ENTREPRISES ET DROITS HUMAINS - argumentaire en 10 points pour débattre en faveur d'une régulation contraignante des activités des entreprises ...

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ENTREPRISES ET DROITS HUMAINS - argumentaire en 10 points pour débattre en faveur d'une régulation contraignante des activités des entreprises ...
ENTREPRISES
ET DROITS
HUMAINS
argumentaire en 10 points pour débattre en
faveur d’une régulation contraignante des
activités des entreprises

     Traité des Nations Unies, directive       victimes de leurs abus, ce guide pé-
     européenne, lois nationales : après       dagogique répond aux principaux ar-
     des années de mobilisation, l’agen-       guments avancés par les opposants
     da politique semble enfin converger       à une législation contraignante en
     vers l’idée qu’un cadre est nécessaire    matière de droits humains, sociaux
     pour réguler les activités des entre-     et environnementaux.
     prises à l’échelle internationale. Dans   #StopBusinessImpunity
     un débat qui promet d’être mené
     à couteaux tirés, et afin d’assurer
     l’adoption de normes ambitieuses
     et aptes à rééquilibrer le rapport
     de force entre les entreprises et les
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TABLE DES MATIÈRES

Introduction
De l’urgence d’encadrer les activités
des entreprises de manière
contraignante 		                p. 4-6

Lexique
Comprendre pour mieux défendre
		                            p. 7

 Argumentaire en 10 points pour contrer l’opposition à une
     législation ambitieuse sur le devoir de vigilance

Argument 1 |
Tant que les entreprises respectent les lois locales, il
n’y a pas lieu de mettre en cause leur responsabilité.
Il incombe aux gouvernements des pays producteurs
d’augmenter, par exemple, le salaire minimum légal.
                                                 p. 8-9

                        Argument 2 |
                        Les entreprises sont déjà très affaiblies par la crise
                        sanitaire : ce n’est pas le moment de leur imposer
                        de nouvelles obligations mais plutôt de les aider à
                        surmonter la crise.
                                                                        p. 10-12

Argument 3 |
Il vaudrait mieux poursuivre le travail entamé
avec les Principes directeurs des Nations unis.
L’élaboration de normes contraignantes est
superflue et risquerait de compromettre la mise en
œuvre de ces normes volontaires qui sont largement
admises, tant par le secteur privé que par les États
                                               p. 13-15

                        Argument 4 |
                        De nombreuses entreprises mènent déjà des audits
                        afin de contrôler les conditions de production des
                        entreprises. Il n’y a donc pas besoin de nouvelles
                        normes contraignantes.
                                                                       p. 16-18

                                                                                   Page 2
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Argument 5 |
On ne peut exiger des entreprises de contrôler
l’entièreté de leur chaîne de valeur, celles-ci ont
trop peu de levier d’action sur le bout de leur chaîne
de valeur. Il faudrait limiter la responsabilité des
entreprises à leurs filiales et à leurs fournisseurs
principaux.
                                                 p. 19-20

                         Argument 6 |
                         Les travailleur • euses de l’industrie du vêtement ne
                         bénéficieront pas de ces législations. Ils et elles ne
                         sont, en fin de compte, pas des employés directs des
                         marques et des enseignes de vêtements.
                                                                          p. 21-23

Argument 7 |
Nous devrions prendre des mesures sectorielles
plutôt qu’adopter une approche holistique.
                                           p. 24-25

                         Argument 8 |
                         Une loi sur le devoir de vigilance risque d’être
                         extrêmement lourde à mettre en œuvre pour les
                         PME. Celles-ci ont peu d’influence sur leur chaîne de
                         valeur et n’ont pas les moyens de mettre en place
                         leur devoir de vigilance.
                                                                         p. 26-28

Argument 9 |
Les entreprises vont simplement déplacer leur
siège social vers d’autres régions où il n’existe
pas de législation sur les droits humains et
l’environnement.                               p. 29-30

                         Argument 10 |
                         Les entreprises répercuteront leurs efforts sur le
                         client. Tout deviendra plus cher.
                                                                       p. 31-32

Conclusion		p. 33
Bibliographie	
              p. 35

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DE L’URGENCE D’ENCADRER LES ACTIVITÉS
DES ENTREPRISES DE MANIÈRE CONTRAIGNANTE
Déforestation, accaparement         juridiques de plus en plus com-
des terres, conditions de tra-      plexes, course à la délocalisa-
vail dangereuses et salaires de     tion de la production vers des
misère, etc., les exemples de       pays où les normes sociales et
graves violations des droits        environnementales sont parti-
humains et environnementaux         culièrement faibles, chaîne de
impliquant des entreprises se       valeurs étendues et recours à la
sont multipliés ces dernières       sous-traitance à outrance, etc.,
décennies. Force est toutefois      sont autant de facteurs rendant
de constater que, lorsque des       le contrôle des entreprises par
entreprises sont impliquées         les États extrêmement diffi-
dans de graves abus de droits       cile. Cette impunité de fait dont
fondamentaux, leur responsa-        jouissent aujourd’hui les en-
bilité n’est que très rarement      treprises menace la réalisation
engagée et, lorsque c’est le cas,   pleine et effective des droits
souvent au prix d’années de         humains, particulièrement ceux
luttes et de parcours semés         des plus fragiles.
d’embuches. Structures

