ENTREPRISES ET DROITS HUMAINS - argumentaire en 10 points pour débattre en faveur d'une régulation contraignante des activités des entreprises ...
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ENTREPRISES ET DROITS HUMAINS argumentaire en 10 points pour débattre en faveur d’une régulation contraignante des activités des entreprises Traité des Nations Unies, directive victimes de leurs abus, ce guide pé- européenne, lois nationales : après dagogique répond aux principaux ar- des années de mobilisation, l’agen- guments avancés par les opposants da politique semble enfin converger à une législation contraignante en vers l’idée qu’un cadre est nécessaire matière de droits humains, sociaux pour réguler les activités des entre- et environnementaux. prises à l’échelle internationale. Dans #StopBusinessImpunity un débat qui promet d’être mené à couteaux tirés, et afin d’assurer l’adoption de normes ambitieuses et aptes à rééquilibrer le rapport de force entre les entreprises et les
TABLE DES MATIÈRES Introduction De l’urgence d’encadrer les activités des entreprises de manière contraignante p. 4-6 Lexique Comprendre pour mieux défendre p. 7 Argumentaire en 10 points pour contrer l’opposition à une législation ambitieuse sur le devoir de vigilance Argument 1 | Tant que les entreprises respectent les lois locales, il n’y a pas lieu de mettre en cause leur responsabilité. Il incombe aux gouvernements des pays producteurs d’augmenter, par exemple, le salaire minimum légal. p. 8-9 Argument 2 | Les entreprises sont déjà très affaiblies par la crise sanitaire : ce n’est pas le moment de leur imposer de nouvelles obligations mais plutôt de les aider à surmonter la crise. p. 10-12 Argument 3 | Il vaudrait mieux poursuivre le travail entamé avec les Principes directeurs des Nations unis. L’élaboration de normes contraignantes est superflue et risquerait de compromettre la mise en œuvre de ces normes volontaires qui sont largement admises, tant par le secteur privé que par les États p. 13-15 Argument 4 | De nombreuses entreprises mènent déjà des audits afin de contrôler les conditions de production des entreprises. Il n’y a donc pas besoin de nouvelles normes contraignantes. p. 16-18 Page 2
Argument 5 | On ne peut exiger des entreprises de contrôler l’entièreté de leur chaîne de valeur, celles-ci ont trop peu de levier d’action sur le bout de leur chaîne de valeur. Il faudrait limiter la responsabilité des entreprises à leurs filiales et à leurs fournisseurs principaux. p. 19-20 Argument 6 | Les travailleur • euses de l’industrie du vêtement ne bénéficieront pas de ces législations. Ils et elles ne sont, en fin de compte, pas des employés directs des marques et des enseignes de vêtements. p. 21-23 Argument 7 | Nous devrions prendre des mesures sectorielles plutôt qu’adopter une approche holistique. p. 24-25 Argument 8 | Une loi sur le devoir de vigilance risque d’être extrêmement lourde à mettre en œuvre pour les PME. Celles-ci ont peu d’influence sur leur chaîne de valeur et n’ont pas les moyens de mettre en place leur devoir de vigilance. p. 26-28 Argument 9 | Les entreprises vont simplement déplacer leur siège social vers d’autres régions où il n’existe pas de législation sur les droits humains et l’environnement. p. 29-30 Argument 10 | Les entreprises répercuteront leurs efforts sur le client. Tout deviendra plus cher. p. 31-32 Conclusion p. 33 Bibliographie p. 35 Page 3
DE L’URGENCE D’ENCADRER LES ACTIVITÉS DES ENTREPRISES DE MANIÈRE CONTRAIGNANTE Déforestation, accaparement juridiques de plus en plus com- des terres, conditions de tra- plexes, course à la délocalisa- vail dangereuses et salaires de tion de la production vers des misère, etc., les exemples de pays où les normes sociales et graves violations des droits environnementales sont parti- humains et environnementaux culièrement faibles, chaîne de impliquant des entreprises se valeurs étendues et recours à la sont multipliés ces dernières sous-traitance à outrance, etc., décennies. Force est toutefois sont autant de facteurs rendant de constater que, lorsque des le contrôle des entreprises par entreprises sont impliquées les États extrêmement diffi- dans de graves abus de droits cile. Cette impunité de fait dont fondamentaux, leur responsa- jouissent aujourd’hui les en- bilité n’est que très rarement treprises menace la réalisation engagée et, lorsque c’est le cas, pleine et effective des droits souvent au prix d’années de humains, particulièrement ceux luttes et de parcours semés des plus fragiles. d’embuches. Structures Page 4
Ce triste constat a amené les États relève toujours autant du parcours et les Organisations Internationales du combattant. C’est pourquoi les à adopter des normes visant à en- organisations de la société civile courager les entreprises à respecter se battent depuis des années pour les droits humains au cours de leurs que des normes contraignantes activités, telles que les Principes di- encadrent leurs activités et per- recteurs de l’OCDE à l’intention des mettent aux victimes de leurs abus entreprises multinationales – dont d’obtenir réparation pour les dom- la première version a été adoptée en mages qu’elles ont subis. 