Vidas negras importam : gestes protestataires et agentivité politique de la vulnérabilité à Rio de Janeiro - OpenEdition Journals

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Esclavages & Post-esclavages
                           Slaveries & Post-Slaveries
                           6 | 2022
                           Black Lives Matter : un mouvement transnational ?

Vidas negras importam : gestes protestataires et
agentivité politique de la vulnérabilité à
Rio de Janeiro
Vidas negras importam : Protesting gestures and political agency of
vulnerability in Rio de Janeiro
Vidas negras importam : gestos de protesta y agencia política de la
vulnerabilidad en Río de Janeiro
Vidas negras importam : gestos de protesto e agentividade política da
vulnerabilidade no Rio de Janeiro

Luar Maria Escobar

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/slaveries/6548
DOI : 10.4000/slaveries.6548
ISSN : 2540-6647

Éditeur
CIRESC

Référence électronique
Luar Maria Escobar, « Vidas negras importam : gestes protestataires et agentivité politique de la
vulnérabilité à Rio de Janeiro », Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 19 mai
2022, consulté le 05 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/slaveries/6548 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/slaveries.6548

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Vidas negras importam : gestes protestataires et agentivité politique de la v...   1

    Vidas negras importam : gestes
    protestataires et agentivité
    politique de la vulnérabilité à
    Rio de Janeiro
    Vidas negras importam : Protesting gestures and political agency of
    vulnerability in Rio de Janeiro
    Vidas negras importam : gestos de protesta y agencia política de la
    vulnerabilidad en Río de Janeiro
    Vidas negras importam : gestos de protesto e agentividade política da
    vulnerabilidade no Rio de Janeiro

    Luar Maria Escobar

1   À la suite de l’assassinat de l’africain-américain George Floyd, le 25 mai 2020 à
    Minneapolis, des milliers de personnes sortent dans les rues, aux États‑Unis et ailleurs,
    pour protester massivement contre le racisme et les violences policières. Rassemblé
    sous la dénomination Black Lives Matter (BLM), ce mouvement protestataire – et ses
    multiples manifestations dans le monde – se caractérise par l’usage d’un large
    répertoire d’actions symboliques, comme par exemple le fait de s’agenouiller, de
    s’allonger par terre, de marcher et de former des boucliers humains 1. Partout où ils
    sont utilisés, ces symboles et ces stratégies contestataires semblent, à première vue,
    produire les mêmes effets de sens et résulter d’une simple exportation de la grammaire
    gestuelle du mouvement états‑unien. Néanmoins, les dynamiques et les modes
    d’organisation à l’œuvre dans l’ensemble de ces manifestations s’avèrent révélateurs de
    contextes historiques et politiques divers, à l’intérieur desquels le racisme et
    l’antiracisme se manifestent de façon différenciées (Almeida 2021 : 21).
2   Dans cet article, la circulation transnationale de ce répertoire d’actions sera interrogée
    en examinant plus précisément les gestes des manifestants lors de la II e Marcha
    antirracista : Vidas negras importam (« II e Marche antiraciste : les vies noires comptent »)

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    qui s’est tenue à Rio de Janeiro le 7 juin 2020. Cette mobilisation fut organisée par le
    collectif Favelas na Luta (« Bidonvilles en Lutte »), mouvement de coalition rassemblant
    différentes favelas de cette ville, à savoir, celles de l’Alemão, d’Acari, de Parada de
    Lucas, de Duque de Caxias, de Cidade de Deus et de la Maré. Il s’agit de la deuxième
    action protestataire organisée par le collectif dans le sillage du mouvement états‑unien
    de 2020 – la première ayant été réalisée une semaine plus tôt, dans la zone sud de la
    ville, devant l’immeuble siège de l’État. De taille plus conséquente que la précédente, ce
    cortège a rassemblé près de 5 000 manifestant.es dans le centre‑ville 2, en grande partie
    composé.es de femmes et d’hommes noirs, non‑blancs3 et/ou d’habitant.es des régions
    périphériques de Rio4. Les analyses prendront appui sur un ensemble de documents
    audiovisuels ayant servi à la publicisation de cette manifestation, notamment à travers
    les réseaux sociaux que sont Facebook et Instagram. Six vidéos amateurs, diffusées en
    direct depuis le cœur de la manifestation par certains acteurs l’ayant organisée, seront
    plus particulièrement mises en avant5. Des sources photographiques issues d’internet et
    d’entretiens réalisés avec des militant.es ayant directement participé à l’organisation,
    ainsi qu’à la réalisation de l’évènement protestataire en question, seront également
    mobilisés.
3   BLM ayant pris le monde à témoin grâce à la diffusion de ses manifestations via les
    réseaux sociaux, il pourrait sembler que la grammaire visuelle de ce mouvement ait été
    adoptée telle quelle dans les manifestations brésiliennes qui nous intéressent.
    Cependant, si nos sources empiriques témoignent d’une indéniable circulation de ce
    répertoire d’actions états‑unien (Schneider 2017), leur lecture à l’échelle micro du geste
    des manifestant.es permettra de caractériser leurs spécificités dans le contexte social,
    politique et historique de Rio de Janeiro. Cette approche donnera la possibilité de
    penser l’agentivité6 particulière du geste, en d’autres termes, de regarder la manière
    dont celles et ceux qui le performent7 agissent sur ce contexte.
4   Comme l’a observé Isabelle Launay, la reprise d’un répertoire gestuel n’est pas
    réductible à la seule action de « reproduction ». Selon l’autrice, s’agissant de gestes, la
    reprise relève en grande partie d’un enjeu d’actualisation et de (ré)activation, car « elle
    est liée à l’acte qui les prend en charge à un moment donné dans un milieu donné »
    (Launay 2017 : 21). Dans cette perspective, saisir les nuances qui différencient et
    actualisent la puissance d’un geste militant, quand celui‑ci apparaît dans d’autres
    occasions et à travers d’autres rapports de force, suppose d’accorder une place centrale
    au contexte de sa reprise. À l’intérieur de cette dynamique étroite entre geste et
    contexte, les gestes ne demeurent jamais inaltérés même quand ils semblent identiques
    (Launay 2017 : 25). De ce fait, les gestes comme s’agenouiller, s’allonger par terre,
    marcher et former des boucliers humains prennent une valeur différente à
    Rio de Janeiro et à Minneapolis.
5   Cette approche du geste relève d’un positionnement théorique spécifique permettant
    de situer le champ de recherche dans lequel ce travail s’inscrit : celui des études en
    danse. À ce titre, nous entendons prendre appui sur une lecture phénoménologique des
    gestes (Roquet 2020) telles que les recherches en danse la déploient pour des objets
    proprement artistiques, mais aussi pour des évènements sociaux 8. En mobilisant les
    outils méthodologiques développés par le champ des études en danse – comme la
    description, l’analyse du mouvement, l’attention aux enjeux de spatialité et de
    temporalité, et aux effets de corporéité –, nous entendons nous inscrire dans le sillage
    des travaux qui remettent en question une visée purement sémiologique du geste.

