Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique - OpenEdition Journals

La page est créée Kévin Roy
 
CONTINUER À LIRE
Terminal
                          Technologie de l'information, culture & société
                          127 | 2020
                          Les groupes minoritaires et/ou marginalisés à l’ère
                          numérique

Participation des contre-publics minoritaires et
médias socionumérique
Les débats sur Twitter dans le cadre de l’adoption de la loi sur l’aide
médicale à mourir au Canada

Mireille Lalancette, Stéphanie Yates et Carol-Ann Rouillard

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/terminal/6082
DOI : 10.4000/terminal.6082
ISSN : 2429-4578

Éditeur
CREIS-Terminal

Référence électronique
Mireille Lalancette, Stéphanie Yates et Carol-Ann Rouillard, « Participation des contre-publics
minoritaires et médias socionumérique », Terminal [En ligne], 127 | 2020, mis en ligne le 20 avril 2020,
consulté le 26 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/terminal/6082 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/terminal.6082

Ce document a été généré automatiquement le 26 avril 2020.

tous droits réservés
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   1

    Participation des contre-publics
    minoritaires et médias
    socionumérique
    Les débats sur Twitter dans le cadre de l’adoption de la loi sur l’aide
    médicale à mourir au Canada

    Mireille Lalancette, Stéphanie Yates et Carol-Ann Rouillard

1   Cet article lève le voile sur les pratiques d’engagement politique en ligne sous
    l’éclairage des débats autour du projet de loi C-14 sur l’aide médicale à mourir au
    Canada, adopté en 2016, lequel a soulevé maints enjeux éthiques qui ont remis en
    question son acceptabilité sociale. Nous proposons ainsi ce que nous estimons être une
    contribution inédite à la littérature, au carrefour des écrits sur la transformation des
    répertoires d’action politique rendue possible grâce aux médias socionumériques et de
    ceux sur la notion relativement émergente d’acceptabilité sociale en contexte canadien.
    Plus encore, nous mettons en lumière comment des groupes minoritaires ont eu
    recours à Twitter afin de débattre et critiquer le projet de loi.
2   De manière plus spécifique, l’article présente une analyse de contenu des stratégies
    argumentatives telles qu’elles ont été déployées sur Twitter par les différents acteurs
    associés au débat sur l’aide médicale à mourir – des élus aux groupes d’intérêts, experts
    et citoyens – afin de soutenir, questionner, s’opposer ou fournir de l’information à
    propos du projet de loi. L’analyse de ces différents discours permet de voir en quoi les
    médias socionumériques transforment les répertoires d’engagement politique,
    notamment en facilitant la prise de parole de nouveaux acteurs, souvent marginalisés
    ou minoritaires, tels les groupes religieux, les regroupements de patients ou les
    groupes de femmes, et les « citoyens ordinaires », lesquels sont ainsi en mesure de faire
    entendre leurs voix, doléances et revendications. Ces groupes sont pour nous
    minoritaires dans des espaces politiques et médiatiques dominants, la politique étant
    une activité souvent réservée à l’élite, de même que le milieu médical, également très
    élitiste. Ainsi, les groupes religieux, les regroupements de patients et les citoyens
    ordinaires qui revendiquent leurs droits et qui sont pour ou contre ce projet de loi se

    Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   2

    trouvent dans des situations d’inégalités sociales ou politiques en raison de leur
    appartenance à des communautés ou des réseaux qui ont généralement moins droit de
    cité ou qui n’ont pas nécessairement été consultés dans le cadre de la mise en place de
    cette loi. Ainsi, si le rapport final du Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir
    de la Chambre des Communes du Canada nous apprend que de nombreux citoyens et
    groupes minoritaires ont déposé un mémoire dans le cadre des consultations tenues
    par ce comité, très peu d’entre eux ont pu être entendu à titre de témoin 1. Ces citoyens
    et groupes minoritaires se rapprochent de ce que Fraser (2001, p.138) appelle des
    contre-publics subalternes. C’est-à-dire des « membres des groupes sociaux
    subordonnés – femmes, ouvriers, gens de couleur et homosexuel(le)s – [qui] ont, à
    plusieurs occasions, trouvé qu’il était avantageux de représenter des publics
    alternatifs ». Précisions que le terme contre-publics subalternes est utilisé pour
    signaler « qu’ils constituent des arènes discursives parallèles dans lesquels les membres
    des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, afin de
    formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leurs besoins »
    (Ibid.). Ainsi, notre démarche de recherche novatrice permet notamment d’examiner
    comment un projet de loi soulevant des enjeux d’acceptabilité sociale – principalement
    sur la base de considérations éthiques – peut être discuté sur la place publique par des
    groupes minoritaires, en particulier par l’entremise d’une plateforme telle Twitter, et
    quelles formes de participation politique peuvent émerger de ces répertoires de
    participation en ligne. Ainsi, notre recherche se distingue d’autres études sur
    l’acceptabilité sociale en cela qu’elle étudie à la fois un projet qui fait appel à des
    valeurs morales – ce qui a été relativement peu fait jusqu’ici, tout en mettant l’accent
    sur les usages des médias sociaux dans la participation aux débats politiques liés à ce
    projet de loi.

    Médias socionumériques et transformation des
    répertoires d’action politique
3   Depuis les quinze dernières années, dans un contexte où les citoyens sont désormais
    connectés (Cefrio, 2017) et davantage mobilisés (Bouillé, 2010 ; Proulx, 2015), on assiste
    à une transformation de la nature et du potentiel des répertoires d’action politique
    (Tilly et Tarrow, 2015), notamment grâce à Internet et aux médias socionumériques.
    Ainsi, les formes traditionnelles de protestation telles les pétitions, grèves et
    manifestations ont désormais le potentiel de se transformer en mouvements de masse –
     voire en mouvements transnationaux – grâce aux usages des médias socionumériques
    mis de l’avant par les porteurs de cause, lesquels facilitent la dissémination
    d’information et l’organisation d’actions activistes concrètes. Bien que distincts dans
    leurs natures et leurs formes, plusieurs mouvements ont largement bénéficié des
    médias socionumériques, qu’il s’agisse d’Occupy Wall Street (Agarwal et al., 2014 ;
    Theocharis et al., 2015) et du Tea-Party aux États-Unis (Rohlinger et Bunnage, 2015),
    des Indignados en Espagne (Loader, Vromen, Xenos, 2014), de Idle No More au Canada
    (Callison et Hermida, 2015) ou des manifestations étudiantes au Chili (Scherman,
    Arriagada et Valenzula, 2015) et au Québec (Raynauld, Lalancette et Tourigny-Koné
    2016 ; Gallant, Latzko-Toth et Pastinelli, 2015 ; Millette, Milette et Proulx, 2012). Les
    plateformes que sont Facebook, Twitter, YouTube et Instagram ont en effet joué un rôle
    clé afin de propulser ces débats à une large échelle (Poell, 2014).

    Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   3

4   Tout comme c’est le cas pour les mouvements sociaux, les acteurs politiques formels,
    les entreprises et les groupes d’intérêts2 ont également désormais recours aux médias
    socionumériques afin de répondre à certains de leurs besoins communicationnels, qu’il
    s’agisse de faire circuler de l’information, de recruter des bénévoles, d’organiser des
    collectes de fonds, de rejoindre différents types de publics ou simplement d’avoir leur
    mot à dire dans les débats sociaux (Dahlgren, 2013). Qui plus est, en regard du clivage
    observé entre les élites politiques, les groupes marginalisés (William, 1998) et les
    « simples citoyens » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001 ; Papacharissi, 2010 ;
    Rosanvallon, 2006), les médias socionumériques offrent à ces derniers la possibilité de
    prendre une part plus active aux débats politiques en facilitant l’engagement (Aguiton
    et Cardon, 2007 ; Dahlgren, 2009 ; Shirky, 2011), notamment par l’entremise de formes
    d’actions politiques informelles, de courtes durées et qui s’inscrivent plus directement
    en lien avec les intérêts personnels des acteurs ainsi engagés (Lalancette, Small et
    Pronovost, 2019 ; Bennett et Segerberg, 2011).
5   Ainsi, malgré leurs limites indéniables (Morozov, 2011), les plateformes numériques
    sont susceptibles de mener à un ensemble de pratiques d’engagements civique et
    politique ayant pour objectif de questionner, contester ou soutenir des décisions ou des
    actions émanant d’organisations politiques, gouvernementales, privées ou médiatiques.
    Ces pratiques, qui peuvent prendre forme à l’intérieur ou à l’extérieur des structures
    traditionnelles d’action politique – comme voter ou manifester ’(Lalancette et
    Lemarier-Saulnier, 2014) – peuvent être envisagés comme s’inscrivant dans le
    prolongement d’une culture de la participation (Jenkins, Ford et Green, 2013 ;
    Lievrouw, 2011), en vertu de laquelle des informations et des points de vue sont
    partagés sous différentes formes (mèmes Internet, vidéos, blogues, tweets, publications
    Facebook). Sans verser dans un quelconque « cyber-optimisme », nous estimons que,
    dans l’ensemble, les médias socionumériques facilitent la participation. Les citoyens
    politiquement engagés via les médias socionumériques s’avèrent actifs, compétents et
    enthousiastes à investir temps et ressources en vue de concrétiser cette participation,
    et ainsi de soutenir le point de vue ou la cause défendue (Christensen, 2012). Cela dit,
    comme les contributions sur les plateformes numériques sont très brèves, les occasions
    de débattre de façon complètement éclairée sont plutôt rares. Qui plus est, en
    choisissant certains canaux numériques plutôt que d’autres, les utilisateurs sont
    exposés à des positions relativement homogènes (Carbasse, 2015). Pour ces raisons,
    certains auteurs réfèrent au « slacktivism » (Deiglmeier, 2010 ; Morozov, 2009) pour
    parler de la participation politique en ligne, alors que d’autres soutiennent que ces
    pratiques ont très peu d’effets hors ligne (Christensen, 2011 ; Fuchs, 2013).
    L’accessibilité physique aux répertoires numériques ainsi qu’à l’alphabétisation
    numérique est également source de préoccupations. Finalement, le fait que les
    plateformes numériques soient possédées par des organisations à but lucratif dont le
    modèle d’affaires repose largement sur la publicité soulève d’importants enjeux
    démocratiques (Dean, 2009). Il n’en demeure pas moins que certaines études ont
    montré que ces pratiques permettent la participation de citoyens traditionnellement
    moins engagés ou de personnes pour qui la participation pose souvent des défis – en
    raison de difficulté sur les plans moteur et social, par exemple (Carlisle et Patton, 2013).

    Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   4

    Répertoires de protestation numériques et acceptabilité sociale

6   Les mouvements sociaux, acteurs politiques, entreprises, groupes d’intérêts et citoyens
    ont désormais recours aux médias socionumériques en tant qu’outil communicationnel
    et plateforme pour faire entendre leur voix. Les répertoires d’engagement numérique
    permettent de débattre des projets soulevant des enjeux d’acceptabilité sociale, notion
    devenue incontournable lorsqu’il est question du développement de projets porteurs
    d’impacts économiques, sociaux et environnementaux (Batel, Devine-Wright et
    Tangeland, 2013 ; Fournis et Fortin, 2015). L’acceptabilité sociale peut être définie
    comme « (l’ensemble) des jugements collectifs basés sur les valeurs sociétales, portant
    sur le bien-fondé d’une politique ou d’un projet de développement pouvant avoir un
    impact sur les milieux naturels et humains » (Gouvernement du Québec, 2015). Au
    Canada, des projets comme l’installation de parcs éoliens, l’exploitation du gaz de
    schiste, la construction de ports méthaniers ou de pipelines ont été le théâtre de vifs
    affrontements liés à l’acceptabilité sociale (Batellier et Maillé, 2017 ; Côté, 2016 ;
    Pineault, 2016 ; Yates et Arbour, 2016). Ce fut également le cas lors de la discussion de
    projets soulevant des préoccupations éthiques, comme l’abolition du registre des armes
    à feu, la vaccination des jeunes filles contre le virus du papillome humain (une infection
    transmissible sexuellement) ou la légalisation de la marijuana.
7   Les controverses autour de projets soulevant des enjeux d’acceptabilité sociale
    suscitent généralement la participation politique, une part de celle-ci se déployant en
    ligne (Cervulle et Paillé, 2014). De fait, des études montrent que les promoteurs de
    projet, tout comme les acteurs sociaux, ont professionnalisé leur approche
    communicationnelle au fil des années (Yates, Hudon et Poirier 2013 ; McCurdy et
    Groshek, 2019), et déploient dorénavant des stratégies finement planifiées. Cette
    professionnalisation est susceptible de stimuler des usages créatifs des médias
    socionumériques, lesquels s’imbriquent désormais dans les stratégies de
    communication globale déployées par les différents acteurs en présence autour d’un
    enjeu donné. Évidemment, la bataille de la communication ne se déroule pas toujours à
    armes égales. Les promoteurs disposent souvent de ressources financières plus
    importantes (Grossman et Saurugger, 2006) – ils peuvent donc avoir recours aux
    services de lobbyistes professionnels (Yates et al., 2013) ou utiliser des tactiques plus
    complexes telles que l’astroturfing (Boulay, 2015), ce qui soulève des préoccupations
    éthiques. Pourtant, le lien entre l’usage des médias socionumériques et la notion
    d’acceptabilité sociale demeure très peu exploré. Jusqu’ici, les recherches sur
    l’acceptabilité sociale ont plutôt porté sur la conceptualisation du phénomène (Barbier
    et Nadaï, 2015 ; Batellier, 2015a, 2016 ; Beaudry, Fortin et Fournis, 2014 ; Raufflet, 2014),
    sur l’identification de ses principes directeurs (Kermagoret, Levrel et Carlier, 2015 ;
    Libaert, 2013 ; Pham et Torre, 2012) et de ses déterminants (Arbour, 2016 ; Bergeron et
    al., 2015 ; Gauthier, Chiasson et Robitaille, 2015) et sur le rôle des acteurs politiques et
    institutionnels lors des consultations publiques (Arcand, 2016 ; Gendron, Yates et
    Motulsky, 2016 ; Batellier, 2015b). Le rôle des médias (Housset, 2002) et des experts
    (Gendron, 2016) a également été examiné, de même que la place du conflit (Baba et
    Mailhot, 2016) ou des émotions (Fischer, 2011) dans ce type de débat.
8   Si quelques études de cas ont permis de mieux saisir certains aspects du phénomène
    (Chailleux, 2016 ; Cohen, Reichl et Schmidthaler, 2014 ; Jegen et Philion, 2017), l’usage
    des médias socionumériques demeure l’angle mort de celles-ci. C’est précisément sur

    Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   5

     cet aspect que nous souhaitons lever le voile, sous l’éclairage des débats ayant eu cours
     en lien avec l’adoption du projet de loi C-14 au Canada. Nous soulevons les questions
     suivantes : Qui participe aux débats sur l’acceptabilité sociale de la loi C14 via la
     plateforme Twitter ? Quels usages font-ils de la plateforme Twitter lors de ce débats ?
     Quel type de rhétorique justificative est mobilisée par les différents groupes et acteurs
     lors de ces débats ? Dans la foulée des travaux de Della Porta et Mattoni (2014), Poell et
     al. (2016) et van Laer et van Aelst (2010), nous avançons que les médias
     socionumériques ont favorisé de nouvelles formes d’engagement et la participation de
     nouveaux acteurs, dont des groupes souvent minoritaires, en amont de l’adoption du
     projet de loi.
9    L’acceptabilité sociale pouvant être envisagée comme un construit social (Yates et
     Arbour, 2016) développé à travers les échanges, au sein de l’espace public, d’une variété
     d’acteurs porteurs d’une crédibilité et de capital social et médiatique distinct (Marland
     et Lalancette, 2014), nous examinons ici le type de rhétorique déployée en ligne
     (Boltansky et Thévenot, 1991) et la manière dont les acteurs font valoir leur légitimité à
     prendre part aux débats (Bitektine, 2011 ; Stitka, Bauman et Lytle, 2012). De manière
     plus spécifique, nous avons choisi d’étudier cette question à partir du débat sur l’aide
     médicale à mourir au Canada tel qu’il s’est déployé sur Twitter. Plusieurs recherches
     ont montré que cette plateforme a en effet le potentiel de devenir un lieu de diffusion
     d’information et un catalyseur de débats autour d’enjeux sociaux (Bennett et
     Segerberg, 2011 ; Theocharis et al., 2015 ; Valenzuela, Arriagada et Scherman, 2012),
     dans le cas qui nous intéresse en 140 caractères3.
10   Nous avançons comme intuition de recherche que Twitter joue ce rôle d’une manière
     toute particulière. En premier lieu, la nature très concise des échanges sur Twitter
     tendrait à éliminer les nuances, le discours se focalisant ainsi sur l’essentiel et étant par
     le fait même spécialement direct et franc (Gruzd et Roy, 2014). La rhétorique déployée
     sur cette plateforme irait donc en ce sens, condensant à la fois information, opinion et
     émotion : « Les tweets permettent de mêler l’émotion à l’opinion et le drame aux faits,
     reflétant des récits et des interprétations profondément subjectifs des événements, au
     fur et à mesure qu’ils (se déroulent)4 » (Papacharissi et Oliviera, 2012, p. 277 – nous
     traduisons). En second lieu, suivant Papacharissi et Oliviera (2012) et Hermida (2010,
     2012), nous avançons que Twitter est souvent utilisé en tant que mécanisme de
     « rapportage » de la nouvelle, qui invite les acteurs concernés au débat, que celui-ci se
     poursuive sur Twitter ou au sein d’autres forums publics. Pour Hermida (2010, 2012),
     ces nouveaux usages de Twitter font en sorte que la plateforme est partie prenante de
     la montée en popularité de ce qu’il appelle des pratiques de « journalisme ambiant »
     (ambient journalism). Celles-ci sont liées à un état de conscientisation de la part des
     citoyens et des groupes sur ce qu’il est important de diffuser et à l’importance
     croissante de partager et de sensibiliser un public élargi par le biais de ces plateformes
     numériques (Boulianne, 2016). Dans le même ordre d’idée, la participation politique
     ambiante (ambiant political participation) (Raynauld, Lalancette et Tourigny-Koné
     2016) peut être envisagée comme l’usage d’artefacts tels les tweets, mèmes, photos ou
     statuts Facebook dans l’optique de susciter l’engagement politique. Sont ainsi mis à la
     disposition des citoyens différents moyens d’expression à mobiliser dans le cadre d’un
     débat public. Enfin, on peut aussi avancer que Twitter favorise la participation
     d’acteurs minoritaires ou marginalisés qui ne sont pas nécessairement invités dans les

     Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   6

     forums de participation plus formels, le tout menant possiblement à l’introduction de
     nouveaux arguments dans le débat (Raynauld, Richez et Boudreau-Morris, 2018).
11   Partant de ces intuitions de recherche, nous examinons le rôle des différents acteurs
     dans le débat sur l’aide médicale à mourir au Canada, qu’il s’agisse des groupes
     d’intérêts – dont les organisations religieuses et les regroupements de patients –, des
     experts, des élus et des médias traditionnels. Nous nous penchons également sur le rôle
     des « citoyens ordinaires » dans ce débat. Partant d’une approche post-constructiviste
     et à l’aide de méthodes mixtes, nous documentons les usages de Twitter lors du débat
     sur l’aide médicale à mourir au Canada.

