Terre, développement et conflits dans la région des Grands Lacs - Pour un engagement renforcé de l'UE et de la Suisse dans le domaine foncier au ...
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Décembre 2017 Terre, développement et conflits dans la région des Grands Lacs Pour un engagement renforcé de l’UE et de la Suisse dans le domaine foncier au Rwanda, au Burundi et en RDC
Table des matières
Résumé exécutif 3 PARTIE II 27 PARTIE III 53
Introduction 9 Le foncier dans les Grands Evaluation
Lacs : deux visions opposées 27 et recommandations 53
Objectifs et méthodologie 10
Rwanda 28 A propos de la vision
Objectifs de cette étude 10 et l’engagement de l’UE
Méthodologie & limites 10 La gestion du foncier dans le domaine du foncier 53
de l’indépendance aux années
quatre-vingt 28 En général 54
A l’Agence Française de
La restructuration du cadre
PARTIE I 12 légal après le génocide 29
Développement, à propos
de l’implémentation
La gouvernance foncière 12 La Loi Organique de 2005 des Directives Volontaires 54
et le Crop Intensification A propos des interventions
Les conflits fonciers 14 Programme 30 dans le domaine du foncier
L’accaparement des terres : Conflits fonciers au Rwanda de l’UE et des Etats membres 55
le retour de la terre au cœur et mécanismes de résolution 33
de l’agenda du développement 15 A propos des
Les mécanismes de résolution interventions au Rwanda 55
Inégalités face à l’accès des conflits 34 A propos des interventions
à la terre des peuples Engagement de l’UE de la délégation de l’UE au
des forêts et des femmes et des Etats membres 35 Rwanda, de DEVCO, de SIDA
paysannes 17 et de la coopération au
République Démocratique développement hollandaise 55
Peuples des forêts : de la du Congo 36
marginalisation juridique A propos du dialogue
politique de la délégation
aux inégalités de fait 17 Le cadre législatif foncier de l’UE à Kigali sur
Les femmes paysannes et ses lacunes 36 les questions foncières 55
et le foncier : quand les normes Droit coutumier Sur l’appui de DFID
institutionnalisent et droit étatique 37 au programme
les inégalités 18 de titrisation des terres 55
Le processus de réforme
La responsabilité de l’UE de la loi de 1973 38 A propos des
pour une gestion durable interventions en RDC 56
Accaparements des terres 39
et équitable du foncier 19 A propos des interventions
Les initiatives de la délégation de l’UE
Les origines de la réflexion de la société civile 41 en RDC et de DEVCO 56
sur le foncier dans les pays Les interventions de l’UE A propos des interventions
en voie de développement et de la Suisse 43 de DDC en RDC 56
au sein des Etats membres
et de l’Union Européenne 19 Burundi 44 A propos
des interventions
L’engagement de l’UE Gestion des terres : conflits au Burundi 57
et de la France pour et mouvements de population 44 A propos des interventions
les Directives Volontaires de la DDC au Burundi 57
et la gestion durable Défaut de consensus
des régimes fonciers 21 sur la CNTB et les terres A propos des interventions
des réfugiés 46 de la délégation de l’UE,
Les actions de l’UE pour de DEVCO et de GIZ
la gestion durable Défis du programme au Burundi 57
des régimes fonciers 21 de sécurisation foncière 47
A propos des droits d’accès
L’engagement de la France Initiatives et impasses des femmes à la terre 58
en faveur des Directives des partenaires de la réforme
Volontaires 23 foncière 50
L’UE et le foncier : Liste des abréviations 60
Coopération suisse et Union
contradictions et limites 23 européenne 50
Société civile au Burundi 51
Photographie en couverture: Un champs d’oignons dans la vallée de Mpiangu valley, au Mbanza-Ngungu.
Credit: FAO (Bruno Kitiaka)
2 TERRE, DÉVELOPPEMENT ET CONFLITS DANS LA RÉGION DES GRANDS LACSRésumé exécutif
Le foncier: un enjeu crucial agricoles. Le positionnement des pays de
pour l’Afrique et pour la région l’Afrique des Grands Lacs dans ce débat
des Grands Lacs transparaît dans leurs politiques agricoles
La gouvernance des modes d’accès à la terre qui, dans leur ensemble, s’alignent sur les
reste un sujet au centre des débats sur le préceptes du modèle néolibéral, afin notam-
développement du continent Africain. Sa- ment de pouvoir accéder aux financements
chant que l’agriculture représente la pre- nécessaires à la mise en œuvre de leurs plans
mière source de revenus pour la plupart d’investissement agricole de la part des bail-
des citoyens africains, la gouvernance fon- leurs internationaux, avec, cependant, des
cière reste un sujet contesté. En effet, sur différences importantes par pays.
