des banlieues ». Comment Nietzsche peut-il nous aider à mieux comprendre cette affaire?
C. Pépin, “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin.” (2007) 4 Pouvoir quitter l'école plus jeune est présenté comme une mesure favorisant «l'égalité des chances». À croire qu'obliger les élèves à re- cevoir jusqu'à 16 ans un tronc commun d'enseignements, la même for- mation du sens critique et du jugement et donc la même capacité d'exercer correctement sa citoyenneté, participe de l'inégalité des chances ! Charles Pépin : « L’école se veut de plus en plus une antichambre de l’entreprise. » S'appliquant depuis la rentrée de septembre 2006, cette réforme est symptomatique de la transformation actuelle de l'école en France. Ces dernières années, un stage en entreprise a déjà été rendu obligatoire en cours de troisième [l'équivalent du troisième secondaire au Québec]. Aussi, les programmes ont été allégés dans toutes les matières et le vocabulaire managérial a fait une entrée remarquée jusque dans les instructions officielles des programmes de Lettres : on y explique la nécessité de savoir «gérer» un texte littéraire. L'école se veut de plus en plus une antichambre de l'entreprise. Parmi ses trois objectifs historiques -- former des individus libres, des
C. Pépin, “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin.” (2007) 5 citoyens éclairés, des travailleurs qualifiés --, elle se replie sur ce der- nier. Aujourd'hui, en France, la proportion de filières techniques ou professionnelles est quasiment égale à celle des généralistes. Sous couvert de lutte contre le chômage, la guerre est déclarée au savoir théorique qui n'est pas directement utile ou «professionnalisant», comme on dit joliment. Plus personne ne pose la question centrale: quel est le rapport entre le savoir théorique et la vie pratique -- no- tamment professionnelle? Le savoir théorique utile C'est ici que les lumières de Nietzsche peuvent s'avérer décisives, justement parce qu'il est le penseur du savoir théorique « utile » ! À l'heure où l'on oppose systématiquement compétences techniques di- rectement «rentables» et savoirs théoriques, il est salutaire de se re- plonger dans une philosophie, celle de Nietzsche, qui hait l'érudition autant que l'idée même de culture générale et ne défend le savoir théo- rique que dans son rapport à son utilité concrète, existentielle et, pourquoi pas, professionnelle. Nietzsche méprisait ses contemporains qui se prenaient de passion pour les connaissances historiques mais n'en faisaient rien « concrète- ment ». « La culture historique et le vêtement bourgeois règnent en même temps », s'emportait-il dans la Seconde considération intempes- tive. Selon lui, l'intérêt de ses contemporains allemands pour le passé, notamment pour la Grèce antique, les enfonçait dans la vénération vaine et passive au lieu de leur donner des raisons d'agir et de changer le présent. Il y a donc différentes façons de se tourner vers le savoir théorique et différentes façons de le recevoir. « Que fais-tu de ton savoir ? » Voilà la question nietzschéenne. Le même savoir théorique (un cours d'histoire, de philosophie...) peut être reçu comme un luxe superflu, une ouverture d'esprit intéressante mais non vitale, ou, en revanche, comme un besoin absolument impérieux qui va changer la vie, modi- fier nos affects, notre rapport à notre corps, au monde et aux autres.