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Ce triste constat a amené les États       relève toujours autant du parcours
et les Organisations Internationales      du combattant. C’est pourquoi les
à adopter des normes visant à en-         organisations de la société civile
courager les entreprises à respecter      se battent depuis des années pour
les droits humains au cours de leurs      que des normes contraignantes
activités, telles que les Principes di-   encadrent leurs activités et per-
recteurs de l’OCDE à l’intention des      mettent aux victimes de leurs abus
entreprises multinationales – dont        d’obtenir réparation pour les dom-
la première version a été adoptée en      mages qu’elles ont subis.
1976 ! – et les Principes directeurs
des Nations Unies relatifs aux en-        Traité des Nations Unies, direc-
treprises et aux droits de l’Homme.       tive européenne, lois nationales ;
Conscientes de l’impact négatif de        après plusieurs décennies de lutte,
ces scandales pour leur image, les        l’agenda politique semble – ENFIN !
entreprises ont elles-mêmes adopté        – converger vers la même idée : un
des normes volontaires, telles que        cadre légal contraignant est néces-
des codes de conduites, par les-          saire pour réguler les impacts des
quels elles s’engagent à respecter et     entreprises sur les droits humains
à faire respecter les droits humains      et l’environnement. Si le principe
dans leur chaîne de valeur.               d’un devoir de vigilance contrai-
                                          gnant semble avoir percé les portes
Toutes ces mesures sont cependant         des organisations internationales
non-contraignantes, et c’est là que       ainsi que de certains États et entre-
le bât blesse. En effet, dix ans après    prises, le contenu et l’étendue de ce
l’adoption des Principes direc-           devoir reste à définir et la lutte pro-
teurs des Nations Unies, et plus de       met d’être rude. Les entreprises se
quarante ans après l’adoption des         battront certainement contre l’adop-
premiers Principes directeurs de          tion de normes contraignantes en
l’OCDE, les abus des droits fonda-        matière de droits humains, sociaux
mentaux résultant des activités des       et environnementaux et veilleront à
entreprises n’ont pas cessé. Engager      ce que leur devoir de vigilance soit le
leur responsabilité en cas d’abus         plus limité possible.

 Le devoir de vigilance des               •• Concerner tous les secteurs et
 entreprises doit, à minima                  s’attaquer aux impacts sociaux
                                             et environnementaux des activi-
 •• Être contraignant                        tés des entreprises de manière
 •• Prévoir la responsabilité civile         systémique
    et/ou pénale des entreprises en       •• Être transparent
    cas de manquement à ce devoir
                                          •• Prévoir des mécanismes de
 •• Concerner toutes les entreprises,        réparation et ouvrir des voies de
    peu importe leur taille                  recours dans les pays d’origine
 •• S’appliquer à toute la chaîne de         aux victimes des abus des entre-
    valeur des entreprises                   prises

                                                                                    Page 5
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Seules des normes contraignantes
sont aptes à rééquilibrer le rapport
de force entre les entreprises, les
États et les victimes de leurs abus.
L’exemple de l’industrie de l’habille-
ment soulève des problèmes que l’on
retrouve dans tous les secteurs. Il
témoigne de l’urgence d’agir afin de
protéger l’effectivité et l’universalité
des droits humains.

Comment participer à ce débat et
porter ce plaidoyer ? Comment faire
bouger les lignes et garantir le res-
pect des droits fondamentaux de
millions de femmes et d’hommes,
partout dans le monde ? Comment
se saisir de tels enjeux ?

En partant du cas de l’industrie de
l’habillement, exemple patent de
la structure de l’économie mondia-
lisée et de ses conséquences délé-
tères, ce guide en dix points ambi-
tionne de répondre aux principaux
arguments avancés par les oppo-
sants à une législation contrai-
gnante ou qui chercherait à en af-
faiblir la teneur, afin de garantir le
respect des droits humains, sociaux
et environnementaux tout au long de
la chaîne de valeur des entreprises.
S’il est clair que les entreprises
doivent agir, il est grand temps
que les gouvernements mettent en
place un cadre juridique qui les y
oblige !

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LEXIQUE : COMPRENDRE POUR MIEUX DÉFENDRE

Devoir de vigilance                      légales contraignantes dont l’irres-
                                         pect ou l’inexécution peut entraî-
Le devoir de vigilance en matière de     ner la responsabilité juridique des
droits humains et d’environnement        parties concernées et dont l’exécu-
correspond à l’obligation faite          tion peut être demandée devant un
aux entreprises de faire preuve          tribunal. Ces dernières décennies,
de diligence raisonnable dans            la régulation des activités des
toutes leurs activités et tout au        entreprises en matière de droits
long de leur chaîne de valeur. C’est     humains et d’environnement s’est
un processus que les entreprises         principalement développée à tra-
doivent mettre en œuvre, continuel-      vers des instruments dits de soft
lement, pour identifier, prévenir,       law. On peut notamment citer les
atténuer, faire cesser et réparer tout   Principes directeurs de l’OCDE et les
abus potentiel ou effectif des droits    Principes directeurs des
humains, sociaux et des normes           Nations Unies.
environnementales, tout au long de
leur chaîne de valeur.
                                         Responsabilité sociale des
                                         entreprises ( RSE )
Chaîne de valeur
                                         La Commission européenne défi-
La chaîne de valeur inclut toutes        nit la RSE comme « l’intégration
les entités ( par exemple les fournis-   volontaire par les entreprises de
seurs, les sous-traitants, etc. ) avec   préoccupations sociales et envi-
lesquelles l’entreprise entretient une   ronnementales à leurs activités
relation commerciale, du fait que les    commerciales ». La RSE est l’ap-
dites entités :                          proche défendue par la plupart
                                         des entreprises. Aussi, à l’heure
1.	fournissent des biens ou des ser-    actuelle, la plupart des initiatives
    vices ( y compris des services       en matière de droits humains et
    financiers ) qui participent à       d’environnement sont donc le fruit
    l’élaboration des produits ou des    des entreprises elles-mêmes. Elles
    services de l’entreprise ;           édictent leurs propres codes de
2.	reçoivent des produits ou des        conduite, mettent en place et paient
    services ( y compris des services    des audits et des procédures de
    financiers ) de l’entreprise.        rapportage, développent des activi-
                                         tés caritatives pour compenser les
                                         éventuels impacts de leurs activités,
Soft Law Versus Hard Law                 etc. Ces mesures ne sont cependant
                                         pas contraignantes mais bien volon-
Le terme soft law est utilisé pour       taires.
désigner des accords, principes ou
déclarations qui ne sont pas juri-
diquement contraignants et qui re-
flètent des engagements volontaires
dont l’irrespect n’est pas sanctionné.
On l’oppose au terme hard law, qui
renvoie quant à lui à des obligations

                                                                                 Page 7
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ARGUMENT 1 | Tant que les entreprises
              respectent les lois locales,
              il n’y a pas lieu de mettre en
              cause leur responsabilité. Il
              incombe aux gouvernements des
              pays producteurs d’augmenter,
              par exemple, le salaire
              minimum légal
S’il est vrai qu’il incombe avant        les enjeux de pouvoir qui existent
tout aux États producteurs de faire      entre des acteurs économiques tels
respecter les droits humains sur leur    que les marques et enseignes de
territoire, dans une économie globa-     mode donneuses d’ordre et les États
lisée, il est important de reconnaitre   de production.

