DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

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DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES
SOCIÉTÉ
                                                    NUMÉRIQUE

                                                      OUTILS
                                                 STRATÉGIQUES

02
           DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ :
           CONCEPTS ET ENJEUX
           CRITIQUES

           De quoi parle-t-on quand on parle de digitalisation
           de la société ? Derrière ce signifiant flou, adresse-
           t-on ce concept à l’économie digitale de notre so-
           ciété, ou bien veut-on désigner par-là un tournant
           social et politique plus large ? Notamment vécue
           au quotidien dans les entreprises, dans les institu-
 Analyse   tions de service public ou dans la sphère domes-
           tique, la digitalisation semble désigner le renforce-
 2019      ment de l’usage des technologies numériques afin
           d’optimiser certains processus précis. Mais – dès
           lors qu’on en analyse les concepts et les impacts
NICOLAS    – apparaissent l’idéologie et le projet que ces tech-
           nologies sous-tendent : cette analyse propose de
MARION     montrer les tenants et les aboutissants, notam-
           ment en revenant sur le sens des concepts d’infor-
           matique, d’algorithme et de digitalisation.

           UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES ASBL
DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

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DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

          INTRODUCTION                                  donner des définitions qui soient
                                                        en mesure de mettre en valeur les
                                                        enjeux critiques qu’ils sous-tendent.
   Les outils numériques, par leur
                                                        Nous pensons en effet qu’il est utile
développement incessant autant
                                                        de comprendre « le numérique »
que par leur implantation de plus
                                                        non pas seulement comme un en-
en plus profonde au sein de toutes
                                                        semble de techniques et de techno-
les dimensions de la société, ont
                                                        logies, mais bien comme une façon
reconfiguré dans une très large
                                                        de conceptualiser, de penser et de
mesure la rationalité humaine à
                                                        comprendre la société et notre en-
partir de procédés et de concepts
                                                        vironnement. Les associations so-
singuliers et souvent difficiles à ap-
                                                        cioculturelles qui réalisent un travail
préhender. Parmi les symptômes
                                                        sur et à partir de l’informatique et du
les plus directs de ce bouleverse-
                                                        numérique en général sont souvent
ment, il convient de prêter particu-
                                                        confrontées à la difficulté de devoir
lièrement attention à la façon dont
                                                        expliquer les opérations techni-
prolifère le vocabulaire conceptuel
                                                        co-pratiques nécessaires à l’usage
qui désigne les spécificités de l’ère
                                                        des outils informatiques avant de
numérique. Les quelques concepts
                                                        pouvoir exposer toute l’importance
fondamentaux que désignent les
                                                        sociale, culturelle et politique de
termes « numérique », « digital »,
                                                        ce même usage. Cet état de fait
« informatique », « données », « al-
                                                        pose lui-même problème dans la
gorithmes », « big data », etc., alors
                                                        mesure où il contraint ses acteurs
qu’ils sont désormais omniprésents
                                                        à rester enfermés dans la question
dans le langage courant, sont dif-
                                                        du « comment accéder au numé-
ficiles à distinguer ou à figurer
                                                        rique », sans jamais avoir l’occasion
concrètement. Pourtant, à l’heure où
                                                        de poser celle du « pourquoi ». De-
l’on parle de la digitalisation comme
                                                        puis que la course au tout-numé-
d’un « tournant épistémologique,
                                                        rique semble devenir inévitable, il
anthropologique et plus largement
                                                        nous semble fondamental de s’ar-
civilisationnel »1 de l’histoire hu-
                                                        mer en conséquence pour y main-
maine, la grande élasticité des réfé-
                                                        tenir esprit critique et autonomie. Si
rentiels disponibles pour penser les
                                                        les ateliers de pratique informatique
effets, sinon les impacts, de cette
                                                        sont essentiels dans cette perspec-
digitalisation sur notre société nous
                                                        tive, s’outiller d’une compréhension
empêche souvent de comprendre
                                                        critique des nouvelles grilles de lec-
l’immensité de la reconfiguration
                                                        ture qu’impose le paradigme digital
qu’elle implique.
                                                        dans nos sociétés l’est tout autant :
  Cette analyse voudrait, dans ce                       qu’est-ce que la rationalité numé-
contexte, revenir sur quelques-uns                      rique/digitale ? Qu’implique le fait
de ces concepts et tenter d’en                          de penser en termes de logique