ce continent, l’héritage de la colonisation
a eu un fort impact sur la façon dont les Le Rwanda s’est orienté vers une politique
personnes peuvent accéder à la terre et en foncière qui entend soutenir une agriculture
jouir. Les modes contemporains de ges- marchande croissante. Le modèle rwandais,
tion foncière sont souvent le résultat d’un fortement appuyé par les bailleurs britan-
mélange entre l’héritage colonial et les niques (DFID), L’Union Européenne (UE), la
normes qui gouvernaient l’accès à la terre Suède et les Pays-Bas, vise à reléguer au pas-
dans les systèmes traditionnels précolo- sé les modes de gestion coutumiers en cen-
niaux. Aujourd’hui encore, un nombre im- tralisant la propriété et la gestion des terres
portant d’Africains vivent et travaillent sur entre les mains de l’Etat. Le Land Tenure Re-
des terres gérées de façon coutumière. La gularisation Programme au Rwanda a au-
multiplicité des systèmes de gestion pose jourd’hui fourni à 99% des usagers du foncier
d’importantes contraintes car, si elle n’est un titre formel de bail sur leur terre. Ce ré-
pas bien gérée, elle engendre une insécu- sultat impressionnant n’est pas exempt d’er-
rité foncière susceptible d’entraîner des reurs. En particulier, le programme a échoué
conflits. Toutefois, souvent les modes de à résoudre l’impossibilité pour les groupes
gestion coutumiers offrent aussi des op- les plus vulnérables d’accéder à la terre. Le
portunités qui renforcent les dynamiques système mis en place, l’un des plus efficaces
locales et communautaires. Cela dit, les et complets sur le continent, souffre en outre
modèles de développement économique d’un manque de suivi et de mise à jour : un
privilégiés par les gouvernements et par les nombre limité d’usagers contribuent à la
bailleurs sont aussi susceptibles d’affecter mise à jour du programme en communi-
les modes de gestion foncière. quant les changements dans l’usage ou dans
la propriété de leurs terres. Le système reste
Deux grands modèles de développement trop compliqué, et souvent trop coûteux,
du secteur agricole, un enjeux cruciale pour pour une partie importante de la popula-
le foncier, s’affrontent autour de la ques- tion. De plus, la loi foncière de 2005 établit
tion de savoir si et comment celui-ci peut un lien clair entre l’usage des terres et leur
faire face à la demande alimentaire crois- mise en valeur, tout en ajoutant des pres-
sante et fonctionner comme moteur du dé- sions additionnelles pour les petits exploi-
veloppement économique en faveur des tants qui ne produisent pas suffisamment,
pauvres. Le premier modèle défend la crois- qui ne sont pas capables de s’insérer dans les
sance maximale qui passerait par une pro- programmes de modernisation agricole de
fessionnalisation de l’agriculture. Le second l’Etat, ou qui n’ont pas les moyens d’entrete-
modèle soutient l’agriculture paysanne et fa- nir leurs terres selon les critères de producti-
miliale, opérant sur de petites exploitations vité fixés par le gouvernement.
POUR UN ENGAGEMENT RENFORCÉ DE L’UE ET DE LA SUISSE DANS LE DOMAINE FONCIER AU RWANDA, AU BURUNDI ET EN RDC 3.A côté des problèmes fonciers auxquels la élites locales, ainsi que des accaparements
titrisation des terres n’a pas su répondre, de terres, au détriment de classes de la po-
nous retrouvons les conflits impliquant les pulation qui disposent de moins de moyens
femmes, auxquelles le droit à l’héritage est et de réseaux.
désormais reconnu, et les conflits liés aux
mouvements de populations dus aux vio- En RDC, c’est souvent la société civile qui,
lences internes au pays. vu l’impasse du processus de réforme, a
pris des initiatives pour réduire l’insécuri-
En RDC, la terre est régie par un certain té foncière. C’est le cas de la société civile
nombre de dispositifs légaux régulant des du Nord-Kivu, qui a produit un cahier de
divers secteurs : le code agricole, le code charges pour la réforme du foncier adres-
minier, le code d’urbanisme, et bien sûr la sé aux décideurs politiques nationaux à
loi foncière de 1973, tous contribuent à la Kinshasa. Au Sud-Kivu, l’ONG IFDP, avec
gestion des terres, ce qui peut parfois prê- ses partenaires locaux et le soutien d’ONG
ter à confusion et engendrer des conflits. internationales, a mis en place des pro-
Toutefois, c’est la loi foncière qui est en- grammes de base de sécurisation des droits
core à la base de la gestion des terres. La fonciers.
propriété exclusive de l’Etat sur les terres
de la RDC est le principe fondamental sou- Au Burundi, la dépendance de l’essentiel
tenu par cette loi. L’objectif étant de mettre de la population à l’agriculture pour sa sur-
fin à la dualité dans les systèmes de ges- vie fait du foncier un sujet crucial. De plus,
tion des terres entre le droit étatique et le l’exiguïté des terres et la forte croissance
droit coutumier, lui-même caractérisé par démographique font des conflits fonciers
une pluralité de modalités d’accès à la terre. la plus importante cause de recours à la jus-
Toutefois, la loi manque d’une composante tice. Les mécanismes tant formels qu’infor-
importante : la gestion et la sécurisation de mels de résolution de ces conflits souffrent
ces droits coutumiers, qui régissent près de à la fois d’un manque de coordination et de
90% des terres du pays. Ce vide législatif en- cohérence et d’un très haut niveau de po-
gendre de forts sentiments d’insécurité au litisation, ce qui ne permet pas d’envisa-
sein de la population rurale et surtout de ger des pistes de réponses efficientes et du-
ces exploitants qui se trouvent à devoir re- rables à ces conflits. Cette conflictualité liée
vendiquer les droits de jouissance de leurs à la question foncière a été exacerbée de-
parcelles en l’absence de documents les éta- puis le début de la dernière décennie par le
blissant officiellement. retour progressif des réfugiés et déplacés
qui avaient quitté le pays suite aux conflits
Suite aux nombreuses failles de la loi fon- politico-ethniques de 1972 et à la guerre ci-
cière, aux nombreuses critiques qui lui ont vile de 1993. La Commission nationale des
été adressées, notamment l’accroissement terres et autres biens (CNTB) qui, confor-
des conflits fonciers, le Président de la Ré- mément à l’Accord d’Arusha de 2000, de-
publique a entamé en 2012 un processus de vait permettre de résoudre cette question à
réforme de la loi foncière. Ce processus de la fois dans un esprit d’équité et de promo-
réforme est venu donner suite à un docu- tion de la réconciliation, s’est vue progres-
ment de prise de position politique qui pro- sivement politisée, perdant ainsi de sa lé-
posait une feuille de route à suivre pour gitimité vis-à-vis d’un grand nombre de la
le processus. Le lancement du processus population. Cette illégitimité pose de plus
de réforme a été accompagné de l’amorce en plus de problèmes car aux questions des
d’une série de consultations publiques avec réfugiés et déplacés de 1972 et 1993 se sont
la société civile et des experts sur les ques- ajoutées celles issues de la crise politique de
tions du foncier. Des troubles politiques et 2015 qui a engendré plus de 400 000 dé-
des intérêts contradictoires ont fait obsta- placés.
