Wendy Brown : " Le néolibéralisme sape la démocratie " - Université Populaire Toulouse

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Wendy Brown : " Le néolibéralisme sape la démocratie " - Université Populaire Toulouse
Wendy Brown : « Le néolibéralisme sape la
démocratie »

AOC média, 5 janvier 2019

Le 12 septembre (2018, NDLR) a paru aux éditions Amsterdam une traduction en
français du dernier livre de Wendy Brown Défaire le démos. Dans cet ouvrage très
important, l’auteure avance une thèse nouvelle : le néolibéralisme s’attaque à l’assise la
plus fondamentale de la démocratie, le tandem que forment les libertés politiques et le
droit égal pour tous à la participation politique. Rediffusion d’hiver d’un texte paru le 15
septembre dernier.

ans un livre événement Défaire le dèmos (paru aux éditions Amsterdam) Wendy Brown, qui
enseigne les sciences politiques à Berkeley, montre comment la rationalité néolibérale ne se
réduit pas à une doctrine ou à une politique économique mais qu’elle menace les fondements
même du projet démocratique en le reformulant en termes économiques. Là où les critiques
du néolibéralisme se contentent souvent de dénoncer un régime d’inégalités exacerbées, la
privatisation des biens publics qui interdit un accès partagé et équitable aux services publics,
la soumission des politiques publiques à la versatilité des marchés financiers, la philosophe
offre une critique dévastatrice de la façon dont le néolibéralisme a évidé la démocratie. Elle
démasque la manière dont le prétendu déblocage des sociétés opéré par les néolibéraux
partout dans le monde s’effectue sous les modalités concrètes d’un verrouillage brutal des
droits fondamentaux. Brown démontre en particulier comment le néolibéralisme reformule les
ingrédients de la démocratie : la jurisprudence, la gouvernance, la culture politique, les
pratiques de citoyenneté, les formes du leadership, le vocabulaire et l’imaginaire
démocratique, les récentes transformations du droit et du secteur éducatif. Défaire le
dèmos n’est pas seulement une analyse brillante des métamorphoses du néolibéralisme à l’ère
de Trump, il fournit une base solide à la réinvention de nouvelles formes démocratiques.

Dans votre livre Défaire le dèmos, vous défendez l’idée selon laquelle le néolibéralisme
mine la démocratie et la corrompt en profondeur. Comment peut-on parler de
néolibéralisme ? N’y a-t-il qu’un seul néolibéralisme ? N’est-ce pas aussi réducteur que
de parler du « marxisme » alors que l’histoire a montré que la pensée de Marx a donné
naissance à plusieurs marxismes selon les contextes historiques et nationaux, qu’elle a
inspiré des réformes sociales-démocrates très différentes en Allemagne, en France, en
Autriche, en Russie, etc. ; des marxismes qui, parfois, s’opposaient véritablement les uns
les autres tout au long du vingtième siècle. Par quels attributs peut-on définir les
politiques néolibérales menées depuis trois décennies dans les différents pays où la
révolution néolibérale a triomphé ?

Tout système politique en « -isme » auquel on fait référence a connu différentes versions et
mutations – pas seulement le marxisme ou le socialisme, mais aussi le libéralisme, le
capitalisme, le féodalisme et le fascisme. Il en va de même pour la tyrannie, l’autocratie, la
ploutocratie, et même la social-démocratie. Mais nous ne pouvons faire l’économie de ces
termes génériques. Nous y recourrons pour pointer les éléments caractéristiques d’un régime
ou d’une économie politique et pour appréhender leur « rationalité », comme disait Foucault –
l’ordre normatif qui circonscrit la raison par laquelle ce régime gouverne, définit les sujets, les
États et les relations sociales, et à travers lequel il se rend légitime.

Il nous faut recourir à ces termes génériques et en même temps nous devons mettre en
évidence les spécifications et inflexions qui les modifient. Nous avons besoin du mot
« néolibéralisme » parce qu’il a changé la face du monde et que nous devons comprendre
comment. Il ne l’a pas seulement changé, il continue de l’ordonner, d’agir sur lui et de le
configurer selon un certain discours… exactement comme l’ont fait le libéralisme, le
capitalisme et le marxisme. Et on serait incapable de comprendre comment le néolibéralisme
a changé la face du monde, le gouverne, agit sur lui et le représente, autrement dit incapable
de comprendre le monde dans lequel nous vivons, sans prendre le phénomène à bras-le-corps,
aussi informe, protéiforme ou versatile soit-il. On serait bien en peine de comprendre ce qu’il
est advenu des États-nations, de la démocratie, de la souveraineté, du capital, du travail, de la
subjectivité, des relations sociales et familiales, dans chaque espace où s’est épanché le
néolibéralisme, c’est-à-dire à peu près chaque recoin de la planète. Nous ne comprendrions
pas ce que sont devenus le travail, l’éducation, la protection sociale, et même la parentalité,
l’enfance, la rencontre et les amours.