1
    SADIN, E., La vie algorithmique. Critique de la raison numérique., Paris, L’échappée, 2015, p.30.

                                                 UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES   3
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    algorithmique ? Peut-on parler de                     rations de traitement : le plus cou-
    nouvelles formes de gouvernance                       ramment, elle renvoie donc au trai-
    spécifiquement digitales ?                            tement automatique de l’information
                                                          par ordinateur. L’histoire de cette
       Nous éviterons cependant de
                                                          science est aussi complexe que la
    donner un simple glossaire du lan-
                                                          diversité des concepts sur lesquels
    gage numérique : cette opération
                                                          elle s’appuie. Gilles Dowek, par
    n’atteindrait pas l’exhaustivité qui
                                                          exemple, associe à l’informatique
    rendrait l’exercice nécessaire et utile.
                                                          au moins quatre concepts originels
    En revanche, nous voudrions expo-
                                                          qui, tous, lui préexistent mais qui au-
    ser comment, à partir d’une simple
                                                          raient été profondément renouvelés
    triade conceptuelle (digitalisation –
                                                          et étendus par leur articulation à l’in-
    informatique – algorithmique), peut
                                                          formatique : l’algorithme, la machine,
    être appréhendée de façon intégrée
                                                          le langage et l’information.
    et critique la logique présente liant
    digitalisation et société. Nous espé-                    […] ces concepts sont tous antérieurs
                                                             à l’informatique, mais […] l’informa-
    rons qu’avec cette base analytique,
                                                             tique les a complètement renou-
    où nous serons forcés de simplifier                      velés et, surtout, articulés en une
    certains aspects techniques, nos                         science et une technique cohérente.
    lecteurs seront mieux outillés pour                      Cette pluralité conceptuelle, qui est
    formuler des formes de réponses al-                      peut-être la grande originalité de
                                                             l’informatique, est à l’origine d’une
    ternatives à la question « quelle so-
                                                             pluralité de visions de l’informatique
    ciété numérique voulons-nous ? ».                        et d’une pluralité de ses mythes fon-
    Une question qui, dès à présent et                       dateurs.2
    dans les prochaines décennies, a
                                                          La genèse de ce domaine nous
    toutes les chances de devenir aussi
                                                          renseigne donc sur le fait que, d’un
    fondamentale que les deux autres
                                                          point de vue général, le propre de
    nœuds problématiques essentiels
                                                          l’ère de l’informatique et, nous le
    de notre présent, à savoir le pro-
                                                          verrons, de ce que nous nommons
    blème écologique et le problème
                                                          communément la digitalisation est
    de l’économie politique du capita-
                                                          d’avoir reconfiguré et réarticulé des
    lisme.
                                                          concepts, des domaines et des opé-
           L’INFORMATIQUE                                 rations qui leur préexistaient mais
                                                          qui, sous l’effet de cette réarticula-
           COMME SYSTÈME                                  tion, ont profondément changé de
                                                          sens.
       L’informatique désigne, dans son
    sens le plus basique, une science                        La science informatique peut
    technique centrée sur la probléma-                    donc être comprise comme la
    tique du traitement automatique                       science propre d’un système qui, du
    des informations par des machines                     monde, ne garde que ce qui peut être
    capables d’opérer ces mêmes opé-                      traité de façon automatique par une

