Vladimir Poutine: le pouvoir à tout prix - Entretien avec Lilia Shevtsova

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Vladimir Poutine: le pouvoir à tout prix - Entretien avec Lilia Shevtsova
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                                               POUTINE AUJOURD’HUI

                                    Entretien avec Lilia Shevtsova*

                                                                              réalisé par Galia Ackermann**

     Vladimir Poutine: le pouvoir à tout prix

     Galia Ackerman: En regardant la télévision russe, on comprend l’importance de la situation
     en Ukraine pour la direction russe. Mais cette déstabilisation de l’Ukraine, commencée avec
     l’annexion de la Crimée, est-elle venue spontanément ou a-t-elle été provoquée?

                                          Lilia Shevtsova: Nous sommes en face d’un événe-
                                          ment en train de se dérouler, il est donc difficile d’en
                                          faire l’analyse. Il faut du recul pour cela. Par exemple,
                                          c’est seulement maintenant que nous pouvons
                                          comprendre ce qui s’est produit en 1991, lors de
                                          l’éclatement de l’URSS. Ce n’était pas une révolution
                                          démocratique ou libérale, mais une forme d’auto-
                                          préservation de la matrice étatique russe: les élites ont
                                          trouvé le moyen de préserver et même d’accroître leur
                                          pouvoir en privatisant l’économie à leur profit.
                                          Pour revenir à l’actualité, je suppose qu’il existait, au
                                          moins depuis la guerre russo-géorgienne de 2008, un
DR

                                          plan russe de déstabilisation de l’Ukraine, dont l’an-
     nexion de la Crimée était partie intégrante. La conquête et l’annexion-éclair de la Crimée
     en témoignent: sans préparation et sans conception préalable de différents scenarii, elles

     * Historienne et politologue russe de réputation internationale. Elle s’est spécialisée dans les transformations poli-
     tiques et institutionnelles en Russie. Elle fait partie de l’un des think tanks les plus influents des États-Unis: Brookings
     Institution. Son dernier ouvrage: Russia—Lost in Transition: The Yeltsin and Putin Legacies, Washington, 2007.
     ** L’entretien de notre amie Galia Ackerman avec Lilia Shevtsova révèle la profondeur des critiques adressées à
     Poutine de l’intérieur même de la Russie par certains journalistes et intellectuels. Tout en niant qu’il s’agisse d’une
     junte militaire, Lilia Shevtsova considère qu’avec Vladimir Poutine, les services de sécurité sont au pouvoir en
     Russie, et que, pour l’asseoir mieux encore, ils ont besoin de confrontation avec le monde occidental. Ce faisant, ils
     poursuivent le même but que les dirigeants de la Russie soviétique et l’empire russe – une affirmation qui fera
     peut-être grincer les dents de certains de nos lecteurs… On est loin des complaisances de quelques-uns de nos
     femmes et de nos hommes politiques envers l’étroit cercle poutinien. Reste à savoir si le pouvoir russe a les moyens
     de ses ambitions.

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auraient été impossibles. Mais la fuite de Ianoukovitch a créé les conditions propices à la
réalisation de ce projet. Depuis février 2014, l’Ukraine est devenu un laboratoire où l’on
teste jusqu’où peut aller la confrontation avec l’Occident. Je souligne cependant que cette
confrontation a commencé bien avant l’Euromaïdan à Kiev. Après une vague de contesta-
tion en Russie, entre la fin de 2011 et la première moitié de 2012, Poutine a adopté une
nouvelle doctrine apte à le maintenir au pouvoir. Pour cela, il a changé de paradigme et a
durci son régime politique: l’Ukraine, c’est le test décisif de sa solidité.

Galia Ackerman: La «révolution orange» de 2004-2005 en Ukraine a déjà montré que dans
ce pays voisin de la Russie un changement de pouvoir était possible grâce à une révolte des
masses. Comment le Kremlin a-t-il perçu ce premier Maïdan?

Lilia Shevtsova: La «révolution orange» a permis à Poutine de comprendre, premièrement,
qu’il était impossible pour la Russie d’accepter Maïdan, perçu comme une menace, un
moyen de renverser le régime et, deuxièmement, que la perte éventuelle du contrôle sur
l’Ukraine privait l’État russe de sa propre légitimité. C’est ainsi devenu pour lui un facteur
existentiel. Car dans la conscience historique russe – et c’est ainsi que Poutine le
comprend – la Rus kievienne est le berceau de l’État russe. Or, si l’Ukraine quitte le giron
russe et cherche sa propre légitimité historique, la Rus kievienne va devenir l’origine de
l’État ukrainien! En effet, la Rus avait une organisation étatique très différente de celle de la
Moscovie. Pour résumer, cela voudrait dire que c’est la Moscovie qui a volé à l’Ukraine la
légitimité étatique!