Mais même les spécialistes du néolibéralisme sont incapables de se mettre d’accord sur
la définition du terme…

En effet. Les néo-marxistes entendent par néolibéralisme la dérégulation du capital et la
destruction du pouvoir syndical en réaction à la baisse des taux de profit dans les années 1970.
Ils se concentrent sur les décisions économiques comme le démantèlement de l’État-
providence, les cadeaux fiscaux aux entreprises, les assauts contre les syndicats et la
promotion de la « flexibilité » au travail – contrat de courte durée ou contrat précaire. Les
théoriciens de la mondialisation mettent l’accent sur la gouvernance et le capital mondialisés–
sur la substitution de la Banque Mondiale, du FMI et de l’OMC aux États-nations dans
l’édiction des règles et des dispositions grâce auxquelles le capital peut s’accumuler ; parmi
ces penseurs, les plus radicaux considèrent également que le néolibéralisme répond à sa façon
aux appels postcoloniaux à redéfinir les règles de l’économie mondiale– le néolibéralisme a
réduit à néant les rêves du nouvel ordre économique international des années 1970. Les
Foucaldiens font coïncider avec le néolibéralisme l’émergence d’une nouvelle raison
gouvernementale qui a pléthore d’implications, dont une économisation généralisée qui
transforme à la fois l’homo economicus et la relation de l’État à l’économie. Pour Foucault, le
néolibéralisme rénove et refonde un libéralisme en crise, et cela suppose une complète
reconfiguration du sujet libéral, qui devient alors entrepreneur de lui-même. La
compréhension néo-gramscienne du néolibéralisme par l’École de Birmingham puise dans la
théorie néo-marxiste mais y accentue la notion de responsabilisation du sujet qui se fait jour
dans les États dépositaires de l’idéologie néolibérale : le néolibéralisme ne fait pas que
démanteler l’État-providence, il mène également une guerre idéologique contre les services
qu’il offre et la redistribution qu’il opère. Le régime néolibéral fait de nous les seuls
responsables de notre santé, de notre bien-être, de notre éducation et de notre retraite. Une
contribution issue de la pensée féministe arguait dernièrement que le néolibéralisme sauve la
famille, de façon intentionnelle et non accidentelle, de la menace de désintégration que le
capitalisme faisait peser sur elle, parce que la famille devient à nouveau responsable de ses
moyens de subsistance, autrefois prodigués par l’État social ou les services publics.

Je suis d’avis que tous ces points de vue nous sont nécessaires. Chacun contribue à dresser un
portrait du néolibéralisme, de la façon dont il modifie les États, les marchés, les relations et
les aspirations sociales ainsi que de son impact sur les industries numériques, sur l’économie
des services et de l’information. Et en disant tout cela, je n’ai pas encore évoqué deux autres
dimensions cruciales du néolibéralisme « réel », à savoir son rôle de catalyseur de la
financiarisation et ses offensives tant directes qu’indirectes contre la démocratie.

Parlons de cette offensive contre la démocratie. Vous étudiez un néolibéralisme qui
confronte tous les pans de l’existence à leur logique économique et qui déconstruit les
assises légales et politiques de la démocratie. En quoi la régression démocratique
constatée dans les pays occidentaux trouve-t-elle racine dans ce néolibéralisme
triomphant ? Dans quelle mesure votre analyse diffère-t-elle des critiques usuelles faites
à l’encontre du néolibéralisme, selon lesquelles l’argent et le marché corrompent et
altèrent la démocratie, démocratie désormais au service de la finance ? Comment
comprenez-vous la régression démocratique en tant qu’elle résulte du néolibéralisme ?
La démocratie serait-elle soluble dans le néolibéralisme ?