    2
        DOWEK, G., « Les origines de l’informatique », dans Cahiers philosophiques, 2015|2, n°141, p.7.

4
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machine en général, et par un ordi-               savoir une approche qui témoigne
nateur spécifiquement. À cette fin,               « dès son origine de la volonté d’en-
elle dispose de méthodes et de lan-               tretenir un rapport quantitatif au
gages spécifiques (algorithmes et                 réel »3. Cette approche est, fonda-
codes) capables de traiter des infor-             mentalement et structurellement,
mations. Ces informations doivent                 orientée par des exigences d’op-
avoir un format adapté aux machines               timisation et d’efficacité propres à
qui assurent ces fonctionnalités,                 ce qui est automatisé, transformant
soit être des données numériques                  ces exigences en valeurs en soi. En
binaires. L’informatique suppose                  effet, l’architecture technique que
donc un geste de conversion ou de                 définit l’informatique expose d’em-
transcodage d’informations (au sens               blée, sans trop d’ambiguïtés, que
large du terme) en valeurs chiffrées              ce que nous nommons couram-
qui pourront alors être traitées par              ment le « numérique » renvoie à
ordinateur afin de réaliser, à partir             un genre de rationalisation du réel
d’elles, un certain nombre d’opéra-               par les nombres, c’est-à-dire à un
tions. Ce transcodage numérique                   grand exercice de quantification du
de l’information correspond à la                  réel. Dans les mots d’Éric Sadin, les
définition minimale des mots digita-              technologies numériques changent
lisation (digit signifiant « chiffre » en         tout bonnement la façon dont on se
anglais) et/ou numérisation (soit le              rapporte au réel :
processus de transformation d’infor-                Le numérique, soit l’instauration d’un
mations non numériques en valeurs                   rapport au réel placé sous le sceau
numériques). Quant à lui, le traite-                de la puissance objectivante et non
ment des informations numériques                    ambiguë des mathématiques et des
                                                    nombres.4
par un ordinateur afin de réaliser des
opérations (soit calculer les « solu-             C’est sur cette première base que
tions » des « problèmes » posés à                 le rapport entre digitalisation et so-
l’ordinateur) correspond à la défini-             ciété peut être interrogé : si la so-
tion minimale de l’algorithme numé-               ciété se digitalise, il faut en conclure
rique.                                            qu’elle s’oriente vers des rapports
  Si ces définitions n’offrent pas un             davantage polarisés par le quantita-
concept très pratique de ce que l’on              tif, l’optimisation et l’efficacité, tant il
rencontre quotidiennement dans la                 est vrai que ce que l’on nomme par-
société digitalisée, elles exposent               fois la société de l’information « est
en revanche le squelette tech-                    un idéal qui possède les mêmes at-
nico-conceptuel de la rationalité                 tributs que la dynamique technique
qu’impose la digitalisation progres-              sur laquelle il repose »5.
sive (et massive) de notre société, à
3
  SADIN, E., La vie algorithmique, Op.Cit., p.45.
4
  Ibid., p.34.
5
  MONDOUX, A., Technique, individuation et (re)production sociale. La musique numérique MP3,
thèse de doctorat en sociologie, Montréal, Université du Québec, 2007, p.425.

