Pauvreté : l'aggravation devrait être pour demain - Julien ...

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La lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’épreuve de la crise                              DOSSIER
                                                                             sanitaire

      Pauvreté : l’aggravation devrait
      être pour demain

                                                                                                     Julien Damon
                           Conseiller scientifique de l’École nationale supérieure de sécurité sociale (En3s)

      La crise Covid fait des victimes sani-                       de la pauvreté aura été ainsi largement
      taires ; ce sont principalement les per-                     signalée au cours de l’année 2020. Les
      sonnes âgées. Elle fait déjà et elle fera                    chiffres avancés - on a souvent entendu
      encore, dans les années qui viennent,                        parler d’un million de pauvres en plus -
      des victimes économiques ; ce sont les                       prêtent à une discussion sérieuse. Mais
      jeunes et les indépendants. Dès le début                     le problème n’est pas dans la contro-
      de l’épidémie et des réponses en termes                      verse savante autour des affirmations
      de confinement, nombre d’inquiétudes                         venues de sources associatives 1. Il est
      et d’alarmes ont été exprimées, en                           de nature plus prospective. En effet,
      France, au sujet de la progression de                        au-delà des données précises, il est très                  1
      la pauvreté. Un dénuement accru se                           probable que la pauvreté s’avère plus
      repère rapidement aux guichets des                           marquée demain, quand l’ensemble
      services sociaux, que ces services                           des mesures cherchant à compenser la
      soient publics ou privés. L’augmentation                     crise seront réduites.

      I - Raisonner sur 2020 et sur les années à venir
      Au sujet de l’impact de la double crise                      grandi. Certes, le nombre d’allocataires
      sanitaire et économique, Covid et                            du RSA augmente. Pour toute l’année
      confinements, sur la pauvreté, il faut                       2020, l’augmentation du nombre d’al-
      raisonner en deux temps. Pour dire                           locataires de RSA aura été de près de
      d’abord que la pauvreté est, courant                         10 %. Cette progression annuelle est
      2020, largement contenue par l’effort                        la plus élevée depuis la création du
      exceptionnel de dépenses publiques.                          RMI (ancêtre du RSA) en 1988. Pour la
      Certes, les files d’attente devant les                       première fois, le nombre d’allocataires
      services de distribution alimentaire ont                     a dépassé 2 millions 2.

(1)   V. quelques relais et débats dans la presse, avec ces articles : « Covid-19 : la crise sanitaire a fait basculer un
      million de Françaises et de Français dans la pauvreté », Le Monde, 6 oct. 2020 ; « Un million de pauvres en plus ?
      Une hausse invérifiable mais indéniable », Libération, 13 oct. 2020 ; « La France franchira la barre des dix millions
      de pauvres en 2020 selon le Secours catholique », Le Parisien, 12 nov. 2020.
(2)   Pour l’actualité des données sur le RSA, v. le site des CAF, www.caf.fr et tout particulièrement la revue en ligne
      « RSA conjoncture ».

                                                   RDSS - C - Mars - Avril 2021
DOSSIER          La lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’épreuve de la crise sanitaire

           Graphique 1 | Évolutions du nombre d’allocataires du RSA
            2 500 000

            2 000 000

            1 500 000

            1 000 000

              500 000

                     0

                          1990      1994        1998         2002        2006         2010        2014         2018