C’est une vaste question. Dans Défaire le dèmos, que j’avais écrit avant l’essor récent des
forces politiques antidémocratiques d’extrême droite des deux côtés de l’Atlantique, j’ai tenté
à la fois d’intégrer et de déborder pour mon compte les traditionnelles critiques du
néolibéralisme. Vous connaissez la rengaine : le néolibéralisme instaure et légitime un
régime d’inégalités économiques et sociales exacerbées, il crée des populations précaires et
même jetables, il noue une intimité sans précédent entre le capital (et notamment le capital
sous sa forme financière) et le monde politique ; il privatise les biens publics et ainsi empêche
un accès partagé et équitable aux services sociaux ; il rend les États, les sociétés et les
individus esclaves de la versatilité et de la confusion des marchés financiers dérégulés.

Toutes ces incriminations du néolibéralisme sont importantes. Mais aucune d’entre elles
n’identifie l’atteinte que le néolibéralisme porte aux pratiques démocratiques, à la culture, aux
institutions et à l’imaginaire qui en découlent. Le néolibéralisme sape la démocratie, mais pas
seulement du fait des privatisations, de l’intensification des inégalités et de la connivence
entre le pouvoir et le capital. C’est l’assujettissement de toutes les pratiques, des tenants et
aboutissants de la démocratie à une logique économique – l’économisation – qui grève le
régime démocratique. Le néolibéralisme, répandant partout sa loi, emporte également la
raison et la richesse de la démocratie. Tout se réduit à la valorisation du capital et à l’attitude
compétitive dans les marchés et ainsi les principes des affaires deviennent-ils les seuls
principes de gouvernement.

Étant donnée cette transposition des ressorts de la démocratie du registre politique au registre
économique, c’est la valeur intrinsèque de la démocratie, sans parler de ses principes de
justice, d’engagement, de séparation des pouvoirs etc. qui est rendue caduque. Avec cette
transposition, la liberté perd sa composante liée aux libertés politiques, et se trouve réduite à
un droit de propriété et à un permis d’exercer une activité marchande. L’égalité, entendue
comme le même droit pour tous à la participation politique, est remplacée par le droit de
concourir dans un monde de gagnants et de perdants. Dans une formule consacrée, Wilhelm
Röpke parlait à cet égard d’« une inégalité qui est la même pour tous ». La souveraineté
populaire s’en trouve vidée de sa substance : le marché n’en a que faire. En bref, lorsque la
raison gouvernementale ne poursuit qu’un idéal économique et décide selon l’état du marché,
le dèmos – le fondement politique de la démocratie – cesse d’exister.

Ce n’est pas qu’un simple problème « idéologique ». Puisque l’« économisation » des termes
et des composantes de la démocratie est concrètement inscrite dans la loi, la culture et la
société, puisqu’elle sature notre langage, notre conscience et nos actes, cela détruit les
promesses et le sens de la démocratie. La démocratie repose sur l’établissement, la protection
et le renouvellement d’institutions et de pratiques démocratiques. Elle repose également sur
un effort de perpétuation de la part d’un peuple qui comprend et veille les valeurs et les
réquisits de la démocratie. Or, nous ne savons plus ce que tout cela signifie. Indéniablement,
cette ignorance rend la démocratie vulnérable à toute espèce de détournement au profit
d’intérêts financiers. En contexte de crise, il devient facile d’abandonner tout ce qui peut
subsister de démocratique et de susciter des révoltes antidémocratiques.

Comment cela explique-t-il le succès du trumpisme, le Brexit, l’émergence de partis de
droite dure en Europe ? Ou encore le retour aux régimes autocratiques en Europe de
l’Est ? Diriez-vous que ces événements sont directement dus au néolibéralisme, qu’ils en
sont un symptôme ou une conséquence ? Le populisme, le nationalisme et le
protectionnisme de droite ne sont-ils pas plutôt des réactions au néolibéralisme ? Et
n’est-ce pas pour cela que beaucoup proclament que nous sommes entrés dans une ère
« post-néolibérale » ?

Foucault nous a enseigné qu’il fallait interpréter de tels moments comme l’œuvre conjointe
des formes de pouvoir et de raison gouvernantes d’une part, et des réactions que ces formes
soulèvent d’autre part. Il nous a fait sentir que toute résistance, comme cette ire populiste, est
immanente au cadre qui l’a provoquée.