                                            UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES   5
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       Mais avant d’exposer la nature                 lettre du mot, et on la compare
    sociétale et politique de ce sys-                 avec celle des mots de la page que
    tème informatique, il nous faut dé-               présente le dictionnaire ouvert. En
    velopper plus avant la spécificité de             fonction de la position relative des
    l’approche algorithmique qu’il sup-               deux lettres en question dans l’ordre
    pose : par la particularité des unités            alphabétique, les pages sont tour-
    de base avec lesquelles elle fonc-                nées en avant ou en arrière, jusqu’à
    tionne, soit les données numériques,              ce que les premières lettres coïn-
    et par la réduction qu’elle opère                 cident. Puis on reproduit la même
    sur la complexité générale du réel                procédure avec la deuxième lettre
    qu’elle traite.                                   du mot, puis la troisième, etc. On
                                                      obtient ainsi, de façon automatique,
    ALGORITHMES ET BIG                                la solution correcte au problème
          DATA                                        initialement posé. Sans s’appesantir
                                                      sur le fait qu’un certain nombre de
    ALGORITHMIQUE ET OPTIMISATION DU                  structures et de normes sont ici déjà
        CALCUL DES « SOLUTIONS »                      données (ici, l’objet dictionnaire, son
                                                      classement par ordre alphabétique,
       Nous avons vu que l’algorithme                 etc.), l’intérêt d’un algorithme bien
    définissait, en informatique, une                 programmé est que ces tâches ré-
    méthode importante de résolution                  pétitives puissent être réalisées au-
    des problèmes qu’on demande aux                   tomatiquement, de la façon la plus
    machines informatiques de trai-                   efficace possible. Ceci est d’autant
    ter. Cette méthode repose sur la                  plus vrai qu’en informatique, la ca-
    structuration en séquence d’un en-                pacité de traitement des ordinateurs
    semble d’opérations de traitement                 (bien qu’immense aujourd’hui) est
    de données afin d’aboutir à la so-                limitée :
    lution visée. L’exemple extra-infor-
    matique le plus simple pour illustrer               Quelle que soit leur puissance
                                                        théorique, les machines informa-
    ce qu’est un algorithme peut être                   tiques réelles sont soumises à des
    celui de la recherche d’un mot dans                 limitations physiques touchant à la
    le dictionnaire. Prenons la totalité                puissance de calcul, c’est-à-dire le
    des entrées du dictionnaire en tant                 nombre d’opérations élémentaires
                                                        pouvant être effectuées chaque
    qu’elles forment les données de
                                                        seconde, ainsi qu’à la mémoire dis-
    base du problème de trouver, de la                  ponible, c’est-à-dire la quantité d’in-
    façon la plus efficace possible (rapi-              formations qu’un programme peut
    dement et sans erreur), la définition               avoir à disposition, ou auxquelles il
    d’un mot donné. Dans cet exemple,                   peut accéder à tout moment en un
                                                        temps raisonnable. On peut ainsi
    l’algorithme désigne la description
                                                        évaluer le « coût » d’une opération
    précise des opérations simples à                    informatique ou d’un calcul, au sens
    accomplir (séquentiellement) pour                   large, par le temps et la mémoire
    trouver, de façon optimale, le résul-               que nécessite son exécution. Une
    tat souhaité : on regarde la première               part importante de la recherche en
                                                        algorithmique consiste à élaborer