                                                                             NIKE

             249,7                LVMH                  319                 105 Mi
             milliards                                 milliards
               USD[1]
                                 122 Mi                  USD[2]

                                                                            INDITEX

                                                                            92 MI
          2017 PIB                          2017 Valeur marchande
         Bangladesh                          Nike, Inditex et LVMH
                         [1]                                          [2]

Les violations des droits des            la concurrence tant entre les États
travailleur·euses de l’industrie de      qu’entre les fournisseurs. Les entre-
l’habillement : les conséquences du      prises du secteur de l’habillement
business model de la fast fashion        choisissent consciemment de pro-
autant que de la faiblesse des           duire dans des pays à bas salaires.
réglementations locales                  Sous la pression des marques et
                                         des enseignes, les gouvernements
Le business model de l’industrie du      des pays producteurs, soumis à
vêtement repose sur une grande           rude concurrence, maintiennent les
flexibilité dans le choix des four-      salaires à un bas niveau dans le but
nisseurs et des pays producteurs,        de créer ou de protéger des emplois,
couplé à une pression toujours           d’augmenter les niveaux d’exporta-
plus grande sur les prix créant de       tion et de stimuler le PIB [3].

                                                                                      Page 8
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Reconnaître la responsabilité des        des acteur • rices à part entière de ce
entreprises dans les abus                développement.
systémiques des droits humains
                                         Les Principes directeurs imposent
Une législation imposant aux entre-      déjà aux entreprises de respecter
prises de respecter les standards        les droits humains malgré l’ab-
internationaux en matière sociale        sence de lois locales protectrices
et environnementale permettrait          de ces droits
de rééquilibrer le rapport de force
existant entre les géants de l’habil-    Les Principes directeurs des Na-
lement et les pays producteurs. Sur-     tions Unies sont très clairs sur la
tout, une telle législation reconnaî-    question : le fait que certains gou-
trait l’impact négatif des pratiques     vernements ne protègent pas – suf-
d’achat de ces entreprises sur les       fisamment – leurs populations ne
droits des travailleur • euses et les    dégage pas les entreprises de leur
obligerait à revoir leur copie.          obligation de respecter les droits
                                         humains. Les entreprises doivent,
Une pression en moins sur les États      selon ces principes, respecter les
pour laisser place au dialogue           droits humains, le droit du travail
social                                   et l’environnement tout au long de
                                         leurs chaînes de valeurs ; lorsque les
Légiférer pour cadrer de façon           législations locales sont plus faibles
contraignante la responsabilité des      que les standards internationaux,
entreprises donneuses d’ordres           les entreprises se doivent de tout de
ouvre tout un champ de pers-             même respecter les droits humains
pectives pour le déploiement de          dont le droit à un salaire vital [4].
contextes locaux plus favorables aux
travailleur • euses.

La défiance des États envers les syn-
dicats n’est en effet pas étrangère au
rapport de dépendance qui les lient
aux entreprises multinationales. Au-
jourd’hui dans un grand nombre de
pays de production, la liberté d’as-
sociation est entravée. Les travail-
leur • euses et syndicalistes prennent
de nombreux risques pour faire
avancer leurs revendications, parfois
au péril de leur vie. Légiférer sur le
devoir de vigilance permettrait de
reconnaître le rôle des partenaires
sociaux dans les pays de production
et renforcerait significativement la
participation des travailleur • euses
et des organisations syndicales
à l’amélioration de leurs propres
conditions de travail. Ceux-ci ne
seraient plus perçus par les États
comme des menaces à leur dévelop-
pement économique, mais comme

                                                                                   Page 9
ENTREPRISES ET DROITS HUMAINS - argumentaire en 10 points pour débattre en faveur d'une régulation contraignante des activités des entreprises ...
ARGUMENT 2 | Les entreprises sont déjà
              très affaiblies par la crise
              sanitaire : ce n’est pas le
              moment de leur imposer
              de nouvelles obligations
              mais plutôt de les aider à
              surmonter la crise.
La gravité de la crise est aussi le      protectrices à laquelle se livrent
fruit de l’absence de responsabilité     les grandes enseignes de la fast
des entreprises en matière sociale       fashion. Par leurs pratiques d’achat
et environnementale.                     agressives, certaines entreprises
                                         donneuses d’ordre ont participé
La brutalité de la crise, particuliè-    activement à la dégradation des
rement pour les travailleur • euses      conditions de travail des travail-
de l’industrie du vêtement, n’est        leur • euses de la confection, tout en
pas un hasard. Elle s’inscrit dans la    se dégageant de toute responsabilité
continuité de décennies d’exploita-      via le fractionnement des chaînes de
tion et de violations systématiques      valeur. Aussi, plutôt que d’entretenir
des droits des travailleur • euses de    ce modèle insoutenable, la crise est
ce secteur. Elle est le résultat de la   l’occasion de le réformer en profon-
course infernale vers le prix le plus    deur afin qu’il profite, enfin, aussi
bas et vers les pays producteurs         aux travailleur • euses du bout de la
aux normes sociales les moins            chaîne de valeur.

 La crise sanitaire : des consé-         revenu, souvent sans aucune
 quences catastrophiques pour les        compensation. Un filet de sécurité
 travailleur·euses                       sous forme de protection sociale
                                         est à peine disponible dans la
 Dès le début de la crise du             plupart des pays producteurs. Les
 Covid-19 en Europe, de nombreuses       recherches menées par la Clean
 enseignes de mode ont annulé des        Clothes Campaign montrent qu’au
 commandes massives auprès de            cours des trois premiers mois de
 leurs fournisseurs, y compris des       la pandémie, les travailleurs ont
 marques belges [5]. Dans l’inca-        perdu entre 2,7 milliards et 4,9
 pacité de rémunérer leurs travail-      milliards d’euros en salaires im-
 leur • euses, les usines n’ont eu       payés et en indemnités légalement
 d’autres choix que de les licencier.    dues [6]. Et ce n’est pas fini : encore
 Des millions de travailleur • euses     aujourd’hui, des usines ferment et
 de l’habillement se sont donc           les gens sont à la rue sans com-
 retrouvé • es sans emploi et sans       pensation.