Foucault définissait la résistance comme étant née d’un cadre, réaffirmant certains traits de
caractère de ce cadre tout en s’opposant à certains de ses effets. La compréhension
foucaldienne des nouvelles émergences historiques, qui défend une heuristique généalogiste
plutôt qu’elle n’expose des ruptures radicales, privilégie ainsi l’immanence à la dialectique, et
nous aide à nous affranchir des habituelles interprétations du présent selon lesquelles les
classes populaires et moyennes blanches « laissées pour compte », excitées par la presse à
scandale, les réseaux sociaux et la démagogie d’hommes politiques opportunistes, se seraient
tout à coup cabrées pour défendre le nationalisme blanc. À la place, nous sommes portés à
étudier une constellation de forces et notamment les formes de raisons gouvernementales dont
procède cette offensive de la droite dure à l’encontre de la démocratie libérale occidentale.

Les mouvements réactionnaires, xénophobes et nationalistes dont nous sommes témoins
aujourd’hui se révoltent certainement contre les flux internationaux de personnes et de
capitaux, contre la perte de souveraineté nationale et la chute du niveau de vie qui frappent
toute la population du monde occidental, exceptés ses élites. Toutefois, se rebeller contre ces
manifestations du néolibéralisme ce n’est pas nécessairement rejeter en bloc des principes
néolibéraux comme l’économisation, la dérégulation, la limitation de l’intervention de l’État
ou la redistribution. De plus, comme je le soutiens, ces mouvements sont rendus possibles à
cause des dégâts que le néolibéralisme a produit sur la démocratie. Ils ont émergé de ces
décombres et pas seulement de la rancœur des classes racistes blanches à l’encontre des
immigrés et des élites.

Donc le trumpisme est un néolibéralisme ? Même s’il plébiscite le protectionnisme et
s’oppose à la mondialisation ? Même s’il veut bâtir des murs ? Même s’il a démarré une
guerre commerciale avec d’autres nations et avec l’Union européenne ?

Les origines néolibérales du trumpisme sont patentes : Trump faisait campagne en tant
qu’homme d’affaires riche et expérimenté promettant de gouverner comme on dirige une
industrie compétitive. Il n’a jamais revendiqué le moindre savoir ou la moindre expérience
politique et n’a jamais dit mot de la démocratie ou de l’accomplissement de la volonté
générale populaire. En revanche, il a fait la promesse d’apporter une solution à chaque
problème et de contenter sa base (et seulement elle) en concluant de meilleurs marchés. Pour
Trump, bien gouverner c’est faire de bonnes affaires, la politique consistant à présenter toutes
ces affaires sous leur meilleur jour, qu’elles soient ou non des succès ; et faire des affaires
implique autant que possible de malmener les concurrents et l’opposition… Cette pratique n’a
rien à voir avec la démocratie, la responsabilité ou la loi. La justice, la représentation, la
coopération, le droit, l’équité, les principes universels – tous ces mots sont absents du lexique
de Trump. Il n’a pas non plus la moindre considération pour la connaissance approfondie ou
la compréhension fine d’un problème ou d’un conflit.

Bien entendu, Trump représente un genre particulier d’homme d’affaires : il est un magnat de
l’immobilier new yorkais. Son monde est peuplé de truands, d’escrocs, de magouilleurs, c’est
un monde où l’arnaque est le quotidien des entrepreneurs, des propriétaires et des acquéreurs.
C’est un monde où l’on se taille une place avec un langage de voyou et des avocats véreux, en
rasant les quartiers qui se trouvent en travers du chemin, en masquant les défauts de
fabrication derrière des façades rutilantes. Le fait d’être un professionnel de l’immobilier
distingue Trump non seulement des Bushs, qui étaient des pétroliers du Texas, mais aussi des
conseillers de Clinton et d’Obama, qui provenaient du monde de la finance. Cela aide à tout
expliquer, de la grossièreté, de la vulgarité et du mensonge quotidien de Trump jusqu’à ses
accointances avec Poutine et le poutinisme.

Revenons au néolibéralisme : Trump n’était pas seulement l’élu xénophobe en chef, même si
cela n’est pas négligeable. Il est arrivé au pouvoir grâce aux principes néolibéraux que sont
les coupes dans les aides de l’État et les taxes sur les entreprises, la dérégulation des marchés–
ce qu’il est en train de faire – et cette façon de diriger le pays comme une entreprise. Il est
aussi arrivé au pouvoir parce qu’il s’en prenait à la justice sociale et au politiquement correct
au nom des hiérarchies traditionnelles et de la morale traditionnelle – soit les valeurs de la
famille chrétienne. C’est un aspect minoré du néolibéralisme que nous devrons étudier d’ici la
fin de cette interview.