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    Selon ce courant sémiologique, le geste serait, dans l’absolu, attaché à une signification
    (Roquet 2020 : 48) ; conception qui tend à négliger le rapport entre son sens et son
    contexte d’émission, ou encore avec le fond socio‑culturel sur lequel il s’étaye. Tel que
    nous le concevons, le geste est d’abord un évènement relationnel et, par conséquent,
    les informations qu’il charrie ne peuvent être signifiantes que si elles sont comprises
    dans leur contexte d’émission (Roquet 2020 : 49). Dans cette perspective, l’expressivité
    d’un geste n’équivaut pas à sa signification, mais désigne un phénomène qui tout à la
    fois informe et est informé, par les échanges sensibles d’un individu ou d’un groupe avec
    son milieu social, politique et culturel9. À cet égard, étudier les images de la IIe Marcha
    Antirracista sous l’angle du geste nous invite à aller au‑delà d’une analyse formelle du
    répertoire des actions militantes exportées des États‑Unis, pour privilégier un examen
    esthétique des enjeux politiques du contexte où le geste est repris et redistribué.
6   Ainsi, le contenu gestuel des images collectées sera répertorié et analysé à partir d’une
    perspective précise : l’articulation entre vulnérabilité et capacité d’agir dans les gestes
    protestataires et dans leurs dynamiques sensibles. En effet, lutter contre un système
    produisant et entretenant la vulnérabilité des populations noires, et leur exposition à
    une mort prématurée, est l’un des objectifs du mouvement BLM (Gilmore 2007 : 28 ;
    Page officielle de BLM). Cet article propose donc de montrer que, loin de nier leur
    vulnérabilité, ces gestes déployés pendant les actions protestataires à Rio mobilisent
    justement cette même vulnérabilité comme puissance d’action à part entière. C’est en
    plaçant la question de la « reprise » au cœur de cette « double valeur » de la
    vulnérabilité (Butler 2016a) que nous proposons de comprendre comment ces gestes
    ont produit au Brésil une forme d’agentivité politique spécifique qui se situe au‑delà de
    leur signification originelle. Pour ce faire, il s’agira tout d’abord de situer la
    manifestation dans son contexte social, politique et historique avant de réaliser une
    lecture minutieuse de ces gestes tels qu’ils ont été repris dans la II e Marcha Antirracista.

    « Génocide institutionnalisé »10 : contextualisation de
    la marche
7   Au Brésil, l’assassinat de George Floyd et sa forte médiatisation survient dans un
    contexte de crise économique, sociale, politique et institutionnelle fortement aggravée
    par la crise sanitaire du Covid‑19. Quatre ans après la destitution de la présidente
    Dilma Roussef, une femme élue démocratiquement, qui avait succédé à
    Luiz Inácio Lula da Silva, le pays est marqué par le retour au pouvoir de forces
    politiques conservatrices, culminant en 2018 avec l’élection d’un président
    ouvertement raciste, Jair Bolsonaro11. Si la gestion catastrophique de la crise sanitaire
    par Jair Bolsonaro a mis en évidence la vulnérabilité des populations noires et racisées
    vivant dans les périphéries et les favelas des grandes villes, elle a en même temps
    encouragé le soutien de ces populations par une plus large partie de la société civile
    brésilienne dans les manifestations BLM. Ces manifestations ont eu pour particularité
    de mettre en rapport incurie sanitaire et violences policières comme de véritables
    politiques de la mort engagées par le gouvernement contre les populations noires et
    pauvres du pays (Cruz Silva 2021).
8   Constitués pour la plupart de populations noires et non‑blanches, les districts urbains
    marginalisés furent plus touchés par la pandémie de Covid‑19 que les autres territoires
    brésiliens. Selon la Mapa Social do Corona réalisée en mai 2020 par l’Observatório das