6
DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

    des algorithmes de plus en plus ef-             ser l’attention qu’un client fournira à
    ficaces, c’est-à-dire ayant un « coût           mon produit ? », « comment orga-
    » le plus faible possible. Il apparaît
                                                    niser l’information disponible pour
    souvent qu’un effort d’analyse im-
    portant au moment de la conception              maximiser le vote pour tel candi-
    permet de mettre au point des algo-             dat ? », etc. Ces problématiques
    rithmes extrêmement puissants vis-à-            peuvent être l’objet d’un travail al-
    vis des applications, avec des gains            gorithmique qui, sur base d’une
    de temps exceptionnels.6
                                                    collecte massive de données nu-
On peut donc dire que la puissance                  mériques (soit des fragments de
des algorithmes repose sur la qua-                  réel compilés sous la forme d’in-
lité de la formulation logique de la                formations numériques), va ten-
structure d’opérations qu’ils traitent,             ter de fournir automatiquement
de la quantité de données qu’ils sont               la meilleure solution au problème
en mesure de mobiliser et du faible                 posé : par exemple (simplifié), en
« coût » qu’ils représentent, au sens               comparant systématiquement le
précédemment défini.                                nombre d’occurrences d’éléments
                                                    de langage (mots-clés, signes,
   Un algorithme est donc une sé-
                                                    gestes, images, symboles, thèmes,
quence d’opérations visant à per-
                                                    etc.) avec le nombre d’interactions
mettre la résolution systématique
                                                    positives que ces occurrences
des problèmes qu’il décrit. Nul be-
                                                    génèrent (« like », « partages »,
soin d’entrer dans la complexité des
                                                    « clics », temps d’attention, etc.) et
multiples algorithmes existant au-
                                                    en fournissant, comme solution,
jourd’hui : dans notre perspective, il
                                                    les éléments de langage les plus à
est plus intéressant et suffisant de
                                                    même de « séduire » telle assem-
montrer que l’automatisation que
                                                    blée d’auditeurs/téléspectateurs/
suppose l’algorithme conditionne la
                                                    etc. ayant notifié en ligne qu’ils par-
façon dont on pose, à l’ère de la digi-
                                                    ticiperaient à tel meeting politique.
talisation, les problèmes à résoudre.
                                                    L’idée sous-jacente étant que plus
La problématique est particulière-
                                                    la quantité de données disponibles
ment importante dans la mesure où,
                                                    est grande, plus la pertinence de
aujourd’hui, l’usage des algorithmes
                                                    la solution trouvée par l’algorithme
touche très fréquemment à la ré-
                                                    (dont la performance est aujourd’hui
solution de problématiques socié-
                                                    telle qu’il sera en mesure d’optimiser
tales. Prenons quelques exemples
                                                    la solution qu’il propose en fonction
simples : on peut faire un usage d’al-
                                                    des solutions précédentes qu’il avait
gorithmes pour résoudre des pro-
                                                    déjà rendues possibles, soit d’amé-
blèmes du type « comment rentabi-
                                                    liorer per se la qualité de sa propre
liser maximalement le processus de
                                                    méthode de traitement) est forte.
production de tel produit dans mon
                                                    Sociétalement, cela signifie qu’il im-
entreprise ? », « comment maximi
                                                    porte de maximiser la capacité hu-
6
  FLAJOLET, P., PARIZOT, É., « Qu’est-ce qu’un algorithme ? », sur interstices.info, mis en ligne le
24/02/2004. URL : https://interstices.info/quest-ce-quun-algorithme/

                                              UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES    7
DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

    maine à capter des données sous
    un format numérique (digitalisation),
    d’améliorer systématiquement nos
    capacités de traitement et de stoc-
    kage de ces données (innovation
    informatique) et de penser la façon
    la plus optimale d’utiliser ces don-
    nées et cette capacité de traitement
    pour fournir des réponses adaptées
    aux problèmes que l’on se pose (al-
    gorithmique). En des termes plus
    simples, il s’agit d’une concentration
    sociétale très forte sur deux opéra-
    tions que l’on sait être aujourd’hui in-
    contournables : contrôler et anticiper.
    Ainsi, les problèmes dont la position
    est « autorisée » sont ceux dont
    la solution peut être anticipée en
    termes d’optimisation et d’efficacité
    sur base du contrôle permettant de
    capter le plus grand nombre pos-
    sible de données pertinentes.