Tout cela signifie, du reste, que du point de vue des premiers néolibéraux, la galaxie qui
englobe Trump, le Brexit, Orban, les Nazis au Parlement allemand, les fascistes au Parlement
italien, fait virer le rêve néolibéral au cauchemar. Hayek, les ordolibéraux, ou même l’école
de Chicago répudieraient la forme actuelle du néolibéralisme et surtout son aspect le plus
récent.

Quelles auraient été leurs objections aujourd’hui ? Quel était leur idéal, leur utopie ? A
quoi aspirait le néolibéralisme et de quoi rêvait-il ? Quelle en est sa compréhension de
l’État et de la gouvernance ? Quelle relation unit sa forme actuelle avec l’architecture
théorique que lui ont donné ses pères fondateurs et ses premiers adeptes ?

Cette question est si vaste qu’elle mériterait un ouvrage… D’ailleurs un certain nombre de
bons ouvrages ont déjà été écrits à ce sujet. Nous ne pouvons ici faire pleinement honneur à
cette interrogation si complexe, d’autant qu’y répondre requerrait qu’on établisse
d’importantes distinctions entre les intellectuels néolibéraux et entre les décideurs politiques.
Hayek, par exemple, rêvait d’un monde où l’« ordre spontané » des marchés et de la morale
traditionnelle serait à l’œuvre. Il estimait que ni les marchés ni la morale ne contraignent
l’individu ; selon lui, parce qu’ils ne reposent pas sur la planification et pas davantage sur une
quelconque intention rationnelle, les marchés et la morale traditionnelle évacuent le problème
de la finitude du savoir humain et les dangers que présente l’étatisme disproportionné

Selon Hayek, les marchés et la morale traditionnelle fabriquent de quoi orienter et ordonner
les conduites sans recours à des mesures coercitives et sans même exiger qu’on en comprenne
les ressorts : les us et coutumes à organiser les relations humaines. Aussi considérait-il que le
rôle de l’État de se limiter à la préservation des mécanismes marchands et des règles morales
existantes, ainsi qu’à celle de certaines normes de justice universelle. Toutefois, celle-ci
n’avait pour lui d’autre portée que celle d’instituer « une seule loi pour tous ». Il considérait la
notion de justice sociale comme un oxymore préfigurant l’ingénierie sociale et, en dernière
instance, le totalitarisme. À ses yeux, si la justice sociale relève toujours de bonnes intentions,
elle ne se traduit pas moins par un étatisme forcené, par l’atteinte aux libertés et à la
spontanéité. Les marchés et la morale, de leur côté, prodiguent ordre et discipline sans mesure
coercitive institutionnelle.

Les ordolibéraux allemands souhaitaient aussi que les marchés et la morale soient au pouvoir
mais ils croyaient qu’un appui technocratique était nécessaire pour leur bon fonctionnement…
bref, davantage d’étatisme. Car selon les ordolibéraux, les marchés ne parviennent pas à
s’autoréguler et le capital essaiera toujours de s’emparer du pouvoir politique, ce qui est un
désastre pour le capitalisme. Les « Ordos » pensaient aussi que les valeurs morales avaient
aussi besoin d’un redressement, tant elles avaient été abimées par la prolétarisation des villes,
la société de masse. Et ils ne manquaient pas d’idées tant pour maintenir le capital loin du
pouvoir que pour restaurer la forme et la fonction de la famille traditionnelle. L’approche
ordolibérale impliquait un recours à l’État bien supérieur à ce qu’Hayek ou Friedman
pouvaient tolérer. Mais l’interventionnisme qu’elle réclamait ne leur paraissait pas
problématique pour autant que des technocrates dirigent l’État, que les capitalistes s’en
tiennent à régir l’économie, que les populations demeurent assujetties aux structures
familiales traditionnelles, et que le libéralisme demeure le principe régulateur de la société. En
somme, une forme autoritaire du libéralisme leur convenait bien.
Vous dites que les néolibéraux n’auraient pas aimé la façon dont les choses se sont
finalement passées. Pourquoi ? Qu’est-ce qui a mal tourné ?