                                                                                   Page 10
Certaines entreprises donneuses          a annoncé qu’elle avait doublé
 d’ordre, de leur côté, continuent à      ses bénéfices trimestriels pour
 engranger d’importants bénéfices,        atteindre 5,2 milliards de dollars,
 abandonnant à leur sort les travail-     contre 2,6 milliards de dollars au
 leur • euses du bout de leur chaîne      même moment en 2019. Son chiffre
 de valeur. Amazon est ainsi sorti        d’affaires net avait quant à lui aug-
 grand gagnant de la crise sani-          menté de 40 % [7].
 taire. Fin juillet 2020, l’entreprise

Une opportunité à ne pas manquer          Selon une étude du Workers Rights
de développer une économie plus           Consortium, réalisée auprès de 396
résistante aux chocs                      travailleur • euses de l’habillement
                                          dans 158 usines sises dans neuf
Le modèle économique prévalant            pays différents, 77% des travail-
dans l’industrie de l’habillement         leur • euses interrogé • es rapportent
comme dans bien d’autres secteurs,        qu’ils et elles, ou un membre de
fondé sur le mythe de la croissance       leurs familles, ont souffert de la faim
illimitée et sur l’épuisement des res-    depuis le début de la pandémie, 88%
sources naturelles nous rend plus         affirment avoir dû réduire la quanti-
vulnérables face aux pandémies.           té de nourriture consommée chaque
L’équilibre écologique est rompu et       jour par leur foyer et 75% déclarent
favorise la propagation de certaines      avoir été contraint • es d’emprunter
maladies. Les zones naturelles            de l’argent et d’accumuler les dettes
dégradées et densément peuplées           afin d’acheter de la nourriture [8].
sont également favorables à cette
propagation.                              Une prise en compte des enjeux
                                          environnementaux et sociaux de
Par ailleurs, l’industrie de l’habille-   leurs activités par les entreprises
ment, fondée sur l’exploitation, ne       permettrait de développer une éco-
permet pas aux travailleur • euses        nomie plus durable et résiliente. La
de la confection d’être résilient • es    crise sanitaire étant doublée d’une
face à des chocs, économiques ou          crise économique, les politiques de
sanitaires tels qu’une pandémie.          relance peuvent être l’occasion de
Ils/elles connaissent malnutrition,       “reprogrammer” l’économie pour
faible accès aux soins de santé, im-      qu’elle devienne plus juste pour les
possibilité de faire des économies,       millions de travailleur • euses et plus
endettement, habitats précaires, etc.     respectueuse de l’environnement.

                                                                                    Page 11
Le devoir de vigilance ( cf. lexique )   temps de pandémie. Qu’il s’agisse
aurait obligé les entreprises à tenir    d’annulation ou de diminution de
compte des droits fondamentaux           commandes, de pression sur les
des travailleur·euses du bout de         prix, de la grande flexibilité de-
leur chaîne de valeur, tant avant        mandée aux fournisseurs, chaque
que pendant la crise sanitaire et en     décision prise par les marques et
aurait amoindri les effets               enseignes donneuses d’ordres a des
pernicieux                               effets immédiats sur les travail-
                                         leur • euses du bout de la chaîne [10].
Si certaines enseignes indépen-
dantes traversent difficilement la       Or, selon les Principes directeurs
pandémie, l’industrie de l’habille-      des Nations Unies, les entreprises
ment reste tout à fait profitable et     doivent prendre des mesures lors-
dégage encore plusieurs milliards        qu’elles produisent des biens ou
d’euros de chiffre d’affaire sur le      services dans des pays où la protec-
dos des travailleur • euses à qui les    tion sociale est faible, afin que les
marques et enseignes font payer le       employé • es soient mieux protégé • es
poids de la crise [9].                   en cas de maladie ou de licencie-
                                         ment [11]. Un cadre légal contraignant
En effet, les fournisseurs sont globa-   permettrait de garantir la responsa-
lement dépendants des entreprises        bilisation des entreprises vis-à-vis
donneuses d’ordres mais cette            des travailleur • euses du bout de leur
réalité est encore plus flagrante en     chaîne d’approvisionnement.

                                                                                   Page 12
ARGUMENT 3 | L’élaboration de normes
              contraignantes est superflue
              et risquerait de compromettre
              la mise en Œuvre des
              normes volontaires qui sont
              largement admises, tant par
              le secteur privé que par les
              États.
A l’heure actuelle, les États – malgré   par exemple, varient fortement d’une
quelques régulations sectorielles        entreprise à une autre – mettant à
plus contraignantes - et dans la         mal l’universalité et l’indivisibili-
lignée des Principes directeurs des      té des droits humains - et leur valeur
Nations Unies, laissent le soin aux      non contraignante est source d’insé-
entreprises de s’autoréguler via         curité juridique tant pour les entre-
l’adoption de codes de conduite. La      prises que pour les victimes de leurs
pratique montre néanmoins que            activités. Aussi, plutôt que d’aller à
sans une mise en œuvre contrai-          l’encontre de ces principes, une loi
gnante par les États, ces principes      contraignante contribuerait à leur
ne suffisent pas à garantir le respect   donner corps. Surtout, on passerait
effectif des droits humains dans les     d’une autorégulation par le secteur
chaînes de valeur. Le contenu et la      privé, à une régulation étatique, donc
portée de ces codes de conduite,         publique et démocratique.

                     Inde, 2017, RSE versus évasion fiscale

                                          « les contributions de 6 milliards de dollars

  6 MI USD                                des entreprises en matière de responsabilité
                                          sociale des entreprises font pâle figure par
  contribution des                        rapport à la perte annuelle estimée de 47
   entreprises en                         milliards de dollars de recettes publiques due
   matière de RSE                         à l’évasion fiscale des entreprises ». [12]

                                                              47 MI USD
                                                              perte de recettes
                                                              publiques due à
                                                              l’évasion fiscale
                                                              des entreprises