8
DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

    DU TRANSCODAGE AU BIG DATA                   sont décrits, dans les mots de Sadin,
                                                 comme résultant du mariage en un
   Du fait même de la fonction de
                                                 même fleuve de deux confluents
traitement propre aux ordinateurs,
                                                 venant
le système informatique connec-
té forme aussi un immense réseau                 continuellement en nourrir le flux :
de machines à enregistrement d’in-
                                                    Le premier [confluent] renvoie aux
formations, suivant – comme nous                    gestes individuels et collectifs qui se
le disions – un principe de « trans-                réalisent de façon délibérée (conver-
codage » d’informations de toutes                   sations téléphoniques, transmissions
sortes en données numériques bi-                    de messages, navigations Inter-
                                                    net, achats via des cartes de crédit,
naires, traitables par ces maxi-cal-                transactions bancaires, modalités
culateurs que sont les ordinateurs.                 d’imposition, comptes de sécurité
L’immense quantité de données                       sociale,…).9
aujourd’hui enregistrées et trai-
                                                 Cette première catégorie d’activités
tées en continu forme le résultat
                                                 génératrices de données numé-
de cet immense chantier d’enre-
                                                 riques concerne en général des ac-
gistrement qu’incarne la bien nom-
                                                 tivités pour lesquelles des sociétés
mée digitalisation contemporaine.
                                                 – publiques et privées – proposent
À titre d’exemple, si l’on veut se fi-
                                                 des services numériques que les in-
gurer la quantité de données que
                                                 dividus sont amenés à utiliser, sou-
peut représenter aujourd’hui l’acti-
                                                 vent par choix délibéré, même s’il y a
vité numérique mondiale, on peut
                                                 d’importantes ambiguïtés quant à la
se référer à l’illustration « Internet
                                                 nature de cette liberté de choix (ces
minute » publiée par World Econo-
                                                 services peuvent par exemple être
mic Forum et Visual Capitalist7, qui
                                                 imposés par les pouvoirs publics, ou
montre la quantité d’activités que
                                                 former, à grand renfort de stratégies
peut représenter, en particulier via
                                                 de marketing, des intermédiaires
les grandes plateformes privées
                                                 indispensables à de nombreuses
du web, une minute sur internet en
                                                 fonctions sociales dont les individus
2018 : sachant que chacune de ces
                                                 n’ont pas envie d’être dépossédés).
activités est enregistrée sous forme
                                                 Elles correspondent donc, en prin-
de données et de métadonnées8,
                                                 cipe, au niveau de transcodage en
on peut aisément imaginer l’éten-
                                                 données où les personnes ont le
due colossale des informations pro-
                                                 plus de marge de manœuvre pour
duites par cet enregistrement digital
                                                 choisir ce qu’ils acceptent de « dig-
continu. Ces« océans » de données

7
  Disponible en ligne sur https://www.weforum.org/agenda/2018/05/what-happens-in-an-in-
ternet-minute-in-2018 (consulté le 06/03/2019).
8
   La métadonnée est une donnée servant à décrire une autre donnée (par exemple, l’heure de
son enregistrement, le temps nécessaire à son traitement, son format numérique, etc.)
9
  SADIN, E., Op.Cit., p.23.

                                            UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES   9
DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

     taliser » ou non10.                                à travers le prisme du système in-
                                                        formatique, de plus en plus intégral
       À cette production « active » de
                                                        et global : celle d’une rationalisation
     données est aussi associée toute
                                                        du monde et de son fonctionne-
     une capture « passive » de données
                                                        ment par le numérique dans le but
     qui repose, en règle générale, sur la
                                                        de l’inscrire dans un processus d’au-
     multiplication des capteurs qu’on
                                                        to-adaptation continue en fonction
     associe à de plus en plus d’élé-
                                                        de l’hyperréactivité des multiples
     ments de notre réalité quotidienne.
                                                        capteurs capables de suggérer/
          Le second [confluent] concerne les            imposer algorithmiquement des ré-
          procédés « passifs », généralement
                                                        actions « adaptées » à toutes les va-
          imperceptibles, qui enregistrent
          toutes sortes d’informations et té-           riations du réel. Cela signifie poten-
          moignent de multiples états de la ré-         tiellement que dans ce processus
          alité : trajets des personnes, images         qu’on nomme « digitalisation », la
          de vidéosurveillance, physiologie             réaction à adopter face à la diversité
          des corps via des bracelets connec-
                                                        des situations que nous rencontrons
          tés, indications relatives aux condi-
          tions météorologiques, à la qualité           appartiendra de moins en moins au
          de l’air, au trafic routier…11                libre arbitre de l’être humain et de
                                                        plus en plus à l’optimalité de l’al-
     Cette deuxième forme d’enregis-
                                                        gorithmique qui, sur les océans de
     trement du réel sous format numé-
                                                        « data » aujourd’hui nommés « Big
     rique correspond à la forme à la fois
                                                        Data », fournira automatiquement
     la plus insidieuse et la plus profonde
                                                        les « solutions » aux problèmes
     de digitalisation : la transformation
                                                        rencontrés au quotidien. Bien en-
     de plus en plus étendue (la visée
                                                        tendu, les choix personnels sont
     est officiellement celle de la capture
                                                        déjà visés par ce « solutionnisme »
     intégrale) du monde et de ce qui
                                                        algorithmique : on imagine déjà des
     le compose en fonctions de calcul
                                                        modèles numériques qui décide-
     numérique, mais sans que les algo-
                                                        ront, à la place des individus, ce qui
     rithmes qui traitent ces données ne
                                                        doit être fait chaque jour. On ima-
     puissent être l’objet d’une discus-
                                                        gine surtout ces modèles comme
     sion, d’une délibération politique.
                                                        des capacités privatisables et, de
     En effet, ce traitement de données
                                                        fait, privatisées : ce système infor-
     ne nécessite aucun consentement,
                                                        matique-algorithmique-digitalisa-
     les capteurs étant presque systé-
                                                        tion n’est déjà plus (voire n’a jamais
     matiquement automatisés. Il y a ici,
                                                        été) un bien commun appartenant à
     beaucoup plus radicalement encore
                                                        chaque Homme, mais l’un des sys-
     que dans le premier « confluent »,
                                                        tèmes dont les acteurs qui le do-
     une vision de société qui se dessine
                                                        minent se comptent sur les doigts