     Étude de cas et méthodologie

12   Au Canada, la question de l’aide médicale à mourir revient à l’agenda à la suite de
     l’Arrêt Carter c. Canada (6 février 2015), dans lequel la Cour suprême du Canada
     tranche que l’interdiction en vertu du Code criminel de l’euthanasie volontaire et du
     suicide assisté contrevient au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne en
     vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. À la suite de cet arrêt, la Cour
     suprême donne un an au gouvernement pour proposer une loi sur le sujet. Aux
     lendemains de son élection, le gouvernement de Justin Trudeau met sur pied un comité
     parlementaire conjoint responsable d’étudier la question de l’aide médicale à mourir et
     de formuler des recommandations législatives. Le projet de loi C-14, déposé en avril
     2016, tient compte des conclusions de ce comité.
13   Sans surprise et malgré le travail en amont du comité parlementaire conjoint, c’est un
     projet de loi qui soulève les passions en raison des nombreux questionnements
     éthiques qui lui sont associés. L’acceptabilité sociale d’un tel projet de société est ainsi
     âprement discutée, faisant en cela écho aux débats ayant eu lieu dans d’autres
     juridictions s’étant penchées sur une telle avenue (Bishop, 2006 ; Cohen et al., 2006 ;
     Stitka, Bauman et Lytle, 2009 ; van Brussel et Carpentier, 2012). Alors que certains y
     voient une manière de pouvoir « mourir dans la dignité », d’autres envisagent cette
     possibilité comme un véritable meurtre. C’est le cas des groupes religieux, pour qui
     l’aide médicale à mourir contrevient à leur foi. Des groupes de travailleurs de la santé
     sont également inquiets des répercussions d’une telle loi sur leur pratique. Des groupes
     experts en soins palliatifs s’inquiètent pour leur part que l’aide médicale à mourir
     nuisent aux soins en fin de vie. À l’opposé, cette option reçoit l’appui de groupes de
     défense de patients, de certains groupes de professionnels de la santé et d’experts
     universitaires, qui mettent en exergue les expériences vécues ailleurs. D’autres groupes
     représentant par exemple des aînés ou d’autres personnes vulnérables ne prennent pas
     directement position, mais tiennent à soulever des questions de nature éthique. Bref, le
     projet de loi interpelle un nombre important d’acteurs de tout ordre. Le projet de loi
     C-14 est finalement adopté en juin 2016 (voir le tab. 1 pour une chronologie plus
     détaillée du cas).

     Tableau 1 – Chronologie du projet de loi C-14

                La Cour suprême accorde un délai de douze mois aux gouvernements fédéral et
      6 février
                provincial pour donner suite à son jugement. Pendant ce temps, l’assistance médicale à
      2015
                mourir, prodiguée par les médecins, est suspendue.

     Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   7

      19           Justin Trudeau est élu. Le nouveau gouvernement libéral doit réagir au jugement, chose
      octobre      que le précédent gouvernement n’avait pas faite. Il met sur pied le Comité mixte spécial
      2015         sur l’aide médicale à mourir5.

      Février      Le comité mixte fait part de ses recommandations pour une approche législative de
      2016         l’aide médicale à mourir.

               Le projet de loi C-14 du gouvernement Trudeau est déposé. Il est envoyé au Comité
      14 avril
               permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des Communes, qui
      2016
               propose des amendements.

             Les Libéraux rejettent les amendements proposés par l’opposition avant le vote à la
      31 mai Chambre des communes. Tous les membres du Parlement, à l’exception des membres du
      2016   Conseil des ministres, sont libres de voter selon leur conscience. Le projet de loi original
             est adopté et envoyé au Sénat.

              Le projet de loi est amendé par le Sénat et adopté par celui-ci le 15 juin. Un des
      15 juin
              amendements concerne le retrait de la mort naturelle raisonnablement prévisible
      2016
              comme condition à l’admissibilité à l’aide à mourir.

              La Chambre des Communes accepte une bonne part des amendements proposés par le
      17 juin Sénat, mais rejette l’amendement lié au retrait de la mort naturelle raisonnablement
      2016    prévisible comme condition d’admissibilité à l’aide à mourir. Le projet de loi est adopté
              par les deux chambres et reçoit la sanction royale.

14   Afin d’examiner comment le débat autour du projet de loi C-14 s’est déployé sur
     Twitter, nous avons eu recours à une stratégie de collecte et d’analyse des données en
     plusieurs étapes (en nous inspirant d’autres études citées plus loin). Tous les tweets
     comportant le #BillC14, publiés du 1er avril 2016 au 30 juin 2016 (1031 tweets) ont été
     archivés, ce qui nous a permis de couvrir les débats qui ont suivi le dépôt du projet de
     loi de même que les semaines qui ont suivi l’adoption de la loi. Les hashtags s’avèrent
     un outil d’échantillonnage efficace lorsqu’il est question d’événements précis comme
     les élections (Giasson et al., 2013 ; Gruzd et Roy, 2014 ; Mascaro et Goggins, 2012 ; Small,
     2011) ou les moments de protestations civiques (auteur, 2016 ; Raynauld, Richez et
     Boudreau-Morris, 2017 ; Theocharis et al., 2015). Après des observations détaillées des
     différents fils de discussions, le #BillC14 s’est avéré celui où il y avait le plus d’affluence.
     Nous avons ainsi sélectionné le hashtag #BillC14 puisqu’il était directement lié à la loi.
     Il regroupait également les autres hashtags plus critiques tels que : #euthanasia,
     #assistedsuicide,       #PatientExperience,          #PatientVoice,         #OurVoiceMatters,
     #deathwithdignity. Autrement dit, il était utilisé dans tous ces débats qu’il soit question
     de discuter des avantages ou des inconvénients de la loi. En arrêtant notre choix sur cet
     hashtag, nous obtenons un aperçu plus complet des usages, des enjeux, des éléments
     controversés et des désaccords liés à l’implantation de cette loi. Par ailleurs, nous avons
     privilégié la collecte des tweets en anglais étant donné que le débat se déroulait surtout
     dans cette langue6.
15   Afin de récolter les tweets liés au #BillC14, nous avons eu recours à un logiciel
     d’archivage des tweets, Aspira. Il s’agit d’un service d’archivage en ligne conçu par le
     Groupe de recherche en communication politique. Cette plateforme est utilisée par
     plusieurs autres chercheurs qui ont examiné les phénomènes politiques sur Twitter au

     Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   8

     cours des dernières années7. À la suite d’observations inductives des tweets, nous avons
     pu identifier et classer les principaux groupes d’acteurs qui ont donné leur avis sur le
     fil #BillC14. Nous avons catégorisé les acteurs présents sur le fil étudié en sept groupes
     soit :
        1. acteur politique ;
        2. groupes de pression ;
        3. médias traditionnels de type journalistique ;
        4. médias alternatifs, citoyens et sociaux (weblog, Twitter, Facebook) ;
        5. citoyens ;
        6. experts (infirmières, médecins, chercheurs) ;
        7. autres acteurs non identifiés.

16   Nous avons de plus élaboré des catégories afin d’étudier les usages de Twitter. Les
     tweets peuvent ainsi être :
         • d’information ;
         • sociaux (des tweets où des usagers s’interpellent entre eux en utilisant la fonction
          @usager) ;
         • d’opinion (où les usagers donnent leur avis pour/contre la loi, son processus, ou à propos du
          travail des politiciens) ;
         • de mobilisation (des tweets visant à faire agir les gens en lien avec la loi) ;
         • autres.
17   Nous avons également codé le ton du tweet comme étant :
         • positif,
         • négatif
         • neutre.
18   Après avoir effectué un prétest de la grille d’analyse des données, nous avons obtenu un
     accord interjuges de 94 %. Nous avons ensuite eu des discussions sur les cas divergents
     afin d’obtenir un accord de 100 % pour le reste des analyses. Nous avons appliqué la
     grille de codage aux 1031 tweets de notre base de données, en plus d’archiver les
     hyperliens (présents dans 696 tweets). Nous avons compilé les résultats manuellement
     dans un fichier Excel qui nous a également permis d’effectuer des opérations
     statistiques avec les fonctions SOMME, NB.SI et NB.SI.ENS, afin d’obtenir un portrait
     plus détaillé.

     Résultats : Une plateforme qui donne une voix aux
     groupes minoritaires et aux « citoyens ordinaires »
19   Les citoyens sont à la source de la majorité des interventions sur Twitter associées au
     #BillC14 (voir le tab. 2 pour les résultats détaillés), étant responsables de 29 % des
     tweets répertoriés. Cela peut sembler surprenant à première vue dans un contexte où
     les statistiques montrent que, malgré une certaine appropriation de la plateforme par
     les citoyens (Boulianne, 2015 ; Vis, 2013), l’usage de Twitter demeure relativement
     limité (Cefrio, 2017). En effet, seuls 10 % des Québécois seraient actifs sur cette
     plateforme alors que ce pourcentage serait de 18 % à l’échelle canadienne 8. Faisant écho
     à Bonardi et Kleim (2005, p. 561), il semble que le débat ait ici franchi la « cascade
     réputationnelle entre experts »9 (reputation cascade among experts) et la « cascade

     Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   9

     réputationnelle entre journalistes » (reputation cascade among reporters) pour
     atteindre le grand public (ou la « cascade informelle » ; information cascade in public
     opinion), étape qui se caractérise par la saillance de l’enjeu et la cristallisation des
     opinions à propos de celui-ci. On peut penser que cette « cascade » est atteinte d’autant
     plus rapidement que les enjeux discutés sont d’ordre moral. Le « simple citoyen » se
     sent ainsi légitime de faire valoir son opinion, laquelle n’est pas tant soutenue par des
     faits consignés par des experts que par des valeurs intrinsèquement ressenties
     (Gendron, 2014).

     Tableau 2 – Ton et types de tweets par catégorie

      Catégories            Ton                                Types

                            Positif     Négatif     Neutre     Information Opinion Social Mobilisation Autres

                                                                                          26,4
                            11,2 %      43,6      % 45,3 % 32,1 %              39,5 %              1,1 %            1,1 %
      Citoyens                                                                            %
                            (33)        (129)       (134)  (95)                (117)               (3)              (3)
                                                                                          (78)

      Groupes       de 11             % 55,5 %      33,6%      52,3 %          33,6 %     9,7 %    4,5 %            0%
      pression         (17)             (86)        (52)       (81)            (52)       (15)     (7)              (0)

                            14,1      % 20 %        65,9     % 63,6 %          31,8 %     4,1 %    0,5 %            0%
      Experts
                            (31)        (44)        (145)      (140)           (70)       (9)      (1)              (0)

20   Les experts – catégorie qui inclut notamment les infirmières et les médecins –
     représentent 21,34 % de l’ensemble des tweets répertoriés. Suivent les groupes
     d’intérêts divers tels que les associations de patients, les organismes de bienfaisance et
     les groupes religieux, à la source de 15,03 % des tweets répertoriés 10. De façon assez
     surprenante, les acteurs politiques sont ici11 assez peu présents, à la source de 2,52 %
     des tweets. Cela pourrait témoigner du caractère particulièrement sensible de l’enjeu,
     et d’un certain malaise de la part des acteurs politiques à s’associer de trop près à ce
     débat, passage politique obligé en raison du jugement de la Cour suprême.

