Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique - OpenEdition Journals
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Terminal Technologie de l'information, culture & société 127 | 2020 Les groupes minoritaires et/ou marginalisés à l’ère numérique Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique Les débats sur Twitter dans le cadre de l’adoption de la loi sur l’aide médicale à mourir au Canada Mireille Lalancette, Stéphanie Yates et Carol-Ann Rouillard Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/terminal/6082 DOI : 10.4000/terminal.6082 ISSN : 2429-4578 Éditeur CREIS-Terminal Référence électronique Mireille Lalancette, Stéphanie Yates et Carol-Ann Rouillard, « Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique », Terminal [En ligne], 127 | 2020, mis en ligne le 20 avril 2020, consulté le 26 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/terminal/6082 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/terminal.6082 Ce document a été généré automatiquement le 26 avril 2020. tous droits réservés
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 1 Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique Les débats sur Twitter dans le cadre de l’adoption de la loi sur l’aide médicale à mourir au Canada Mireille Lalancette, Stéphanie Yates et Carol-Ann Rouillard 1 Cet article lève le voile sur les pratiques d’engagement politique en ligne sous l’éclairage des débats autour du projet de loi C-14 sur l’aide médicale à mourir au Canada, adopté en 2016, lequel a soulevé maints enjeux éthiques qui ont remis en question son acceptabilité sociale. Nous proposons ainsi ce que nous estimons être une contribution inédite à la littérature, au carrefour des écrits sur la transformation des répertoires d’action politique rendue possible grâce aux médias socionumériques et de ceux sur la notion relativement émergente d’acceptabilité sociale en contexte canadien. Plus encore, nous mettons en lumière comment des groupes minoritaires ont eu recours à Twitter afin de débattre et critiquer le projet de loi. 2 De manière plus spécifique, l’article présente une analyse de contenu des stratégies argumentatives telles qu’elles ont été déployées sur Twitter par les différents acteurs associés au débat sur l’aide médicale à mourir – des élus aux groupes d’intérêts, experts et citoyens – afin de soutenir, questionner, s’opposer ou fournir de l’information à propos du projet de loi. L’analyse de ces différents discours permet de voir en quoi les médias socionumériques transforment les répertoires d’engagement politique, notamment en facilitant la prise de parole de nouveaux acteurs, souvent marginalisés ou minoritaires, tels les groupes religieux, les regroupements de patients ou les groupes de femmes, et les « citoyens ordinaires », lesquels sont ainsi en mesure de faire entendre leurs voix, doléances et revendications. Ces groupes sont pour nous minoritaires dans des espaces politiques et médiatiques dominants, la politique étant une activité souvent réservée à l’élite, de même que le milieu médical, également très élitiste. Ainsi, les groupes religieux, les regroupements de patients et les citoyens ordinaires qui revendiquent leurs droits et qui sont pour ou contre ce projet de loi se Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 2 trouvent dans des situations d’inégalités sociales ou politiques en raison de leur appartenance à des communautés ou des réseaux qui ont généralement moins droit de cité ou qui n’ont pas nécessairement été consultés dans le cadre de la mise en place de cette loi. Ainsi, si le rapport final du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir de la Chambre des Communes du Canada nous apprend que de nombreux citoyens et groupes minoritaires ont déposé un mémoire dans le cadre des consultations tenues par ce comité, très peu d’entre eux ont pu être entendu à titre de témoin 1. Ces citoyens et groupes minoritaires se rapprochent de ce que Fraser (2001, p.138) appelle des contre-publics subalternes. C’est-à-dire des « membres des groupes sociaux subordonnés – femmes, ouvriers, gens de couleur et homosexuel(le)s – [qui] ont, à plusieurs occasions, trouvé qu’il était avantageux de représenter des publics alternatifs ». Précisions que le terme contre-publics subalternes est utilisé pour signaler « qu’ils constituent des arènes discursives parallèles dans lesquels les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leurs besoins » (Ibid.). Ainsi, notre démarche de recherche novatrice permet notamment d’examiner comment un projet de loi soulevant des enjeux d’acceptabilité sociale – principalement sur la base de considérations éthiques – peut être discuté sur la place publique par des groupes minoritaires, en particulier par l’entremise d’une plateforme telle Twitter, et quelles formes de participation politique peuvent émerger de ces répertoires de participation en ligne. Ainsi, notre recherche se distingue d’autres études sur l’acceptabilité sociale en cela qu’elle étudie à la fois un projet qui fait appel à des valeurs morales – ce qui a été relativement peu fait jusqu’ici, tout en mettant l’accent sur les usages des médias sociaux dans la participation aux débats politiques liés à ce projet de loi. Médias socionumériques et transformation des répertoires d’action politique 3 Depuis les quinze dernières années, dans un contexte où les citoyens sont désormais connectés (Cefrio, 2017) et davantage mobilisés (Bouillé, 2010 ; Proulx, 2015), on assiste à une transformation de la nature et du potentiel des répertoires d’action politique (Tilly et Tarrow, 2015), notamment grâce à Internet et aux médias socionumériques. Ainsi, les formes traditionnelles de protestation telles les pétitions, grèves et manifestations ont désormais le potentiel de se transformer en mouvements de masse – voire en mouvements transnationaux – grâce aux usages des médias socionumériques mis de l’avant par les porteurs de cause, lesquels facilitent la dissémination d’information et l’organisation d’actions activistes concrètes. Bien que distincts dans leurs natures et leurs formes, plusieurs mouvements ont largement bénéficié des médias socionumériques, qu’il s’agisse d’Occupy Wall Street (Agarwal et al., 2014 ; Theocharis et al., 2015) et du Tea-Party aux États-Unis (Rohlinger et Bunnage, 2015), des Indignados en Espagne (Loader, Vromen, Xenos, 2014), de Idle No More au Canada (Callison et Hermida, 2015) ou des manifestations étudiantes au Chili (Scherman, Arriagada et Valenzula, 2015) et au Québec (Raynauld, Lalancette et Tourigny-Koné 2016 ; Gallant, Latzko-Toth et Pastinelli, 2015 ; Millette, Milette et Proulx, 2012). Les plateformes que sont Facebook, Twitter, YouTube et Instagram ont en effet joué un rôle clé afin de propulser ces débats à une large échelle (Poell, 2014). Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 3 4 Tout comme c’est le cas pour les mouvements sociaux, les acteurs politiques formels, les entreprises et les groupes d’intérêts2 ont également désormais recours aux médias socionumériques afin de répondre à certains de leurs besoins communicationnels, qu’il s’agisse de faire circuler de l’information, de recruter des bénévoles, d’organiser des collectes de fonds, de rejoindre différents types de publics ou simplement d’avoir leur mot à dire dans les débats sociaux (Dahlgren, 2013). Qui plus est, en regard du clivage observé entre les élites politiques, les groupes marginalisés (William, 1998) et les « simples citoyens » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001 ; Papacharissi, 2010 ; Rosanvallon, 2006), les médias socionumériques offrent à ces derniers la possibilité de prendre une part plus active aux débats politiques en facilitant l’engagement (Aguiton et Cardon, 2007 ; Dahlgren, 2009 ; Shirky, 2011), notamment par l’entremise de formes d’actions politiques informelles, de courtes durées et qui s’inscrivent plus directement en lien avec les intérêts personnels des acteurs ainsi engagés (Lalancette, Small et Pronovost, 2019 ; Bennett et Segerberg, 2011). 5 Ainsi, malgré leurs limites indéniables (Morozov, 2011), les plateformes numériques sont susceptibles de mener à un ensemble de pratiques d’engagements civique et politique ayant pour objectif de questionner, contester ou soutenir des décisions ou des actions émanant d’organisations politiques, gouvernementales, privées ou médiatiques. Ces pratiques, qui peuvent prendre forme à l’intérieur ou à l’extérieur des structures traditionnelles d’action politique – comme voter ou manifester ’(Lalancette et Lemarier-Saulnier, 2014) – peuvent être envisagés comme s’inscrivant dans le prolongement d’une culture de la participation (Jenkins, Ford et Green, 2013 ; Lievrouw, 2011), en vertu de laquelle des informations et des points de vue sont partagés sous différentes formes (mèmes Internet, vidéos, blogues, tweets, publications Facebook). Sans verser dans un quelconque « cyber-optimisme », nous estimons que, dans l’ensemble, les médias socionumériques facilitent la participation. Les citoyens politiquement engagés via les médias socionumériques s’avèrent actifs, compétents et enthousiastes à investir temps et ressources en vue de concrétiser cette participation, et ainsi de soutenir le point de vue ou la cause défendue (Christensen, 2012). Cela dit, comme les contributions sur les plateformes numériques sont très brèves, les occasions de débattre de façon complètement éclairée sont plutôt rares. Qui plus est, en choisissant certains canaux numériques plutôt que d’autres, les utilisateurs sont exposés à des positions relativement homogènes (Carbasse, 2015). Pour ces raisons, certains auteurs réfèrent au « slacktivism » (Deiglmeier, 2010 ; Morozov, 2009) pour parler de la participation politique en ligne, alors que d’autres soutiennent que ces pratiques ont très peu d’effets hors ligne (Christensen, 2011 ; Fuchs, 2013). L’accessibilité physique aux répertoires numériques ainsi qu’à l’alphabétisation numérique est également source de préoccupations. Finalement, le fait que les plateformes numériques soient possédées par des organisations à but lucratif dont le modèle d’affaires repose largement sur la publicité soulève d’importants enjeux démocratiques (Dean, 2009). Il n’en demeure pas moins que certaines études ont montré que ces pratiques permettent la participation de citoyens traditionnellement moins engagés ou de personnes pour qui la participation pose souvent des défis – en raison de difficulté sur les plans moteur et social, par exemple (Carlisle et Patton, 2013). Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 4 Répertoires de protestation numériques et acceptabilité sociale 6 Les mouvements sociaux, acteurs politiques, entreprises, groupes d’intérêts et citoyens ont désormais recours aux médias socionumériques en tant qu’outil communicationnel et plateforme pour faire entendre leur voix. Les répertoires d’engagement numérique permettent de débattre des projets soulevant des enjeux d’acceptabilité sociale, notion devenue incontournable lorsqu’il est question du développement de projets porteurs d’impacts économiques, sociaux et environnementaux (Batel, Devine-Wright et Tangeland, 2013 ; Fournis et Fortin, 2015). L’acceptabilité sociale peut être définie comme « (l’ensemble) des jugements collectifs basés sur les valeurs sociétales, portant sur le bien-fondé d’une politique ou d’un projet de développement pouvant avoir un impact sur les milieux naturels et humains » (Gouvernement du Québec, 2015). Au Canada, des projets comme l’installation de parcs éoliens, l’exploitation du gaz de schiste, la construction de ports méthaniers ou de pipelines ont été le théâtre de vifs affrontements liés à l’acceptabilité sociale (Batellier et Maillé, 2017 ; Côté, 2016 ; Pineault, 2016 ; Yates et Arbour, 2016). Ce fut également le cas lors de la discussion de projets soulevant des préoccupations éthiques, comme l’abolition du registre des armes à feu, la vaccination des jeunes filles contre le virus du papillome humain (une infection transmissible sexuellement) ou la légalisation de la marijuana. 