                                                                                           Page 13
Passer de la parole aux actes            incertaine, est source d’insécurité
                                         juridique et entraîne des phéno-
L’engagement volontaire d’une            mènes de distorsion de concurrence
marque ne signifie pas nécessaire-       entre les entreprises qui respectent
ment que celle-ci respecte effective-    effectivement leur code de conduite
ment en pratique les droits humains.     et celles qui ne les respectent pas.
Sur la question des salaires par         En outre, quand bien même toutes
exemple, selon les résultats de l’en-    les entreprises respecteraient leur
quête Fashion Checker, nombreuses        code de conduite – ce qui est loin
sont les marques et enseignes de         d’être le cas – la teneur de ces codes
l’habillement qui déclarent s’en-        varient considérablement d’une
gager pour qu’un salaire vital soit      entreprise à une autre, créant – une
payé à celles et ceux qui fabriquent     fois de plus – des problèmes de
les vêtements qu’elles commercia-        concurrence. Celles-ci définissent,
lisent. Cependant, la grande majorité    par exemple, différemment les
d’entre elles est incapable d’en faire   parties prenantes et l’étendue de
la preuve [13].                          la chaîne de valeur qu’elle s’engage
                                         à contrôler. En d’autres termes,
Une privatisation du droit et une        chaque entreprise choisit arbitrai-
menace pour la démocratie                rement les règles auxquelles elle
                                         décide de se soumettre, entraînant
Ce phénomène d’autorégulation            un risque de nivellement vers le bas
n’est pas sans poser certaines           de la protection des droits humains
difficultés : d’un côté elles té-        – afin de rester concurrentiel – et une
moignent d’une privatisation du          inégalité entre les différentes en-
droit et d’une perte de pouvoir de       treprises. Seules des règles contrai-
contrôle des États sur les activités     gnantes et uniformisées permet-
des entreprises et donc une ab-          traient de mettre fin à ce phénomène
sence de contrôle démocratique [14].     de « pick and choose » qui menace
D’un autre côté, leur caractère non      l’effectivité des droits humains.
contraignant rend leur application

 L’affaire Kasky contre Nike             pour Nike, un argument de vente.
                                         Si elles étaient purement volon-
 Dans les années 90, suite à de          taires, celles-ci n’ont pas pour
 fortes pressions menaçant son           autant été sans effets.
 image de marque, dans le cadre
 de sa politique de Responsabilité       En effet, en 1998, et suite à la pu-
 Sociale, le géant à la virgule avait    blication de rapports émanant de
 mis en place des lignes directrices     plusieurs ONG sur les conditions de
 dans lesquelles Nike se félicitait de   travail désastreuses et le recours
 veiller à ce que ses sous-traitants     massif au travail des enfants dans
 respectent les droits humains et        les filières d’approvisionnement
 les normes internationales protec-      de Nike, Mike Kasky, un activiste
 trices des travailleur • euses. Sur-    californien, décida de porter plainte
 tout, Nike assurait ne pas recourir     contre la célèbre marque de basket
 au travail des enfants. Ces lignes      pour « publicité trompeuse de na-
 directrices étaient rendues acces-      ture à induire le public en erreur sur
 sibles au public et constituaient,      la nature du produit ».

                                                                                   Page 14
L’affaire s’est rendue jusqu’à la       bien les risques encourus par des
 Cour suprême de Californie, qui a       entreprises lorsque celles-ci ne
 jugé qu’il s’agissait bien de pu-       respectent pas leur propre code de
 blicité commerciale. Plusieurs          conduite. Toutefois, le fait de devoir
 mois après la décision de la Cour       passer par les lois protectrices des
 suprême des États-Unis, Nike et         consommateur • rices pour engager
 Kasky ont accepté de régler l’af-       la responsabilité des entreprises
 faire pour 1,5 million de dollars.      quand elles se rendent coupables
 L’accord prévoit des investisse-        de violations des droits humains
 ments de la part de Nike pour           ne permet pas de réparer les dom-
 renforcer la surveillance du lieu de    mages subis par ces victimes. Ces
 travail et les programmes des-          recours permettent, tout au plus,
 tinés aux travailleur.euses des         de mettre les marques face à leurs
 usines [15].                            propres contradictions. La répa-
                                         ration des dommages subis par
 Si l’affaire n’a finalement pas         les victimes d’abus est pourtant
 abouti à une condamnation mais          fondamentale et le corollaire à la
 a donné lieu à un règlement à           pleine jouissance des droits
 l’amiable en 2003, elle montre          fondamentaux.

Des normes contraignantes                des conditions de travail dans les
permettraient de mettre fin à            filières de la confection. On peut
l’insécurité juridique                   citer notamment l’Accord sur la
                                         sécurité incendie et la sécurité des
La responsabilité des entreprises        bâtiments au Bangladesh [16], le
peut être engagée sur base du            Protocole sur la liberté d’associa-
non-respect d’un code de conduite,       tion en Indonésie [17], l’Accord pour
même s’il émane de l’entreprise          combattre les violences liées au
elle-même et qu’il est, en principe,     genre au Lesotho [18]. Ces accords
non contraignant. C’est notamment        sont limités géographiquement et
le cas lorsque les engagements           sectoriellement mais montrent l’in-
volontaires entrent en interaction       térêt des marques et enseignes pour
avec des règles protectrices des         des accords contraignants lorsqu’il
consommateur • rices comme nous le       s’agit de graves enjeux de violation
montre l’exemple de l’affaire Kasky.     des droits humains.
Ces normes dites non contraignantes
sont donc source d’insécurité juri-      Un cadre contraignant bénéficie-
dique et peuvent également avoir des     rait tant aux entreprises qu’aux
conséquences sur les entreprises.        victimes de leurs activités

Des accords contraignants déjà           Un cadre contraignant clair tant
en vigueur                               pour les entreprises que les victimes
                                         est bénéfique de part et d’autre. Les
L’industrie de l’habillement fait déjà   entreprises auront une idée claire de
l’expérience d’accords contraignants     leurs obligations et de la manière de
auxquels des entreprises prennent        les respecter. D’autre part, les vic-
part volontairement. Il s’agit d’ac-     times de leurs activités auront les
cords multipartites visant à réguler     moyens d’obtenir réparation pour les
des dimensions bien spécifiques          dommages qu’elles ont subis.