cle au processus de discussion et de concer-
tation qui promettait de répondre aux En même temps, la réforme foncière en
nombreuses revendications de la société cours au Burundi depuis 2007, et en parti-
civile congolaise. Cette incertitude légale culier la loi foncière de 2011 qui en est issue,
produit souvent des abus de pouvoir par les constitue une avancée majeure dans le do-
4 TERRE, DÉVELOPPEMENT ET CONFLITS DANS LA RÉGION DES GRANDS LACSmaine de la gouvernance foncière, malgré des terres en Asie, en Amérique Latine et
quelques limites qu’on peut observer. Ce- en Afrique. Ces derniers sont souvent jus-
pendant, elle continue actuellement de po- tifiés par des investissements économiques
ser problème au niveau de sa mise en œuvre. réalisés par des entreprises multinationales,
En effet, portée essentiellement par les bail- ou encore par des Etats cherchant des éten-
leurs des fonds, non-appropriée par le gou- dues de terre pour produire des denrées ali-
vernement et disposant d’un coût financier mentaires ou des agro-carburants. Pour sa
important, la mise en œuvre de la réforme – part, la société civile internationale a lancé
notamment l’aspect principal concernant la en 2010 une discussion au sein du Comi-
mise en place des guichets fonciers – pose té pour la Sécurité Alimentaire (CSA) de la
un problème sérieux de systématisation et FAO, qui a abouti à une série de principes
risque de ne pas aboutir. D’autres aspects directeurs internationaux régissant la ges-
de la réforme, tels que l’enregistrement et la tion des terres, mais aussi celle de la pêche
bonne gouvernance des terres domaniales, et des forêts. Le résultat de cette discussion
l’héritage des terres par les femmes ou en- a été, en 2012, la promulgation des Direc-
core l’aménagement du territoire de ma- tives Volontaires pour une Gouvernance
nière plus générale, restent à faire. Responsable des Régimes Fonciers Ap-
plicables aux Terres, aux Pêches et aux
L’engagement de l’UE et de ses Forêts (ci-après Directives Volontaires).
Etats mem-bres pour une gestion
équitable et durable du foncier Depuis leur lancement, l’UE a été en pre-
En 2002, la Direction Générale du Déve- mière ligne dans la vulgarisation et la diffu-
loppement de la Commission Européenne sion des Directives Volontaires. Ceci n’est
(DG DEV, aujourd’hui DEVCO) lance une pas étonnant car les principes contenus
task force multi-acteurs comprenant des dans les Directives Volontaires s’accordent 1 Zimmerle, Brigit (2012),
experts de la Commission, des personnes aux directives établies dans le document When Development Coopera-
tion becomes Land Grabbing.
ressources et des représentants des Etats de politique foncière de la Commission da- The Role of Development Fi-
membres pour produire des directives qui tant de 2004 : elles prévoient une pluralité nance Institutions, Fastenop-
fer/Bread for All
pourront orienter l’action des agences de d’approches de la reconnaissance des droits
coopération au développement des Etats fonciers, elles portent une attention parti-
membres ainsi que de sa propre Direction culière aux minorités, elles reconnaissent Dans la version Pdf
générale au développement. Cette réflexion les aspects culturels et sociaux de la terre et les textes de cette couleur
aboutira au premier document de politique non seulement sa valeur économique. L’UE sont interactifs
de l’UE sur le foncier dans les pays en voie a été impliquée dès le début de la discus-
de développement (PVD), une communi- sion sur les Directives Volontaires en 2009,
cation adressée au Conseil et au Parlement et elle est actuellement un acteur crucial
dans laquelle sont exposées les grandes dans leur développement et leur diffusion.
lignes de l’orientation de l’UE par rapport Toutefois, cet engagement ne trouve sou-
aux politiques du foncier dans les PVD. Le vent pas son champ d’application, pour
document met en évidence son point de plusieurs raisons. Premièrement, l’UE ne
vue nuancé, qui cherche clairement à trou- dispose pas d’une politique spécifique et
ver un compromis entre la valeur et le po- ambitieuse visant à juguler les accapare-
tentiel économique de la terre comme res- ments de terres par les entreprises euro-
source et les multiples fonctions sociales péennes. Deuxièmement, l’UE et certains
qu’elle recouvre dans de nombreuses so- de ses Etats membres ont recours à des ins-
ciétés des PVD. truments qui favorisent les accaparements
de terres, notamment des instruments fi-
C’est en 2012 que les débats sur les poli- nanciers (Belgique, Pays-Bas, Allemagne,
tiques foncières reprennent une place cen- Suède, Suisse)1. Ensuite, l’UE entend pla-
trale dans les discussions sur les politiques cer son action en phase avec – voire sou-
de développement. Cette attention renou- tenir directement – les initiatives multila-
velée est justifiée en partie par l’attention térales lancées par la Banque Africaine de
médiatique plus importante accordée au Développement (BAD), l’Union Africaine
cours de la première décennie des années (UA) (NEPAD), la Food and Agriculture
2000 aux nombreux cas d’accaparements Organization (FAO) ou la Banque Mondiale
POUR UN ENGAGEMENT RENFORCÉ DE L’UE ET DE LA SUISSE DANS LE DOMAINE FONCIER AU RWANDA, AU BURUNDI ET EN RDC 5.en matière de promotion de l’agro-indus- aussi soutenu la création du Land Admi-
trie. Or, le secteur agro-industriel est l’un nistration and Information System (LAIS),
des principaux responsables, avec le sec- une base de données nationale et informa-
teur extractif, de l’accaparement des terres tisée qui collecte et met à jour les données
en Afrique. foncières et les mutations dans l’usage des
terres. La coopération allemande a égale-
Ce type d’approche est en contradiction ment participé indirectement à la réussite
avec les lignes directrices de la Commis- du programme en appuyant indirectement
sion de 2004, et il est bien loin de l’ap- des ONG locales impliquées dans sa mise
proche centrée sur les droits des usagers en œuvre. Enfin, entre 2012 et 2017, l’UE a
promue par les Directives Volontaires, un soutenu le secteur agricole rwandais à hau-
document qui a recueilli l’approbation de la teur de 200 millions d’euros destinés à la
Diréction Coopération au Développement sécurité alimentaire, étalés sur cinq ans.
