Ukraine: trois scénarios de fin de crise
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Ukraine: trois scénarios de fin de crise JEAN-SIMON GAGNÉ Le Soleil - Publié le 26 avril 2014 (Québec) L'épreuve de force entre la Russie et l'Ukraine va-t-elle déboucher sur une guerre? À défaut de pouvoir répondre avec certitude, Le Soleil propose aujourd'hui trois scénarios possibles pour l'avenir. En allant du plus optimiste au plus pessimiste. Prière de ne pas y voir une volonté de prédire l'avenir comme on le ferait à partir d'une boule de cristal. Seulement un exercice permettant d'évaluer les intérêts des forces en présence, pour mieux comprendre la suite des choses. Bonne lecture. Scénario 1: l'apaisement Dès le premier coup d'oeil, tous les professeurs d'économie se prononceront en faveur d'un apaisement rapide de la crise. Car si l'économie ukrainienne est en ruine, l'économie russe n'est pas non plus au sommet de sa forme. Le rouble a perdu 10 % de sa valeur depuis le mois de janvier. La Banque mondiale prévoit que l'économie russe reculera de 1,8 % en 2014. Même dans l'entourage du président russe, Vladimir Poutine, on ne cherche plus à minimiser l'ampleur de la fuite des capitaux provoquée par la crise. En l'espace de trois mois, 70 milliards $ auraient quitté le pays, pour aboutir sur des comptes à l'étranger. L'hémorragie pourrait atteindre 150 milliards $ si la crise s'aggravait. «C'est le prix à payer pour mener une politique étrangère indépendante», a déclaré Alexeï Koudrine, un ancien ministre des Finances. Selon lui, la population russe n'a pas encore pris connaissance des coûts reliés à la crise. Ces jours-ci, la popularité du président Poutine dépasse les 80 %. Mais à plus long terme, qui sait comment réagiront les Russes si la facture explose? N'exagérons rien. Tout le monde n'est pas terrorisé par les tensions entre la Russie et l'Ukraine. Loin de là. Des multinationales comme Shell, BP, Total ou ExxonMobil ont annoncé d'énormes investissements en Russie au cours des dernières semaines. «La crise? Quelle crise?» semblent dire les géants du pétrole. Le grand patron de BP, Robert Dudley, parle même de business as usual. À la fin, ceux-là font le pari que la Russie se contentera de jouer du muscle pour arracher un maximum de concessions à un gouvernement ukrainien aux abois. À croire
que Vladimir Poutine partage le credo de l'actuel maire de Chicago, Rahm Emmanuel : «Ne laissez jamais passer une crise sans essayer d'en tirer le plus de profit possible.» Peu importe. On fera les comptes plus tard. On sait seulement que l'annexion de la Crimée devrait coûter plus de 2 milliards $ par année au Trésor russe. Cette semaine, le New York Times s'amusait des débuts chaotiques de l'administration russe dans sa nouvelle province. Il était question d'une liste d'attente de plusieurs mois pour obtenir un passeport. Ou de procès reportés aux calendes grecques, en attendant que les juristes déterminent quelles lois restent en vigueur. Sans oublier cette anecdote qui raconte le désenchantement d'un investisseur russe, qui croyait être accueilli avec beaucoup d'enthousiasme patriotique dans la Crimée «libérée». Dès que le petit territoire devient russe, Monsieur se précipite pour acquérir un petit terrain avec vue sur la mer, pour 60 000 $. L'investisseur veut officialiser la transaction. Sauf qu'il n'y a plus d'administration publique pour enregistrer le changement de propriété. Ni de banque pour transférer l'argent. Le jour suivant, le rusé propriétaire lui demande 70 000 $. Vaguement inquiet, l'homme décide de rentrer à Moscou pour se procurer l'argent. À son retour, quelques jours plus tard, le terrain vaut désormais 100000 $. Monsieur veut boucler la transaction. Sauf qu'il n'y a toujours pas d'administration publique pour enregistrer le changement de propriété. Ni de banque pour acheminer de l'argent supplémentaire... Scénario 2: des affrontements, sans intervention directe de l'armée russe Le 25 mai, l'Ukraine élira un nouveau président, pour remplacer Viktor Ianoukovitch, renversé par un soulèvement populaire, en février. D'ici là, le pays est dirigé par un gouvernement provisoire, qui n'a guère de légitimité dans les régions plus russophones de l'est du pays. Dans plusieurs villes de l'est, des miliciens se sont emparés de bâtiments officiels. D'autres ont dressé des barricades. Comme ce fut le cas en Crimée, il est probable que l'armée russe leur fournit des armes et des munitions. Sans oublier les mercenaires.