7 Les controverses autour de projets soulevant des enjeux d’acceptabilité sociale suscitent généralement la participation politique, une part de celle-ci se déployant en ligne (Cervulle et Paillé, 2014). De fait, des études montrent que les promoteurs de projet, tout comme les acteurs sociaux, ont professionnalisé leur approche communicationnelle au fil des années (Yates, Hudon et Poirier 2013 ; McCurdy et Groshek, 2019), et déploient dorénavant des stratégies finement planifiées. Cette professionnalisation est susceptible de stimuler des usages créatifs des médias socionumériques, lesquels s’imbriquent désormais dans les stratégies de communication globale déployées par les différents acteurs en présence autour d’un enjeu donné. Évidemment, la bataille de la communication ne se déroule pas toujours à armes égales. Les promoteurs disposent souvent de ressources financières plus importantes (Grossman et Saurugger, 2006) – ils peuvent donc avoir recours aux services de lobbyistes professionnels (Yates et al., 2013) ou utiliser des tactiques plus complexes telles que l’astroturfing (Boulay, 2015), ce qui soulève des préoccupations éthiques. Pourtant, le lien entre l’usage des médias socionumériques et la notion d’acceptabilité sociale demeure très peu exploré. Jusqu’ici, les recherches sur l’acceptabilité sociale ont plutôt porté sur la conceptualisation du phénomène (Barbier et Nadaï, 2015 ; Batellier, 2015a, 2016 ; Beaudry, Fortin et Fournis, 2014 ; Raufflet, 2014), sur l’identification de ses principes directeurs (Kermagoret, Levrel et Carlier, 2015 ; Libaert, 2013 ; Pham et Torre, 2012) et de ses déterminants (Arbour, 2016 ; Bergeron et al., 2015 ; Gauthier, Chiasson et Robitaille, 2015) et sur le rôle des acteurs politiques et institutionnels lors des consultations publiques (Arcand, 2016 ; Gendron, Yates et Motulsky, 2016 ; Batellier, 2015b). Le rôle des médias (Housset, 2002) et des experts (Gendron, 2016) a également été examiné, de même que la place du conflit (Baba et Mailhot, 2016) ou des émotions (Fischer, 2011) dans ce type de débat. 8 Si quelques études de cas ont permis de mieux saisir certains aspects du phénomène (Chailleux, 2016 ; Cohen, Reichl et Schmidthaler, 2014 ; Jegen et Philion, 2017), l’usage des médias socionumériques demeure l’angle mort de celles-ci. C’est précisément sur Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 5 cet aspect que nous souhaitons lever le voile, sous l’éclairage des débats ayant eu cours en lien avec l’adoption du projet de loi C-14 au Canada. Nous soulevons les questions suivantes : Qui participe aux débats sur l’acceptabilité sociale de la loi C14 via la plateforme Twitter ? Quels usages font-ils de la plateforme Twitter lors de ce débats ? Quel type de rhétorique justificative est mobilisée par les différents groupes et acteurs lors de ces débats ? Dans la foulée des travaux de Della Porta et Mattoni (2014), Poell et al. (2016) et van Laer et van Aelst (2010), nous avançons que les médias socionumériques ont favorisé de nouvelles formes d’engagement et la participation de nouveaux acteurs, dont des groupes souvent minoritaires, en amont de l’adoption du projet de loi. 9 L’acceptabilité sociale pouvant être envisagée comme un construit social (Yates et Arbour, 2016) développé à travers les échanges, au sein de l’espace public, d’une variété d’acteurs porteurs d’une crédibilité et de capital social et médiatique distinct (Marland et Lalancette, 2014), nous examinons ici le type de rhétorique déployée en ligne (Boltansky et Thévenot, 1991) et la manière dont les acteurs font valoir leur légitimité à prendre part aux débats (Bitektine, 2011 ; Stitka, Bauman et Lytle, 2012). De manière plus spécifique, nous avons choisi d’étudier cette question à partir du débat sur l’aide médicale à mourir au Canada tel qu’il s’est déployé sur Twitter. Plusieurs recherches ont montré que cette plateforme a en effet le potentiel de devenir un lieu de diffusion d’information et un catalyseur de débats autour d’enjeux sociaux (Bennett et Segerberg, 2011 ; Theocharis et al., 2015 ; Valenzuela, Arriagada et Scherman, 2012), dans le cas qui nous intéresse en 140 caractères3. 10 Nous avançons comme intuition de recherche que Twitter joue ce rôle d’une manière toute particulière. En premier lieu, la nature très concise des échanges sur Twitter tendrait à éliminer les nuances, le discours se focalisant ainsi sur l’essentiel et étant par le fait même spécialement direct et franc (Gruzd et Roy, 2014). La rhétorique déployée sur cette plateforme irait donc en ce sens, condensant à la fois information, opinion et émotion : « Les tweets permettent de mêler l’émotion à l’opinion et le drame aux faits, reflétant des récits et des interprétations profondément subjectifs des événements, au fur et à mesure qu’ils (se déroulent)4 » (Papacharissi et Oliviera, 2012, p. 277 – nous traduisons). En second lieu, suivant Papacharissi et Oliviera (2012) et Hermida (2010, 2012), nous avançons que Twitter est souvent utilisé en tant que mécanisme de « rapportage » de la nouvelle, qui invite les acteurs concernés au débat, que celui-ci se poursuive sur Twitter ou au sein d’autres forums publics. Pour Hermida (2010, 2012), ces nouveaux usages de Twitter font en sorte que la plateforme est partie prenante de la montée en popularité de ce qu’il appelle des pratiques de « journalisme ambiant » (ambient journalism). Celles-ci sont liées à un état de conscientisation de la part des citoyens et des groupes sur ce qu’il est important de diffuser et à l’importance croissante de partager et de sensibiliser un public élargi par le biais de ces plateformes numériques (Boulianne, 2016). Dans le même ordre d’idée, la participation politique ambiante (ambiant political participation) (Raynauld, Lalancette et Tourigny-Koné 2016) peut être envisagée comme l’usage d’artefacts tels les tweets, mèmes, photos ou statuts Facebook dans l’optique de susciter l’engagement politique. Sont ainsi mis à la disposition des citoyens différents moyens d’expression à mobiliser dans le cadre d’un débat public. Enfin, on peut aussi avancer que Twitter favorise la participation d’acteurs minoritaires ou marginalisés qui ne sont pas nécessairement invités dans les Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 6 forums de participation plus formels, le tout menant possiblement à l’introduction de nouveaux arguments dans le débat (Raynauld, Richez et Boudreau-Morris, 2018). 