C. Pépin, “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin.” (2007) 6 Nul besoin de suivre des cours de français jusqu'à 18 ans pour être un menuisier compétent; nul besoin d'histoire ou de philosophie pour être un bon informaticien ! Voilà l'implicite des transformations ré- centes de l'école en France. Pourtant, si l'on suit Nietzsche, rien n'est moins vrai. Contre tous les philosophes dualistes (Platon, Descartes, Kant...) qui pensent que les choses de l'esprit s'adressent à l'esprit et les choses du corps au corps, Nietzsche montre que le savoir théorique ne nous procure pas simplement une ouverture d'esprit mais peut aussi venir vivifier le corps, éveiller notre « instinct vital ». Revenons à l'exemple des connaissances historiques. Quel impact concret peut avoir l'histoire de la Grèce antique, et notamment de cette façon dont les Grecs mirent au monde, malgré d'énormes contraintes, des valeurs telles la démocratie ou la philosophie ? Pour le bourgeois érudit qui ouvre un livre le soir, bien calé dans son fauteuil, aucun, dira Nietzsche. Il ne changera pas de métier, res- tera dans son fauteuil. Il n'a pas « besoin » de ce savoir, n'en fera rien. Mais pour l'adolescent défavorisé au quotidien et voyant l'avenir bou- ché, les choses peuvent être différentes: savoir que d'autres, avant lui, ont réussi à inventer leur vie et à imposer leurs valeurs alors que leur avenir aussi semblait bouché peut le vivifier. C'est précisément l'histoire de la civilisation grecque. Si un profes- seur la lui raconte ainsi, il allumera au fond de son corps un désir de vie et d'action. Il lui soufflera que si ce fut possible pour les Grecs, ce le sera aussi pour lui. C'est ce que Nietzsche nomme l'«exemplarité» du grand événement historique qui donne envie d'être « grand » à son tour, à sa façon. Le savoir, ici, a donc des conséquences concrètes: il rend plus fort, plus vivant et plus joyeux dans la gestion des contrain- tes de la vie. Le rapport avec l'informatique, la menuiserie ? Étonnante ques- tion... Il n'y a pas de gestion de contraintes dans un tel travail ? Dans des choix d'informaticien ? Dans une carrière de menuisier ? Il n'y a rien à inventer dans ces existences ? C'est la réponse négative impli- cite à toutes ces questions qui, seule, explique qu'on interdise à ces élèves l'accès à des savoirs leur permettant d'appréhender les enjeux de leur existence professionnelle et de leur existence tout court. Sous
C. Pépin, “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin.” (2007) 7 couvert de respecter les formations et les carrières professionnelles, on les méprise en les présentant comme « plus simples », nécessitant moins de savoirs généralistes, moins de « culture générale ». Et nous qui défendons ces savoirs, nous nous retrouvons accusés d'élitisme ! Pas de culture générale Ici encore, l'approche nietzschéenne éclaire le débat d'une lumière neuve. Lorsqu'on a compris le rapport que Nietzsche établit entre des contenus de savoir et certains instincts (vitaux, morbides...), la notion de culture générale n'a tout simplement plus aucun sens. La culture est toujours particulière dans ses effets sur un individu particulier. C'est pourquoi elle est un vecteur de liberté: on ne peut pas prévoir ses ef- fets sur un individu singulier. Cela explique la méfiance que plusieurs entretiennent à l'égard d'une telle culture qui serait proposée aux ap- prentis: et si elle créait des êtres plus critiques, moins prévisibles, et non ces techniciens aux compétences vite obsolètes dont le capita- lisme raffole ? Il y a différentes façons de se tourner vers le savoir théorique et différentes façons de le recevoir. « Que fais-tu de ton savoir ? » Voilà la question nietz- schéenne. Photo : International Portrait Gallery. Par définition, dans le monde professionnel actuel en évolution ra- pide, les compétences techniques sont les plus fragiles et condamnent ceux qui ne disposent que d'elles à la nécessité d'une formation pro- fessionnelle ultérieure. L'école, qui devait former des individus auto- nomes, crée alors des êtres dépendants, formatés et qui auront besoin