     10
        On parle bien de « marge de manœuvre » tant on sait qu’entre ce qui est « consenti » et ce qui
     est effectivement transcodé et enregistré existe un important différentiel. Bien plus, les utilisa-
     teurs n’ont aucune prise sur ce qui est produit sur base de ces données primaires.
     11
        SADIN, E., Op.Cit., p.23.

10
DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

d’une main. On revient ici à la ques-            exclusive sur leurs effets et vers
tion de la façon dont la digitalisation          l’ajustement de nos choix, actes et
structure les problèmes à résoudre.              logiques sur la mesure et le calcul
Dans la mesure où la manière dont                de ces mêmes effets. L’ère digitale,
le problème est formulé doit per-                bien qu’on ne puisse affirmer qu’elle
mettre d’aboutir à une solution à                soit seule responsable de ce chan-
travers une séquence algorithmique               gement, contribue fondamentale-
établie suivant des critères d’effica-           ment à cette nouvelle polarisation
cité et optimisation, c’est finalement           sociétale dont le motif – la colonne
la capacité même de problématiser                vertébrale – repose sur un gouver-
le monde – de choisir, individuelle-             nement des effets, c’est-à-dire sur
ment et collectivement, ce qui dans              une forme de pouvoir qui agit sur
monde fait problème –, qui risque à              les effets que produisent les dis-
terme d’être aliénée.                            positifs mis en place. Pour mieux
                                                 comprendre ceci, on peut se référer
    CONCLUSION :                                 à une thèse de Giorgio Agamben.
  LA POLITIQUE DES                               Il relevait, lors de sa conférence
 SOCIÉTÉS DIGITALI-                              de 2013 intitulée « Pour une théo-
                                                 rie du pouvoir destituant », que
       SÉES                                      cette convergence de la gouver-
                                                 nementalité vers la gestion des ef-
   Nous avons pu voir que le renfor-             fets était l’une des reconfigurations
cement de l’intervention du système              politiques les plus importantes de
informatique dans notre quotidien                ces dernières décennies. C’est ce
suppose la mobilisation d’un cer-                qu’il désigne comme le théorème
tain nombre de concepts qui, bien                de gouvernementalité de Quesnay,
qu’ils semblent être purement tech-              c’est-à-dire l’idée de renverser le
niques, sont porteurs de logiques                processus d’action du pouvoir : en
qui, plus que de fournir une repré-              prenant l’exemple de la famine, l’ap-
sentation du monde, contribuent                  proche de ce théorème dirait qu’il
largement à produire le monde. Dans              n’est ni possible ni utile de prévenir
le paradigme sociétal qui s’impose               la famine, mais qu’en revanche le
à travers la digitalisation, c’est à un          bon gouvernement doit la laisser
monde qui doit toujours davantage                arriver et se rendre capable de la
être numérisable, transcodable, op-              gouverner une fois qu’elle est appa-
timisable, que nous faisons face :               rue. Plus que d’être l’un des motifs
tous les problèmes qui s’y posent y              classiques du libéralisme moderne,
sont systématiquement envisagés à                cela change toute la conception
travers le prisme de leur « solution »           classique du pouvoir :
potentielle. On passe ainsi d’une
                                                    Cela signifie une transformation his-
logique d’analyse qui pourrait se                   torique de l’idée même de gouver-
concentrer sur les causes des phé-                  nement, qui renverse la relation hié-
nomènes vers une concentration                      rarchique traditionnelle entre causes