11 Partant de ces intuitions de recherche, nous examinons le rôle des différents acteurs dans le débat sur l’aide médicale à mourir au Canada, qu’il s’agisse des groupes d’intérêts – dont les organisations religieuses et les regroupements de patients –, des experts, des élus et des médias traditionnels. Nous nous penchons également sur le rôle des « citoyens ordinaires » dans ce débat. Partant d’une approche post-constructiviste et à l’aide de méthodes mixtes, nous documentons les usages de Twitter lors du débat sur l’aide médicale à mourir au Canada. Étude de cas et méthodologie 12 Au Canada, la question de l’aide médicale à mourir revient à l’agenda à la suite de l’Arrêt Carter c. Canada (6 février 2015), dans lequel la Cour suprême du Canada tranche que l’interdiction en vertu du Code criminel de l’euthanasie volontaire et du suicide assisté contrevient au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. À la suite de cet arrêt, la Cour suprême donne un an au gouvernement pour proposer une loi sur le sujet. Aux lendemains de son élection, le gouvernement de Justin Trudeau met sur pied un comité parlementaire conjoint responsable d’étudier la question de l’aide médicale à mourir et de formuler des recommandations législatives. Le projet de loi C-14, déposé en avril 2016, tient compte des conclusions de ce comité. 13 Sans surprise et malgré le travail en amont du comité parlementaire conjoint, c’est un projet de loi qui soulève les passions en raison des nombreux questionnements éthiques qui lui sont associés. L’acceptabilité sociale d’un tel projet de société est ainsi âprement discutée, faisant en cela écho aux débats ayant eu lieu dans d’autres juridictions s’étant penchées sur une telle avenue (Bishop, 2006 ; Cohen et al., 2006 ; Stitka, Bauman et Lytle, 2009 ; van Brussel et Carpentier, 2012). Alors que certains y voient une manière de pouvoir « mourir dans la dignité », d’autres envisagent cette possibilité comme un véritable meurtre. C’est le cas des groupes religieux, pour qui l’aide médicale à mourir contrevient à leur foi. Des groupes de travailleurs de la santé sont également inquiets des répercussions d’une telle loi sur leur pratique. Des groupes experts en soins palliatifs s’inquiètent pour leur part que l’aide médicale à mourir nuisent aux soins en fin de vie. À l’opposé, cette option reçoit l’appui de groupes de défense de patients, de certains groupes de professionnels de la santé et d’experts universitaires, qui mettent en exergue les expériences vécues ailleurs. D’autres groupes représentant par exemple des aînés ou d’autres personnes vulnérables ne prennent pas directement position, mais tiennent à soulever des questions de nature éthique. Bref, le projet de loi interpelle un nombre important d’acteurs de tout ordre. Le projet de loi C-14 est finalement adopté en juin 2016 (voir le tab. 1 pour une chronologie plus détaillée du cas). Tableau 1 – Chronologie du projet de loi C-14 La Cour suprême accorde un délai de douze mois aux gouvernements fédéral et 6 février provincial pour donner suite à son jugement. Pendant ce temps, l’assistance médicale à 2015 mourir, prodiguée par les médecins, est suspendue. Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 7 19 Justin Trudeau est élu. Le nouveau gouvernement libéral doit réagir au jugement, chose octobre que le précédent gouvernement n’avait pas faite. Il met sur pied le Comité mixte spécial 2015 sur l’aide médicale à mourir5. Février Le comité mixte fait part de ses recommandations pour une approche législative de 2016 l’aide médicale à mourir. Le projet de loi C-14 du gouvernement Trudeau est déposé. Il est envoyé au Comité 14 avril permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des Communes, qui 2016 propose des amendements. Les Libéraux rejettent les amendements proposés par l’opposition avant le vote à la 31 mai Chambre des communes. Tous les membres du Parlement, à l’exception des membres du 2016 Conseil des ministres, sont libres de voter selon leur conscience. Le projet de loi original est adopté et envoyé au Sénat. Le projet de loi est amendé par le Sénat et adopté par celui-ci le 15 juin. Un des 15 juin amendements concerne le retrait de la mort naturelle raisonnablement prévisible 2016 comme condition à l’admissibilité à l’aide à mourir. La Chambre des Communes accepte une bonne part des amendements proposés par le 17 juin Sénat, mais rejette l’amendement lié au retrait de la mort naturelle raisonnablement 2016 prévisible comme condition d’admissibilité à l’aide à mourir. Le projet de loi est adopté par les deux chambres et reçoit la sanction royale. 14 Afin d’examiner comment le débat autour du projet de loi C-14 s’est déployé sur Twitter, nous avons eu recours à une stratégie de collecte et d’analyse des données en plusieurs étapes (en nous inspirant d’autres études citées plus loin). Tous les tweets comportant le #BillC14, publiés du 1er avril 2016 au 30 juin 2016 (1031 tweets) ont été archivés, ce qui nous a permis de couvrir les débats qui ont suivi le dépôt du projet de loi de même que les semaines qui ont suivi l’adoption de la loi. Les hashtags s’avèrent un outil d’échantillonnage efficace lorsqu’il est question d’événements précis comme les élections (Giasson et al., 2013 ; Gruzd et Roy, 2014 ; Mascaro et Goggins, 2012 ; Small, 2011) ou les moments de protestations civiques (auteur, 2016 ; Raynauld, Richez et Boudreau-Morris, 2017 ; Theocharis et al., 2015). Après des observations détaillées des différents fils de discussions, le #BillC14 s’est avéré celui où il y avait le plus d’affluence. Nous avons ainsi sélectionné le hashtag #BillC14 puisqu’il était directement lié à la loi. Il regroupait également les autres hashtags plus critiques tels que : #euthanasia, #assistedsuicide, #PatientExperience, #PatientVoice, #OurVoiceMatters, #deathwithdignity. Autrement dit, il était utilisé dans tous ces débats qu’il soit question de discuter des avantages ou des inconvénients de la loi. En arrêtant notre choix sur cet hashtag, nous obtenons un aperçu plus complet des usages, des enjeux, des éléments controversés et des désaccords liés à l’implantation de cette loi. Par ailleurs, nous avons privilégié la collecte des tweets en anglais étant donné que le débat se déroulait surtout dans cette langue6. 