Galia Ackerman: Poutine a commencé à s’attaquer à l’Occident lors de la conférence de
Munich, en 2007. Est-ce uniquement la victoire de la «révolution orange» qui l’a poussé à
voir dans l’Europe et les États-Unis des entités hostiles? Car l’Occident avait alors de bonnes
relations avec la Russie et ne représentait aucune menace pour elle.

Lilia Shevtsova : Pour le Kremlin, la haine de l’Occident est aujourd’hui le fondement
même de la légitimation de sa politique. Quels sont les griefs du Kremlin ? L’Occident
empêche la Russie d’avoir un rôle plus important sur la scène internationale, il rapproche
l’Otan de nos frontières, et nous humilie. Et, bien entendu, c’est l’Occident qui a fomenté la
«révolution orange», de même que les manifestations en Russie en 2011-2012. C’est ainsi
que la propagande russe explique à la population en quoi l’Occident est notre ennemi.
Cependant, il existe des raisons plus profondes à la haine de l’Occident. L’autocratie russe
(et c’est elle qui est la matrice du système depuis des siècles) ne peut exister sans l’image
d’un ennemi. La Russie a toujours existé et s’est construite en tant que «forteresse assiégée»,
en combattant le monde extérieur et en le soumettant. Le pouvoir russe s’est toujours posi-

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tionné comme une réponse à la menace, et comme le fer de lance de la lutte contre les
ennemis extérieurs et intérieurs. Pour mobiliser la population, il faut avoir en face une civi-
lisation hostile. On voit que dans le passé, les villes russes, à quelques exceptions notables
comme Novgorod, ont toujours été très différentes des villes européennes: c’étaient des
forteresses et non des centres du commerce. Telle est notre psychologie, tel est notre code
génétique. Poutine le sait parfaitement.
L’Occident porte cependant dans cette affaire une certaine responsabilité: il n’aurait pas dû
tolérer la rhétorique agressive russe à son égard et la présence d’agents d’influence russes
dans ses médias, ses instituts de recherche, ses lobbies. Mais les élites politiques et les
milieux d’affaires occidentaux n’ont pas de vision stratégique de la politique russe.

Galia Ackerman: Vous avez parlé de 1991. J’aimerais prolonger cette réflexion. Ne faut-il
pas reconnaître que le pouvoir soviétique n’était qu’un moyen de préserver l’Empire russe?
Si c’est le cas, la période tsariste, la période soviétique et la période autocratique d’au-
jourd’hui apparaissent comme des avatars de la même matrice, dont fait partie la haine de
l’Occident.

Lilia Shevtsova: Très juste. L’Union Soviétique permit de garder l’essentiel de l’Empire
russe, mais dans un autre format idéologique, plus agressif et plus revanchard. La préserva-
tion de l’Empire fut légitimée grâce à l’idéologie communiste et à la rhétorique internatio-
naliste. Mais dans une certaine mesure, ce fut la continuation de la civilisation russe
traditionnelle, bien plus despotique que la civilisation chinoise. Car en Chine, il y avait une
bureaucratie efficace respectée par l’empereur et une morale maintenue par le confucia-
nisme. La Russie n’avait ni l’une ni l’autre. Par contre, l’orthodoxie – depuis l’époque
byzantine – déifiait le tsar terrestre et contribuait à renforcer l’asservissement du peuple.
C’est un héritage lourd. À l’heure actuelle, les pays orthodoxes, comme la Grèce, la Bulgarie,
la Roumanie, ont du mal à se réformer. Ils n’y arrivent pas sans aide extérieure, ce qui
témoigne du caractère archaïque de l’orthodoxie : à la différence du catholicisme et du
protestantisme, il n’y a pas de pulsion réformatrice au sein de l’église orthodoxe, qui reste
un pilier de l’État.

Galia Ackerman: Mais est-ce que ce nouvel avatar de l’Empire russe qu’est la Fédération de
Russie a la moindre chance de survivre dans un monde où tous les autres empires se sont
désagrégés depuis longtemps?