     Une plateforme pour émettre son opinion…

21   Nos résultats laissent voir que les citoyens versent davantage dans l’opinion que les
     autres groupes d’acteurs, 39,53 % de leurs tweets étant des tweets d’opinion. En
     comparaison, les experts et les groupes d’intérêts ont émis des tweets d’opinion dans
     une proportion plus faible, 31,82 % des tweets issus des experts et 33,55 % des tweets
     issus des groupes d’intérêts appartenant à cette catégorie.
22   Les citoyens qui prennent activement part au débat sur l’aide médicale à mourir au
     Canada le font surtout pour s’opposer aux changements proposés. Ces tweets à
     connotation négative sont souvent très émotifs, et font appel à plusieurs arguments
     d’analogie (Drolet, Lalancette et Caty 2019). Certains citoyens rappellent ainsi que
     l’euthanasie s’apparente à un « crime de guerre » (war crime ; t. no 1022 – citoyen). Le
     Premier ministre Trudeau est d’ailleurs comparé à Hitler :

     Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   10

                  « @ Justin Trudeau fait sa meilleure imitation d’Hitler en tuant tous les
                  indésirables en utilisant le #BillC14 » (Justin Trudeau is doing his best Hitler
                  impersonation by killing off all the undesirables by using #BillC14) (t. no 775
                  – citoyen)

23   D’autres soutiennent que la loi mènera à des « meurtres de masse » (mass killing ; t. no
     136 – citoyen) ou encore au « meurtre de patients » (murder patients ; t. no 946 –
     citoyen) et que les médecins deviendront des « tueurs en série » (doctors as serial
     killers ; t. no 381 – citoyen). D’autres enfin déplorent que la médecine soit sous le joug
     d’une « dictature » (t. no 986 – citoyen).
24   En faisant appel aux émotions et en reliant l’aide médicale à mourir au meurtre brutal,
     la mobilisation du pathos est la stratégie rhétorique privilégiée, ce qui donne un ton
     dramatique au débat. En faisant référence au meurtre et à l’assassinat, ce type de
     rhétorique associe également l’aide médicale à mourir à des actions illégales passibles
     de prison. L’association de Trudeau à Hitler et à la dictature créée un lien entre l’aide
     médicale à mourir et des moments de l’Histoire très chargés émotionnellement. Ce type
     de rhétorique fait écho à celui similaire qui futmobilisé lors des débats sur l’avortement
     (Saurette et Gordon, 2013). Il est intéressant de souligner que 64,88 % (109/168) des
     tweets citoyens incluant des hyperliens se réfèrent à des médias alternatifs, des médias
     citoyens et des médias socionumériques tels que des blogues, des pages Facebook ou
     des fils Twitter. Ce contenu renvoie largement à la dimension émotionnelle des tweets
     des citoyens. En comparaison, seulement 19,05 % des tweets citoyens (32/168) avec un
     ou plusieurs hyperliens mènent vers des médias traditionnels.
25   Par ailleurs, les opposants au projet de loi font peu référence à l’expression « aide
     médicale à mourir », lui préférant le syntagme « suicide assisté », cadrant ainsi le débat
     de manière négative. Les références à Dieu et aux préceptes de la Bible sont
     relativement nombreuses, les citoyens invoquant ainsi ce qu’on pourrait considérer
     comme une autorité ultime :

                  « #BillC14     @JustinTrudeau      #Nousnedevonspastuer,          #Honteàtoi,
                  #Quedieuvouspardonne » (#BillC14 @JustinTrudeau #ThouShallNotKill,
                  #ShameOnYou, #MayGodForgiveYou) (t. no 978 – citoyen)
                  « #Les juges de la Cour suprême, les #députés, les #sénateurs rendront
                  compte à Dieu d’avoir imposé l’#euthanasie, #suicideassisté, #loiC14 https://
                  t.co/IYK33EBDiA. » (#Supreme Court judges, #MPs #Senators will render
                  account to God For imposing #Euthanasia #AssistedSuicide #BillC14) (t. no
                  106 – citoyen)

26   Une fois de plus, l’association entre l’aide médicale à mourir et le suicide jette de
     l’ombre sur le projet de loi, alors que les références à propos de Dieu déplacent le débat
     dans les sphères religieuses et spirituelles, plutôt que dans les sphères publiques ou
     légales.
27   Bien que ce soit moins fréquent, les citoyens en faveur de la loi publient aussi des
     tweets chargés d’émotion :

                  « @Puglaas Je suis en détresse. Nous faisons preuve de plus de compassion
                  envers nos animaux de compagnie. @Puglaas I am distressed. We show more
                  compassion to our pets. » (t. no 87 – citoyen)
                  « Je pense à ceux qui souffrent en ce moment, qui veulent contrôler leur
                  propre mort, leur propre plan. C’est leur droit. #ProjetdeloiC14 » (I am

     Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   11

                  thinking of those who are suffering right now, who want control over their
                  own death, their own plan. It is their right. #BillC14) (t. no 470 – citoyen)
                  « J’aimerais pouvoir faire un choix final quant à la souffrance à endurer.
                  #ProjetdeloiC14 #mdd #aidemedicaleàmourir https ://t.co/pa820sBrtC » (I
                  would like to be able to make a final choice for how much suffering to
                  endure. #BillC14 #dwd #assisteddying https ://t.co/pa820sBrtC) (t. no 9 –
                  citoyen).
                  « Exactement comme prévu. #Le projet de loi C14 laisse certains Canadiens
                  dans une souffrance intolérable https ://t.co/i0580ePRKj » (Exactly as
                  predicted. #BillC14 leaves some Canadians suffering intolerably https ://t.co/
                  i0580ePRKj) (t. no 17 – citoyen).

28   Certains font valoir leur expérience personnelle pour manifester leur appui à la loi – ce
     qui correspond à un argument d’autorité fondé sur l’expérience (Drolet, Lalancette et
     Caty, 2019) – se définissant comme des survivants du cancer (cancer survivor, t. no 703
     – citoyen), ou encore comme des aidants naturels qui ont eu à accompagner un proche
     en fin de vie (t. no 942 – citoyen).
29   Le tiers (33,55 %) des publications émises par les groupes de pression constitue
     également des tweets d’opinion, certains d’entre eux étant particulièrement virulents.
     Cela est notamment le cas de plusieurs des tweets diffusés par les groupes religieux, qui
     se démarquent par leur niveau élevé d’activité et par le ton souvent accusateur – voire
     moralisateur – de leurs tweets. Encore une fois, les références à Dieu et à l’Église
     demeurent bien présentes et remettent en cause la légitimité substantive du projet de
     loi :

                  « Psaume 36. Ils n’agissent pas avec sagesse. Pourtant, l’amour de Dieu
                  atteint les cieux. L’amour de Dieu est inestimable, infallible.
                  #projetdeloic14 » (Psalm 36. They fail to act wisely. Yet God’s love reaches to
                  the heavens. God’s love is priceless, unfailing. #billc14) (t. no 267 – groupe de
                  pression d’advocacy religieuse)
                  « Le Pape dit que l’euthanasie est un triomphe de l’égoïsme et non de la
                  compassion https ://t.co/YhTDAhQGb4 » (Pope says #Euthanasia is a
                  triumph of selfishness, not compassion. #BillC14 https ://t.co/YhTDAhQGb4)
                  (t. no 281 – groupe de pression pro-vie)