Cette semaine, le département d'État américain a dévoilé des photos qui prouveraient l'implication russe. Les Américains s'intéressaient tout particulièrement aux allées et venues d'un soldat russe, aux allures de gros père Noël roux. Une première photo montre le colosse roux à Slaviansk, dans l'est de l'Ukraine, le 14 avril. Une deuxième suggère qu'il se trouvait en Crimée, au mois de mars. Enfin, sur une troisième image, on l'aperçoit dans les rangs de l'armée russe, lors de l'invasion de la Géorgie, en août 2008. Bref, cela s'appelle être toujours au mauvais endroit, au bon moment. À moins que ça ne soit l'inverse? Parfois, le subterfuge tourne à la farce. Le 6 avril, à Kharkov, des hommes armés et cagoulés, qui se présentaient comme «des gens du coin» voulaient s'emparer du siège de l'administration régionale ukrainienne. Plus ou moins renseignés, ils ont fini par s'introduire dans un bâtiment officiel. Ils allaient crier victoire, lorsqu'ils se sont rendu compte qu'il s'agissait du siège de... l'opéra. Malgré tout, l'Ukraine rit... jaune. Car le pire est peut-être à venir. Le mois dernier, le gouvernement ukrainien n'a pas bronché lorsque la Russie a avalé la péninsule de Crimée. Mais cette fois, la situation apparaît très différente. En Crimée, 70 % des citoyens voulaient devenir russes. Dans l'est de l'Ukraine, c'est l'inverse. Plus 70 % de la population ne veut pas faire partie de la Russie. Pour l'instant, la plupart des insurgés ne revendiquent pas le rattachement de leur province à la Russie. Du moins, pas ouvertement. Ils réclament la transformation de l'Ukraine en fédération, dans laquelle les provinces pourraient choisir leur langue officielle, leur gouvernement, leurs priorités économiques. Reste qu'aux yeux du gouvernement ukrainien, les projets de fédération ne constituent qu'une étape vers le démantèlement de leur pays. Une autre manière pour la Russie de continuer à tirer les ficelles. À Kiev, le discours officiel assimile les insurgés à des terroristes, qu'il faut «éliminer». À la fin, le gouvernement de Kiev prendra-t-il le risque de provoquer un bain de sang, qui pourrait précipiter une intervention de l'armée russe? Jusqu'ici, les révolutionnaires ukrainiens n'ont pas toujours affiché une subtilité excessive. À peine nommé, le gouvernement s'est empressé d'abolir une loi octroyant un statut de langue régionale au russe dans 13 des 27 provinces. On pouvait difficilement imaginer un plus mauvais sens du timing. Même la Russie ne rêvait pas d'un meilleur prétexte pour s'ingérer dans les affaires de l'Ukraine...
> Scénario 3: la guerre Pour l'instant, une guerre entre la Russie et l'Ukraine apparaît improbable. Sauf qu'en plaçant 40 000 soldats en état d'alerte à la frontière ukrainienne, la Russie a mis un doigt dans l'engrenage guerrier. Plus le bilan des violences s'alourdira, plus elle se sentira obligée d'intervenir, pour ne pas perdre la face. Une seule certitude. En cas d'affrontement direct, l'armée ukrainienne ne tiendra pas longtemps. Le budget militaire de la Russie dépassait 86 milliards $ en 2013. Celui de l'Ukraine barbotait autour de 2,8 milliards $. Trente fois moins. Le commandant suprême des forces alliées en Europe, le général Philip Breedlove, estime que les troupes russes pourraient atteindre leurs principaux objectifs en trois jours. Cinq au maximum. Il n'est pas impossible que l'OTAN ou les États-Unis fournissent une aide discrète à leurs alliés ukrainiens. Mais ces derniers ne doivent pas se bercer d'illusions. Dès 2008, l'OTAN avait renoncé à intégrer l'Ukraine dans ses rangs. Et pour cause. Plusieurs pays, notamment l'Allemagne et la France, ne voulaient pas s'engager à défendre l'Ukraine advenant une attaque russe! Le Royal United Services Institute, le principal forum britannique pour la défense et la sécurité, a échafaudé quatre scénarios de guerre. Au mieux, l'armée russe se contente d'une brève démonstration de force, pour faire accepter la séparation de quelques provinces. Au pire, les troupes russes s'engagent dans une offensive pour créer un corridor reliant l'est de l'Ukraine, la Crimée et peut-être la région russophone de Transnistrie, en Moldavie. Qu'importe le scénario. Pour l'Ukraine, la perte des territoires de l'est constituerait une véritable catastrophe. Les deux provinces les plus à l'est, qui forment la région du Donbass, constituent le coeur industriel et minier du pays. Environ le quart des richesses de l'Ukraine y sont produites... Du côté russe, même une victoire militaire décisive pourrait se transformer en revers économique. Cette fois, l'Union européenne ne pourrait pas se contenter de sanctions symboliques, peu importent les conséquences. Sachant que la moitié des exportations russes s'en vont vers l'Europe, le contrecoup pourrait se révéler brutal. Si l'Europe décrétait un embargo européen sur le gaz russe, une étude du département d'Économie de l'Université d'Oxford prédit une chute de 1,5 % du produit intérieur brut (PIB) de la zone euro, en 2015. Mais l'impact se révélerait encore plus dévastateur en Russie, avec une chute de 4,5 % du PIB.
Depuis des semaines, le président Vladimir Poutine prétend qu'il veut respecter le droit international. Il jure qu'il cherche seulement à protéger les populations russophones d'Ukraine. Sans arrière-pensée. Bon. On comprend les sceptiques. Le 22 février, le même Vladimir Poutine jurait aussi qu'il allait respecter les frontières de l'Ukraine. Trois semaines plus tard, il s'emparait de la Crimée... Pas étonnant que les Ukrainiens fassent circuler cette vieille blague, peut-être pour garder le moral. Question d'un fils à son père. «Papa, est-ce qu'il y aura la guerre?» «Non, fiston. Mais il y aura un tel combat pour la paix, que plus rien ne restera debout...»
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