Lilia Shevtsova: C’est une question intéressante. Dans le passé, tous les empires ont éclaté à
la suite d’une défaite militaire. Or, en 1991, l’Empire russe, sous la forme de l’URSS, s’est
effondré en période de paix, ce qui veut dire qu’il a épuisé ses forces, son endurance. Il s’est

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reproduit, de façon tronquée, en qualité de Fédération de Russie. Mais il me semble que
nous assistons à l’agonie historique de ce type d’État, qui n’a plus d’impulsion nouvelle.
Dans le passé, l’Empire russe a bénéficié deux fois – sous Pierre le Grand et sous Staline –
d’une telle impulsion, grâce à une modernisation militarisée et à l’emprunt de technologies
occidentales, le tout associé au maintien de l’autocratie. Pierre le Grand et Staline ont réussi,
mais de nos jours, dans un monde ouvert, les ressources du régime autocratique russe
s’épuisent. La guerre contre l’Ukraine le prouve: Poutine l’a déclenchée pour mobiliser la
population. Apparemment, le système ne peut subsister que grâce à la guerre, il ne peut
survivre dans les conditions d’un pluralisme politique, même relatif. Poutine se voit donc
obligé de fermer la fenêtre qui donne sur le monde extérieur et de mener une guerre. Or,
cette guerre marque le passage de l’Empire russe, dans son format actuel, au stade non pas
de stagnation, mais d’agonie, qui peut être longue.
Prenons l’exemple de l’Empire ottoman. La Turquie avait des élites cultivées et responsa-
bles : une série de défaites militaires constitua pour elle l’impulsion nécessaire pour se
moderniser et se transformer en un État normal, grâce au génie de Kemal Atatürk. Mais la
Russie n’a pas d’intellectuels capables de devenir la force motrice d’une réforme. Ni en
1991, ni aujourd’hui, il n’y a en Russie de minorité réformatrice suffisamment puissante
pour changer le cours de l’histoire et mettre fin à l’agonie de la Russie en la transformant.
Cependant, je n’exclus pas que la grave crise économique qui nous frappe aujourd’hui de
plein fouet puisse contribuer à la formation d’une telle minorité. On a quand même eu une
vague de protestations massives en 2011-2012. En même temps, il se peut qu’un nouveau
leader émerge de la contestation, alors que la société, profondément démoralisée, essaye de
prolonger la vie de l’Empire en voie d’extinction par le biais d’un réel despotisme, d’un vrai
tournant totalitaire.

Galia Ackerman: Selon des informations qui filtrent dans la presse, Poutine a déjà amorcé
un tournant autoritaire. En tout cas, il semble qu’il prenne ses décisions tout seul, sans tenir
compte de son propre gouvernement. Comment expliquer que les élites dirigeantes, qui
s’étaient renforcées sous Medvedev, aient si facilement perdu leurs positions depuis le retour
de Poutine?

Lilia Shevtsova: Poutine a réussi à consolider les élites autour de lui par un moyen très
primitif: la mobilisation militaro-patriotique. Dans ces conditions, la société, y compris les
différents clans au sein des élites, se voit obligée de s’unir autour du drapeau national.
Aujourd’hui, la Russie est un État militaire en guerre. Poutine est un président mais il est
aussi le commandant suprême des armées, et il est déraisonnable pour n’importe quelle
personnalité, n’importe quel groupe ou clan, de manifester son désaccord avec lui.
Cependant il existe un revers à cette «médaille» patriotique. Ce renforcement de la solida-

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rité autour de Poutine par le biais du patriotisme est, certes, sa victoire tactique, mais la
nécessité de mener une guerre a provoqué une détérioration de la situation économique et
sociale. À cause des sanctions occidentales, mais aussi de la chute brutale du cours du
pétrole et de celle, tout aussi brutale, de la devise nationale, la situation s’aggrave rapide-
ment. Sans l’intervention en Ukraine et l’annexion de la Crimée, l’économie russe aurait pu
se maintenir, en stagnant, pendant les deux ou trois prochaines années. Mais actuellement,
l’inflation s’accélère, le rouble se déprécie, et l’État est obligé de puiser dans les fonds publics
pour assurer sa survie. Il a déjà pillé le fonds national des retraites, il est en train de réduire
les dépenses de santé et d’augmenter les impôts et les taxes. Au fond, par sa victoire tactique,
Poutine creuse sa propre tombe. La crise finira par pousser les gens à la contestation et
approfondira les divergences au sein des élites gouvernantes. Si les masses s’insurgent,
certains hommes politiques chercheront une voie de sortie pour se démarquer de Poutine.