(DEVCO). Cependant, dans deux des pays
de la région des Grands Lacs, le Rwanda et En RDC, l’UE n’a pas actuellement de pro-
le Burundi, l’UE est présente avec un sou- gramme foncier ni de politique pour le fon-
tien financier à des programmes de réforme cier. Bien que l’UE se soit impliquée dans ce
des systèmes de gestion foncière. Bien que secteur au Burundi et au Rwanda, la RDC
le but de ces programmes soit la sécurisa- est considérée comme trop étendue et trop
tion foncière, on relève que souvent ils dé- compliquée, pour un sujet « trop politique »
coulent d’une approche qui privilégie la ti- pour des interventions structurelles. Plus de
trisation pour la marchandisation comme la moitié des ressources destinées par l’UE à
but ultime de la sécurisation. En RDC, où la gestion des ressources naturelles en RDC
les questions foncières jouent des rôles (sans compter le secteur des industries ex-
multiples dans l’émergence de conflits tant tractives) est injectée dans la gestion des
communautaires qu’armés, et où les enjeux aires périphériques au cinq aires naturelles
économiques liés à l’usage des terres sont protégées de la RDC. Par le passé, la délé-
importants, l’UE n’intervient pas dans le gation de l’UE avait investi de l’argent dans
secteur du foncier. le processus de concertation mis en œuvre
par ONU HABITAT et elle avait suivi les
Les Intervention de l’UE et de la Suisse débats sur la réforme de la loi foncière et les
dans le domaine du foncier dans les études effectuées par la Banque Mondiale.
Grands Lacs Toutefois, en dehors des interventions très
Au Rwanda, les avancées en termes de ré- contextuelles liées à la gestion des zones pé-
forme foncière ont été possibles grâce à la riphériques aux parcs, il semble qu’il n’y ait
présence d’un appareil gouvernemental très pas eu d’intervention visant à appuyer le
efficace, mais aussi grâce au soutien finan- secteur foncier. Il en sera de même pour le
cier et technique de l’Union européenne futur proche. Comme déjà mentionné, les
(par son programme de soutien budgétaire raisons principales de ce manque d’inves-
au Rwanda) et de ses Etats membres. En ef- tissement dans le foncier sont liées à la si-
fet, le programme de création d’une base tuation politique difficile du pays, la nature
de données des terres au niveau national ‘politique’ de la réforme du secteur foncier
et l’initiative d’enregistrement foncier lan- ainsi qu’à une certaine lassitude vis-à-vis du
cée en 2010 par le gouvernement ont bé- processus politique en RDC.
néficié de l’appui fondamental de l’agence
de coopération britannique (DFID) via le Ce qui étonne, c’est le manque d’initiative
Rwanda Land Tenure Regularisation Pro- pour la promotion et la vulgarisation des
gramme. Le programme a attiré l’atten- ‘Directives Volontaires’ en RDC. Pourtant,
tion d’autres bailleurs internationaux tels l’UE a financé la création de procédures de
que la délégation de l’Union européenne, divulgation et de manuels pour les Direc-
et la coopération hollandaise et suédoise. tives Volontaires, et elle finance l’implé-
L’UE a contribué à ce programme à hau- mentation de projets de vulgarisation des
teur de 4 millions d’euros, destinés à la for- Directives, en particulier dans les pays qui
mation technique du Rwanda Land Mana- ont été le théâtre du phénomène d’accapa-
gement and Use Agency. Le programme a rement de terres. La Coopération suisse est
6 TERRE, DÉVELOPPEMENT ET CONFLITS DANS LA RÉGION DES GRANDS LACSla seule à intervenir directement en RDC Volontaires, avec une stratégie spéci-
dans le domaine du foncier, en appuyant fi- fique pour la région des Grands Lacs ;
nancièrement les initiatives de sécurisation • La Commission Européenne et le Par-
des droits coutumiers mises en place par lement Européen à utiliser les méca-
IFDP tel que mentionné plus haut. nismes politiques et institutionnels
existants (par exemple le Partenariat
Au Burundi, sans l’appui des bailleurs de Afrique – UE) pour relancer le dialogue
fonds aux processus d’enregistrement des politique sur le foncier en Afrique,
terres, les résultats qu’enregistre actuelle- avec une attention particulière pour
ment la réforme n’auraient jamais été at- les investissement européens et la pro-
teints. Parmi ces bailleurs, il y a principa- tection des droits des peuples autoch-
lement la Coopération suisse qui en est le tones, des femmes et des minorités ;
chef de file et qui a, ces dix dernières an- • L’Agence Francaise de Développement
nées, appuyé l’enregistrement des terres. (AFD) et PROPARCO à s’approprier
Son programme prend fin en décembre de façon systématique le guide d’ana-
2017 et des questions se posent encore sur lyse ex-ante des projets d’investis-
l’avenir de l’enregistrement des terres au sement agricole comme instrument
Burundi sans la poursuite du soutien suisse. d’évaluation préalable à la réalisation
L’Union européenne soutient actuelle- de projets qui ont un impact sur le do-
ment, via la coopération allemande, un pro- maine du foncier ;
gramme d’enregistrement des terres doma- • L’AFD à élargir le champ d’utilisation
niales. Ce programme prend fin lui aussi en du guide d’analyse ex-ante des pro-
décembre, et le manque d’appropriation de jets d’investissement agricole, en l’ap-
ce programme ainsi que les hésitations du pliquant de façon systématique à tout
gouvernement à le poursuivre sont préoc- projet qui implique des changements
cupants pour l’avenir de la gouvernance de de l’usage et des droits de jouissance et
ces terres. de propriété foncière, et non seulement
aux programmes à vocation agricole.