L’enthousiasme populiste d’aujourd’hui pour les régimes autocratiques, nationalistes,
autoritaires et, dans certains cas néo-fascistes, s’écarte aussi radicalement des idées
néolibérales que l’état communiste répressif s’écartait de celles de Marx et des autres
socialistes du XIXe siècle même si, dans chacun des cas, la plante déformée est bien issue
d’un sol fertilisé par les idées des maîtres penseurs.

La doctrine néolibérale a été forgée à l’épreuve du fascisme européen et l’un de ses objectifs
était l’inoculation permanente de la société contre le regain des sentiments et pouvoirs
fascistes grâce à des remèdes libéraux fondés sur le marché. Les néolibéraux voulaient à la
fois extirper la politique des marchés et protéger les gouvernants de l’emprise des grands
groupes industriels. Ils auraient déploré la manipulation de la politique gouvernementale par
les secteurs dominants de l’économie, ils auraient fustigé la politisation de l’entreprise, et le
pouvoir oligarchique de la finance qui tient les États en laisse. Plus que tout, ils redoutaient la
mobilisation politique de la masse des citoyens ignorants et excités, et comptaient pour la
conjurer sur l’action disciplinaire des marchés et de la morale – soit sur une démocratie
sévèrement corsetée. Ils auraient donc été horrifiés par le phénomène contemporain des
dirigeants populistes, qui accèdent au pouvoir en mobilisant les foules. Et, bien sûr, les
néolibéraux mondialistes d’antan – splendidement décrits dans le livre récent de Quinn
Slobodian [1] – auraient détesté le virage nationaliste et protectionniste de la droite
néolibérale d’aujourd’hui.

Mais même si les choses ne se sont pas déroulées comme les néolibéraux le voulaient, notre
monde hérite bien d’eux. Comme je l’ai dit, à défaut d’avoir présenté leur doctrine sous ce
jour pour le grand public, le néolibéralisme était bien un projet férocement anti-démocratique.
Les néolibéraux ont seulement cherché à instituer une antidémocratie, différente de celle que
nous connaissons à présent. Ils voulaient apaiser l’agitation politique, promouvoir la famille,
moraliser les sujets, faire qu’ils respectent le fonctionnement du marché, et qu’ils soient
pleinement responsables d’eux-mêmes. Ils voulaient éliminer les redistributions et l’État
interventionniste de la social-démocratie, et voulaient rendre stérile tout engagement pour des
avancées démocratiques. Ils voulaient dépolitiser l’économie et la population, et limiter
l’intervention de l’État. En lieu et place de cet idéal, nous assistons au soulèvement d’une
masse dépitée par la politique, indisciplinée, nihiliste et irresponsable – masse issue d’une
population imprégnée de néolibéralisme au point d’être dépouillée – auquel s’ajoute un
étatisme à la fois pesant et subordonné à la finance et à d’autres formes de capital. Le rêve des
intellectuels néolibéraux est devenu un monstrueux cauchemar – y compris de leur point de
vue. J’envisage d’intituler le livre que je suis en train de terminer « Le Frankenstein du
néolibéralisme ».

Il y a quelques temps, vous parliez de la morale comme d’un élément important du
néolibéralisme. Nous n’en avons pas encore discuté. Dans Défaire le dèmos, vous
considérez le néolibéralisme comme un projet d’ « économisation de tout », y compris du
sujet, de toutes ses activités et préoccupations. Vous faites appel à la description par
Michel Foucault de la production du sujet néolibéral par la multiplication des formes
économiques d’un bout à l’autre du corps social. Dans votre livre, vous actualisez la
théorie foucaldienne, arguant que cet « entreprenarialisme » généralisé a été reconfiguré
par le pouvoir de la finance : désormais, le capital humain ne concerne plus
l’entrepreneuriat mais l’investissement – l’homme néolibéral investit en lui-même ou
attire des investisseurs pour augmenter ou maintenir la valeur de son capital. Mais
qu’est-ce que cela a à voir avec la morale ?

Premièrement, je veux préciser que Michel Feher est l’expert sur la question de la
reconfiguration du capital humain par le développement de la finance, de la substitution de
l’investi à l’entrepreneur de lui-même. Son livre est publié en français et est sur le point de
paraître en anglais [2]. Donc je lui laisserai le soin de développer cette thèse. Pour ma part, je
voudrais développer la question de la morale.