           Source : CAF

2          Cette donnée sur le RSA doit être consi-                  en dizaines de milliards d’euros, permet
           dérée comme la plus importante en ce                      par le chômage partiel, les aides à l’em-
           qui concerne la pauvreté en 2020, avant                   bauche des jeunes ou encore les efforts
           des chiffres plus généraux qui seront                     pour l’hébergement des sans-abri 3 de
           ensuite publiés par l’INSEE à partir                      limiter les conséquences immédiates du
           d’autres sources socio-fiscales. Elle ne                  considérable ralentissement de l’écono-
           capte pas toute la diversité du phéno-                    mie. On oublie souvent, dans les com-
           mène et ne saurait résumer toutes ses                     mentaires sur le plan de relance annoncé
           évolutions. C’est cependant l’approche                    en septembre 2020, de souligner l’im-
           la plus réactive pour connaître les ten-                  portance des dépenses « sociales » qu’il
           dances à l’œuvre.                                         contient. Ce plan de relance tient en
                                                                     trois tiers. Aux deux volets « écologie »
           Incontestablement, la pauvreté aura                       et « compétitivité », s’ajoute le plus gros
           augmenté en 2020. Les indicateurs offi-                   tiers, sous le nom « cohésion ». Et sont,
           ciels de la pauvreté, pour 2020, ne seront                pour cette rubrique, débloqués 36 mil-
           renseignés qu’en 2021 ou en 2022. Mais                    liards d’euros 4.
           l’indicateur RSA est, à lui seul, une infor-
           mation essentielle sur les évolutions de                  Pour aider les 750 000 jeunes arri-
           la pauvreté réelle.                                       vés sur le marché du travail en sep-
                                                                     tembre 2020 mais aussi ceux qui sont
           Du point de vue des réponses à ces évo-                   aujourd’hui sans activité ou formation,
           lutions préoccupantes, l’ensemble des                     le gouvernement mobilise environ 7
           efforts consentis par les pouvoirs publics                milliards d’euros. Le plan « Un jeune,
           et les régimes sociaux, qui se compte                     une solution », lancé le 23 juillet 2020

     (3)   Sur les sans-abri en période Covid, v. J. Damon, Les sans-abri face au coronavirus et au confinement, RDSS 2020.
           877.

                                           Mars - Avril 2021 - C - RDSS
La lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’épreuve de la crise sanitaire                            DOSSIER

      et évoqué par le Président de la répu-                    mage des jeunes, c’est-à-dire la pro-
      blique dans son intervention télévisée                    portion des jeunes actifs (on ne compte
      le 24 novembre, vise à offrir une solu-                   pas ceux qui suivent leur scolarité) est
      tion à chaque jeune. Il s’appuie sur un                   de 20 % à l’automne 2020. Cependant
      ensemble de leviers qui n’ont jamais                      ce chômage des jeunes fait, depuis le
      autant été dotés budgétairement : aides                   début des années 1980, du yo-yo entre
      à l’embauche, formations, accompagne-                     15 % et 25 % 6. À la différence d’autres
      ments, aides financières aux jeunes en                    pays (Espagne, Italie ou Suède par
      difficulté, etc., afin de répondre à toutes               exemple), le chômage des jeunes actifs
      les situations. L’objectif affiché est de                 n’a pas fortement augmenté 7. En un
      « ne laisser personne sur le bord de la                   mot, l’État-providence à la française,
      route » 5.                                                renforcé comme jamais, confronté à
                                                                des défis de financement colossaux
      Dans une certaine mesure, tout ceci                       (car les recettes se sont effondrées)
      aura fonctionné assez convenablement                      joue encore bien son rôle d’amortisseur
      en 2020. Un chiffre seulement : le chô-                   de crise.

      Graphique 2 | Taux de chômage des 20-24 ans (en %)

       25

       20
                                                                                                                        3
       15

       10

         5

         0
          1975     1979    1983     1987     1991     1995     1999     2003     2007     2011     2015     2019

      Source : INSEE

(4)   V. le détail des mesures ici : https://www.economie.gouv.fr/plan-de-relance
(5)   Concrètement, v. le contenu du programme sur la plateforme Internet ouverte le 19 nov. : https://www.1jeune-
      1solution.gouv.fr/
(6)   V. à ce sujet la note du Centre d’observation de la société, « Le chômage frappe la jeunesse, mais touche aussi
      les plus âgés », 9 avr. 2020 : http://www.observationsociete.fr/ages/jeunes/le-chomage-marque-la-jeunesse-mais-
      frappe-aussi-les-plus-ages.html
(7)   Sur la comparaison internationale des évolutions socio-économiques liées à la crise Covid, v. les pages dédiées
      du site de l’OCDE : https://www.oecd.org/coronavirus/fr/

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DOSSIER          La lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’épreuve de la crise sanitaire