15 Afin de récolter les tweets liés au #BillC14, nous avons eu recours à un logiciel d’archivage des tweets, Aspira. Il s’agit d’un service d’archivage en ligne conçu par le Groupe de recherche en communication politique. Cette plateforme est utilisée par plusieurs autres chercheurs qui ont examiné les phénomènes politiques sur Twitter au Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 8 cours des dernières années7. À la suite d’observations inductives des tweets, nous avons pu identifier et classer les principaux groupes d’acteurs qui ont donné leur avis sur le fil #BillC14. Nous avons catégorisé les acteurs présents sur le fil étudié en sept groupes soit : 1. acteur politique ; 2. groupes de pression ; 3. médias traditionnels de type journalistique ; 4. médias alternatifs, citoyens et sociaux (weblog, Twitter, Facebook) ; 5. citoyens ; 6. experts (infirmières, médecins, chercheurs) ; 7. autres acteurs non identifiés. 16 Nous avons de plus élaboré des catégories afin d’étudier les usages de Twitter. Les tweets peuvent ainsi être : • d’information ; • sociaux (des tweets où des usagers s’interpellent entre eux en utilisant la fonction @usager) ; • d’opinion (où les usagers donnent leur avis pour/contre la loi, son processus, ou à propos du travail des politiciens) ; • de mobilisation (des tweets visant à faire agir les gens en lien avec la loi) ; • autres. 17 Nous avons également codé le ton du tweet comme étant : • positif, • négatif • neutre. 18 Après avoir effectué un prétest de la grille d’analyse des données, nous avons obtenu un accord interjuges de 94 %. Nous avons ensuite eu des discussions sur les cas divergents afin d’obtenir un accord de 100 % pour le reste des analyses. Nous avons appliqué la grille de codage aux 1031 tweets de notre base de données, en plus d’archiver les hyperliens (présents dans 696 tweets). Nous avons compilé les résultats manuellement dans un fichier Excel qui nous a également permis d’effectuer des opérations statistiques avec les fonctions SOMME, NB.SI et NB.SI.ENS, afin d’obtenir un portrait plus détaillé. Résultats : Une plateforme qui donne une voix aux groupes minoritaires et aux « citoyens ordinaires » 19 Les citoyens sont à la source de la majorité des interventions sur Twitter associées au #BillC14 (voir le tab. 2 pour les résultats détaillés), étant responsables de 29 % des tweets répertoriés. Cela peut sembler surprenant à première vue dans un contexte où les statistiques montrent que, malgré une certaine appropriation de la plateforme par les citoyens (Boulianne, 2015 ; Vis, 2013), l’usage de Twitter demeure relativement limité (Cefrio, 2017). En effet, seuls 10 % des Québécois seraient actifs sur cette plateforme alors que ce pourcentage serait de 18 % à l’échelle canadienne 8. Faisant écho à Bonardi et Kleim (2005, p. 561), il semble que le débat ait ici franchi la « cascade réputationnelle entre experts »9 (reputation cascade among experts) et la « cascade Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 9 réputationnelle entre journalistes » (reputation cascade among reporters) pour atteindre le grand public (ou la « cascade informelle » ; information cascade in public opinion), étape qui se caractérise par la saillance de l’enjeu et la cristallisation des opinions à propos de celui-ci. On peut penser que cette « cascade » est atteinte d’autant plus rapidement que les enjeux discutés sont d’ordre moral. Le « simple citoyen » se sent ainsi légitime de faire valoir son opinion, laquelle n’est pas tant soutenue par des faits consignés par des experts que par des valeurs intrinsèquement ressenties (Gendron, 2014). Tableau 2 – Ton et types de tweets par catégorie Catégories Ton Types Positif Négatif Neutre Information Opinion Social Mobilisation Autres 26,4 11,2 % 43,6 % 45,3 % 32,1 % 39,5 % 1,1 % 1,1 % Citoyens % (33) (129) (134) (95) (117) (3) (3) (78) Groupes de 11 % 55,5 % 33,6% 52,3 % 33,6 % 9,7 % 4,5 % 0% pression (17) (86) (52) (81) (52) (15) (7) (0) 14,1 % 20 % 65,9 % 63,6 % 31,8 % 4,1 % 0,5 % 0% Experts (31) (44) (145) (140) (70) (9) (1) (0) 20 Les experts – catégorie qui inclut notamment les infirmières et les médecins – représentent 21,34 % de l’ensemble des tweets répertoriés. Suivent les groupes d’intérêts divers tels que les associations de patients, les organismes de bienfaisance et les groupes religieux, à la source de 15,03 % des tweets répertoriés 10. De façon assez surprenante, les acteurs politiques sont ici11 assez peu présents, à la source de 2,52 % des tweets. Cela pourrait témoigner du caractère particulièrement sensible de l’enjeu, et d’un certain malaise de la part des acteurs politiques à s’associer de trop près à ce débat, passage politique obligé en raison du jugement de la Cour suprême. Une plateforme pour émettre son opinion… 21 Nos résultats laissent voir que les citoyens versent davantage dans l’opinion que les autres groupes d’acteurs, 39,53 % de leurs tweets étant des tweets d’opinion. En comparaison, les experts et les groupes d’intérêts ont émis des tweets d’opinion dans une proportion plus faible, 31,82 % des tweets issus des experts et 33,55 % des tweets issus des groupes d’intérêts appartenant à cette catégorie. 