1976 ! – et les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux en- Traité des Nations Unies, direc- treprises et aux droits de l’Homme. tive européenne, lois nationales ; Conscientes de l’impact négatif de après plusieurs décennies de lutte, ces scandales pour leur image, les l’agenda politique semble – ENFIN ! entreprises ont elles-mêmes adopté – converger vers la même idée : un des normes volontaires, telles que cadre légal contraignant est néces- des codes de conduites, par les- saire pour réguler les impacts des quels elles s’engagent à respecter et entreprises sur les droits humains à faire respecter les droits humains et l’environnement. Si le principe dans leur chaîne de valeur. d’un devoir de vigilance contrai- gnant semble avoir percé les portes Toutes ces mesures sont cependant des organisations internationales non-contraignantes, et c’est là que ainsi que de certains États et entre- le bât blesse. En effet, dix ans après prises, le contenu et l’étendue de ce l’adoption des Principes direc- devoir reste à définir et la lutte pro- teurs des Nations Unies, et plus de met d’être rude. Les entreprises se quarante ans après l’adoption des battront certainement contre l’adop- premiers Principes directeurs de tion de normes contraignantes en l’OCDE, les abus des droits fonda- matière de droits humains, sociaux mentaux résultant des activités des et environnementaux et veilleront à entreprises n’ont pas cessé. Engager ce que leur devoir de vigilance soit le leur responsabilité en cas d’abus plus limité possible. Le devoir de vigilance des •• Concerner tous les secteurs et entreprises doit, à minima s’attaquer aux impacts sociaux et environnementaux des activi- •• Être contraignant tés des entreprises de manière •• Prévoir la responsabilité civile systémique et/ou pénale des entreprises en •• Être transparent cas de manquement à ce devoir •• Prévoir des mécanismes de •• Concerner toutes les entreprises, réparation et ouvrir des voies de peu importe leur taille recours dans les pays d’origine •• S’appliquer à toute la chaîne de aux victimes des abus des entre- valeur des entreprises prises Page 5
Seules des normes contraignantes sont aptes à rééquilibrer le rapport de force entre les entreprises, les États et les victimes de leurs abus. L’exemple de l’industrie de l’habille- ment soulève des problèmes que l’on retrouve dans tous les secteurs. Il témoigne de l’urgence d’agir afin de protéger l’effectivité et l’universalité des droits humains. Comment participer à ce débat et porter ce plaidoyer ? Comment faire bouger les lignes et garantir le res- pect des droits fondamentaux de millions de femmes et d’hommes, partout dans le monde ? Comment se saisir de tels enjeux ? En partant du cas de l’industrie de l’habillement, exemple patent de la structure de l’économie mondia- lisée et de ses conséquences délé- tères, ce guide en dix points ambi- tionne de répondre aux principaux arguments avancés par les oppo- sants à une législation contrai- gnante ou qui chercherait à en af- faiblir la teneur, afin de garantir le respect des droits humains, sociaux et environnementaux tout au long de la chaîne de valeur des entreprises. S’il est clair que les entreprises doivent agir, il est grand temps que les gouvernements mettent en place un cadre juridique qui les y oblige ! Page 6
LEXIQUE : COMPRENDRE POUR MIEUX DÉFENDRE Devoir de vigilance légales contraignantes dont l’irres- pect ou l’inexécution peut entraî- Le devoir de vigilance en matière de ner la responsabilité juridique des droits humains et d’environnement parties concernées et dont l’exécu- correspond à l’obligation faite tion peut être demandée devant un aux entreprises de faire preuve tribunal. Ces dernières décennies, de diligence raisonnable dans la régulation des activités des toutes leurs activités et tout au entreprises en matière de droits long de leur chaîne de valeur. C’est humains et d’environnement s’est un processus que les entreprises principalement développée à tra- doivent mettre en œuvre, continuel- vers des instruments dits de soft lement, pour identifier, prévenir, law. On peut notamment citer les atténuer, faire cesser et réparer tout Principes directeurs de l’OCDE et les abus potentiel ou effectif des droits Principes directeurs des humains, sociaux et des normes Nations Unies. environnementales, tout au long de leur chaîne de valeur. Responsabilité sociale des entreprises ( RSE ) Chaîne de valeur La Commission européenne défi- La chaîne de valeur inclut toutes nit la RSE comme « l’intégration les entités ( par exemple les fournis- volontaire par les entreprises de seurs, les sous-traitants, etc. ) avec préoccupations sociales et envi- lesquelles l’entreprise entretient une ronnementales à leurs activités relation commerciale, du fait que les commerciales ». La RSE est l’ap- dites entités : proche défendue par la plupart des entreprises. Aussi, à l’heure 1. fournissent des biens ou des ser- actuelle, la plupart des initiatives vices ( y compris des services en matière de droits humains et financiers ) qui participent à d’environnement sont donc le fruit l’élaboration des produits ou des des entreprises elles-mêmes. Elles services de l’entreprise ; édictent leurs propres codes de 2. reçoivent des produits ou des conduite, mettent en place et paient services ( y compris des services des audits et des procédures de financiers ) de l’entreprise. rapportage, développent des activi- tés caritatives pour compenser les éventuels impacts de leurs activités, Soft Law Versus Hard Law etc. Ces mesures ne sont cependant pas contraignantes mais bien volon- Le terme soft law est utilisé pour taires. désigner des accords, principes ou déclarations qui ne sont pas juri- diquement contraignants et qui re- flètent des engagements volontaires dont l’irrespect n’est pas sanctionné. On l’oppose au terme hard law, qui renvoie quant à lui à des obligations Page 7