           La grande question est celle de l’avenir.                     frappés par la crise. S’ils n’arrivent
           En l’occurrence, on ne peut être que                          pas à rouvrir le rideau de leur bou-
           pessimiste, raisonnablement pessimiste,                       tique, s’ils sont contraints de revendre
           mais vraiment inquiet. Les amortisseurs                       leur licence de taxi, s’ils ne retrouvent
           sociaux de type chômage partiel ne sont                       pas les clientèles de leurs activités
           pas éternels. Viendra le moment du chô-                       d’expertise, ils vont basculer dans un
           mage qui sera fait de blocage des recru-                      dénuement moins bien compensé que
           tements, de fermeture d’entreprises et                        pour les salariés. Ce sont déjà eux qui
           de plans sociaux. Ceux qui en pâtiront le                     paient le prix du ralentissement éco-
           plus, ce sont les jeunes.                                     nomique, sans chômage partiel même
                                                                         si, certes, avec des fonds de solidarité
           Il faut aussi dire un mot des indépen-                        spécifiques. C’est eux qui paieront les
           dants. Ce sont eux, artisans et commer-                       frais d’une économie qui mettra du
           çants, qui ont vu leurs activités tota-                       temps à rebondir, malgré l’importance
           lement arrêtées, qui sont directement                         du plan de relance.

           II - Problèmes de mesure : pauvreté et travail informel
           Sur le plan de la pauvreté, il faut                           qu’une flambée. En tout cas, il n’y aura
           signaler une certaine inadaptation des                        pas de données fiables pour 2020, avant
           instruments de mesure. C’est d’ailleurs                       le deuxième semestre 2021. Ensuite, et
           pour cela que l’indicateur RSA est à                          surtout, avec un seuil de pauvreté qui
           suivre avec intérêt. Les données INSEE                        est fonction du niveau de vie médian,
4          ou Eurostat sur la pauvreté, se calculant                     si le niveau de vie médian baisse (ce
           à partir de travaux annuels, sont tou-                        qu’il est raisonnable d’envisager pour
           jours en retard par rapport à une pres-                       2020 et 2021), alors le seuil de pauvreté
           tation pour lesquelles les données sont                       baissera, et, mécaniquement, le taux de
           fournies trimestriellement et devraient                       pauvreté. Petite absurdité du système :
           même faire l’objet, à partir de 2021, d’un                    quand tout va bien, la pauvreté aug-
           tableau de bord mensuel 8.                                    mente presque mécaniquement, quand
                                                                         tout va mal c’est l’inverse. Ce simple
           Du côté des chiffres plus généraux sur la                     petit sujet technique a son importance.
           pauvreté, publiés par l’INSEE, il faut bien
           relever des insuffisances pour un suivi                       Autre sujet d’importance : celui du tra-
           conjoncturel efficace. Il faut aussi souli-                   vail informel, ou travail au noir. Diverses
           gner que la définition retenue (une pau-                      méthodes existent pour l’estimer, du
           vreté monétaire relative qui se calcule en                    côté ministère des Finances ou URS-
           fonction du niveau de vie médian) peut                        SAF. Le point d’actualité a trait à des
           être discutée, notamment en période                           observations plus sociologiques qu’éco-
           de crise économique. D’abord, les der-                        nomiques. Dès le premier confinement,
           niers chiffres dont on dispose fin 2020                       les files d’attente aux distributions ali-
           sont pour 2019 (14,5 % de la population                       mentaires ont étonné. On peut les expli-
           comptée comme pauvre, contre 14,8 %                           quer de façon un rien originale par rap-
           en 2018) 9. Ces chiffres, les plus récents,                   port à ce qui se raconte habituellement
           indiqueraient plus un infléchissement                         sur l’explosion de la pauvreté. D’abord,

     (8)   Sur la mise en place d’un suivi mensuel des prestations de solidarité pendant la crise sanitaire, annoncée fin
           2020 : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/publications/etudes-et-resultats/article/plus-de-
           2-millions-d-allocataires-du-rsa-fin-octobre-2020-mise-en-place-d-un
     (9)   V. l’estimation avancée du taux de pauvreté et des indicateurs d’inégalités publiée par l’INSEE, le 18 nov. 2020 :
           https://www.insee.fr/fr/statistiques/4964147