22 Les citoyens qui prennent activement part au débat sur l’aide médicale à mourir au Canada le font surtout pour s’opposer aux changements proposés. Ces tweets à connotation négative sont souvent très émotifs, et font appel à plusieurs arguments d’analogie (Drolet, Lalancette et Caty 2019). Certains citoyens rappellent ainsi que l’euthanasie s’apparente à un « crime de guerre » (war crime ; t. no 1022 – citoyen). Le Premier ministre Trudeau est d’ailleurs comparé à Hitler : Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 10 « @ Justin Trudeau fait sa meilleure imitation d’Hitler en tuant tous les indésirables en utilisant le #BillC14 » (Justin Trudeau is doing his best Hitler impersonation by killing off all the undesirables by using #BillC14) (t. no 775 – citoyen) 23 D’autres soutiennent que la loi mènera à des « meurtres de masse » (mass killing ; t. no 136 – citoyen) ou encore au « meurtre de patients » (murder patients ; t. no 946 – citoyen) et que les médecins deviendront des « tueurs en série » (doctors as serial killers ; t. no 381 – citoyen). D’autres enfin déplorent que la médecine soit sous le joug d’une « dictature » (t. no 986 – citoyen). 24 En faisant appel aux émotions et en reliant l’aide médicale à mourir au meurtre brutal, la mobilisation du pathos est la stratégie rhétorique privilégiée, ce qui donne un ton dramatique au débat. En faisant référence au meurtre et à l’assassinat, ce type de rhétorique associe également l’aide médicale à mourir à des actions illégales passibles de prison. L’association de Trudeau à Hitler et à la dictature créée un lien entre l’aide médicale à mourir et des moments de l’Histoire très chargés émotionnellement. Ce type de rhétorique fait écho à celui similaire qui futmobilisé lors des débats sur l’avortement (Saurette et Gordon, 2013). Il est intéressant de souligner que 64,88 % (109/168) des tweets citoyens incluant des hyperliens se réfèrent à des médias alternatifs, des médias citoyens et des médias socionumériques tels que des blogues, des pages Facebook ou des fils Twitter. Ce contenu renvoie largement à la dimension émotionnelle des tweets des citoyens. En comparaison, seulement 19,05 % des tweets citoyens (32/168) avec un ou plusieurs hyperliens mènent vers des médias traditionnels. 25 Par ailleurs, les opposants au projet de loi font peu référence à l’expression « aide médicale à mourir », lui préférant le syntagme « suicide assisté », cadrant ainsi le débat de manière négative. Les références à Dieu et aux préceptes de la Bible sont relativement nombreuses, les citoyens invoquant ainsi ce qu’on pourrait considérer comme une autorité ultime : « #BillC14 @JustinTrudeau #Nousnedevonspastuer, #Honteàtoi, #Quedieuvouspardonne » (#BillC14 @JustinTrudeau #ThouShallNotKill, #ShameOnYou, #MayGodForgiveYou) (t. no 978 – citoyen) « #Les juges de la Cour suprême, les #députés, les #sénateurs rendront compte à Dieu d’avoir imposé l’#euthanasie, #suicideassisté, #loiC14 https:// t.co/IYK33EBDiA. » (#Supreme Court judges, #MPs #Senators will render account to God For imposing #Euthanasia #AssistedSuicide #BillC14) (t. no 106 – citoyen) 26 Une fois de plus, l’association entre l’aide médicale à mourir et le suicide jette de l’ombre sur le projet de loi, alors que les références à propos de Dieu déplacent le débat dans les sphères religieuses et spirituelles, plutôt que dans les sphères publiques ou légales. 27 Bien que ce soit moins fréquent, les citoyens en faveur de la loi publient aussi des tweets chargés d’émotion : « @Puglaas Je suis en détresse. Nous faisons preuve de plus de compassion envers nos animaux de compagnie. @Puglaas I am distressed. We show more compassion to our pets. » (t. no 87 – citoyen) « Je pense à ceux qui souffrent en ce moment, qui veulent contrôler leur propre mort, leur propre plan. C’est leur droit. #ProjetdeloiC14 » (I am Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 11 thinking of those who are suffering right now, who want control over their own death, their own plan. It is their right. #BillC14) (t. no 470 – citoyen) « J’aimerais pouvoir faire un choix final quant à la souffrance à endurer. #ProjetdeloiC14 #mdd #aidemedicaleàmourir https ://t.co/pa820sBrtC » (I would like to be able to make a final choice for how much suffering to endure. #BillC14 #dwd #assisteddying https ://t.co/pa820sBrtC) (t. no 9 – citoyen). « Exactement comme prévu. #Le projet de loi C14 laisse certains Canadiens dans une souffrance intolérable https ://t.co/i0580ePRKj » (Exactly as predicted. #BillC14 leaves some Canadians suffering intolerably https ://t.co/ i0580ePRKj) (t. no 17 – citoyen). 28 Certains font valoir leur expérience personnelle pour manifester leur appui à la loi – ce qui correspond à un argument d’autorité fondé sur l’expérience (Drolet, Lalancette et Caty, 2019) – se définissant comme des survivants du cancer (cancer survivor, t. no 703 – citoyen), ou encore comme des aidants naturels qui ont eu à accompagner un proche en fin de vie (t. no 942 – citoyen). 29 Le tiers (33,55 %) des publications émises par les groupes de pression constitue également des tweets d’opinion, certains d’entre eux étant particulièrement virulents. Cela est notamment le cas de plusieurs des tweets diffusés par les groupes religieux, qui se démarquent par leur niveau élevé d’activité et par le ton souvent accusateur – voire moralisateur – de leurs tweets. Encore une fois, les références à Dieu et à l’Église demeurent bien présentes et remettent en cause la légitimité substantive du projet de loi : « Psaume 36. Ils n’agissent pas avec sagesse. Pourtant, l’amour de Dieu atteint les cieux. L’amour de Dieu est inestimable, infallible. #projetdeloic14 » (Psalm 36. They fail to act wisely. Yet God’s love reaches to the heavens. God’s love is priceless, unfailing. #billc14) (t. no 267 – groupe de pression d’advocacy religieuse) « Le Pape dit que l’euthanasie est un triomphe de l’égoïsme et non de la compassion https ://t.co/YhTDAhQGb4 » (Pope says #Euthanasia is a triumph of