                                                                                  Page 15
ARGUMENT 4 | De nombreuses entreprises
              mènent déjà des audits
              afin de contrôler les
              conditions de production des
              entreprises. Il n’y a donc pas
              besoin de nouvelles normes
              contraignantes.
Ces dernières années, la responsabi-      cependant loin d’être suffisants,
lité sociale des entreprises a prin-      comme en témoignent les tristes
cipalement pris la forme d’audits         exemples issus de l’industrie du
sociaux, censés identifier, corriger et   vêtement. Pire, ils témoignent d’une
finalement résoudre les problèmes         perte de contrôle des autorités pu-
environnementaux et sociaux dans          bliques sur le respect des normes du
les chaînes de valeur des entre-          travail et environnementale.
prises [19]. Ces mécanismes sont

 L’exemple de l’initiative                sion, l’audit a manqué de mettre
 Amfori BSCI                              en évidence un grand nombre de
                                          défauts de sécurité alors même
 Amfori BSCI, entreprise d’audit          qu’une inspection préalable réali-
 basée à Bruxelles, a développé           sée dans le cadre de l’Accord sur
 l’une des plus grandes initiatives       la prévention incendie et la sécu-
 dites de conformité. Toutefois, des      rité des bâtiments au Bangladesh
 erreurs manifestes ont été com-          publiait un rapport indiquant déjà
 mises dans le passé. Les audits          de sérieux problèmes : défaut des
 d’Amfori BSCI ont par exemple été        systèmes de lutte anti-incendie,
 réalisés par le centre de certifi-       extincteurs automatiques dan-
 cation TÜV Rheinland dans l’une          gereux et inadéquats, issues de
 des usines du Rana Plaza avant           secours et portes coupe-feu dange-
 l’effondrement du bâtiment, le 24        reuses. Pire, alors que le rapport
 avril 2013. Quatre ans plus tard, en     d’audit mentionne, entre autres,
 2017, une explosion de chaudière         que des machines n’ont pas les
 dans l’usine Multifabs, basée au         permis requis et que les travail-
 Bangladesh également, faisait 13         leur • euse • s ne connaissent pas
 morts et une douzaine de blessés         le plan d’évacuation, il concluait
 parmi les travailleur • euses. Ce        qu’aucun suivi n’était requis. Deux
 cas a montré que TÜV Rheinland et        cas qui démontrent l’insuffisance
 Amfori BSCI n’avaient pas tiré les       des audits et, en l’occurrence, celle
 leçons du drame du Rana Plaza.           de l’initiative Amfori BSCI [20].
 Deux mois à peine avant l’explo-

                                                                                  Page 16
L’abandon de prérogatives éta-           l’outil clé du contrôle de la chaîne de
tiques au profit des entreprises et      valeur des entreprises, malgré les
au détriment des travailleur • euses     limites notoires de ces mécanismes
                                         en termes de droit du travail, de
Durant les années 1980 et 1990,          respect de l’environnement et des
l’utilisation des audits de conformité   droits fondamentaux [21].
par les entreprises a crû considéra-
blement à mesure que les gouverne-       Des audits au service de l’image
ments externalisaient leurs préro-       de marque et à la méthodologie
gatives au profit des entreprises et     variable
les encourageaient à s’autoréguler.
Cette tendance s’est accélérée ces       La première difficulté posée par
dernières années et a vu les audits      les audits est que la méthodologie
être consacrés comme l’instrument        adoptée varie d’un audit à un autre,
phare de réglementation des en-          certains adoptant des méthodolo-
treprises au niveau mondial. Cette       gies moins robustes que d’autres.
consécration des audits témoigne         Des recherches ont d’ailleurs montré
d’un inquiétant glissement du pou-       que les audits sont souvent manipu-
voir réglementaire du secteur pu-        lés afin de donner une bonne image
blic vers le secteur privé et entraîne   de l’entreprise aux investisseurs et
l’abandon, petit à petit, de toute       aux consommateur • trices, donnant
forme de contrôle étatique sur les       des résultats parfois très éloignés de
agissements des entreprises. Ainsi,      la réalité sur le terrain [22].
l’OIT a montré que, depuis l’essor des
audits, les inspections publiques du     Un service commercial source de
travail ont connu une forte baisse,      conflits d’intérêt potentiels
tant dans les pays du Nord que du
Sud, et ont parfois été purement et      Les audits sociaux sont réalisés par
simplement remplacé par des audits       des entreprises commerciales. Bien
privés. Les audits sont devenus          que de nombreux auditeurs soient

                                                                                   Page 17
indépendants, ils fournissent un           sous-traitance et même jusqu’au
service rémunéré et ont donc inté-         travail à domicile, hors de tout
rêt à être réengagés par les entre-        système de contrôle par des audits.
prises qu’ils contrôlent et donc à         Par ailleurs, les audits sociaux ne
pérenniser leurs relations commer-         couvrent pas la totalité des viola-
ciales pour soutenir leurs propres         tions possibles des droits des tra-
activités. Le caractère lucratif des       vailleur • euses. Par exemple la liberté
audits entraîne donc des risques           d’association ou le harcèlement lié
de conflits d’intérêts. Un cadre légal     au genre, ne sont que rarement cou-
contraignant veillerait par contre à       verts par les audits alors que ce sont
la mise en place d’un organe public        des enjeux fondamentaux pour les
de contrôle qui agirait indépendam-        travailleur • euses concerné • es.
ment d’intérêts commerciaux.
                                           L’audit déplace la responsabilité
Absence de dialogue avec les               des abus sur les fournisseurs
travailleur • euses et leurs
représentant • es                          Enfin, le recours aux audits sociaux
                                           comme moyen de contrôle a ten-
Les audits sociaux n’incluent pas un       dance à faire porter la responsabilité
véritable dialogue avec des travail-       des violations des droits humains
leur • euses. Si l’un ou l’autre témoi-    sur les fournisseurs, en ignorant la
gnage est parfois collecté lors d’un       responsabilité des entreprises don-
audit, c’est souvent en présence du        neuses d’ordre. Dans le secteur de
manager local ou après un briefing         l’habillement pourtant, les marques
de leur part. Les filières de l’habille-   et les enseignes détiennent un
ment sont par ailleurs marquées par        pouvoir indéniable : elles exercent,
l’extrême difficulté à faire valoir la     par exemple, une telle pression sur
liberté fondamentale d’association         les prix qu’il est tout simplement
et de négociation collective. Les tra-     impossible pour les fournisseurs de
vailleur • euses prennent d’énormes        garantir des salaires dignes et de
risques quand ils et elles décident        bonnes conditions de travail. Des
de dénoncer les pratiques de leurs         normes contraignantes en matière
employeurs : discrimination, harcèle-      de droits humains obligeraient les
ment, licenciement, etc. Or, le dia-       entreprises à agir sur leurs pra-
logue social, en bonne et due forme,       tiques d’achat, sans quoi elles ne se-
est essentiel pour garantir le respect     raient plus en mesure de prétendre
des droits humains dans les filières       qu’elles font tout leur possible pour
de confection [23].                        respecter les droits humains dans
                                           leur chaîne de valeur.
Une vision tronquée de la réalité
des usines