Sur les questions du foncier
RECOMMANDATIONS au Rwanda
EurAc demande à DFID de
De manière générale, EurAc appelle : • Procéder à une évaluation d’impact ap-
• La Commission Européenne, et en par- profondie indépendante et accessible
ticulier DEVCO, à envisager une inté- au public. Celle-ci devrait également
gration des principes contenus dans contenir une évaluation d’impact sur
les Directives Volontaires au cœur les moyens de vie et sur la sécurité ali-
des politiques de développement de mentaire des petits producteurs agri-
l’Union. Ceci signifie les intégrer dans coles et ne pas se limiter à une comp-
tout projet d’intervention foncière tabilité des terres enregistrées comme
mis en place par la coopération euro- indicateur de succès.
péenne ;
• La Commission Européenne, et en EurAc demande à DFID, à DEVCO, à SIDA
particulier DEVCO, à prendre l’ini- et à la coopération au développement hol-
tiative pour la mise en place d’une lé- landaise de
gislation contraignante, applicable • Continuer à appuyer la mise à jour du
aux entreprises européennes, qui pré- LAIS et la formation des cadres du bu-
voit des mécanismes de devoir de di- reau des terres ;
ligence en cas d’investissements fon- • Soutenir les efforts de vulgarisation
ciers à grande échelle, fondés sur les de la loi foncière, surtout pour ce
principes des Directives Volontaires ; qui concerne le droit à l’héritage des
• La Commission Européenne, et en par- femmes ;
ticulier DEVCO, à poursuivre et élargir • Soutenir le gouvernement rwandais
l’ampleur des programmes existants dans la formation et le renforcement
pour la vulgarisation des Directives des capacités des comités des concilia-
POUR UN ENGAGEMENT RENFORCÉ DE L’UE ET DE LA SUISSE DANS LE DOMAINE FONCIER AU RWANDA, AU BURUNDI ET EN RDC 7.teurs (abunzi) comme mécanisme de Sur les interventions au Burundi
résolution des conflits à la base ; EurAc demande à la DDC de :
• Les bailleurs européens doivent aus- • Maintenir son engagement au Burun-
si s’approprier de l’évaluation du pro- di et surtout de s’engager dans le ren-
gramme de titrisation appuyé par forcement des capacités des acteurs
DFID afin de développer une réflexion décentralisés, sans lesquels le travail
sur les avantages et sur les contraintes fait par le programme pendant les der-
des programmes avec une approche nières années risque d’être perdu ;
centrée sur la titrisation. • Mettre à disposition du gouvernement
burundais des études de faisabilité et
EurAc invite la délégation de l’UE à Kigali à des évaluations et capitalisations de
• Lier de façon conditionnelle tout sou- son expérience. Ces documents per-
tien apporté par l’UE au Rwanda pour mettront au gouvernement burundais
la gestion du système foncier ou pour d’évaluer la faisabilité d’une systéma-
l’accès à la justice à une enquête pu- tisation des guichets fonciers au Bu-
blique et indépendante sur les récents rundi.
cas de violations des droits fonciers par
les autorités militaires et policières. EurAc invite la délégation de l’UE au Burun-
di, DEVCO et GIZ à
Sur les interventions en RDC • Poursuivre le travail dans le domaine
EurAc demande à la délégation de l’UE en du foncier en appuyant les organisa-
RDC et à DEVCO, à GIZ de tions de la société civile, notamment la
• Appuyer les initiatives de la société ci- Synergie des organisations de la socié-
vile de sécurisation des droits coutu- té civile au Burundi, dans leur travail
miers qui ont le potentiel de s’intégrer de réflexion, de plaidoyer et dévelop-
dans le cadre légal provincial, ce qui pement d’alternatives pour la résolu-
est susceptible d’en assurer la durabi- tion des conflits et la gestion du fon-
lité dans le temps ; cier au Burundi ;
• Soutenir les initiatives de production • Continuer à faire pression sur le gou-
de cahiers de charges et de création vernement burundais pour que son
de forums de discussions provinciaux rapport dans le cadre de l’inventaire
sur le processus de réforme. Les expé- des terres domaniales soit approuvé
riences similaires à celles du Comité de par le gouvernement burundais et que
Concertation du Nord-Kivu devraient des mesures législatives soient prises
être appuyées dans le but de les mul- pour la protection de ces terres ;
tiplier car elles peuvent, dans le futur, • Faire pression sur le gouvernement
servir de base à des initiatives inno- burundais pour que, en accord avec la
vantes dans la gouvernance foncière ; constitution burundaise et les accords
• S’engager en faveur de la diffusion et d’Arusha, les femmes burundaises se
de la vulgarisation des principes des voient reconnaître leur droit constitu-
Directives Volontaires en RDC. tionnel à l’héritage et à la succession;
• Appuyer les initiatives de la société ci-
EurAc appelle la Direction du développe- vile burundaise visant à sensibiliser la
ment et de la coopération (DDC)» à population sur l’importance de l’accès
• Continuer l’appui aux formes de sécu- des femmes à la terre.
risation des droits fonciers coutumiers
et aux organisations qui les mettent en
place ;
• Soutenir des projets similaires dans
d’autres zones de la RDC, de façon
que la multiplication des expériences
puisse en améliorer la durabilité en
testant le modèle dans des zones cultu-
rellement différentes.
8 TERRE, DÉVELOPPEMENT ET CONFLITS DANS LA RÉGION DES GRANDS LACSIntroduction
L
a région Africaine des Grands Lacs, di, les efforts de la société civile, des bail-
et en particulier le Burundi, le Rwan- leurs de fonds et du gouvernement dans
da et la République Démocratique la réforme de la gouvernance foncière ces
du Congo (RDC) vivent à nouveau dernières années sont en train de s’effon-
un moment d’instabilité politique, de crise drer sous le poids d’une crise politique qui
sécuritaire et d’impasse démocratique. Ce ne cesse de s’accroître, produisant chaque
nouveau moment de crise apparaît comme jour un nombre plus important de réfugiés.
la dernière manifestation d’une longue sé- Au contraire, le Rwanda a réussi avec suc-
rie de crises de légitimité politique et démo- cès à mettre en place une réelle réforme du
cratique. Une région qui semblait, jusqu’à système foncier, et aujourd’hui la majori-
récemment, cheminer vers la paix durable té des Rwandais possèdent un titre de pro-
et la stabilité politique semble aujourd’hui priété (ou, plutôt, un bail de longue durée).
tomber de nouveau dans l’impasse. Les résultats rwandais ont fait du proces-
sus de réforme du pays des mille collines un
Loin de surgir de nulle part, ces nouveaux modèle à suivre pour les autres Etats afri-
conflits sont souvent les manifestations les cains. Cependant, le modèle rwandais n’est
plus récentes de tendances historiques de pas exempté de lacunes, au contraire, il en
longue durée ; ils sont le résultat d’une série présente plusieurs – desquelles il faut ap-
de problèmes non gérés ou mal gérés et ra- prendre pour améliorer les interventions
menant finalement à une question à la base futures.