ARGUMENT 1 | Tant que les entreprises respectent les lois locales, il n’y a pas lieu de mettre en cause leur responsabilité. Il incombe aux gouvernements des pays producteurs d’augmenter, par exemple, le salaire minimum légal S’il est vrai qu’il incombe avant les enjeux de pouvoir qui existent tout aux États producteurs de faire entre des acteurs économiques tels respecter les droits humains sur leur que les marques et enseignes de territoire, dans une économie globa- mode donneuses d’ordre et les États lisée, il est important de reconnaitre de production. NIKE 249,7 LVMH 319 105 Mi milliards milliards USD[1] 122 Mi USD[2] INDITEX 92 MI 2017 PIB 2017 Valeur marchande Bangladesh Nike, Inditex et LVMH [1] [2] Les violations des droits des la concurrence tant entre les États travailleur·euses de l’industrie de qu’entre les fournisseurs. Les entre- l’habillement : les conséquences du prises du secteur de l’habillement business model de la fast fashion choisissent consciemment de pro- autant que de la faiblesse des duire dans des pays à bas salaires. réglementations locales Sous la pression des marques et des enseignes, les gouvernements Le business model de l’industrie du des pays producteurs, soumis à vêtement repose sur une grande rude concurrence, maintiennent les flexibilité dans le choix des four- salaires à un bas niveau dans le but nisseurs et des pays producteurs, de créer ou de protéger des emplois, couplé à une pression toujours d’augmenter les niveaux d’exporta- plus grande sur les prix créant de tion et de stimuler le PIB [3]. Page 8
Reconnaître la responsabilité des des acteur • rices à part entière de ce entreprises dans les abus développement. systémiques des droits humains Les Principes directeurs imposent Une législation imposant aux entre- déjà aux entreprises de respecter prises de respecter les standards les droits humains malgré l’ab- internationaux en matière sociale sence de lois locales protectrices et environnementale permettrait de ces droits de rééquilibrer le rapport de force existant entre les géants de l’habil- Les Principes directeurs des Na- lement et les pays producteurs. Sur- tions Unies sont très clairs sur la tout, une telle législation reconnaî- question : le fait que certains gou- trait l’impact négatif des pratiques vernements ne protègent pas – suf- d’achat de ces entreprises sur les fisamment – leurs populations ne droits des travailleur • euses et les dégage pas les entreprises de leur obligerait à revoir leur copie. obligation de respecter les droits humains. Les entreprises doivent, Une pression en moins sur les États selon ces principes, respecter les pour laisser place au dialogue droits humains, le droit du travail social et l’environnement tout au long de leurs chaînes de valeurs ; lorsque les Légiférer pour cadrer de façon législations locales sont plus faibles contraignante la responsabilité des que les standards internationaux, entreprises donneuses d’ordres les entreprises se doivent de tout de ouvre tout un champ de pers- même respecter les droits humains pectives pour le déploiement de dont le droit à un salaire vital [4]. contextes locaux plus favorables aux travailleur • euses. La défiance des États envers les syn- dicats n’est en effet pas étrangère au rapport de dépendance qui les lient aux entreprises multinationales. Au- jourd’hui dans un grand nombre de pays de production, la liberté d’as- sociation est entravée. Les travail- leur • euses et syndicalistes prennent de nombreux risques pour faire avancer leurs revendications, parfois au péril de leur vie. Légiférer sur le devoir de vigilance permettrait de reconnaître le rôle des partenaires sociaux dans les pays de production et renforcerait significativement la participation des travailleur • euses et des organisations syndicales à l’amélioration de leurs propres conditions de travail. Ceux-ci ne seraient plus perçus par les États comme des menaces à leur dévelop- pement économique, mais comme Page 9
ARGUMENT 2 | Les entreprises sont déjà très affaiblies par la crise sanitaire : ce n’est pas le moment de leur imposer de nouvelles obligations mais plutôt de les aider à surmonter la crise. La gravité de la crise est aussi le protectrices à laquelle se livrent fruit de l’absence de responsabilité les grandes enseignes de la fast des entreprises en matière sociale fashion. Par leurs pratiques d’achat et environnementale. agressives, certaines entreprises donneuses d’ordre ont participé La brutalité de la crise, particuliè- activement à la dégradation des rement pour les travailleur • euses conditions de travail des travail- de l’industrie du vêtement, n’est leur • euses de la confection, tout en pas un hasard. Elle s’inscrit dans la se dégageant de toute responsabilité continuité de décennies d’exploita- via le fractionnement des chaînes de tion et de violations systématiques valeur. Aussi, plutôt que d’entretenir des droits des travailleur • euses de ce modèle insoutenable, la crise est ce secteur. Elle est le résultat de la l’occasion de le réformer en profon- course infernale vers le prix le plus deur afin qu’il profite, enfin, aussi bas et vers les pays producteurs aux travailleur • euses du bout de la aux normes sociales les moins chaîne de valeur. La crise sanitaire : des consé- revenu, souvent sans aucune quences catastrophiques pour les compensation. Un filet de sécurité travailleur·euses sous forme de protection sociale est à peine disponible dans la Dès le début de la crise du plupart des pays producteurs. Les Covid-19 en Europe, de nombreuses recherches menées par la Clean enseignes de mode ont annulé des Clothes Campaign montrent qu’au commandes massives auprès de cours des trois premiers mois de leurs fournisseurs, y compris des la pandémie, les travailleurs ont marques belges [5]. Dans l’inca- perdu entre 2,7 milliards et 4,9 pacité de rémunérer leurs travail- milliards d’euros en salaires im- leur • euses, les usines n’ont eu payés et en indemnités légalement d’autres choix que de les licencier. dues [6]. Et ce n’est pas fini : encore Des millions de travailleur • euses aujourd’hui, des usines ferment et de l’habillement se sont donc les gens sont à la rue sans com- retrouvé • es sans emploi et sans pensation. Page 10