                                            Mars - Avril 2021 - C - RDSS
La lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’épreuve de la crise sanitaire      DOSSIER

ces files paraissent très denses, car        boulots qui s’est véritablement effon-
le nombre de services de distribution        drée. Pas de jardinage rémunéré, moins
alimentaire se réduit. Tout simplement       de revenus non déclarés (en totalité ou
parce qu’une partie des bénévoles,           partiellement) dans certains secteurs
généralement âgés, restent confinés          comme la restauration ou le bâtiment,
(pendant les périodes de confinement,        moins de jobs d’étudiants (babysitting,
naturellement). Ensuite, dans un espace      petits cours, etc.). Tout ce qui permet, en
public qui est vidé de ses passants, on      régime économique habituel, de complé-
voit davantage ces services de distribu-     ter les ressources des ménages pauvres
tion alimentaire qui, de surcroît, pour      ou modestes a été largement altéré par
certains d’entre eux, étaient auparavant     les confinements et le ralentissement
organisés dans des bâtiments et qui,         économique.
pour des raisons sanitaires, sont main-
tenant organisés à l’extérieur. Cela dit,    Du côté des allocataires de minima
les prestataires de ces services, géné-      sociaux, il faut signaler un phénomène
ralement associatifs, ont rapporté, dès      simple. Les personnes en difficulté se
le printemps 2020, des profils nouveaux,     sont tournées vers les associations et
qu’il s’agisse de jeunes ou de personnes     les élus locaux, très peu vers les caisses
plus âgées jamais venus, dont des allo-      de sécurité sociale, principalement les
cataires de minima sociaux qui, eux          CAF, qui avaient pourtant abondé leurs
aussi, n’avaient jamais sollicité cette      budgets de secours exceptionnels. Bien
aide. Or les bénéficiaires de minima         entendu, ces aides sont peut-être moins
sociaux n’ont pas vu leurs niveaux de        connues. Mais il est aussi plus difficile
vie diminuer. Il faut entendre par là leur   de venir les demander en signalant que
niveau de vie tel que l’on peut le mesu-     ses revenus, informels, ont diminué.
rer à partir des prestations légales et                                                     5
de la fiscalité. Si ces personnes ont eu     Il faut donc tirer comme leçon de la
nécessité de recourir à des aides excep-     période l’importance de cette économie
tionnelles, c’est, d’une part, parce que     informelle. Même si c’est sans chiffre
parfois de nouvelles dépenses s’impo-        précis, dans la vie quotidienne des plus
saient à elles : pensons aux familles qui    modestes, des jeunes en particulier, il y
n’avaient plus leurs enfants à la cantine    a là une dimension capitale qui pouvait
quand les écoles étaient fermées ; c’est,    largement échapper aux radars. Et qui
d’autre part, parce qu’une grande partie     s’avère très difficile à bien délimiter et
de l’économie informelle s’est écroulée.     à compenser.

Pour faire spectaculaire, on pour-           Plus largement, la pauvreté, en raison
rait parler de la prostitution et de la      de son caractère multidimensionnel, ne
drogue, même si le numérique a, dans         se laisse pas aisément apprécier par
ces activités aussi, permis des adap-        une statistique unique. Plus que les
tations. Mais plus généralement, c’est       évolutions conjoncturelles de la pauvreté
toute l’économie de la débrouille, faite     monétaire ou du RSA, ce qui importe ce
d’argent liquide, de services et petits      sont ses transformations.

III - Les conséquences de la crise sur dix
transformations de la pauvreté

Depuis deux ou trois décennies, les          Elles font l’objet de décisions et de
évolutions de la pauvreté sont le thème      prises de position politiques, ainsi que
d’une littérature spécialisée florissante.   de débats techniques nourris. On s’in-

                                  RDSS - C - Mars - Avril 2021
DOSSIER           La lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’épreuve de la crise sanitaire

            téresse généralement à l’augmentation                       sous un seuil à 60 % ou à 50 % du
            ou à la diminution (plus rarement) du                       niveau de vie médian), la tendance,
            phénomène. Certains problèmes spé-                          depuis les années 1970 est, d’abord, à
            cifiques ont progressivement atteint                        une baisse puis à une stabilisation du
            l’agenda politique : enfants pauvres,                       taux de pauvreté (entre 13 % et 15 %).
            travailleurs pauvres, sans-abri, etc. Les                   Cette diminution puis cette stabilisation
            ruptures et transformations majeures                        de la pauvreté, mesurée sous sa forme
            sont toutefois assez rares.                                 monétaire, masque de profondes trans-
                                                                        formations. En un mot, la pauvreté s’est
            Si l’on reprend l’indicateur INSEE le                       bien davantage transformée qu’elle n’a
            plus classique (la pauvreté entendue                        augmenté 10.