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     Favelas, à Rio de Janeiro, le nombre de morts dû au coronavirus était deux fois plus
     élevé dans les favelas et dans périphéries urbaines. Bien avant et au‑delà de la
     pandémie, les populations vivant dans les favelas sont plus sujettes que d’autres à
     différentes formes de précarisation, qu’il s’agisse du domaine du travail, de la santé ou
     de la sécurité physique dans l’espace public (IBGE 2019). L’aspect le plus manifeste de
     cette situation apparaît dans la liste des milliers de victimes, majoritairement
     habitant.es de ces territoires, tuées ou blessées par la police chaque année en marge de
     ses opérations contre le narcotrafic. Les agents, invoquant souvent la légitime défense,
     demeurent la plupart du temps impunis par l’État. Selon Denise Ferreira da Silva, cette
     impunité est permise par un discours raciste et défensif qui fait de la simple présence
     d’un corps noir ou de la circulation au sein d’un territoire dit « noir » une situation de
     danger de mort (Silva 2019 :18).
9    Alors que la pandémie exposait davantage les populations faveladas 12 aux ravages du
     Covid‑19, les opérations policières dans les quartiers populaires de Rio, qui connaissent
     un essor notable depuis les années 1980, ne faiblirent pas. Durant les premiers mois de
     la pandémie, le nombre d’homicides commis par la police atteignit de fait un pic inédit
     depuis 1988, date depuis laquelle leur dénombrement existe. Ainsi, entre janvier et mai
     2020, 741 personnes ont été tuées, soit le chiffre le plus élevé du pays. L’année
     précédente, selon les informations diffusées par le Fórum Brasileiro de Segurança
     Publica (2020), 78% des 1814 personnes tuées par la police étaient des personnes
     catégorisées, dans ce rapport, comme noires ou non‑blanches. Dans ce même ensemble,
     43% avaient moins de trente ans. La semaine du meurtre de George Floyd, de violentes
     opérations policières menées dans différentes favelas à Rio font plusieurs victimes. Au
     Complexo de favelas do Alemão, treize personnes ont été tuées. Dans la favela do Salgueiro,
     à São Gonçalo, João Pedro, 14 ans, est mort par balles sous des tirs croisés alors qu’il
     jouait sur la terrasse de sa maison. Au Morro da Providência, le meurtre de
     Rodrigo Siqueira, 19 ans, a interrompu la distribution de colis alimentaires aux
     habitants par des ONG13. Ces évènements ayant fait écho pour les populations
     concernées aux revendications antiracistes internationalisées par le mouvement BLM,
     deux actions protestataires furent organisées sous la bannière de BLM dans la ville de
     Rio. La première, lancée sur les réseaux sociaux par le Coletivo Favelas na Luta –
      organisation formée par des militants issus de plusieurs favelas de Rio – consistait en
     un rassemblement le 31 mai devant le palais du gouverneur Wilson Witzel, connu
     notamment pour avoir préconisé la mobilisation de tireurs d’élite dans les favelas afin
     d’abattre à distance tout individu portant un fusil d’assaut 14. La deuxième, dont il est
     question dans cet article, se tint la semaine suivante au centre‑ville et où retentit le
     slogan : Nem de tiro, nem de covid, nem de fome ! O povo negro quer viver ! (Ni balle, ni covid, ni
     faim ! Le peuple noir veut vivre !)15.
10   Caractérisée par le croisement entre la lutte contre la surreprésentation des
     populations pauvres parmi les victimes du Covid‑19 et la lutte contre les violences
     policières, cette action protestataire a fortement contribué à rendre visible ce que le
     mouvement noir au Brésil désigne, depuis les années 1970, comme étant une politique
     d’État non déclarée, visant le « génocide du peuple noir » (Nascimento 1978). « Nous ne
     battrons pas en retraite alors que nos corps sont considérés comme les cibles de cette
     politique raciste, sexiste et génocidaire. Cet acte est notre soulèvement, nous ne serons
     plus tués : ni par la faim, ni par la balle, ni par la pandémie », lit‑on par exemple sur le
     dernier paragraphe de l’appel à manifester16. En effet, la dénonciation d’une « politique
     génocidaire » contre les populations noires est un jalon de l’histoire du mouvement