Certaines entreprises donneuses a annoncé qu’elle avait doublé d’ordre, de leur côté, continuent à ses bénéfices trimestriels pour engranger d’importants bénéfices, atteindre 5,2 milliards de dollars, abandonnant à leur sort les travail- contre 2,6 milliards de dollars au leur • euses du bout de leur chaîne même moment en 2019. Son chiffre de valeur. Amazon est ainsi sorti d’affaires net avait quant à lui aug- grand gagnant de la crise sani- menté de 40 % [7]. taire. Fin juillet 2020, l’entreprise Une opportunité à ne pas manquer Selon une étude du Workers Rights de développer une économie plus Consortium, réalisée auprès de 396 résistante aux chocs travailleur • euses de l’habillement dans 158 usines sises dans neuf Le modèle économique prévalant pays différents, 77% des travail- dans l’industrie de l’habillement leur • euses interrogé • es rapportent comme dans bien d’autres secteurs, qu’ils et elles, ou un membre de fondé sur le mythe de la croissance leurs familles, ont souffert de la faim illimitée et sur l’épuisement des res- depuis le début de la pandémie, 88% sources naturelles nous rend plus affirment avoir dû réduire la quanti- vulnérables face aux pandémies. té de nourriture consommée chaque L’équilibre écologique est rompu et jour par leur foyer et 75% déclarent favorise la propagation de certaines avoir été contraint • es d’emprunter maladies. Les zones naturelles de l’argent et d’accumuler les dettes dégradées et densément peuplées afin d’acheter de la nourriture [8]. sont également favorables à cette propagation. Une prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux de Par ailleurs, l’industrie de l’habille- leurs activités par les entreprises ment, fondée sur l’exploitation, ne permettrait de développer une éco- permet pas aux travailleur • euses nomie plus durable et résiliente. La de la confection d’être résilient • es crise sanitaire étant doublée d’une face à des chocs, économiques ou crise économique, les politiques de sanitaires tels qu’une pandémie. relance peuvent être l’occasion de Ils/elles connaissent malnutrition, “reprogrammer” l’économie pour faible accès aux soins de santé, im- qu’elle devienne plus juste pour les possibilité de faire des économies, millions de travailleur • euses et plus endettement, habitats précaires, etc. respectueuse de l’environnement. Page 11
Le devoir de vigilance ( cf. lexique ) temps de pandémie. Qu’il s’agisse aurait obligé les entreprises à tenir d’annulation ou de diminution de compte des droits fondamentaux commandes, de pression sur les des travailleur·euses du bout de prix, de la grande flexibilité de- leur chaîne de valeur, tant avant mandée aux fournisseurs, chaque que pendant la crise sanitaire et en décision prise par les marques et aurait amoindri les effets enseignes donneuses d’ordres a des pernicieux effets immédiats sur les travail- leur • euses du bout de la chaîne [10]. Si certaines enseignes indépen- dantes traversent difficilement la Or, selon les Principes directeurs pandémie, l’industrie de l’habille- des Nations Unies, les entreprises ment reste tout à fait profitable et doivent prendre des mesures lors- dégage encore plusieurs milliards qu’elles produisent des biens ou d’euros de chiffre d’affaire sur le services dans des pays où la protec- dos des travailleur • euses à qui les tion sociale est faible, afin que les marques et enseignes font payer le employé • es soient mieux protégé • es poids de la crise [9]. en cas de maladie ou de licencie- ment [11]. Un cadre légal contraignant En effet, les fournisseurs sont globa- permettrait de garantir la responsa- lement dépendants des entreprises bilisation des entreprises vis-à-vis donneuses d’ordres mais cette des travailleur • euses du bout de leur réalité est encore plus flagrante en chaîne d’approvisionnement. Page 12
ARGUMENT 3 | L’élaboration de normes contraignantes est superflue et risquerait de compromettre la mise en Œuvre des normes volontaires qui sont largement admises, tant par le secteur privé que par les États. A l’heure actuelle, les États – malgré par exemple, varient fortement d’une quelques régulations sectorielles entreprise à une autre – mettant à plus contraignantes - et dans la mal l’universalité et l’indivisibili- lignée des Principes directeurs des té des droits humains - et leur valeur Nations Unies, laissent le soin aux non contraignante est source d’insé- entreprises de s’autoréguler via curité juridique tant pour les entre- l’adoption de codes de conduite. La prises que pour les victimes de leurs pratique montre néanmoins que activités. Aussi, plutôt que d’aller à sans une mise en œuvre contrai- l’encontre de ces principes, une loi gnante par les États, ces principes contraignante contribuerait à leur ne suffisent pas à garantir le respect donner corps. Surtout, on passerait effectif des droits humains dans les d’une autorégulation par le secteur chaînes de valeur. Le contenu et la privé, à une régulation étatique, donc portée de ces codes de conduite, publique et démocratique. Inde, 2017, RSE versus évasion fiscale « les contributions de 6 milliards de dollars 6 MI USD des entreprises en matière de responsabilité sociale des entreprises font pâle figure par contribution des rapport à la perte annuelle estimée de 47 entreprises en milliards de dollars de recettes publiques due matière de RSE à l’évasion fiscale des entreprises ». [12] 47 MI USD perte de recettes publiques due à l’évasion fiscale des entreprises Page 13