            Graphique 3 | Évolutions du taux de pauvreté (en %)
              17

              16

              15

              14

6
              13

              12

              11

              10
                   1970      1975     1980      1985      1990      1995      2000      2005       2010   2015   2020

            Source : INSEE

            On peut souligner dix transformations de                   1) L’inscription sur l’agenda politique.
            la pauvreté, qui caractérisent les deux ou                 Alors que le sujet de la pauvreté n’était
            trois dernières décennies, et les rappro-                  pas un sujet d’importants débats pendant
            cher des traits de la crise économique                     les Trente glorieuses, il s’est imposé
            et sociale amenée par le coronavirus et                    à partir des années 1980. Certes, les
            les confinements. L’exercice permet une                    thèmes du « quart monde » ou encore
            vision prospective sur les mois et années                  des « sans-logis » avaient émergé, mais
            qui viennent.                                              ils n’avaient absolument pas la même

     (10)   Pour davantage de précisions, v. Damon, L’Exclusion, PUF, coll. QSJ ?, 5e éd., 2018.

                                           Mars - Avril 2021 - C - RDSS
La lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’épreuve de la crise sanitaire                                      DOSSIER

       importance dans le débat public. Glo-                          les Trente glorieuses, des personnes
       balement, la pauvreté, dans le contexte                        âgées qui n’avaient pas encore accès à
       Covid, s’inscrit fermement dans la liste                       des régimes de retraite performants. Ce
       des thèmes repérés comme essentiels                            sont, aujourd’hui, d’abord des jeunes et
       à traiter par le gouvernement. Dans ses                        des enfants vivant dans des ménages qui
       « vœux aux Français » du 31 décembre                           n’ont pas accès à une insertion profes-
       2020, le président de la République a                          sionnelle stable. La crise contemporaine
       clairement indiqué, tout au début d’ail-                       met incontestablement en lumière la
       leurs de son intervention, l’intérêt qu’il                     concentration de la pauvreté sur la jeu-
       portait au sujet. Emmanuel Macron                              nesse. À court terme, avec un chômage
       souligna, à cette occasion, l’importance                       qui pèse d’abord sur les jeunes, et avec
       d’agir en direction de « tous nos compa-                       des niveaux de vie qui n’auront pas
       triotes vivant dans la précarité, parfois                      baissé pour les retraités (à la différence
       la pauvreté, pour qui la crise que nous                        des populations actives), les différences
       traversons rend le quotidien plus diffi-                       vont s’accroître entre les jeunes arrivant
       cile encore ». Il n’est pas nécessaire de                      sur le marché du travail et ceux qui l’au-
       longuement argumenter pour considérer                          ront tout juste quitté. Il y a là matière
       que la pauvreté restera en bonne place                         nouvelle pour tous les débats, plus ou
       des sujets à traiter par les politiques                        moins tendus, sur les équilibres généra-
       publiques.                                                     tionnels. Le président de la République
                                                                      a évoqué le sujet, dans ses vœux, en
       2) Une politique publique prioritaire.                         parlant du « fardeau » de la dette trans-
       Alors que la pauvreté n’était pas éri-                         mis à la jeunesse. L’accentuation des
       gée en risque de sécurité sociale ni en                        déséquilibres des comptes publics et
       priorité explicite des mécanismes de                           l’accentuation des difficultés d’accès au
       protection sociale, la lutte contre la pau-                    marché du travail consécutives aux déci-                      7
       vreté et l’exclusion est établie, depuis                       sions de 2020 font incontestablement de
       les années 1990, comme une priorité                            la jeunesse la préoccupation majeure en
       des politiques publiques. Récemment,                           termes de pauvreté.
       le gouvernement avait lancé en 2018 une
       nouvelle « stratégie nationale de pré-                         4) La « monoparentalisation » de la
       vention et de lutte contre l’exclusion » 11.                   pauvreté. Alors que les familles nom-
       Cette stratégie a été heurtée par la                           breuses sont moins nombreuses et les
       crise du coronavirus. L’un de ses projets                      familles monoparentales plus répan-
       phares, la création d’un « revenu univer-                      dues, la pauvreté affecte d’abord des
       sel d’activité » (RUA), consistant en une                      personnes vivant dans des familles
       fusion des principales prestations d’aide                      monoparentales. Rien ne peut proba-
       sociale (dont le RSA, mais aussi les aides                     blement s’envisager rigoureusement à
       au logement) 12, a été freiné. Un autre,                       court terme sur les évolutions de la
       le « service public de l’insertion et de                       monoparentalité liées à la Covid et à ses
       l’emploi », a été ralenti mais relancé fin                     conséquences. Les confinements, sur le
       2020. En tout état de cause, la période                        plan démographique, auront donné lieu
       qui vient sera certainement à l’innova-                        à un mini « baby boom » ou à un mini
       tion et aux nouveaux développements en                         « divorce boom ». Les données sur la
       matière de lutte contre la pauvreté.                           monoparenalité seront disponibles fin
                                                                      2021. On peut simplement souligner que
       3) Le rajeunissement de la pauvreté.                           les familles monoparentales sont bien
       Les pauvres étaient d’abord, pendant                           celles qui pâtissent le plus de la pau-