La plupart des entreprises
concentrent leurs audits unique-
ment sur leurs fournisseurs de
niveau 1, c’est-à-dire le premier
niveau de sous-traitance. Or, la
filière de l’industrie de l’habillement
est connue pour son recours à de la
sous-traitance en cascade pouvant
aller jusqu’à un niveau 3 ou 4 de
ARGUMENT 5 | On ne peut exiger des
                 entreprises de contrôler
                 l’entièreté de leur chaîne de
                 valeur, celles-ci ont trop
                 peu de levier d’action sur
                 le bout de leur chaîne de
                 valeur. Il faudrait limiter la
                 responsabilité des entreprises
                 à leurs filiales et à leurs
                 fournisseurs principaux.
     Schéma de la filière
     d’approvisionnement globalisée
MARQUES, ENSEIGNES
 ET DISTRIBUTEURS               FOURNISSEURS

      CENTRALE                                    SOUS-TRAITANTS
       D’ACHAT

                                                                     TRAVAIL A DOMICILE

     AGENT

   L’industrie de l’habillement est       business model du secteur de la
   un exemple patent de la struc-         mode. Cette structure permet tous
   ture d’une économie mondialisée :      les abus, toutes les dérives [24].
   une externalisation massive de la
   production, des chaînes de valeur      En effet, la complexité des chaînes
   étendues et complexes, et le recours   d’approvisionnement est souvent
   à la sous-traitance à outrance font    invoquée par les marques pour jus-
   aujourd’hui partie intégrante du       tifier leur absence de responsabilité

                                                                                          Page 19
pour ce qui s’y produit. La sous-trai-     pratiquement impossible pour ces
tance à outrance ne peut dégager les       travailleur • euses d’obtenir répara-
entreprises de leur responsabilité.        tion pour les abus des entreprises
Au contraire, si celles-ci sont dans       donneuses d’ordre - comme nous
l’incapacité de contrôler une partie       l’a montré le tristement célèbre
de leur chaîne de valeur, elles de-        exemple du Rana Plaza – justement
vraient la réorganiser afin d’assurer      car la responsabilité des entreprises
un contrôle tout au long de cette          est aujourd’hui limitée.
chaîne de valeur. Une loi sur le devoir
de vigilance doit contenir une telle       Des entreprises donneuses d’ordre
obligation de contrôle afin d’éviter       au pouvoir de contrôle et d’in-
que les entreprises ne complexifient       fluence indéniable
leur chaîne de valeur afin de se dé-
gager de toute responsabilité.             L’impunité des entreprises résulte
                                           notamment de l’organisation de
Seule une obligation de vigilance          leurs activités économiques via des
étendue à l’ensemble de la chaîne          structures de plus en plus com-
de valeur permettrait de mettre fin        plexes, faites d’une myriade de fi-
à l’impunité des entreprises               liales et de sous-traitants dispersés
                                           aux quatre coins du monde. Si les
Ce modèle n’est pas sans consé-            entreprises donneuses d’ordre ont
quence : dans leur course effré-           un pouvoir de contrôle et d’influence
née vers des coûts toujours plus           évident sur leurs chaînes de va-
faibles, les marques délocalisent          leur – les profits n’ont, ainsi, aucun
leur production dans des pays où           mal à remonter vers les maisons
les normes sociales et environne-          mères – celles-ci ne sont pas titu-
mentales sont particulièrement             laires d’obligations claires vis-à-vis
faibles, leur permettant de produire       des agissements de leurs filiales ou
à un moindre coût, au détriment des        sous-traitants. Pourtant, les abus
travailleur • euses. Les salaires de       qui s’y manifestent sont souvent
misère, les heures de travail exces-       le fruit des entreprises donneuses
sives, les objectifs de production         d’ordre elles-mêmes. La déconnexion
inatteignables, l’insécurité sur le        entre le pouvoir d’influence des
lieu de travail, les discriminations       entreprises et la responsabilité qui
syndicales et la violation de la liberté   l’accompagne n’est plus tenable,
d’association et de négociation            voilà pourquoi il est indispensable
collective, les agressions sexistes et     d’obliger les entreprises à contrôler
le harcèlement lié au genre sont en        les conditions de travail au-delà de
effet le lot quotidien de millions de      leur fournisseur principal. Lorsque
travailleur • euses de l’habillement.      celles-ci en sont incapables, elles
                                           devraient reconsidérer l’organisa-
Si les pratiques d’achats des              tion de leur chaîne de valeur afin de
marques de vêtements sont à l’ori-         s’assurer un contrôle complet des
gine de ces multiples violations des       conditions de production de leurs
droits humains, il est aujourd’hui         produits.

                                                                                    Page 20
ARGUMENT 6 | Les travailleur • euses de
              l’industrie du vêtement ne
              bénéficieront pas de ces
              législations. Ils et elles ne
              sont en fin de compte pas
              des employé.es direct • es des
              marques et des enseignes de
              vêtements.

             Part du salaire vital couverte par le salaire réel

        9%                   29%                  46%                  35%

     Bulgarie              Turquie             Cambodge                Inde

                                 Part du salaire vital couverte par le salaire
                                 réel payé dans les filières d’H&M en 2018 [25]

À l’heure actuelle, il est extrêmement    tant de ce type de procédure et de la
difficile pour les victimes d’en-         difficulté pour les victimes d’accéder
treprise d’obtenir réparation pour        aux informations nécessaires à
les dommages qu’elles ont subis           l’établissement de la responsabilité
en raison de leurs activités. C’est,      des entreprises. Un devoir de vigi-
d’une part, en raison de l’absence de     lance, en prévoyant une obligation
responsabilité des entreprises pour       de contrôle tout au long de la chaîne
les agissements de leurs filiales et      de valeur ainsi qu’un devoir de répa-
sous-traitant. C’est d’autre part, en     ration contraignant, permettrait aux
raison de la difficulté de pouvoir me-    victimes de poursuivre en justice les
ner des recours dans les pays d’ori-      maisons-mères afin de faire exécu-
gine des entreprises, du coût exorbi-     ter leurs obligations.