selfishness, not compassion. #BillC14 https ://t.co/YhTDAhQGb4) (t. no 281 – groupe de pression pro-vie) 30 À l’image des remarques émises en ce qui concerne les tweets des citoyens, le vocabulaire mis en avant par les groupes religieux opère un cadrage négatif au débat, ces groupes préférant parler de « meurtres » et de « suicides » que « d’aide médicale à mourir ». Les exemples qui suivent sont éloquents à cet égard : « Le Canada est l’un des rares pays où les médecins peuvent légalement tuer des gens lorsque le Parlement adopte une nouvelle loi.https ://t.co/ O6k25A0262 #projetdeloiC14 » (Canada is one of the few nations where doctors can legally kill people as Parliament adopts new law.https ://t.co/ O6k25A0262#BillC14) (t. no 68 – groupe de pression pro-vie). « Je prie pour les plus vulnérables et ceux qui pourraient maintenant être “légalement” tués au Canada.... Triste jour pour notre pays... #ProjetdeloiC14https ://t.co/wj9fXryL1H » (Praying for most vulnerable and those who now might be “legally” killed in Canada… Sad day for our country… #BillC14https ://t.co/wj9fXryL1H) (t. no 278 – groupe de pression religieux). 31 Si les tweets émis par les experts constituent des tweets d’opinion dans 31,82 % des cas, et s’ils ont un ton négatif dans 20 % des cas, soulignons que certains experts fondent Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 12 tout de même leur opinion sur des résultats de sondage (t. no 831 – expert ; t. no 159 – expert). Le tout contribue à rationaliser les opinions ainsi présentées en faisant valoir la légitimité représentative de celles-ci (Suchman, 1995). Nous sommes donc loin des tweets émotifs diffusés par une large part de citoyens, lesquels, rappelons-le, font plutôt largement appel à des médias alternatifs, des blogues ou des médias socionumériques pour appuyer leurs propos, l’expertise occupant ainsi une part minime des hyperliens qu’ils mettent de l’avant. Au contraire, il semble donc qu’il y ait une volonté très forte de la part des experts d’apporter un éclairage complémentaire au débat, notamment en misant sur la légitimité technique ou régulative des propos ainsi défendus (Bitektine, 2011). Cette ambition ressort régulièrement dans la discussion de projets soulevant des enjeux d’acceptabilité, avec des résultats toutefois très mitigés (Batellier et Sauvé, 2011 ; Gendron, 2016). Et partager de l’information… 32 Même si les tweets très chargés émotionnellement sont communs dans notre échantillon, il ressort que les citoyens ont aussi eu recours à Twitter pour partager de l’information, 32,09 % de leurs publications étant des tweets informationnels. Ces tweets comprennent souvent des hyperliens vers des données factuelles, comme la liste des lois sur l’aide médicale à mourir à travers le monde (t. no 243 – citoyen), un tableau faisant le parallèle entre le projet de loi et le jugement de la Cour suprême (t. no 633 – citoyen), ou encore une explication détaillée des implications légales de la date limite imposée par la Cour suprême (t. no 730 – citoyen). Ce type d’usage de Twitter est semblable à celui privilégié par les experts et les groupes de pression, dont les tweets sont informationnels dans respectivement 63,64 % et 52,26 % des cas. 33 XXXX Les groupes de pression ont également utilisé Twitter de façon informative : la majorité des tweets (52,26 %) publiés par ce type d’acteurs sont informatifs ou adoptent un ton neutre (55,48 %). Plusieurs de ces tweets qualifiés de neutres incluent des liens vers des articles de journaux, des entrevues télévisées ou des déclarations, comme en témoignent les exemples qui suivent. Les contenus ainsi référés ne sont sans doute pas neutres, mais le ton des tweets qui permettent d’y accéder le demeure, comme le montrent les exemples suivant : « @picardonhealth s.v.p. voir la position officielle de #PalliativeCare sur #BillC14 #BillC277https://t.co/15Kjnd0VV7 #hpm #PHD #PHD #MAID @globeandmail (@picardonhealth Please see #PalliativeCare’s official stance on #BillC14 #BillC277https://t.co/15Kjnd0VV7 #hpm #PHD #MAID @globeandmail) » (t. no 95 – groupe de pression regroupement de soignants en soins palliatifs) « Jetez un coup d’œil à notre plus récent article sur notre blogue pour savoir comment le projet de loi C14 a évolué depuis la première lecture jusqu’à la sanction royale. #cndpoli http://bit.ly/28VaopT (Check out our latest blog post to read about how #BillC14 developed from first reading to Royal Assent. #cndpoli http:/ /bit.ly/28VaopT) » (t. no 17 – groupe de pression religieux). Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 13 « Lisez cet article réfléchi de @DAWNRAFHCanada sur le projet de loi noC14 sur #WEAAD -https://t.co/6YOwmFivru #capacitisme #âgisme (Read this thoughtful piece by @DAWNRAFHCanada about #BillC14 on #WEAAD - https://t.co/6YOwmFivru #ableism #ageism) » (t. no 254 – groupe de pression pour promotion et l’advocacy en lien avec la santé des femmes d’une province canadienne) 34 D’autres tweets d’information offrent des explications ou des données factuelles : « Regardez la vidéo explicative sur le rôle du Sénat et du Parlement sur #BillC14 http://t.co/aG3rHdNLiw #cndpoli (Watch explainer video on the role of Senate and Parliament on #BillC14 https ://t.co/aG3rHdNLiw #cndpolihttps ://t.co/AfJ5jo9bft) » (t. no 100 – groupe de pression religieux). « Les médecins de l’Ontario s’opposent aux renvois pour suicide assisté et demandent une révision judiciaire de l’exigence du CPSO :https://t.co/ qUecee9nw0 #BillC14 #onpoli (Ontario physicians oppose referrals for assisted suicide, seek judicial review of CPSO requirement:https://t.co/ qUecee9nw0 #BillC14 #onpoli) » (t. no 312 – groupe de pression médical). 