du processus de développement de tout
Etat : l’utilisation et la distribution des res- Il est vrai que la gestion des terres est une
sources naturelles. des attributions fondamentales des Etats
nationaux et que, en conséquence, la res-
Conscientes du rôle crucial que la problé- ponsabilité ultime de la mise en place d’une
matique foncière joue dans les dynamiques gouvernance foncière juste, équitable et
de la région, et du fait que la paix et le dé- durable leur incombe. Mais il est vrai aus-
veloppement dans les Grands Lacs seront si que l’Union Européenne et ses Etats
impossibles sans une gestion des terres membres, en tant que premiers bailleurs
durable et équitable pour les citoyens des au niveau global, et dans le cadre de son
trois pays, cinq organisations membres du partenariat renouvelé avec l’Union Afri-
Réseau Européen pour l’Afrique Centrale caine, peut et doit jouer un rôle crucial
(EurAc), la Commission Justice & Paix Bel- pour appuyer la mise en place de régimes
gique, le CCFD – Terre Solidaire, HEKS/ fonciers durables en Afrique et dans la ré-
EPER, Broederlijk Delen et Fastenopfer, ont gion des Grands Lacs en particulier. L’ins-
sollicité EurAc pour produire le présent rap- tabilité politique ne peut pas être une ex-
port. cuse pour se soustraire à cette exigence
car, malgré le peu d’engagement de la part
La situation des régimes fonciers dans les de certains Etats, le foncier fait encore l’ob-
trois pays est très différente. En RDC, l’Etat jet de vives discussions parmi les organi-
semble bloqué dans un processus de ré- sations de la société civile des trois pays,
forme du régime foncier censé répondre conscientes de l’urgence des problèmes
à des lacunes historiques, notamment fonciers et très engagées dans la recherche
liées au manque de réglementation du ré- de solutions innovantes pouvant garantir,
gime foncier coutumier, par lequel 80% des au moins sur le court terme, la sécurisa-
terres congolaises sont régies. Au Burun- tion des droits fonciers, qu’ils soient légaux,
POUR UN ENGAGEMENT RENFORCÉ DE L’UE ET DE LA SUISSE DANS LE DOMAINE FONCIER AU RWANDA, AU BURUNDI ET EN RDC 9.coutumiers ou informels. teurs (peace building, gouvernance, agri-
culture, environnement), niveaux de
Le présent rapport revient sur toutes ces pouvoir (UE/Etats membres ; Europ Aid
questions. Il est structuré autour de trois et autres DG), et Etats (Etats membres ;
parties. La première partie présente un Suisse) ?
aperçu des concepts de gouvernance fon- 4) Comment l’UE, ses Etats membres et la
cière et un regard succinct sur la situation Suisse prennent-ils en compte les impacts
du foncier dans la région des Grands Lacs. fonciers, notamment sur les populations
La deuxième partie se focalise sur le Rwan- les plus vulnérables, dans les politiques
da, le Burundi et la RDC. Nous ne préten- qu’ils soutiennent et mettent en œuvre
dons pas ici donner une vision complète dans la région des Grands Lacs ?
des défis auxquels chaque pays fait face,
mais plutôt en souligner les éléments prin- En répondant à ces questions, EurAc a vou-
cipaux, les problématiques cruciales et la lu comprendre comment les interventions
manière dont les interventions des bailleurs dans le domaine du foncier par les bailleurs
européens et de la Suisse s’y insèrent. Fina- européens et la Suisse s’insèrent dans des
lement, la troisième partie présente l’ana- cadres sociaux, culturels et légaux qui sont
lyse d’EurAc sur l’engagement de l’UE, de ses lieux de dynamiques sociales et d’histoires
Etats membres, et de la Suisse dans le do- récentes complexes. Bien que les interven-
maine du foncier dans la région des Grands tions d’aide au développement puissent
Lacs. Elle est suivie de recommandations soutenir et renforcer les processus locaux,
pour un engagement réfléchi et renforcé souvent elles risquent aussi d’alimenter des
pour le futur. dynamiques conflictuelles ou de ne pas te-
nir assez en compte les dynamiques lo-
cales. C’est pour cela que notre action de
recherche a eu pour but ultime la produc-
Objectifs et méthodologie tion de recommandations pratiques adres-
sées aux décideurs européens et suisses.
Objectifs de cette étude
Cette étude est née à l’initiative de cinq Méthodologie & limites
membres du EurAc, avec le but de mieux La présente recherche est le produit d’une
comprendre les enjeux du foncier dans la étroite collaboration entre EurAc, ses
région des Grands Lacs. En particulier, elle membres et nombre de ses partenaires aus-
cherche à analyser de quelle façon ces dyna- si bien du Nord-Kivu que du Sud-Kivu (or-
miques foncières, souvent génératrices de ganisations internationales, universités,
conflits et cruciales pour le développement ONG, etc.), au Rwanda et au Burundi.
économique, sont influencées par les inter-
ventions de l’UE et de ses Etats membres en La présente recherche s’est inscrite dans
tant que bailleurs d’aide au développement. une approche inductive qui a consisté en
La recherche, et le rapport qui suit, ont été une recherche de terrain dont les données
orientés par quatre questions de recherche ont sans cesse été confrontées à l’abon-
clés : dante littérature dans les domaines traités
par le présent rapport. En effet, l’expertise
1) Quelle est la vision normative de l’UE vis- d’EurAc sur la question foncière et sur celle
à-vis du foncier en Afrique en général et des programmes de l’UE en Afrique des
en Afrique des Grands Lacs en particu- Grands Lacs a permis d’identifier une large
lier ? littérature dans ces divers domaines, la-
2) Dans quelle mesure les Etats membres quelle a permis d’enrichir ce rapport. Nous
de l’UE et la Suisse s’inscrivent-ils ou avons ainsi organisé plusieurs descentes de
s’écartent-ils de cette vision normative ? terrain au Burundi (Bujumbura, Makam-
3) Comment l’UE, ses Etat membres et la ba et Cibitoke), au Rwanda (Kigali, Rusizi,
Suisse assurent-ils la cohérence de leurs Rwamagana) et en RDC (Kinshasa, Goma,
politiques relatives au foncier dans la ré- Bukavu) entre avril et mai 2017.
gion des Grands Lacs, entre différents sec-
10 TERRE, DÉVELOPPEMENT ET CONFLITS DANS LA RÉGION DES GRANDS LACSAu total, 35 interviews semi-structurées ont
été menées avec des organisations interna-
tionales, des ONG et des organisations de
la société civile locale intervenant dans les
domaines foncier et connexes. Nous avons
aussi eu la possibilité de discuter de la ques-
tion foncière avec des autorités nationales,
provinciales et locales dans ces différents
pays. Nous avons également eu recours
aux données collectées par les deux rédac-
teurs principaux, Giuseppe Cioffo et Ay-
mar Nyenyezi, dans leurs expériences de
recherche sur le foncier dans la région.