J’ai réalisé, après l’avoir publié, que l’histoire que j’ai racontée sur le néolibéralisme
dans Défaire le dèmos était seulement à moitié vraie. Les néolibéraux n’ont jamais perçu les
sujets et ne les ont jamais gouverné seulement comme des homo economicus ; ils ont aussi
œuvré à ce que la morale traditionnelle ordonne le monde et qu’elle trouve une place plus
large que celle que lui réservaient les États-providence. Hayek reprochait autant au socialisme
et à la social-démocratie de vouloir substituer la « justice sociale » à l’ordre spontané forgé
par les valeurs traditionnelles et non régulées que de vouloir replacer l’ordre spontané des
échanges marchands par les monopoles d’États et la redistribution des richesses. Les valeurs
traditionnelles – c’est-à-dire celles du patriarcat, de la famille hétérosexuelle – sont d’une
importance capitale dans la vision néolibérale de la bonne société. Les néolibéraux exaltaient
la famille traditionnelle pour le respect qui y règne de l’autorité et de la discipline, pour ses
normes sexuelles et ses normes de genre, sa gestion de l’économie domestique. Et ils ont
craint sa destruction sous les coups de la critique radicale dont ses valeurs étaient l’objet au
milieu du vingtième siècle, et surtout dans les années soixante.

L’erreur que j’ai faite dans mon travail antérieur à Défaire le dèmos, et notamment dans des
articles rassemblés en français sous le titre Les habits neufs de la politique mondiale :
néolibéralisme et néoconservatisme, a été de formuler une différence radicale entre le
néolibéralisme et le néoconservatisme. J’ai, comme d’autres, considéré que les mouvements
politiques soucieux d’affirmer les valeurs de la famille chrétienne avaient des origines et des
objectifs différents du néolibéralisme, même si néoconservatisme et néolibéralisme pouvaient
partager un logiciel politique. La révolution Reagan-Thatcher a évidemment marié les valeurs
morales conservatrices avec un agenda économique néolibéral, et pourtant j’avais analysé ces
deux composantes comme étant différentes.

C’était avant que je lise attentivement Hayek et les ordolibéraux, avant le merveilleux livre de
Melinda Cooper [3], Les Valeurs de la famille (Zone books, 2016), et avant que les
mouvements d’extrême droite se hisse jusqu’au pouvoir en s’opposant à la théorie du genre, à
l’égalité raciale et culturelle, et défendant la chrétienté, le nativisme, le capitalisme, le
patriotisme et la liberté. Tout cela montre clairement que le néolibéralisme, dès les origines,
portait des revendications morales et que cela n’a jamais cessé de faire partie de la raison ou
de la politique néolibérale. Le néolibéralisme a toujours visé à libérer à la fois les
marchés et la morale traditionnelle d’un État régulateur animé par le souci de la justice
sociale. Le néolibéralisme s’est toujours opposé à l’intervention de l’État dans la sphère
morale et les marchés, tout en proposant que l’État leur serve de support et de soutien. Avec le
néolibéralisme, les familles étaient ressuscitées, littéralement et idéologiquement, elles
prenaient en charge l’aide sociale à la place de l’État, l’éducation, les retraites, la garde des
enfants, les soins aux personnes âgées et plus encore. C’est l’une des raisons pour lesquelles
les millenials issus des classes moyennes aux États-Unis – perclus de dettes contractées pour
leurs études, incapables de payer les loyers en ville, travaillant dans une économie de petits
boulots dépourvue d’assurance santé, de retraite ou d’autre bénéfice – restent financièrement
dépendant de leur famille d’origine.

Remplacer l’État social par les solidarités familiales n’est qu’une étape dans l’effort
néolibéral pour faire reculer les acquis démocratiques et redéployer la morale traditionnelle.
Cet effort se poursuit par des attaques à l’encontre du principe d’égalité, principe que les
néolibéraux opposent à la liberté et à la morale, voire à la liberté comme moralité exclusive.
Ces attaques visent les droits LGBT, les droits reliés à la reproduction, la discrimination
positive, les lois sur le logement, et visent même l’égalité en matière de droits de vote. Ces
offensives et ces retours en arrière sont perpétrés au nom de la liberté et contre les acceptions
« totalitaires » du Bien. Le but est de reconstruire une sphère sociale organisée par des
principes moraux traditionnels, c’est-à-dire des principes qui sous-tendent des hiérarchies et
des exclusions fondées sur le genre, la race et le sexe. Le but est de détruire non seulement
l’aspect redistributif de l’État-providence, mais aussi son aspect « social », et de re-sécuriser
l’hégémonie de la famille chrétienne blanche traditionnelle. Nancy MacLean [4] défend cela
brillamment dans Democracy in Chains, livre qui se concentre sur l’école américaine du
« public choice » dont le leader intellectuel était James Buchanan et les promoteurs financiers
sont les frères Koch.