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     noir depuis la publication, en 1978, de l’ouvrage emblématique d’Abdias do Nascimento
     intitulé Le génocide du Noir brésilien. Processus d’un racisme masqué 17. Le chercheur,
     dramaturge et militant, y remettait en question le mythe de la démocratie raciale
     brésilienne, largement diffusé depuis les années 1930 (Almeida 2021 : 178). Contestant
     la thèse d’une identité nationale brésilienne exempte de conflits raciaux du fait d’un
     fort métissage (Azevedo 1975), Abdias do Nascimento pointait non seulement
     l’existence du racisme anti-noir, mais aussi le rôle structurel de la race dans l’inégalité
     des rapports sociaux. Ses travaux cherchent à démontrer que le « génocide du peuple
     noir », suivant ses termes, est l’un des aspects fondamentaux du racisme anti‑Noir au
     Brésil. L’emploi du terme de « génocide » chez Nascimento – telle qu’il est repris et
     utilisé à des fins tactiques et politiques depuis une quarantaine d’année par les
     militant.es des luttes antiracistes au Brésil –, fait référence de manière délibérément
     polémique au néologisme forgé en Europe par Raphaël Lemnkin lors de la Convention
     des Droits de l’Homme organisée par l’ONU en 1948 (Cruz Silva 2021). Selon
     Nascimento, ce « génocide » se manifeste en effet, depuis l’esclavage, à travers la
     tentative systématique de l’État de détruire et d’effacer « le peuple noir en tant
     qu’entité physique et culturelle » par des stratégies visant à limiter la croissance de la
     population noire (en réduisant, proportionnellement au nombre d’hommes, le nombre
     de femmes au sein des populations mises en esclavage), par la stigmatisation des
     cultures noires et africaines du pays, ainsi que par des politiques incitatives visant
     l’immigration de personnes blanches européennes afin de promouvoir un
     blanchissement de la population (Nascimento 1978 : 73).
11   En 2020, des intellectuel.elles, journalistes et juristes s’emparent de l’accusation et
     dénoncent un « génocide institutionnalisé » contre les populations les plus
     vulnérables18. L’articulation de cette notion de génocide avec la vulnérabilité des
     populations noires et faveladas a également constitué l’un des emblèmes du
     rassemblement protestataire du 7 juin 2020. Aux slogans emblématiques du
     mouvement états‑unien tels que Black Lives Matters et Stop Killing Us se sont ainsi
     ajoutées des pancartes liées à la réalité sociale, historique et culturelle du Brésil :
     « Dégage, Bolsonaro génocidaire » (Fora Bolsonaro genocida), « Le génocide a une couleur,
     une classe sociale et une adresse » (Genocídio tem cor, classe e endereço) et « Contre le
     génocide de la population noire » (Contra o genocídio da população negra). Cependant, les
     significations politiques du « génocide » dans le rassemblement en question ne se
     limitent pas à leur expression discursive dans la mesure où ces slogans furent
     également mis en espace et soutenus par des gestes.
12   Le mot génocide désignant l’anéantissement d’une entité collective, il est remarquable
     que les gestes de "vulnérabilisation" performés de façon synchronisée par les
     manifestant.es – s’agenouiller, s’allonger par terre, marcher et former des boucliers
     humains – matérialisent cette fragilité comme une condition collectivement partagée
     (Butler 2016b : 164). C’est justement parce que la vulnérabilité n’est pas envisageable
     comme condition individuelle au Brésil que ces gestes protestataires constituent une
     ressource à part entière pour une politique de résistance et de mobilisation : en
     d’autres termes, une ressource d’agentivité politique des populations noires et faveladas.
     Ainsi ne s’agit‑il pas seulement de la vulnérabilité au sens d’une vulnérabilité subie,
     mais d’une vulnérabilité ayant une « double valeur », pour reprendre l’expression de
     Judith Butler critiquant, ainsi que d’autres autrices, les approches réduisant la notion à
     sa dimension passive, ce qui ne permet pas de comprendre la puissance d’agir et
     d’affecter de la vulnérabilité (Boeringer et Ferrarese 2015 ; Butler, Gambe et Sabsay

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     2016 ; Gilson 2014). Afin de sortir de cette opposition binaire, Judith Butler propose de
     relier la vulnérabilité aux pratiques de résistance, pour la repenser en termes
     d’exposition délibérée des corps rassemblés dans l’espace public (Butler 2016b). Il s’agit,
     pour la philosophe américaine, de réfléchir à la manière dont la vulnérabilité s’inscrit
     dans le champ de l’action politique et ainsi, de relever le défi de penser la vulnérabilité
     comme un mode possible de résistance (Butler, 2016a : 6).

     Rejouer, déjouer la vulnérabilité : analyse des gestes
     protestataires
     Marcher