C. Pépin, “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin.” (2007) 8 de l'être de nouveau. Décrocher de l'école à 14 ans, c'est se condamner à suivre des «formations» toute sa vie. Sous couvert de proposer aux plus faibles des solutions adaptées, elle les livre à la violence du mar- ché. Elle abandonne ceux-là mêmes qu'elle devrait le plus soutenir et le fait souvent avec la complicité des parents, qui croient bien faire. La voix des parents s'est élevée à l'occasion du débat sur la loi Vil- lepin. Souvent, ils évoquaient les « passions » ou les «choix» de leurs enfants... « Il veut devenir menuisier depuis deux ans et ne suit plus rien à l'école, pourquoi le forcer à y rester ? » « "L'apprentissage ju- nior" lui offre la chance de réaliser sa passion, son choix, et de com- mencer à gagner sa vie plus vite. » Ici encore, l'oeil nietzschéen est sans pitié car il ne croit pas au «choix». Dans son optique, c'est seu- lement lorsqu'au fond de nous un affect l'a emporté sur un autre, sans même que nous ne sachions pourquoi, que nous nous empressons d'af- firmer cet illusoire « Je le veux, c'est mon choix ». Nietzsche ne croit pas au choix chez l'adulte: imaginez à 14 ans ! Quant à l'argument comique de la « passion », il offre une occasion rêvée de revenir à la notion d'égalité des chances. Les enfants de la bourgeoisie n'ont-ils pas eux aussi des passions ? Pourquoi, alors, leur propose-t-on si peu souvent de laisser l'école à 14 ans et de suivre une formation d'apprenti junior ? « Il faut revaloriser les cursus profes- sionnels en France », entend-on depuis des années. Mais il existe une autre revalorisation possible de ces cursus : y recréer de la place pour des savoirs généralistes, pour de la culture, à côté des simples compé- tences. Le savoir debout Nietzsche pensait que le savoir pouvait être nuisible. Se lever le matin et s'asseoir à sa table de travail en ouvrant un livre, c'était pour lui mauvais pour «l'hygiène du corps». Dans Ainsi parlait Zarathous- tra, il se moque même de la figure du savant, du « consciencieux » qui connaît parfaitement tout ce qu'il y a à connaître sur le cerveau de la tarentule. La solution pour que le savoir nous rende plus vivants, ajoute-t-il, c'est de le recevoir debout, en marchant, en dansant; c'est d'être d'abord un corps avant d'être un corps vivifié par le savoir.
C. Pépin, “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin.” (2007) 9 Ironie de l'histoire : les « apprentis » seraient, selon Nietzsche, dans la position idéale pour recevoir le savoir et en faire quelque chose. Ils ont déjà une activité physique, debout qu'ils sont devant leurs machines. Le meilleur cours de philosophie se donne en mar- chant. Pourquoi priver des apprentis, en contact quotidien avec des outils, d'un cours sur la technique et la façon dont elle détermine des valeurs? Il n'y a pourtant pas d'enseignement de la philosophie pour les élèves inscrits dans les filières professionnelles. « Ils savent à peine écrire, on ne va pas les écraser avec de la métaphysique; on leur manquerait de respect», entend-on. Ainsi va la France de l'égalité des chances: abandonner les plus faibles, c'est faire preuve de respect! Vouloir les élever par le savoir revient à commettre un péché d'élitisme. De toute façon, avec l'ap- prentissage à 14 ans, le diplôme professionnel devient un horizon ex- trêmement hypothétique. Le nouvel horizon, le nouvel eldorado, c'est l'entreprise, la promesse d'une embauche, d'un salaire et d'une recon- naissance sociale. Il reste que les patrons sont sceptiques : malgré les réductions d'impôt prévues par la nouvelle Loi sur l'égalité des chances, ils rechi- gnent à faire travailler des ados de 14 ans. Rappelons enfin cette évidence : les discriminations visant les jeu- nes d'origine étrangère sont autrement plus fréquentes à l'embauche des entreprises que sur les copies anonymes du baccalauréat. Et il y a cette autre évidence, nietzschéenne : c'est lorsque nous avons vraiment besoin du savoir qu'il a sur nous les effets concrets les plus positifs, qu'il nous grandit au lieu de nous diminuer. Les jeunes les plus défavorisés ont besoin de plus de savoir que les autres. C'est en le leur offrant, et non en leur en proposant toujours moins, que nous favoriserons enfin l'égalité des chances. ***
C. Pépin, “Le devoir de philo. Nietzsche contre l’utilitarisme de l’école Villepin.” (2007) 10 Vos critiques, commentaires et suggestions sont les bienvenus. Écrivez à Antoine Robitaille et Gérald Allard à arobitaille@ledevoir.com. Nous avons en- core récemment reçu d'intéressantes propositions. N'hésitez pas à nous en envoyer Fin du texte
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