Donc êtes-vous en train de dire que le nationalisme, le racisme et le sexisme de la droite
populiste émanent aussi aujourd’hui du néolibéralisme ? Vous le tenez responsable de
tous les maux qui affectent la politique du présent ?

Non ! Je rejette résolument les analyses monocausales. La responsabilité de ces temps
sombres et éprouvants est partagée. Je soutiens plutôt que le néolibéralisme rend légitime un
rejet sexiste, raciste, xénophobe et homophobe de la justice sociale à travers ses attaques
contre la démocratie et l’égalité imposée par l’État, à travers sa glorification de la liberté
individuelle et de l’ordre spontané, et à travers sa valorisation de la morale traditionnelle. Cela
ouvre les portes au nationalisme blanc et cela en accrédite les éléments de langage… à la fois
dans ses formes modérées et dans ses versions les plus radicales. Cela autorise à taxer de
« politiquement corrects » ou même de totalitaires les acquis des batailles pour l’égalité et
l’inclusion qui ont été menées et durement gagnées au cours du dernier demi-siècle.

Mais voilà le point majeur : l’idéal moral néolibéral a bien dépéri. Aucun des intellectuels
fondateurs du néolibéralisme n’a tenu compte de la façon dont l’économisation libérale elle-
même allait semer la pagaille dans la morale traditionnelle – en la monétisant, en
l’instrumentalisant, en faisant d’elle une « marque », comme Nike ou McDonald’s. Ensuite,
aucun d’eux ne s’est attaqué au problème du nihilisme, déjà en germe mais radicalement
intensifié par l’économisation néolibérale. Le nihilisme coupe la morale et la religion de leurs
fondations et les modifie – en une arme contre un monde menaçant car rapidement changeant,
contre la justice, contre l’altérité. La morale chrétienne est diluée par le nihilisme, elle devient
plus que jamais disponible à l’instrumentalisation, elle peut se politiser et cesser d’être un
code de conduite général. Avec le nihilisme, la morale traditionnelle perd ses traditionnelles
amarres et sa capacité de création d’ordre, de discipline, et d’intégration sociale, qui la rendait
chère à Hayek. Elle devient un cri de ralliement tribal et agressif, une arme, une matraque
politique. C’est certainement la façon dont l’évangélisme chrétien aux États-Unis – qui
constitue une large part de la base électorale de Trump – fonctionne aujourd’hui. Bien sûr,
c’est aussi de cette façon que les « valeurs traditionnelles » jouent un rôle dans l’Alt-Right, où
des formes primaires et hideuses de misogynie et de racisme s’insinuent dans le projet de re-
christianisation de la civilisation occidentale.
Pour le dire autrement, comme le nihilisme déprécie toutes les valeurs, il transforme les
politiques de moralisation soutenues par les néolibéraux en hargne antisociale.
Simultanément, le nihilisme dégrade la valeur même de la vérité, la civilité et les obligations
envers les autres et le futur. Ainsi, le rêve néolibéral qui remplace la justice sociale par la
morale traditionnelle a tourné au cauchemar, tout comme le rêve de dérégulation et de
dépolitisation du marché. Et l’histoire du « néolibéralisme réellement existant », qui devient
toujours plus sombre, n’est pas encore terminée.

Wendy Brown, « Défaire le dèmos », Éditions Amsterdam, 2018

[1] Globalists – The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Harvard Press University,
2018

[2] Rated Agency : Investee Politics in a Speculative Age, Zone Books 2018, est la traduction
de Le temps des investis, La Découverte 2017

[3] Family Values: Between Neoliberalism and the New Social Conservatism, Zone Books
2017

[4] Democracy in Chains, Penguin Books 2018

Christian Salmon

ÉCRIVAIN, CHERCHEUR AU CENTRE DE RECHERCHES SUR LES ARTS ET LE
LANGAG
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