(11)   V. Le « plan pauvreté », RDSS(dossier), 2018. 941 s. ; v. aussi https://solidarites-sante.gouv.fr/affaires-sociales/lutte-
       contre-l-exclusion/lutte-pauvrete-gouv-fr/
(12)   Au sujet de ce « RUA », v. J. Damon, Le projet de RUA, c’est le projet de RSA, RDSS 2020. 238.

                                                      RDSS - C - Mars - Avril 2021
DOSSIER           La lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’épreuve de la crise sanitaire

            vreté et de confinements qui à la fois                    avec des emplois stables. Là aussi, la
            limitent leurs revenus et les obligent à                  donnée, pour mesurer les impacts de la
            une présence accrue auprès des enfants                    période récente, ne sera pas disponible
            (lorsque ceux-ci ne sont pas à l’école).                  rapidement. Il est en tout cas certain
                                                                      que la crise aura pour conséquence
            5) La féminisation. De la monoparen-                      des tensions accrues sur les emplois
            talisation de la pauvreté découle une                     précaires et sur les jeunes. La part et
            certaine féminisation de la pauvreté. Les                 le volume des personnes exerçant une
            femmes à la tête de foyers monoparen-                     activité professionnelle tout en vivant
            taux ont plus de difficultés encore sur                   dans un ménage compté comme pauvre
            le marché du travail. Cette féminisation                  devraient donc augmenter.
            de la pauvreté a certes trait à la mono-
            parentalité, mais aussi à l’espérance                     8) La dépendance accrue aux presta-
            de vie plus élevée des femmes. Parmi                      tions. Si les taux de pauvreté restent
            les pauvres âgés, on trouve surtout des                   relativement constants (entre 13 % et
            femmes âgées. Il n’est pas du tout cer-                   15 % depuis plus de vingt ans), c’est,
            tain que la crise ait un impact sur ce                    entre autres raisons, parce que les
            phénomène.                                                dépenses sociales en général et les
                                                                      dépenses spécifiques pour remédier à
            6) Le problème des budgets contraints.                    la pauvreté augmentent. La dépense
            Si les taux de pauvreté restent relative-                 publique, notamment sociale, n’a jamais
            ment constants, l’augmentation du coût                    été aussi élevée qu’en 2020. Pour les
            de la vie, et singulièrement des coûts                    salariés du privé en activité partielle, les
            du logement, a un puissant impact sur                     pouvoirs publics (État et régime d’as-
            les budgets des plus défavorisés. La                      surance chômage) ont dépensé comme
8           période récente, disons depuis le pre-                    jamais ils ne l’avaient fait. Par ailleurs,
            mier confinement du printemps 2020, a                     nombre d’aides conjoncturelles ont été
            montré l’importance du travail au noir                    versées. La dépense publique ne saura
            mais aussi, plus largement, la fragilité                  rester après 2020 au niveau de ce qu’elle
            des budgets des ménages modestes.                         a atteint cette année. Il n’en reste pas
            Il est certain que ce dossier comman-                     moins qu’un nombre accru de chômeurs
            dera des révisions du côté du système                     et de jeunes sans emploi va alimen-
            socio-fiscal, avec reprise du dossier du                  ter une dépense toujours importante.
            RUA et, surtout, innovations du côté des                  Encore une fois, avec des indications
            aides aux plus modestes. La piste des                     statistiques qui seront ce qu’elles sont
            « chèques consommation », est de plus                     sur la pauvreté, on verra s’approfondir la
            en plus souvent évoquée, notamment                        part du budget des ménages modestes
            par des think tanks, assez différents,                    constituée d’aides publiques.
            comme Terra Nova, les Gracques ou
            encore l’Institut Montaigne 13.                           9) L’urbanisation de la pauvreté. Tandis
                                                                      que la pauvreté se stabilisait en moyenne
            7) Davantage de travailleurs pauvres.                     nationale, elle augmentait clairement
            Les travailleurs pauvres sont certes des                  dans l’agglomération parisienne et dans
            individus en situation professionnelle                    les autres unités urbaines de plus de
            précaire, mais la pauvreté se mesurant                    200 000 habitants. Plus que l’urbanisa-
            non pas à l’échelle individuelle mais à                   tion de la pauvreté, c’est sa concentra-
            celle du ménage, les travailleurs pauvres                 tion urbaine qui est préoccupante. C’est
            sont aussi des personnes vivant dans                      la problématique des « zones urbaines
            des familles à faibles revenus, même                      sensibles », que l’on appelle maintenant