Passer de la parole aux actes incertaine, est source d’insécurité juridique et entraîne des phéno- L’engagement volontaire d’une mènes de distorsion de concurrence marque ne signifie pas nécessaire- entre les entreprises qui respectent ment que celle-ci respecte effective- effectivement leur code de conduite ment en pratique les droits humains. et celles qui ne les respectent pas. Sur la question des salaires par En outre, quand bien même toutes exemple, selon les résultats de l’en- les entreprises respecteraient leur quête Fashion Checker, nombreuses code de conduite – ce qui est loin sont les marques et enseignes de d’être le cas – la teneur de ces codes l’habillement qui déclarent s’en- varient considérablement d’une gager pour qu’un salaire vital soit entreprise à une autre, créant – une payé à celles et ceux qui fabriquent fois de plus – des problèmes de les vêtements qu’elles commercia- concurrence. Celles-ci définissent, lisent. Cependant, la grande majorité par exemple, différemment les d’entre elles est incapable d’en faire parties prenantes et l’étendue de la preuve [13]. la chaîne de valeur qu’elle s’engage à contrôler. En d’autres termes, Une privatisation du droit et une chaque entreprise choisit arbitrai- menace pour la démocratie rement les règles auxquelles elle décide de se soumettre, entraînant Ce phénomène d’autorégulation un risque de nivellement vers le bas n’est pas sans poser certaines de la protection des droits humains difficultés : d’un côté elles té- – afin de rester concurrentiel – et une moignent d’une privatisation du inégalité entre les différentes en- droit et d’une perte de pouvoir de treprises. Seules des règles contrai- contrôle des États sur les activités gnantes et uniformisées permet- des entreprises et donc une ab- traient de mettre fin à ce phénomène sence de contrôle démocratique [14]. de « pick and choose » qui menace D’un autre côté, leur caractère non l’effectivité des droits humains. contraignant rend leur application L’affaire Kasky contre Nike pour Nike, un argument de vente. Si elles étaient purement volon- Dans les années 90, suite à de taires, celles-ci n’ont pas pour fortes pressions menaçant son autant été sans effets. image de marque, dans le cadre de sa politique de Responsabilité En effet, en 1998, et suite à la pu- Sociale, le géant à la virgule avait blication de rapports émanant de mis en place des lignes directrices plusieurs ONG sur les conditions de dans lesquelles Nike se félicitait de travail désastreuses et le recours veiller à ce que ses sous-traitants massif au travail des enfants dans respectent les droits humains et les filières d’approvisionnement les normes internationales protec- de Nike, Mike Kasky, un activiste trices des travailleur • euses. Sur- californien, décida de porter plainte tout, Nike assurait ne pas recourir contre la célèbre marque de basket au travail des enfants. Ces lignes pour « publicité trompeuse de na- directrices étaient rendues acces- ture à induire le public en erreur sur sibles au public et constituaient, la nature du produit ». Page 14
L’affaire s’est rendue jusqu’à la bien les risques encourus par des Cour suprême de Californie, qui a entreprises lorsque celles-ci ne jugé qu’il s’agissait bien de pu- respectent pas leur propre code de blicité commerciale. Plusieurs conduite. Toutefois, le fait de devoir mois après la décision de la Cour passer par les lois protectrices des suprême des États-Unis, Nike et consommateur • rices pour engager Kasky ont accepté de régler l’af- la responsabilité des entreprises faire pour 1,5 million de dollars. quand elles se rendent coupables L’accord prévoit des investisse- de violations des droits humains ments de la part de Nike pour ne permet pas de réparer les dom- renforcer la surveillance du lieu de mages subis par ces victimes. Ces travail et les programmes des- recours permettent, tout au plus, tinés aux travailleur.euses des de mettre les marques face à leurs usines [15]. propres contradictions. La répa- ration des dommages subis par Si l’affaire n’a finalement pas les victimes d’abus est pourtant abouti à une condamnation mais fondamentale et le corollaire à la a donné lieu à un règlement à pleine jouissance des droits l’amiable en 2003, elle montre fondamentaux. Des normes contraignantes des conditions de travail dans les permettraient de mettre fin à filières de la confection. On peut l’insécurité juridique citer notamment l’Accord sur la sécurité incendie et la sécurité des La responsabilité des entreprises bâtiments au Bangladesh [16], le peut être engagée sur base du Protocole sur la liberté d’associa- non-respect d’un code de conduite, tion en Indonésie [17], l’Accord pour même s’il émane de l’entreprise combattre les violences liées au elle-même et qu’il est, en principe, genre au Lesotho [18]. Ces accords non contraignant. C’est notamment sont limités géographiquement et le cas lorsque les engagements sectoriellement mais montrent l’in- volontaires entrent en interaction térêt des marques et enseignes pour avec des règles protectrices des des accords contraignants lorsqu’il consommateur • rices comme nous le s’agit de graves enjeux de violation montre l’exemple de l’affaire Kasky. des droits humains. Ces normes dites non contraignantes sont donc source d’insécurité juri- Un cadre contraignant bénéficie- dique et peuvent également avoir des rait tant aux entreprises qu’aux conséquences sur les entreprises. victimes de leurs activités Des accords contraignants déjà Un cadre contraignant clair tant en vigueur pour les entreprises que les victimes est bénéfique de part et d’autre. Les L’industrie de l’habillement fait déjà entreprises auront une idée claire de l’expérience d’accords contraignants leurs obligations et de la manière de auxquels des entreprises prennent les respecter. D’autre part, les vic- part volontairement. Il s’agit d’ac- times de leurs activités auront les cords multipartites visant à réguler moyens d’obtenir réparation pour les des dimensions bien spécifiques dommages qu’elles ont subis. Page 15