Néanmoins, ce rapport présente certaines
limites. Nous en mentionnons deux ici.
Premièrement, l’ampleur géographique de
la recherche a été limitée, surtout pour ce
qui concerne la RDC. Les ressources dispo-
nibles n’ont pas permis d’élargir notre ana-
lyse au-delà du Sud- et du Nord-Kivu et de
Kinshasa. C’est une limitation importante,
vu la taille et le grand niveau de diversité de
la RDC. Toutefois, les deux Kivus figurent
aussi parmi les provinces congolaises qui
ont une société civile historiquement très
engagée dans le domaine du foncier.
Deuxièmement, certains sujets étant plus
pertinents que d’autres selon les contextes,
nous avons dû limiter notre analyse à cer-
taines thématiques plutôt qu’à d’autres.
Ainsi, au Burundi, les besoins du contexte
nous ont menés vers plus d’approfondisse-
ment dans les entretiens sur les terres des
réfugiés au niveau de la CNTB et sur la ré-
forme en cours depuis 2008. En RDC, les
initiatives actuelles de la société civile par
rapport au processus de réforme en cours
et les problèmes de superposition problé-
matiques entre les droits fonciers (légal et
coutumier) et les autres législations (mi-
nière et forestière) ont pris une place im-
portante dans nos entretiens. Il en a été de
même au Rwanda pour ce qui est des ques-
tions de titrisation des terres, des comités
des conciliateurs et des liens entre le fon-
cier et la réforme agricole.
POUR UN ENGAGEMENT RENFORCÉ DE L’UE ET DE LA SUISSE DANS LE DOMAINE FONCIER AU RWANDA, AU BURUNDI ET EN RDC 11.Partie I
L
e domaine du foncier est un champ Technocratique, le terme « gouvernance »
assez large, qui implique une mul- fait polémique car il tend à dépolitiser la
tiplicité d’institutions (étatiques et gestion de la chose publique. Or, dans le
non-étatiques), d’acteurs et d’inté- domaine foncier comme dans les autres do-
rêts. Il est donc impossible de pouvoir analy- maines de la gestion des ressources natu-
ser le contexte du foncier dans la région des relles, la gouvernance est déterminée par
Grands Lacs sans introduire les concepts le champ politique, c’est-à-dire une vision
fondamentaux qui animent les débats sur le du monde et de la société, des rapports de
sujet ainsi que les approches normatives qui force et des déséquilibres qui sont à l’œuvre
orientent les actions des acteurs concernés. en son sein et des mesures à prendre pour
Cette première partie a donc pour but d’in- y remédier. Aussi la gouvernance foncière
troduire les concepts clés pour une discus- est-elle le reflet d’une politique foncière
sion du foncier. Elle est divisée en trois sec- qui elle-même découle d’un projet de socié-
2 G. Courade, A. Osmont, tions. La première introduit les concepts de té que l’on entend mettre en œuvre.
É. Le Bris, B. Crousse gouvernance, de conflits fonciers et d’acca-
(1991), Stimuler les
politiques foncières à parement de terres. La deuxième présente En Afrique, par exemple et schématique-
l’échelle internationale, les défis particuliers des groupes margina- ment, plusieurs politiques foncières se sont
L’appropriation de la terre
en Afrique noire, ch.22, lisés dans le secteur foncier dans la région succédé2 :
pp.233-257. des Grands Lacs. Enfin, la troisième par-
3 Lattier, Anthony (2013), tie présente la vision de l’UE et de ses Etats • la politique foncière coloniale de la
Accaparement des terres africaines:
La question foncière devrait être
membres sur le foncier dans les PVD. France qui visait la généralisation de
une opportunité, Radio France la propriété privée; ou encore la poli-
Internationale
tique coloniale de la Belgique qui visait
un dualisme qui distingue d’un côté les
LA GOUVERNANCE FONCIÈRE terres des autochtones régies par le droit
coutumier et celle des colons régies par
La « gouvernance foncière » désigne l’en- le droit moderne ;
semble des règles et des processus collec-
tifs, formalisés ou non, par lesquels les ac- • les politiques foncières des Etats afri-
teurs concernés participent à la décision et cains ayant accédé à l’indépendance se
à la mise en œuvre des actions publiques sont caractérisées par des objectifs, d’une
qui impactent la gestion des terres. Dans part, d’intégration nationale et de déve-
une société démocratique, cette gouver- loppement économique, et d’autre part,
nance se veut « bonne ». Elle désigne alors de renforcement de l’intervention éta-
la capacité de l’Etat à assurer les besoins de tique.
base des citoyens ; une société civile qui par-
ticipe au processus décisionnel ; les règles, La politique foncière internationale ou celle
normes, lois, procédures et comportements des bailleurs de fonds prend appui sur le
où les intérêts de l’Etat et des citoyens se re- dogme libéral, promouvant l’internationa-
joignent et où les ressources sont gérées de lisation, la privatisation et des règlemen-
manière participative, responsable et effi- tations favorables aux investisseurs, natio-
cace, permettant d’assurer les activités de naux ou étrangers, pourvoyeurs de capitaux.