30   À l’image des remarques émises en ce qui concerne les tweets des citoyens, le
     vocabulaire mis en avant par les groupes religieux opère un cadrage négatif au débat,
     ces groupes préférant parler de « meurtres » et de « suicides » que « d’aide médicale à
     mourir ». Les exemples qui suivent sont éloquents à cet égard :

                  « Le Canada est l’un des rares pays où les médecins peuvent légalement tuer
                  des gens lorsque le Parlement adopte une nouvelle loi.https ://t.co/
                  O6k25A0262 #projetdeloiC14 » (Canada is one of the few nations where
                  doctors can legally kill people as Parliament adopts new law.https ://t.co/
                  O6k25A0262#BillC14) (t. no 68 – groupe de pression pro-vie).
                  « Je prie pour les plus vulnérables et ceux qui pourraient maintenant être
                  “légalement” tués au Canada.... Triste jour pour notre pays...
                  #ProjetdeloiC14https ://t.co/wj9fXryL1H » (Praying for most vulnerable and
                  those who now might be “legally” killed in Canada… Sad day for our
                  country… #BillC14https ://t.co/wj9fXryL1H) (t. no 278 – groupe de pression
                  religieux).

31   Si les tweets émis par les experts constituent des tweets d’opinion dans 31,82 % des cas,
     et s’ils ont un ton négatif dans 20 % des cas, soulignons que certains experts fondent

     Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   12

     tout de même leur opinion sur des résultats de sondage (t. no 831 – expert ; t. no 159 –
     expert). Le tout contribue à rationaliser les opinions ainsi présentées en faisant valoir
     la légitimité représentative de celles-ci (Suchman, 1995). Nous sommes donc loin des
     tweets émotifs diffusés par une large part de citoyens, lesquels, rappelons-le, font
     plutôt largement appel à des médias alternatifs, des blogues ou des médias
     socionumériques pour appuyer leurs propos, l’expertise occupant ainsi une part
     minime des hyperliens qu’ils mettent de l’avant. Au contraire, il semble donc qu’il y ait
     une volonté très forte de la part des experts d’apporter un éclairage complémentaire au
     débat, notamment en misant sur la légitimité technique ou régulative des propos ainsi
     défendus (Bitektine, 2011). Cette ambition ressort régulièrement dans la discussion de
     projets soulevant des enjeux d’acceptabilité, avec des résultats toutefois très mitigés
     (Batellier et Sauvé, 2011 ; Gendron, 2016).

     Et partager de l’information…

32   Même si les tweets très chargés émotionnellement sont communs dans notre
     échantillon, il ressort que les citoyens ont aussi eu recours à Twitter pour partager de
     l’information, 32,09 % de leurs publications étant des tweets informationnels. Ces
     tweets comprennent souvent des hyperliens vers des données factuelles, comme la liste
     des lois sur l’aide médicale à mourir à travers le monde (t. no 243 – citoyen), un tableau
     faisant le parallèle entre le projet de loi et le jugement de la Cour suprême (t. no 633 –
     citoyen), ou encore une explication détaillée des implications légales de la date limite
     imposée par la Cour suprême (t. no 730 – citoyen). Ce type d’usage de Twitter est
     semblable à celui privilégié par les experts et les groupes de pression, dont les tweets
     sont informationnels dans respectivement 63,64 % et 52,26 % des cas.
33   XXXX Les groupes de pression ont également utilisé Twitter de façon informative : la
     majorité des tweets (52,26 %) publiés par ce type d’acteurs sont informatifs ou adoptent
     un ton neutre (55,48 %). Plusieurs de ces tweets qualifiés de neutres incluent des liens
     vers des articles de journaux, des entrevues télévisées ou des déclarations, comme en
     témoignent les exemples qui suivent. Les contenus ainsi référés ne sont sans doute pas
     neutres, mais le ton des tweets qui permettent d’y accéder le demeure, comme le
     montrent les exemples suivant :

                  « @picardonhealth s.v.p. voir la position officielle de #PalliativeCare sur
                  #BillC14 #BillC277https://t.co/15Kjnd0VV7 #hpm #PHD #PHD #MAID
                  @globeandmail (@picardonhealth Please see #PalliativeCare’s official stance
                  on #BillC14 #BillC277https://t.co/15Kjnd0VV7 #hpm #PHD #MAID
                  @globeandmail) » (t. no 95 – groupe de pression regroupement de soignants
                  en soins palliatifs)
                  « Jetez un coup d’œil à notre plus récent article sur notre blogue pour savoir
                  comment le projet de loi C14 a évolué depuis la première lecture jusqu’à la
                  sanction royale. #cndpoli http://bit.ly/28VaopT (Check out our latest blog
                  post to read about how #BillC14 developed from first reading to Royal
                  Assent. #cndpoli http:/ /bit.ly/28VaopT) » (t. no 17 – groupe de pression
                  religieux).

     Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   13

                  « Lisez cet article réfléchi de @DAWNRAFHCanada sur le projet de loi noC14
                  sur #WEAAD -https://t.co/6YOwmFivru #capacitisme #âgisme (Read this
                  thoughtful piece by @DAWNRAFHCanada about #BillC14 on #WEAAD -
                  https://t.co/6YOwmFivru #ableism #ageism) » (t. no 254 – groupe de
                  pression pour promotion et l’advocacy en lien avec la santé des femmes
                  d’une province canadienne)

34   D’autres tweets d’information offrent des explications ou des données factuelles :

                  « Regardez la vidéo explicative sur le rôle du Sénat et du Parlement sur
                  #BillC14 http://t.co/aG3rHdNLiw #cndpoli (Watch explainer video on the
                  role of Senate and Parliament on #BillC14 https ://t.co/aG3rHdNLiw
                  #cndpolihttps ://t.co/AfJ5jo9bft) » (t. no 100 – groupe de pression religieux).
                  « Les médecins de l’Ontario s’opposent aux renvois pour suicide assisté et
                  demandent une révision judiciaire de l’exigence du CPSO :https://t.co/
                  qUecee9nw0 #BillC14 #onpoli (Ontario physicians oppose referrals for
                  assisted suicide, seek judicial review of CPSO requirement:https://t.co/
                  qUecee9nw0 #BillC14 #onpoli) » (t. no 312 – groupe de pression médical).