ARGUMENT 4 | De nombreuses entreprises mènent déjà des audits afin de contrôler les conditions de production des entreprises. Il n’y a donc pas besoin de nouvelles normes contraignantes. Ces dernières années, la responsabi- cependant loin d’être suffisants, lité sociale des entreprises a prin- comme en témoignent les tristes cipalement pris la forme d’audits exemples issus de l’industrie du sociaux, censés identifier, corriger et vêtement. Pire, ils témoignent d’une finalement résoudre les problèmes perte de contrôle des autorités pu- environnementaux et sociaux dans bliques sur le respect des normes du les chaînes de valeur des entre- travail et environnementale. prises [19]. Ces mécanismes sont L’exemple de l’initiative sion, l’audit a manqué de mettre Amfori BSCI en évidence un grand nombre de défauts de sécurité alors même Amfori BSCI, entreprise d’audit qu’une inspection préalable réali- basée à Bruxelles, a développé sée dans le cadre de l’Accord sur l’une des plus grandes initiatives la prévention incendie et la sécu- dites de conformité. Toutefois, des rité des bâtiments au Bangladesh erreurs manifestes ont été com- publiait un rapport indiquant déjà mises dans le passé. Les audits de sérieux problèmes : défaut des d’Amfori BSCI ont par exemple été systèmes de lutte anti-incendie, réalisés par le centre de certifi- extincteurs automatiques dan- cation TÜV Rheinland dans l’une gereux et inadéquats, issues de des usines du Rana Plaza avant secours et portes coupe-feu dange- l’effondrement du bâtiment, le 24 reuses. Pire, alors que le rapport avril 2013. Quatre ans plus tard, en d’audit mentionne, entre autres, 2017, une explosion de chaudière que des machines n’ont pas les dans l’usine Multifabs, basée au permis requis et que les travail- Bangladesh également, faisait 13 leur • euse • s ne connaissent pas morts et une douzaine de blessés le plan d’évacuation, il concluait parmi les travailleur • euses. Ce qu’aucun suivi n’était requis. Deux cas a montré que TÜV Rheinland et cas qui démontrent l’insuffisance Amfori BSCI n’avaient pas tiré les des audits et, en l’occurrence, celle leçons du drame du Rana Plaza. de l’initiative Amfori BSCI [20]. Deux mois à peine avant l’explo- Page 16
L’abandon de prérogatives éta- l’outil clé du contrôle de la chaîne de tiques au profit des entreprises et valeur des entreprises, malgré les au détriment des travailleur • euses limites notoires de ces mécanismes en termes de droit du travail, de Durant les années 1980 et 1990, respect de l’environnement et des l’utilisation des audits de conformité droits fondamentaux [21]. par les entreprises a crû considéra- blement à mesure que les gouverne- Des audits au service de l’image ments externalisaient leurs préro- de marque et à la méthodologie gatives au profit des entreprises et variable les encourageaient à s’autoréguler. Cette tendance s’est accélérée ces La première difficulté posée par dernières années et a vu les audits les audits est que la méthodologie être consacrés comme l’instrument adoptée varie d’un audit à un autre, phare de réglementation des en- certains adoptant des méthodolo- treprises au niveau mondial. Cette gies moins robustes que d’autres. consécration des audits témoigne Des recherches ont d’ailleurs montré d’un inquiétant glissement du pou- que les audits sont souvent manipu- voir réglementaire du secteur pu- lés afin de donner une bonne image blic vers le secteur privé et entraîne de l’entreprise aux investisseurs et l’abandon, petit à petit, de toute aux consommateur • trices, donnant forme de contrôle étatique sur les des résultats parfois très éloignés de agissements des entreprises. Ainsi, la réalité sur le terrain [22]. l’OIT a montré que, depuis l’essor des audits, les inspections publiques du Un service commercial source de travail ont connu une forte baisse, conflits d’intérêt potentiels tant dans les pays du Nord que du Sud, et ont parfois été purement et Les audits sociaux sont réalisés par simplement remplacé par des audits des entreprises commerciales. Bien privés. Les audits sont devenus que de nombreux auditeurs soient Page 17
indépendants, ils fournissent un sous-traitance et même jusqu’au service rémunéré et ont donc inté- travail à domicile, hors de tout rêt à être réengagés par les entre- système de contrôle par des audits. prises qu’ils contrôlent et donc à Par ailleurs, les audits sociaux ne pérenniser leurs relations commer- couvrent pas la totalité des viola- ciales pour soutenir leurs propres tions possibles des droits des tra- activités. Le caractère lucratif des vailleur • euses. Par exemple la liberté audits entraîne donc des risques d’association ou le harcèlement lié de conflits d’intérêts. Un cadre légal au genre, ne sont que rarement cou- contraignant veillerait par contre à verts par les audits alors que ce sont la mise en place d’un organe public des enjeux fondamentaux pour les de contrôle qui agirait indépendam- travailleur • euses concerné • es. ment d’intérêts commerciaux. L’audit déplace la responsabilité Absence de dialogue avec les des abus sur les fournisseurs travailleur • euses et leurs représentant • es Enfin, le recours aux audits sociaux comme moyen de contrôle a ten- Les audits sociaux n’incluent pas un dance à faire porter la responsabilité véritable dialogue avec des travail- des violations des droits humains leur • euses. Si l’un ou l’autre témoi- sur les fournisseurs, en ignorant la gnage est parfois collecté lors d’un responsabilité des entreprises don- audit, c’est souvent en présence du neuses d’ordre. Dans le secteur de manager local ou après un briefing l’habillement pourtant, les marques de leur part. Les filières de l’habille- et les enseignes détiennent un ment sont par ailleurs marquées par pouvoir indéniable : elles exercent, l’extrême difficulté à faire valoir la par exemple, une telle pression sur liberté fondamentale d’association les prix qu’il est tout simplement et de négociation collective. Les tra- impossible pour les fournisseurs de vailleur • euses prennent d’énormes garantir des salaires dignes et de risques quand ils et elles décident bonnes conditions de travail. Des de dénoncer les pratiques de leurs normes contraignantes en matière employeurs : discrimination, harcèle- de droits humains obligeraient les ment, licenciement, etc. Or, le dia- entreprises à agir sur leurs pra- logue social, en bonne et due forme, tiques d’achat, sans quoi elles ne se- est essentiel pour garantir le respect raient plus en mesure de prétendre des droits humains dans les filières qu’elles font tout leur possible pour de confection [23]. respecter les droits humains dans leur chaîne de valeur. Une vision tronquée de la réalité des usines La plupart des entreprises concentrent leurs audits unique- ment sur leurs fournisseurs de niveau 1, c’est-à-dire le premier niveau de sous-traitance. Or, la filière de l’industrie de l’habillement est connue pour son recours à de la sous-traitance en cascade pouvant aller jusqu’à un niveau 3 ou 4 de