13   Pour la « IIe Marche antiraciste : les vies noires comptent », les manifestant.es se sont
     d’abord rassemblés sur l’avenue Presidente Vargas, la plus importante artère urbaine
     de Rio, devant le buste de Zumbi dos Palmares, chef de la « République noire de
     Palmares » (1597-1695) et symbole de la résistance des personnes mises en esclavage.
     Puis, ils ont défilé jusqu’à la place de l’église de la Candelária où, en 1993, huit jeunes
     hommes afro‑descendants et sans abris furent abattus par la police. Le trajet choisi
     constitue en soi un discours historique et symbolique, et c’est à partir de ce contexte
     spatial qu’il faut comprendre le sens politique des gestes performés pendant le
     rassemblement.
14   En reprenant le parcours inverse de la « Marche des Noirs contre la farce de
     l’abolition » (Marcha dos negros contra a farsa da abolição) du 11 mai de 1988, la
     manifestation de 2020 actualise sa critique de la Loi d’or de 1888 qui abolit
     juridiquement l’esclavage. Comme l’a souligné Flavia Rios (2012), la marche de 1988,
     cent ans après l’abolition et trois ans après la fin de la dictature militaire, demeure un
     moment fondateur du mouvement noir contemporain au Brésil. Selon l’autrice, la mise
     en place du « jugement d’un fait historique » (suggéré par le titre de la marche)
     s’accompagne du remplacement symbolique, dans l’esprit des manifestants et dans la
     mémoire collective, d’une princesse blanche – la princesse Isabelle du Brésil
     (1891‑1921) qui avait promulgué la Loi d’or – par un guerrier esclave, Zumbi, figure
     revendiquée par les mouvements protestataires des années 1980 19. Leader du Quilombo
     de Palmares, la plus grande communauté d’esclaves fugitifs du Brésil aujourd’hui situé
     dans l’État de l’Alagoas, Zumbi avait été élevé au rang de légende pour avoir résisté à la
     Couronne portugaise, jusqu’à sa mort en 1695 (Carvalho Soares 1999 : 117). 20 La place de
     la Candelária, où le rassemblement de 2020 se dispersa, réactive quant à elle la mémoire
     de la nuit du 23 juillet 1993, au cours de laquelle un groupe d’hommes encagoulés avait
     ouvert le feu sur une cinquantaine d’enfants des rues qui dormaient sur les marches de
     l’église. À la suite de l’événement meurtrier, connu sous le nom de la Chacina da
     candelária, une enquête avait révélé que la plupart des membres de ce groupe armé
     appartenait aux forces de l’ordre de Rio21.
15   Se rassembler autour du buste de Zumbi et marcher jusqu’à la scène d’un crime raciste
     contemporain, c’est traverser symboliquement l’histoire d’un pays marqué par toute
     une série de crimes commis contre les populations noires, notamment par l’État
     brésilien lui‑même. La persistance de nombreuses violences envers les populations
     noires au Brésil est ainsi mise en évidence dans le trajet. En faisant le choix de cette
     traversée spatio‑temporelle, les manifestant.es révèlent sur le sol de la ville une

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     histoire minorée et maintenue dans l’ombre du récit national. Occuper cet espace et
     emprunter collectivement ce trajet devient ainsi un moyen de revendiquer les
     symboles alternatifs de la lutte.
16   En effet, bien que marcher soit un usage très courant dans le répertoire d’actions des
     mouvements protestataires, le geste prend ici une dimension particulière. En termes
     biomécaniques, le mouvement de la marche se caractérise par la tension entre l’appui
     pris sur le sol et le fait de le repousser afin de pouvoir se soulever (Barded 2012 : 56).
     C’est à l’intérieur de cette même tension, à la fois physique et symbolique, que les
     militant.es retrouvent l'élan nécessaire pour s’ancrer sur le sol d’une histoire mineure
     et pour faire émerger ses récits. On pourrait dire que ce geste, formalisé à travers
     l’action de marcher et inscrit dans les dimensions spatiales de l’action protestataire,
     permet aux manifestant.es de se situer dans une narration tout en frappant le sol du
     pied, comme pour fissurer le bitume de « cracks » (Guattari 1987 : 1), à travers lesquels
     la mémoire des figures minorisées pourrait émerger. Celle de Marielle Franco –
      conseillère municipale, femme noire et favelada, qui fut assassinée en 2018 dans des
     conditions encore non élucidées par la justice –, dont le nom fut scandé pendant la
     marche « Marielle est présente » (Marielle presente), peut par exemple être citée.
17   Ce n’est pas la seule marche dans laquelle on peut voir cette manière de raviver des
     mémoires minoritaires. Lors des défilés du carnaval 2019, l’une des plus anciennes et
     des plus prestigieuses écoles de samba, Mangueira, a ainsi sommé le peuple brésilien de
     réviser son histoire au son de la samba enrredo22 intitulée « Histoires pour bercer des
     adultes » (Histórias para ninar gente grande) :
          Mangueira, enlève la poussière des sous‑sols.
          Oh, faites place à vos héros du barracão23 (…)
          Brésil, ma négo24, laissez‑moi vous dire
          L’histoire que l’histoire ne raconte pas (…)
          Mangueira est arrivée avec des vers que le livre a effacés
          Depuis 1500, il y a eu plus d’invasions que de découvertes (…)
          Derrière le héros encadré
          Femmes, tamoios25, métis
          Je veux un pays qui n’est pas dans le portrait (…)
          Brésil, il est temps d’écouter les Marias, Mahins, Marielles, Malês 26
18   Cette samba enrredo, créée en 2019 à la suite de l’arrivée au pouvoir du président
     Jair Bolsonaro, rend hommage aux acteur.rices et aux histoires oubliées des grands
     ouvrages classiques et, comme on peut le voir dans le dernier vers cité, à
     Marielle Franco.