     (13)   V. É. Chaney, J. Damon, Relance : trente milliards d’euros pour les plus modestes, Note de l’Institut Montaigne,
            nov. 2020 : https://www.institutmontaigne.org/publications/relance-30-milliards-deuros-pour-soutenir-les-popula-
            tions-modestes

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La lutte contre la pauvreté et l’exclusion à l’épreuve de la crise sanitaire                               DOSSIER

       « quartiers prioritaires ». Les taux de                    des langues de pays issus de l’ex-bloc
       pauvreté y sont deux à trois fois plus                     soviétique. Aujourd’hui, il faut pouvoir se
       élevés qu’en population générale. Sur ce                   débrouiller avec l’ensemble des langues
       plan géographique, ce n’est probable-                      du monde. La pauvreté, qui pouvait se
       ment pas tant l’urbanisation croissante                    saisir comme un problème essentiel-
       de la pauvreté qui préoccupera : c’est                     lement national, s’est, dans une cer-
       l’intensité variée du choc économique                      taine mesure, internationalisée 15. Pour
       selon les territoires. Déjà, les chiffres du               apprécier ce dixième trait, sur le plan
       RSA ne montrent pas le même impact                         des suites de 2020, il faut se placer dans
       selon les départements 14. Ce ne sont pas                  une perspective globale. Ce qui nourrit
       les départements les plus affectés par la                  l’immigration venant elle-même nourrir
       désindustrialisation qui ont été le plus                   la pauvreté en France relève de la désta-
       frappés. Ce sont des départements d’ac-                    bilisation politique et économique d’une
       tivité tertiaire, touristique notamment. Il                partie du monde. La crise du corona-
       est probable, en tout cas possible, que la                 virus et des confinements a également
       crise débouche sur une géographie de la                    cet effet. Les migrations de pauvreté
       pauvreté relativement nouvelle.                            - baptisons-les ainsi - ne devraient pas
                                                                  diminuer. Au contraire.
       10) Un rôle croissant de l’immigration.
       Le sujet est très sensible. Pour illus-                    Ces dix traits ne dessinent pas l’image
       trer la plus grande part prise par l’im-                   de la pauvreté à venir. Ils ne permettent
       migration dans la pauvreté, on peut                        pas un portrait détaillé. Ils autorisent,
       signaler qu’au milieu des années 1980,                     en revanche, une perspective sur ce
       à la création des Restos du Cœur, il                       qui pointe, et qui se résume en une
       suffisait de parler français pour se faire                 formule : continuation des transforma-
       comprendre. Dans les années 1990, il                       tions de la pauvreté et accentuation des                  9
       a fallu trouver des traducteurs pour                       difficultés.

(14)   V., ici aussi, les données conjoncturelles de la CAF sur le RSA : www.caf.fr
(15)   V. aussi, à ce sujet, la note de J. Damon, à partir des données du Secours Catholique, « De plus en plus d’étran-
       gers et sans-papiers parmi les pauvres », Telos, 1er déc. 2020 : https://www.futuribles.com/fr/article/de-plus-en-
       plus-detrangers-et-sans-papiers-parmi-l/

                                                   RDSS - C - Mars - Avril 2021
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