ARGUMENT 5 | On ne peut exiger des entreprises de contrôler l’entièreté de leur chaîne de valeur, celles-ci ont trop peu de levier d’action sur le bout de leur chaîne de valeur. Il faudrait limiter la responsabilité des entreprises à leurs filiales et à leurs fournisseurs principaux. Schéma de la filière d’approvisionnement globalisée MARQUES, ENSEIGNES ET DISTRIBUTEURS FOURNISSEURS CENTRALE SOUS-TRAITANTS D’ACHAT TRAVAIL A DOMICILE AGENT L’industrie de l’habillement est business model du secteur de la un exemple patent de la struc- mode. Cette structure permet tous ture d’une économie mondialisée : les abus, toutes les dérives [24]. une externalisation massive de la production, des chaînes de valeur En effet, la complexité des chaînes étendues et complexes, et le recours d’approvisionnement est souvent à la sous-traitance à outrance font invoquée par les marques pour jus- aujourd’hui partie intégrante du tifier leur absence de responsabilité Page 19
pour ce qui s’y produit. La sous-trai- pratiquement impossible pour ces tance à outrance ne peut dégager les travailleur • euses d’obtenir répara- entreprises de leur responsabilité. tion pour les abus des entreprises Au contraire, si celles-ci sont dans donneuses d’ordre - comme nous l’incapacité de contrôler une partie l’a montré le tristement célèbre de leur chaîne de valeur, elles de- exemple du Rana Plaza – justement vraient la réorganiser afin d’assurer car la responsabilité des entreprises un contrôle tout au long de cette est aujourd’hui limitée. chaîne de valeur. Une loi sur le devoir de vigilance doit contenir une telle Des entreprises donneuses d’ordre obligation de contrôle afin d’éviter au pouvoir de contrôle et d’in- que les entreprises ne complexifient fluence indéniable leur chaîne de valeur afin de se dé- gager de toute responsabilité. L’impunité des entreprises résulte notamment de l’organisation de Seule une obligation de vigilance leurs activités économiques via des étendue à l’ensemble de la chaîne structures de plus en plus com- de valeur permettrait de mettre fin plexes, faites d’une myriade de fi- à l’impunité des entreprises liales et de sous-traitants dispersés aux quatre coins du monde. Si les Ce modèle n’est pas sans consé- entreprises donneuses d’ordre ont quence : dans leur course effré- un pouvoir de contrôle et d’influence née vers des coûts toujours plus évident sur leurs chaînes de va- faibles, les marques délocalisent leur – les profits n’ont, ainsi, aucun leur production dans des pays où mal à remonter vers les maisons les normes sociales et environne- mères – celles-ci ne sont pas titu- mentales sont particulièrement laires d’obligations claires vis-à-vis faibles, leur permettant de produire des agissements de leurs filiales ou à un moindre coût, au détriment des sous-traitants. Pourtant, les abus travailleur • euses. Les salaires de qui s’y manifestent sont souvent misère, les heures de travail exces- le fruit des entreprises donneuses sives, les objectifs de production d’ordre elles-mêmes. La déconnexion inatteignables, l’insécurité sur le entre le pouvoir d’influence des lieu de travail, les discriminations entreprises et la responsabilité qui syndicales et la violation de la liberté l’accompagne n’est plus tenable, d’association et de négociation voilà pourquoi il est indispensable collective, les agressions sexistes et d’obliger les entreprises à contrôler le harcèlement lié au genre sont en les conditions de travail au-delà de effet le lot quotidien de millions de leur fournisseur principal. Lorsque travailleur • euses de l’habillement. celles-ci en sont incapables, elles devraient reconsidérer l’organisa- Si les pratiques d’achats des tion de leur chaîne de valeur afin de marques de vêtements sont à l’ori- s’assurer un contrôle complet des gine de ces multiples violations des conditions de production de leurs droits humains, il est aujourd’hui produits. Page 20
ARGUMENT 6 | Les travailleur • euses de l’industrie du vêtement ne bénéficieront pas de ces législations. Ils et elles ne sont en fin de compte pas des employé.es direct • es des marques et des enseignes de vêtements. Part du salaire vital couverte par le salaire réel 9% 29% 46% 35% Bulgarie Turquie Cambodge Inde Part du salaire vital couverte par le salaire réel payé dans les filières d’H&M en 2018 [25] À l’heure actuelle, il est extrêmement tant de ce type de procédure et de la difficile pour les victimes d’en- difficulté pour les victimes d’accéder treprise d’obtenir réparation pour aux informations nécessaires à les dommages qu’elles ont subis l’établissement de la responsabilité en raison de leurs activités. C’est, des entreprises. Un devoir de vigi- d’une part, en raison de l’absence de lance, en prévoyant une obligation responsabilité des entreprises pour de contrôle tout au long de la chaîne les agissements de leurs filiales et de valeur ainsi qu’un devoir de répa- sous-traitant. C’est d’autre part, en ration contraignant, permettrait aux raison de la difficulté de pouvoir me- victimes de poursuivre en justice les ner des recours dans les pays d’ori- maisons-mères afin de faire exécu- gine des entreprises, du coût exorbi- ter leurs obligations. Ali Entreprise, l’exemple du pour les victimes, en l’état actuel parcours du combattant des du droit, de faire reconnaître la res- victimes ponsabilité des entreprises don- neuses d’ordre en cas de violations Cette affaire illustre la difficulté de leurs droits fondamentaux. Page 21