     Former des boucliers humains

19   Dans l’appel à manifester lancé par les organisateurs de la deuxième marche, il est
     précisé que celle‑ci doit se dérouler « selon un modèle historique, par rang 27 ». On
     observe pourtant sur les vidéos que cette disposition spatiale prédéterminée prend en
     plus, dans les rues de Rio de Janeiro, un contour particulier. Lorsque les militant.es se
     sentent menacés par la présence ostensible des forces de l’ordre encerclant la
     manifestation vers la fin de la marche, des changements sont introduits dans
     l’organisation de l’espace. À l’aide d’un mégaphone, les manifestant.es s’organisent
     entre eux afin de mettre en place une réorganisation stratégique du groupe : les
     personnes blanches sont invitées à se positionner au premier rang, sur la ligne suivante
     sont placés les avocats et, derrière eux, se rassemblent les manifestant.es noir.es,

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     c’est‑à‑dire le groupe le plus ciblé par la police. Ce type de partage de l’espace donne à
     voir à la fois l’existence d’un commun reliant les manifestant.es dans les rues et les
     découpages qui définissent leurs places dans la lutte. Ces lignes consécutives forment
     des espèces de boucliers humains, des barrières de protection à travers lesquelles
     s’installe une dynamique d’apparitions et de disparitions entre les participant.es. Dans
     une manifestation contre le « génocide de la population noire 28 », paradoxalement, les
     Noir.es ne peuvent avancer dans le cortège de tête, précisément en raison du fait qu’ils
     sont déjà en première ligne en tant que cibles principales des violences policières.
     Donner de la visibilité à la lutte contre le « génocide de la population noire »
     (Nascimento 1978) suppose donc d’avoir recours à des stratégies spatiales collectives de
     protection de cette même population. La structure en rang n’est donc plus seulement
     une manière historique d’organisation de la foule, mais bien un dispositif mobile
     d’action, permettant la protection des groupes vulnérables participant au mouvement
     protestataire.
20   Avant que les manifestant.es n’atteignent la place de la Candelária, un barrage policier
     s’impose à eux. Empêchés de poursuivre leur déplacement, ils font face au cordon de
     police. L’arrêt imposé par les forces de l’ordre ne les a pas empêchés de continuer à
     marcher ensemble. Debout, devant les policiers, ils commencent à frapper le sol du
     pied, à faire du sur place, comme pour affirmer leur existence, ou encore, comme une
     tentative de marquer sur le bitume la pesanteur des vies vécues sous la menace de la
     mort. Ainsi, loin d’être un moment de paralysie, l’arrêt permet le déploiement d’une
     véritable force d’action : les manifestants se mettent en rangs en adoptant la même
     formation que les policiers qui leur font face, cherchant ainsi à renverser
     symboliquement le pouvoir répressif qui fait barrage à leurs actions et à leurs
     revendications. Dans cette dynamique, ce ne sont plus les policiers qui empêchent le
     mouvement des manifestant.es, mais les manifestant.es qui s’imposent sur le chemin
     des policiers dans le but d’affirmer leur existence individuellement et collectivement,
     devant eux.

     S’agenouiller

21   En faisant toujours face au cordon policier, les manifestant.es alignés les uns à côté des
     autres commencent à scander en chœur des mots dirigés directement à l’oppresseur
     positionné devant eux : « Sans hypocrisie, la police tue des Noirs tous les jours » (Sem
     hipocrisia a polícia mata negro todos os dia) ou encore « Ce n’est pas fini, ça va finir, je veux
     la fin de la police militaire29 » (Não acabou, vai acabar, eu quero o fim da polícia militar).
22   Lorsque la montée sonore des voix arrive à son apogée, un mouvement de groupe
     s’effectue : de manière désordonnée, les manifestants abandonnent la posture debout et
     se rapprochent du sol pour poser un genou à terre. Non exclusif à la manifestation
     brésilienne, ce geste se retrouve dans de nombreuses autres actions protestataires
     faites au nom de BLM. S’il est devenu, en 2020, l’un de ses symboles, il est important de
     souligner qu’il s’inscrit dans l’histoire longue des luttes des populations noires et
     discriminées. On pense en particulier à l’emblème de la société abolitionniste de
     Londres, sur lequel l’image d’un esclave chargé de chaînes demande à genoux sa
     liberté ; à l’agenouillement de Martin Luther King pour prier en 1965 dans les rues de
     Selma en Alabama ; ou encore au footballeur américain Colin Kaepernick qui, en 2016,
     se soustrait à l’obligation de rester debout pendant l’hymne national des États‑Unis en