l’État et des civils en vue de poursuivre des 80 % des terres rurales agricoles ne sont pas
objectifs communs de développement éco- officiellement enregistrées en Afrique3,
nomique et social. ce qui encourage l’adoption de nouveaux
cadres juridiques censés rationaliser l’oc-
12 TERRE, DÉVELOPPEMENT ET CONFLITS DANS LA RÉGION DES GRANDS LACScupation des terres et favorables à l’inves- ment vers les chefs coutumiers ou les sages
tissement des entreprises étrangères dans pour régler les questions liées à la proprié-
le foncier. Ces réformes consistent à enre- té ou à l’usage des terres au niveau local. La
gistrer les terres, les rendre commerciali- Banque mondiale reconnaît elle aussi que
sables et hypothécables. Cette tendance est les systèmes coutumiers et les systèmes
soutenue par les institutions financières in- formels de droits fonciers peuvent assurer
ternationales, et par la Banque Mondiale en pleinement le respect des droits de proprié-
particulier, appuyée par les autorités natio- té6. Dans la pratique, de nombreux conflits
nales. Les investissements privés et les ré- fonciers sont alimentés par la faillite des
formes foncières dans les secteurs de l’agri- cadres légaux, notamment dans la gestion
culture et extractif conduisent dans certains des usages parfois incompatibles de la terre
cas à l’accaparement de terres, privant les (élevage vs agriculture), mais aussi par la
communautés de leurs ressources fonda- coexistence entre droit formel et droit cou-
4 Pèlerin, É; Mansion, A. et
mentales, au détriment du développement tumier. La juxtaposition de ces droits en-
Lavigne Delville, P. (2011),
local et de la sécurité alimentaire. Les po- traîne parfois une concurrence entre les Afrique des Grands Lacs :
pulations rurales s’en trouvent fragilisées et titres fonciers formels délivrés par l’admi- droit à la terre, droit à
la paix. Des clés pour
les migrations vers les villes renforcées. nistration et les décisions prises par le pou- comprendre et agir sur la
voir coutumier. sécurisation foncière rurale,
Coll. Études et Travaux, série
Près de 80% des conflits en attente de ju- en ligne n° 30, Co-édition
gement devant les cours et les tribunaux Cette confrontation entre des droits de jure CCFD–Terre Solidaire
5 Ibidem
dans la région des Grands Lacs concernent (existant en vertu des lois formelles) et des
aujourd’hui l’accès à la terre. Il en est de droits de facto (existant dans les faits par la 6 World Bank (2007), Ag-
riculture for Development.
même des conflits devant les mécanismes coutume) se produit souvent dans les zones World Development Report,
informels de résolution des conflits en mi- en proie à un conflit ou sortant d’un conflit, World Bank, Washington.
lieux ruraux principalement (conseils de fa- l’arrivée de personnes déplacées étant par- 7 FAO (2003), Le régime foncier et
le développement rural
milles, sages des villages, églises, associa- fois source de grandes incertitudes quant au
8 Nyenyezi, B. A. Panati,
tions locales, ONG)4. Cette situation est en fait de savoir quels droits sont détenus ou O. M. (2014). « Dispositif »,
partie due au fait que les cadres juridiques devraient l’être par les nouveaux arrivants du jeu au sens. Programme
fonciers sont longtemps restés imprécis et ou les résidents déjà installés sur place7. La de sécurisation foncière
ou instrument du pouvoir-
inefficaces, renforçant ainsi l’insécurité fon- complexité de la situation et les risques de savoir au Burundi ? , dans
cière5. Des solutions juridiques orthodoxes litige peuvent prendre encore plus d’am- S. Marysse, F. Reyntjens
& S. Vandeginste (éds.),
apportées à ces problèmes dans les années pleur quand, par exemple, des terres sont L’Afrique des Grands Lacs.
1970 et 1980 ont renforcé un pluralisme attribuées à des entreprises étrangères Annuaire 2013 – 2014, Paris,
L’Harmattan, p.77-99.
institutionnel qui a amplifié les conflits. ou déclarées de propriété publique sans 9 Mudinga, E., Nyenyezi,
C’est notamment le cas en RDC, où le Code consultation préalable auprès des proprié- B. A. (2014). Innovations
foncier de 1973 reconnaît la multiplicité des taires coutumiers (dont les droits ne sont institutionnelles des acteurs
non étatiques face à la Crise
ayants droits sur la terre mais qui, en ne pourtant pas considérés comme illégaux). foncière en RDC : légitimité,
voulant exclure personne, mécontente tout Les communautés locales peinent à faire efficacité et durabilité en
question, dans : Reyntjens,
le monde (voir paragraphe 3). valoir leurs droits acquis selon la coutume, F. & Vandeginste, S. (éds.),
les titres de propriété formels prenant gé- L’Afrique des Grands Lacs.
Annuaire 2013-2014, L’Har-
Les cadres juridiques des pays de la région néralement pas sur les autres devant les tri- mattan, Paris, p.177-197.
sont caractérisés par la coexistence, sou- bunaux.
vent chaotique, entre ces nouvelles normes
juridiques issues du droit moderne, cen- Depuis les années 2000, les réformes juri-
sées rationaliser l’occupation des terres, et diques ont largement évolué vers un réfé-
le droit coutumier. En effet, l’accès à la terre rentiel de gestion foncière de proximité et
des ruraux pauvres est souvent fondé sur les plus rapide8. Cependant, celui-ci a très peu
coutumes et les pratiques. Les régimes fon- tenu compte des innovations institution-
ciers, comme en RDC et au Burundi, recon- nelles des acteurs locaux, ce qui pose des
naissent formellement les compétences du questions sur leur durabilité ou leur effecti-
droit coutumier à régir les droits collectifs vité9. Au Rwanda, pays le plus avancé dans
en ce qui concerne les pâturages, et celles le processus de réforme dans la région (voir
des droits privés exclusifs concernant les partie 2, par. 4), la remise en question des
parcelles agricoles et résidentielles. Autre- arrangements locaux et l’application bru-
ment dit, la population se tourne générale- tale d’un nouveau cadre juridique depuis
POUR UN ENGAGEMENT RENFORCÉ DE L’UE ET DE LA SUISSE DANS LE DOMAINE FONCIER AU RWANDA, AU BURUNDI ET EN RDC 13.Vous pouvez aussi lire