Galia Ackerman: Poutine a commencé à développer la haine de l’Occident dès son retour au
pouvoir, en mai 2012. Des mesures adoptées par la Douma – lois homophobes, lois interdi-
sant l’adoption des orphelins russes par les citoyens occidentaux ou celle obligeant les ONG
qui s’occupent des droits de l’homme à s’enregistrer comme «agents étrangers» – visaient à
donner de l’Occident l’image d’un ennemi. Dans les talk-shows télévisés, on répète même
souvent que la Troisième Guerre mondiale a déjà commencé. Bref, on cultive le sentiment de
forteresse assiégée. Mais pourquoi Poutine a-t-il besoin de la «matrice» dont vous avez parlé
pour gouverner? Malgré la contestation, il a très confortablement gagné l’élection présiden-
tielle, il a eu son heure de gloire avec les J.O. de Sotchi. Pourquoi ne continue-t-il pas à garder
des relations plus ou moins normales avec l’Occident, en évitant la confrontation, en main-
tenant les échanges, en développant des liens culturels? Après tout, la culture russe est une
culture d’inspiration européenne, et non chinoise.

Lilia Shevtsova: Je ne suis pas partisane d’un déterminisme historique mais je pense que,
même sans la vague de contestation de 2011-2012, la matrice de l’autocratie russe aurait
tendance à pousser la Russie à une confrontation avec l’Occident. Car cette autocratie n’a
pas d’autre légitimité ni d’autre idéologie. Elle reflète l’essence de la civilisation russe à
travers son histoire. Elle n’est pas capable de se réformer, elle ne peut se transformer en un
système pluraliste, elle ne peut coexister avec un État de droit. Et quand il n’y a pas d’État de
droit, on réprime facilement. Cette matrice a été renforcée par la personnalité de Poutine,
qui est enclin à la suspicion, au secret, à la répression. Mais il a aussi apporté des éléments
nouveaux à la gouvernance de la Russie. Avec Poutine, le pays a, pour la première fois dans
son histoire, un régime prétorien. Car les militaires n’ont jamais gouverné la Russie dans le
passé. Il y a eu des juntes en Argentine, au Chili, en Grèce, mais pas en Russie où l’armée a
toujours été contrôlée par le pouvoir civil. Même à l’époque soviétique, le KGB se trouvait

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sous le contrôle du Parti et de l’État. Or, aujourd’hui, les chiens de garde dominent les
maîtres. Pour la première fois dans l’histoire russe, les structures de force, le FSB en premier
lieu, sont véritablement aux commandes. Le nouveau régime prétorien tient les rênes à la
fois du pouvoir, de la propriété et de l’appareil répressif.
Je pense qu’à son retour à la tête de l’État, Poutine possédait déjà les informations sur la
situation économique et sociale réelle du pays, et il a pris sa décision : il ne fera pas de
réformes et tiendra le pays par la corruption (en payant des salaires mirobolants aux piliers
de son régime), la répression et l’excitation patriotique.

Galia Ackerman: Comment formuler les éléments essentiels de l’idéologie de Poutine?

Lilia Shevtsova : Cette idéologie est éclectique : c’est une somme de stéréotypes et de
dogmes qui ne se marient pas nécessairement bien entre eux. Poutine essaie par exemple
de combiner l’idée eurasienne avec celle du monde russe, alors que ce sont des idées totale-
ment opposées. L’eurasisme est une variante de l’idée impériale russe, c’est le fondement
d’une union eurasienne en tant que glacis russe, alors que l’idée du monde russe, c’est la
défense des Russes ethniques où qu’ils soient. Cette dernière sape l’eurasisme. Le président
kazakh Nazarbaev a déjà perçu cette menace et cherche les moyens de s’éloigner de la
Russie. Car l’idée du monde russe s’appuie sur le nationalisme russe, incompatible avec
l’eurasisme.
Actuellement, on voit que l’idée russe n’est utilisée que pour justifier la guerre dans le
Donbass et la soi-disant «Novorossiïa», mais on en parle relativement peu à la télévision
russe. Par contre, on y met en avant les idées eurasiennes pour calmer Nazarbaev, les
Tchétchènes, et les autres peuples de la Fédération de Russie.
Ce même éclectisme règne dans les relations de la Russie avec l’Occident. D’une part, nous
organisons des forums économiques pour attirer les investissements étrangers et, d’autre
part, nous adoptons des lois anti-occidentales et utilisons la rhétorique anti-occidentale.
Bref, Poutine veut tout simplement préserver son pouvoir à tout prix et, pour cela, il utilise
aujourd’hui tout ce qui lui semble nécessaire.

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