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     posant son genou à terre30. Retracer l’historique de ce geste oblige les chercheur.es à se
     confronter à un processus à la fois de continuité mais aussi de détournement esthétique
     et politique du genou à terre, aspects que nous n’aurons pas l’occasion d’aborder dans
     le présent travail. Si, dans ces différents contextes de lutte contre le racisme, le geste de
     s’agenouiller est éminemment polysémique, c’est que son caractère ambigu, entre
     soumission et force, vulnérabilité et résistance, permet justement l’actualisation de
     significations multiples.
23   Face à ceux qui les répriment et les empêchent d’arriver à la place de la Candelária, les
     manifestant.es décident de s’agenouiller. Lorsque les militant.es se plient devant les
     policiers, et que ces derniers restent debout, un changement dans l’équilibre de
     l’espace s’opère. Ce déséquilibre spatial met en scène un enjeu de pouvoir entre les
     vulnérables et les cuirassés : ceux qui restent debout – la police militaire brésilienne,
     l’une des corporations les plus mortifères du monde31 – exercent le pouvoir de mort sur
     ceux qui s’agenouillent, les personnes racisées32. S’agenouiller devant les policiers
     pourrait ainsi apparaître comme la simple réaffirmation de la fragilité d’un groupe face
     à un autre, ou encore comme un geste de renoncement dans sa capacité d’agir (Butler
     2016b : 234). On observe pourtant qu’en s’adressant aux policiers, le geste du genou à
     terre produit un effet de rétroaction : il permet aux manifestant.es d’affirmer un
     face‑à‑face avec l’oppresseur, mais aussi de se relier entre eux. En ce sens, se rendre
     encore plus vulnérable face à la police ne configure pas seulement un geste de
     différenciation entre les deux groupes en confrontation, mais aussi un geste
     d’appartenance. Lorsqu’ils mettent les uns après les autres le genou à terre, les
     individus s’affirment en tant que groupe : un groupe davantage exposé à la pauvreté, à
     la mort prématurée et aux violences policières. Cet emploi stratégique du genou à terre
     manifeste la vulnérabilité comme une condition partagée, ce qui remet immédiatement
     en question une conception de la vulnérabilité en tant qu’attribut ontologique ou en
     tant que disposition épisodique d’un corps singulier (Butler 2016b : 164). Loin de
     supprimer de la scène contestataire les expériences de vulnérabilité économique et
     sociale auxquelles ils sont soumis quotidiennement, les manifestants à genoux
     s’emparent de cette vulnérabilité individuelle pour la mobiliser en tant que force
     d’action politique. Plus précisément, comme l’a souligné Judith Butler, la vulnérabilité
     se manifeste comme une condition « socialement induite », comme un effet politique
     distribué de manière inégale à travers et par un fonctionnement différentiel du pouvoir
     (Butler 2016a : 5 ; 2016a : 25). C’est par le moyen de cette spatialité symbolique, oscillant
     sans cesse entre « vous » et « nous », entre bataille et fraternité, que la vulnérabilité
     performée par les manifestants à travers le genou à terre se transforme en
     dénonciation, en cri de guerre, en acte de solidarité, en témoignage : en force
     mobilisatrice potentiellement efficace dans une mobilisation politique.

     S’allonger par terre

24   Le cadre, jusqu’alors formé par un face‑à‑face entre la police militaire et les
     manifestant.es, est brisé par le mouvement des militant.es qui peu à peu traversent le
     cordon policier afin d’accéder à la place de la Candelária. Cette traversée est permise
     par l’intervention des avocats engagés dans l’organisation de l’évènement : c’est après
     avoir négocié avec la police que le groupe a la permission d’atteindre la place. La
     traversée des manifestant.es reconfigure l’organisation spatiale de l’action
     protestataire. Une fois rassemblé.es sur la place, les militant.es se positionnent en

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     cercle tandis que les forces de l’ordre entourent la foule en formant quatre rangées
     perpendiculaires, comme un enclos carré au sein duquel les manifestants réalisent
     collectivement l’action qui donnera fin à la manifestation : celle de s’allonger par terre.
25   Comme pour le genou à terre, cette forme de contestation se retrouve dans de
     multiples actions protestataires réalisées au nom de BLM. Le geste spécifique de
     s’allonger par terre trouve néanmoins son origine dans un contexte différent : celui des
     die‑in, coordonnés par le collectif new‑yorkais ACT‑UP (Aids Coalition to Unleash
     Power) à la fin des années 1980. L’action avait été engagée pour dénoncer le peu de
     recherche sur le virus du VIH, ainsi que les discriminations envers les personnes
     infectées. Selon la chorégraphe et chercheuse américaine Susan Leigh Foster, la
     puissance d’action de ce geste de dénonciation réside dans le passage des corps de la
     position verticale à la position horizontale : les manifestant.es rejouent le passage de la
     vie à la mort (Foster 2003 : 403). À Rio comme à New York, le fait de rejouer, de se jouer
     de la mort sous‑tend l’agentivité politique de ce geste. Néanmoins, son expressivité et sa
     dimension symbolique restent liées au contexte social, politique et historique dans
     lequel il est effectué. Lorsqu’il est performé par les populations faveladas de Rio de
     Janeiro sur la place de la Candelária, le die‑in prend une nuance et une tonalité
     particulière.
26   Grâce aux enregistrements vidéo réalisés par les manifestant.es, on peut observer les
     moments qui précèdent la réalisation du die‑in. À l’aide d’un mégaphone, l’un des
     organisateurs se place au centre du cercle et s’adresse à celles et ceux qui l’entourent :
     « J’invite tout le monde à se mettre par terre en silence […]. C’est la position de ceux qui
     vont venger la mort de George Floyd et de Miguel33 ». Les manifestant.es se regroupent
     alors au centre du cercle et commencent à s’allonger au sol, les un.es après les autres,
     jusqu’à recouvrir entièrement le terre‑plein au centre de l’avenue Presidente Vargas.
     Le dos plaqué contre le bitume, ils forment, sous les yeux de ceux qui restent debout,
     un rassemblement de corps « abattus ». Sur ces corps encore en vie et simulant la mort,
     reposent ou se détachent des pancartes sur lesquelles figurent les noms ou les photos
     des victimes du racisme au Brésil, figurant les pierres tombales d’un cimetière. La
     mémoire de Miguel, 5 ans († 2020) ; João Pedro, 14 ans († 2020) ; Agatha, 8 ans († 2019)
     s’ancre dans le corps des vivants qui résistent tout en rejouant ces morts tel un moyen
     de dénoncer l’aspect systémique de ces évènements meurtriers.
27   Le fait que les tombes des assassiné.es soient creusées, pour ainsi dire, dans la masse
     des corps des manifestant.es, permet de pointer non pas une collection de faits divers,
     mais les occurrences d’un phénomène systémique, renforcées par la spatialité
     construite dans la multitude des manifestant.es allongé.es par terre. Contrairement à
     l’organisation spatiale du genou à terre, où les personnes étaient ordonnées par file, les
     corps allongés sur la place ne disposent pas d’un espace organisé. Ils sont agglomérés,
     parfois même avec des parties du corps qui se touchent ou se chevauchent comme des
     cadavres dans un charnier. Cet élément ajoute une nuance subtile à ces morts auxquels
     les manifestant.es font référence : il s’agit précisément des morts anonymes, des morts
     indignes d’être pleurées (Butler 2010), à savoir des Noirs, des habitants des favelas ou
     des régions périphériques aux grandes villes. Bien que le die‑in rende hommage aux
     personnes assassinées, il se révèle aussi comme un moyen de dénoncer les rapports
     entre le pouvoir et la mort, entre le deuil public inégalement partagé et la « politique
     génocidaire34 » à l’œuvre dans la ville de Rio de Janeiro. C’est un autre sens encore du
     geste, mais proche, que l’on retrouve dans les mots de Daiene Mendes, une des