En septembre 2012, 260 personnes refuse de payer les dommages de- sont mortes et 32 ont été bles- mandés par les plaignants. sées dans l’incendie de l’usine de confection Ali Entreprise à Karachi, Le 10 janvier 2019, le tribunal de au Pakistan. L’enseigne allemande Dortmund a rejeté l’action en jus- KiK en était la principale cliente. Le tice au motif que le délai de pres- 13 mars 2015, un survivant et trois cription, selon le droit pakistanais, familles de victimes ont intenté un avait expiré. Les requérants ont fait procès à KiK devant le tribunal ré- appel de la décision. gional de Dortmund, en Allemagne, en faisant valoir que l’entreprise Si les entreprises acceptent devait assumer la responsabilité parfois de payer des dédomma- des lacunes en matière de sécu- gements, comme l’a fait KiK, c’est rité incendie dans l’usine pakis- dans le but de mettre fin aux tanaise. Le procès visait à obtenir poursuites judiciaires et d’éviter une indemnisation pour toutes les ainsi toute mise en cause de leur familles touchées, ainsi que des responsabilité. Les victimes qui excuses et l’engagement de l’en- choisissent la voie des tribunaux treprise à assurer la sécurité dans doivent faire face à des procédures ses installations de production de longues et coûteuses à l’issue vêtements externalisées. incertaine, ce qui peut être extrê- mement décourageant. Un devoir Le 10 septembre 2016, à la suite de vigilance pour toute la chaîne d’une négociation facilitée par de valeur permettrait de remédier l’Organisation Internationale du à ces situations en imposant des Travail, KiK a accepté de verser 5,15 obligations claires de contrôle et millions de dollars aux familles de respect des droits humains et touchées et aux survivants. de l’environnement dans toute la chaîne de valeur dans le chef des Cependant, l’enseigne nie toute entreprises donneuses d’ordre [26]. responsabilité dans l’incendie et Des entreprises obligées de contrô- nement dans leur chaîne de valeur. ler et d’exercer leur influence afin Ceci implique notamment, pour les de faire respecter les droits hu- entreprises de la mode, de s’assu- mains dans leur chaîne de valeur rer que leurs pratiques d’achats ne nuisent pas aux droits fondamen- Avec la mise en place de la légis- taux de leurs travailleur • euses, ainsi lation sur le devoir de vigilance, que du respect de leurs droits so- les entreprises seront tenues non ciaux, dont le droit à la liberté d’as- seulement d’identifier le risque dans sociation. Cela impliquerait donc leur chaîne de valeur, mais aussi d’y de redistribuer plus équitablement remédier et de faire cesser les abus leurs bénéfices dès lors qu’elles détectés. Le devoir de vigilance im- doivent user de tous les moyens pose aux entreprises de contrôler et dont elles disposent pour assurer d’utiliser tous les leviers dont elles le respect des droits fondamentaux disposent pour assurer le respect des travailleur • euses, en ce compris des droits humains et de l’environ- le droit à un salaire vital. Page 22
Garantir l’accès des victimes à des lesquelles ils/elles confectionnent voies de recours et à la réparation des vêtements, ce qui rend tout en- de leurs dommages subis gagement de leur responsabilité pra- tiquement impossible. Ce, d’autant En cas d’abus, les entreprises don- plus qu’en l’état actuel du droit, c’est neuses d’ordre auront l’obligation aux victimes de prouver que l’entre- de réparer les dommages subis. prise donneuse d’ordre a manqué Cela signifie, d’une part, que les à ses obligations. Or, la plupart des entreprises devront assurer à leurs informations relatives au devoir de travailleur • euses des moyens de vigilance et au manquement éven- les alerter en cas de violations de tuel à ce dernier sont généralement leurs droits et, d’autre part, qu’elles entre les mains des entreprises. Le devront prévoir des mécanismes de poids de la charge de la preuve est réparation. un autre obstacle auquel se heurtent souvent les victimes d’abus d’entre- Surtout, le devoir de vigilance doit prises, c’est pourquoi la loi devrait s’accompagner d’une responsabi- prévoir une inversion de la charge de lité juridique de l’entreprise et de la preuve au profit des victimes, afin la possibilité de faire exécuter son d’obliger les entreprises à fournir obligation de réparation par un juge. toutes informations pertinentes dé- Afin de garantir l’accès à des recours montrant que celle-ci n’a pas man- effectifs, les victimes pourront saisir qué à son devoir de vigilance [27]. la justice dans le pays d’origine de l’entreprise pour laquelle elles Une législation susceptible de créer fabriquent des produits et auront le un environnement plus favorable choix de faire appliquer la loi de au dialogue social ce pays. A long terme, le devoir de vigilance Garantir la transparence et inver- participera à la création d’un envi- ser la charge de la preuve ronnement favorable dans lequel les travailleur • euses jouiront de leur Afin de garantir l’accès à l’informa- liberté d’association sans crainte tion, le devoir de vigilance s’accom- de répression ou de discrimination. pagne également d’une obligation de Un dialogue social plus fort pourrait transparence. Les travailleur • euses aboutir, à terme, à une législation de l’habillement n’ont pas toujours locale plus protectrice des connaissance des entreprises pour travailleur • euses. Page 23
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