35 Certains tweets pointent enfin vers des communiqués de presse ou avis aux médias (t. no 27 – groupe de pression ; t. no 376 – groupe de pression). Il se dégage de l’ensemble un ton assez posé, ou serein, qui tranche avec le ton émanant des tweets issus des citoyens. Au contraire, la lecture des publications issues des groupes de pression pris dans leur ensemble donne l’impression que le débat tel qu’il se déploie sur Twitter n’est pas entièrement marqué par la polarisation. Cette dynamique de polarisation est courante dans la discussion de projets soulevant des enjeux d’acceptabilité (Baba et Mailhot, 2016 ; Pham et Torre, 2012), la sursimplification des propos que commande souvent le traitement médiatique (Housset, 2002) et les interventions des acteurs en faveur ou contre un projet encourageant cette présentation quasi manichéenne des positionnements possibles. Dans un tel contexte, les points de vue plus nuancés ont plus de mal à trouver un espace d’expression. Nos résultats relatifs aux tweets émis par les groupes de pression pourraient ainsi laisser entendre que Twitter constitue une plateforme complémentaire aux tribunes médiatiques traditionnelles afin de mettre en l’avant des éléments factuels et informatifs permettant d’alimenter le débat sur des aspects qui vont au-delà des déclarations émotionnelles ou incendiaires. 36 Il est enfin pertinent d’examiner comment les experts se positionnent dans cet univers. On peut s’attendre à ce que, dans une volonté de rationaliser le débat, ils aient recours à Twitter afin de transmettre des données de nature factuelle. Nos résultats confirment cette intuition alors que plus de la moitié des tweets émis par ce groupe d’acteurs (140/220) sont des tweets d’information, et dans le même esprit, les tweets diffusés par ces acteurs affichent un ton neutre (145/220). Fait notable, le langage choisi par les experts contribue à ce caractère neutre, ceux-ci faisant très largement référence à « l’aide médicale à mourir » (assisted dying), plutôt qu’au « suicide assisté » ou à « l’euthanasie ». La très grande majorité des tweets inclut des hyperliens qui pointent vers des médias traditionnels, des déclarations provenant des experts eux-mêmes et des informations de nature factuelle. 37 Il est intéressant de noter que plusieurs tweets rapportent des faits tels qu’ils se déroulent en temps réel ou ont pour but de rappeler des évènements qui auraient lieu dans un avenir rapproché, tels que des votes ou des débats (t. no 374 – expert ; t. no 522 – expert). Certains tweets ont également rapporté des résultats de votes qui se sont Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique 14 tenus au Sénat ou à la Chambre des Communes (t. no 659 – expert ; t. no 650 – expert ; t. no 956 – expert). 38 En dehors des écrits scientifiques, nos résultats démontrent que, dans le cas étudié, Twitter est rarement utilisé dans le but d’établir un dialogue ou de mobiliser des supporteurs. Si les « tweets sociaux » – les tweets qui s’adressent à un acteur précis – représentent 26,35 % de tous les tweets publiés par des citoyens, une petite portion d’entre eux (10,26 % ou 8/78) ont mené à des échanges entre les auteurs d’une publication et les autres utilisateurs. En fait, ces résultats sont similaires, quel que soit le type d’acteur étudié. Alors que 12,61 % de tous les tweets colligés ont été catégorisés de « tweets sociaux », seulement 7,69 % d’entre eux (10/130) représentent des tweets conversationnels. 39 Enfin, seulement 1,01 % des tweets citoyens (3 tweets au total) ont pour objectif de mobiliser un auditoire précis, que ce soit pour ou contre le projet de loi : deux tweets appellent les citoyens à contacter leur député pour exprimer leur opinion pour (t. no 616 – citoyen) ou contre (t. no 944 – citoyen) le projet de loi, et un citoyen (t. no 792 – citoyen) incite les députés à s’y opposer. De façon générale, les tweets de mobilisation représentent seulement 1,55 % de tous les tweets collectés, quel que soit le type d’acteur ; dans presque tous les cas (14/16), ces tweets de mobilisation prennent position contre le projet de loi. Discussion et conclusion 40 Les résultats sont fascinants à plusieurs égards et nous permettent de confirmer certaines tendances observées dans la littérature récente sur l’acceptabilité sociale et sur l’usage des médias socionumériques en situation de controverses, à la conjonction de deux champs de recherche qui se développent rapidement. 41 En premier lieu, nos recherches tendent à confirmer la vision selon laquelle Twitter contribue au journalisme ambiant (ambient journalism) (Hermida, 2010, 2012) et à la participation politique ambiante (ambiant political participation) (Raynauld, Lalancette et Tourigny-Koné, 2016) en permettant aux groupes minoritaires ou marginalisés et aux citoyens dits « ordinaires » de partager leur savoir et leurs opinions sur le sujet de l’aide médicale à mourir. Par conséquent, il est possible de croire que ceux qui ont participé aux discussions sur Twitter avaient une certaine conscience du potentiel de cette plateforme pour influencer le débat et tenter de l’utiliser pour faire entendre leur voix dans l’espace public. En procédant ainsi et en faisant en sorte que d’autres citoyens les suivent sur Twitter, ils se sont impliqués politiquement et pris part aux débats. Avec le sentiment que leurs voix étaient entendues, ils ont peut-être ainsi ressenti un sentiment « d’efficacy » et « d’agency ». En effet, ceux qui ont suivi #BillC14 ont été exposés à des informations, des opinions, des idées et des faits qui ont probablement affecté leur perception de l’acceptabilité sociale de cette loi (Watkins, 2017). Plus encore, étant donné que certains citoyens et groupes ont eu recours à Twitter pour questionner des députés sur la valeur de leur décision, la plateforme peut également être considérée, jusqu’à un certain point du moins, comme un outil de reddition de comptes (Ettema, 2009 ; Papacharissi et Oliviera, 2012). 42 En second lieu, nos résultats font ressortir que la rhétorique déployée par les différents acteurs fait appel à la raison ET aux émotions. On peut avancer que les acteurs qui ont adopté la rhétorique de l’émotion ont eu de meilleures chances d’atteindre leur public Terminal, 127 | 2020
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