35   Certains tweets pointent enfin vers des communiqués de presse ou avis aux médias (t.
     no 27 – groupe de pression ; t. no 376 – groupe de pression). Il se dégage de l’ensemble
     un ton assez posé, ou serein, qui tranche avec le ton émanant des tweets issus des
     citoyens. Au contraire, la lecture des publications issues des groupes de pression pris
     dans leur ensemble donne l’impression que le débat tel qu’il se déploie sur Twitter n’est
     pas entièrement marqué par la polarisation. Cette dynamique de polarisation est
     courante dans la discussion de projets soulevant des enjeux d’acceptabilité (Baba et
     Mailhot, 2016 ; Pham et Torre, 2012), la sursimplification des propos que commande
     souvent le traitement médiatique (Housset, 2002) et les interventions des acteurs en
     faveur ou contre un projet encourageant cette présentation quasi manichéenne des
     positionnements possibles. Dans un tel contexte, les points de vue plus nuancés ont
     plus de mal à trouver un espace d’expression. Nos résultats relatifs aux tweets émis par
     les groupes de pression pourraient ainsi laisser entendre que Twitter constitue une
     plateforme complémentaire aux tribunes médiatiques traditionnelles afin de mettre en
     l’avant des éléments factuels et informatifs permettant d’alimenter le débat sur des
     aspects qui vont au-delà des déclarations émotionnelles ou incendiaires.
36   Il est enfin pertinent d’examiner comment les experts se positionnent dans cet univers.
     On peut s’attendre à ce que, dans une volonté de rationaliser le débat, ils aient recours
     à Twitter afin de transmettre des données de nature factuelle. Nos résultats confirment
     cette intuition alors que plus de la moitié des tweets émis par ce groupe d’acteurs
     (140/220) sont des tweets d’information, et dans le même esprit, les tweets diffusés par
     ces acteurs affichent un ton neutre (145/220). Fait notable, le langage choisi par les
     experts contribue à ce caractère neutre, ceux-ci faisant très largement référence à
     « l’aide médicale à mourir » (assisted dying), plutôt qu’au « suicide assisté » ou à
     « l’euthanasie ». La très grande majorité des tweets inclut des hyperliens qui pointent
     vers des médias traditionnels, des déclarations provenant des experts eux-mêmes et
     des informations de nature factuelle.
37   Il est intéressant de noter que plusieurs tweets rapportent des faits tels qu’ils se
     déroulent en temps réel ou ont pour but de rappeler des évènements qui auraient lieu
     dans un avenir rapproché, tels que des votes ou des débats (t. no 374 – expert ; t. no 522
     – expert). Certains tweets ont également rapporté des résultats de votes qui se sont

     Terminal, 127 | 2020
Participation des contre-publics minoritaires et médias socionumérique   14

     tenus au Sénat ou à la Chambre des Communes (t. no 659 – expert ; t. no 650 – expert ; t.
     no 956 – expert).
38   En dehors des écrits scientifiques, nos résultats démontrent que, dans le cas étudié,
     Twitter est rarement utilisé dans le but d’établir un dialogue ou de mobiliser des
     supporteurs. Si les « tweets sociaux » – les tweets qui s’adressent à un acteur précis –
     représentent 26,35 % de tous les tweets publiés par des citoyens, une petite portion
     d’entre eux (10,26 % ou 8/78) ont mené à des échanges entre les auteurs d’une
     publication et les autres utilisateurs. En fait, ces résultats sont similaires, quel que soit
     le type d’acteur étudié. Alors que 12,61 % de tous les tweets colligés ont été catégorisés
     de « tweets sociaux », seulement 7,69 % d’entre eux (10/130) représentent des tweets
     conversationnels.
39   Enfin, seulement 1,01 % des tweets citoyens (3 tweets au total) ont pour objectif de
     mobiliser un auditoire précis, que ce soit pour ou contre le projet de loi : deux tweets
     appellent les citoyens à contacter leur député pour exprimer leur opinion pour (t. no
     616 – citoyen) ou contre (t. no 944 – citoyen) le projet de loi, et un citoyen (t. no 792 –
     citoyen) incite les députés à s’y opposer. De façon générale, les tweets de mobilisation
     représentent seulement 1,55 % de tous les tweets collectés, quel que soit le type
     d’acteur ; dans presque tous les cas (14/16), ces tweets de mobilisation prennent
     position contre le projet de loi.

     Discussion et conclusion
40   Les résultats sont fascinants à plusieurs égards et nous permettent de confirmer
     certaines tendances observées dans la littérature récente sur l’acceptabilité sociale et
     sur l’usage des médias socionumériques en situation de controverses, à la conjonction
     de deux champs de recherche qui se développent rapidement.
41   En premier lieu, nos recherches tendent à confirmer la vision selon laquelle Twitter
     contribue au journalisme ambiant (ambient journalism) (Hermida, 2010, 2012) et à la
     participation politique ambiante (ambiant political participation) (Raynauld, Lalancette
     et Tourigny-Koné, 2016) en permettant aux groupes minoritaires ou marginalisés et
     aux citoyens dits « ordinaires » de partager leur savoir et leurs opinions sur le sujet de
     l’aide médicale à mourir. Par conséquent, il est possible de croire que ceux qui ont
     participé aux discussions sur Twitter avaient une certaine conscience du potentiel de
     cette plateforme pour influencer le débat et tenter de l’utiliser pour faire entendre leur
     voix dans l’espace public. En procédant ainsi et en faisant en sorte que d’autres citoyens
     les suivent sur Twitter, ils se sont impliqués politiquement et pris part aux débats. Avec
     le sentiment que leurs voix étaient entendues, ils ont peut-être ainsi ressenti un
     sentiment « d’efficacy » et « d’agency ». En effet, ceux qui ont suivi #BillC14 ont été
     exposés à des informations, des opinions, des idées et des faits qui ont probablement
     affecté leur perception de l’acceptabilité sociale de cette loi (Watkins, 2017). Plus
     encore, étant donné que certains citoyens et groupes ont eu recours à Twitter pour
     questionner des députés sur la valeur de leur décision, la plateforme peut également
     être considérée, jusqu’à un certain point du moins, comme un outil de reddition de
     comptes (Ettema, 2009 ; Papacharissi et Oliviera, 2012).
42   En second lieu, nos résultats font ressortir que la rhétorique déployée par les différents
     acteurs fait appel à la raison ET aux émotions. On peut avancer que les acteurs qui ont
     adopté la rhétorique de l’émotion ont eu de meilleures chances d’atteindre leur public

     Terminal, 127 | 2020
Vous pouvez aussi lire