 Ali Entreprise, l’exemple du             pour les victimes, en l’état actuel
 parcours du combattant des               du droit, de faire reconnaître la res-
 victimes                                 ponsabilité des entreprises don-
                                          neuses d’ordre en cas de violations
 Cette affaire illustre la difficulté     de leurs droits fondamentaux.

                                                                                   Page 21
En septembre 2012, 260 personnes         refuse de payer les dommages de-
 sont mortes et 32 ont été bles-          mandés par les plaignants.
 sées dans l’incendie de l’usine de
 confection Ali Entreprise à Karachi,     Le 10 janvier 2019, le tribunal de
 au Pakistan. L’enseigne allemande        Dortmund a rejeté l’action en jus-
 KiK en était la principale cliente. Le   tice au motif que le délai de pres-
 13 mars 2015, un survivant et trois      cription, selon le droit pakistanais,
 familles de victimes ont intenté un      avait expiré. Les requérants ont fait
 procès à KiK devant le tribunal ré-      appel de la décision.
 gional de Dortmund, en Allemagne,
 en faisant valoir que l’entreprise       Si les entreprises acceptent
 devait assumer la responsabilité         parfois de payer des dédomma-
 des lacunes en matière de sécu-          gements, comme l’a fait KiK, c’est
 rité incendie dans l’usine pakis-        dans le but de mettre fin aux
 tanaise. Le procès visait à obtenir      poursuites judiciaires et d’éviter
 une indemnisation pour toutes les        ainsi toute mise en cause de leur
 familles touchées, ainsi que des         responsabilité. Les victimes qui
 excuses et l’engagement de l’en-         choisissent la voie des tribunaux
 treprise à assurer la sécurité dans      doivent faire face à des procédures
 ses installations de production de       longues et coûteuses à l’issue
 vêtements externalisées.                 incertaine, ce qui peut être extrê-
                                          mement décourageant. Un devoir
 Le 10 septembre 2016, à la suite         de vigilance pour toute la chaîne
 d’une négociation facilitée par          de valeur permettrait de remédier
 l’Organisation Internationale du         à ces situations en imposant des
 Travail, KiK a accepté de verser 5,15    obligations claires de contrôle et
 millions de dollars aux familles         de respect des droits humains et
 touchées et aux survivants.              de l’environnement dans toute la
                                          chaîne de valeur dans le chef des
 Cependant, l’enseigne nie toute          entreprises donneuses d’ordre [26].
 responsabilité dans l’incendie et

Des entreprises obligées de contrô-       nement dans leur chaîne de valeur.
ler et d’exercer leur influence afin      Ceci implique notamment, pour les
de faire respecter les droits hu-         entreprises de la mode, de s’assu-
mains dans leur chaîne de valeur          rer que leurs pratiques d’achats ne
                                          nuisent pas aux droits fondamen-
Avec la mise en place de la légis-        taux de leurs travailleur • euses, ainsi
lation sur le devoir de vigilance,        que du respect de leurs droits so-
les entreprises seront tenues non         ciaux, dont le droit à la liberté d’as-
seulement d’identifier le risque dans     sociation. Cela impliquerait donc
leur chaîne de valeur, mais aussi d’y     de redistribuer plus équitablement
remédier et de faire cesser les abus      leurs bénéfices dès lors qu’elles
détectés. Le devoir de vigilance im-      doivent user de tous les moyens
pose aux entreprises de contrôler et      dont elles disposent pour assurer
d’utiliser tous les leviers dont elles    le respect des droits fondamentaux
disposent pour assurer le respect         des travailleur • euses, en ce compris
des droits humains et de l’environ-       le droit à un salaire vital.

                                                                                     Page 22
Garantir l’accès des victimes à des       lesquelles ils/elles confectionnent
voies de recours et à la réparation       des vêtements, ce qui rend tout en-
de leurs dommages subis                   gagement de leur responsabilité pra-
                                          tiquement impossible. Ce, d’autant
En cas d’abus, les entreprises don-       plus qu’en l’état actuel du droit, c’est
neuses d’ordre auront l’obligation        aux victimes de prouver que l’entre-
de réparer les dommages subis.            prise donneuse d’ordre a manqué
Cela signifie, d’une part, que les        à ses obligations. Or, la plupart des
entreprises devront assurer à leurs       informations relatives au devoir de
travailleur • euses des moyens de         vigilance et au manquement éven-
les alerter en cas de violations de       tuel à ce dernier sont généralement
leurs droits et, d’autre part, qu’elles   entre les mains des entreprises. Le
devront prévoir des mécanismes de         poids de la charge de la preuve est
réparation.                               un autre obstacle auquel se heurtent
                                          souvent les victimes d’abus d’entre-
Surtout, le devoir de vigilance doit      prises, c’est pourquoi la loi devrait
s’accompagner d’une responsabi-           prévoir une inversion de la charge de
lité juridique de l’entreprise et de      la preuve au profit des victimes, afin
la possibilité de faire exécuter son      d’obliger les entreprises à fournir
obligation de réparation par un juge.     toutes informations pertinentes dé-
Afin de garantir l’accès à des recours    montrant que celle-ci n’a pas man-
effectifs, les victimes pourront saisir   qué à son devoir de vigilance [27].
la justice dans le pays d’origine
de l’entreprise pour laquelle elles       Une législation susceptible de créer
fabriquent des produits et auront le      un environnement plus favorable
choix de faire appliquer la loi de        au dialogue social
ce pays.
                                          A long terme, le devoir de vigilance
Garantir la transparence et inver-        participera à la création d’un envi-
ser la charge de la preuve                ronnement favorable dans lequel les
                                          travailleur • euses jouiront de leur
Afin de garantir l’accès à l’informa-     liberté d’association sans crainte
tion, le devoir de vigilance s’accom-     de répression ou de discrimination.
pagne également d’une obligation de       Un dialogue social plus fort pourrait
transparence. Les travailleur • euses     aboutir, à terme, à une législation
de l’habillement n’ont pas toujours       locale plus protectrice des
connaissance des entreprises pour         travailleur • euses.

                                                                                     Page 23
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