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     porte‑parole du Movimento Favelas na Luta. D’après elle, ce moment de la
     manifestation est représentatif de la vie quotidienne des noirs favelados : « Tout le
     monde s’est allongé sur le sol, parce que c’est comme ça que nous sommes tous les jours
     dans la favela, avec nos corps noirs sur le sol » 35.

     Conclusion
28   À partir d’un corpus de gestes extraits de vidéos diffusées en direct de la manifestation
     IIe Marcha antirracista : vidas negras importam, ce travail a proposé une réflexion sur la
     circulation transnationale du répertoire d’actions symboliques identifiée à BLM, en se
     focalisant notamment sur ce qui permet de restituer leur agentivité politique, lorsque
     ces actions surviennent dans les rues de Rio de Janeiro. En adoptant le geste comme
     prisme analytique, nous nous sommes inscrits dans une démarche d’ordre esthétique.
     Grâce à une analyse du geste, il a ainsi été permis d’éclairer certains enjeux de l’action
     collective. Si ce répertoire d’actions symboliques repris hors de son contexte
     « d’origine » demeure attaché aux revendications de BLM, la puissance d’action de ces
     gestes ne peut être saisie que dans leur contextualisation spatiale, temporelle et
     formelle, puisque ce sont ces coordonnées spécifiques qui fabriquent l'agentivité du
     geste dans une situation socio‑politique donnée. Cette approche a de ce fait permis de
     réfléchir à la manière dont les militant.es à Rio ont recouru au geste comme une
     stratégie pour tantôt rejouer, tantôt déjouer leur condition de vulnérabilité. À travers
     leurs gestes, la vulnérabilité des manifestant.es opère à la fois comme dénonciation des
     « politiques génocidaires » (Nascimento 1978) de l’État – pour reprendre la formule des
     militant.es – et comme force politique de résistance des populations noires et faveladas
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(dernier accès en octobre 2021)

NOTES
1. D’autres gestes caractéristiques du mouvement Black Lives Matter, qui ne rentreront
pas dans nos analyses, existent comme le « Hands up don’t shoot » ou encore le poing
levé, symbole de solidarité et de soutien. Pour une analyse esthétique et politique des
stratégies visuelles employées par Black Lives Matter, voir Schneider (2017) et pour une
histoire du « poing levé » voir Burrin (1986).
2. Journal Almapreta du 7 juin 2020. Disponible sur : https://almapreta.com/sessao/
cotidiano/manifestacoes-por-vidas-negras-reunem-cerca-de-5-mil-pessoas-no-rio-de-
janeiro (dernier accès en octobre 2021).
3. Formée par une population d’indigènes, d« Afro‑Brésiliens », de « blancs » et de
« métisses », entre autres, la population brésilienne est marquée par une vaste
« modulation chromatique » et, à la différence des États‑Unis, l’exclusion raciale liée à
ces « colorations ne se réduit pas à la bipolarité Noir/Blanc » (Cocco, Negri 2005 : 55). Si
durant l’esclavage, la couleur de peau et la race étaient des opérateurs légaux de
domination et d’exclusion, leurs effets perdurent encore socialement de nos jours, dans
la mesure où elles permettent la valorisation ou la stigmatisation d’un groupe et/ou
d’une culture donnée. C’est la raison pour laquelle le choix d’utiliser la désignation de
« noir » a été faite, mais aussi celle de « non‑blanc » car les populations qui ne sont pas

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