                                            UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES   11
DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

          et effets. Étant donné que la gestion        œuvre de ce programme politique
          des causes est difficile et coûteuse,        sous une forme technologique »15.
          il est plus sûr et utile d’essayer de
          contrôler les effets. […] L’Ancien Ré-          Notre     courte    analyse      des
          gime visait à gouverner les causes,          quelques concepts spécifiques au
          la modernité prétend en contrôler
          les effets. Et cet axiome s’applique à
                                                       « champ numérique » nous a fait
          tous les domaines : de l’économie à          voir combien, dès lors que toutes les
          l’écologie, de la politique étrangère        structures de la société tendent à se
          et militaire aux mesures internes de         digitaliser, l’exigence d’efficacité et
          la police. Nous devons comprendre            le culte de l’optimisation devenaient
          que les gouvernements européens
          ont aujourd’hui renoncé à toute ten-         les données premières des poli-
          tative de règlement des causes, ils          tiques censées réguler ces mêmes
          veulent seulement en régir les effets.       structures. En focalisant l’attention
          Et le théorème de Quesnay rend éga-          sur un « gouvernement des effets »,
          lement compréhensible un fait qui
                                                       la régulation par les algorithmes
          semble par ailleurs inexplicable : je
          parle de la convergence paradoxale           renvoie à l’idée de devoir toujours
          d’un paradigme absolument libéral            viser l’obtention du « résultat le plus
          dans l’économie, avec un paradigme           efficace », tout en affirmant (non
          sans précédent et tout aussi absolu          sans idéologie) que, grâce à l’enre-
          de contrôle étatique et policier. Si le
                                                       gistrement et au traitement simul-
          gouvernement vise les effets et non
          les causes, il sera obligé d’étendre         tanés des données captées sur l’in-
          et de multiplier les contrôles. Les          tégralité du réel, notre système ne
          causes demandent à être connues,             cessera de s’adapter « au mieux »
          tandis que les effets ne peuvent être        à ce même réel et à sa régulation.
          que vérifiés et contrôlés.12
                                                       Selon Morozov, c’est de cette fa-
     Dans son livre Le mirage numé-                    çon que s’expose le principe fonda-
     rique. Pour une politique du Big Data,            mentalement politique de la révolu-
     Evgeny Morozov avance que la po-                  tion numérique, qu’il nomme après
     litique menée par la Silicon Valley,              d’autres « principe d’ultrastabilité »,
     haut lieu de l’oligopole dirigeante               c’est-à-dire un principe de régula-
     dans le domaine digital (les GAFAM13              tion « qui permet à un système de
     et quelques autres opérateurs), cor-              rester stable tout en apprenant et
     respond directement à cette reconfi-              en s’adaptant constamment à des
     guration de la logique du pouvoir14.              circonstances changeantes »16. En
     Selon ses propres termes, « la régu-              effet, ce que la digitalisation promet
     lation algorithmique est la mise en               à la société, c’est de devenir un jour

     12
        AGAMBEN, G., « For a theory of destituent power », conférence à Athènes le 16/11/2013,
     publiée en ligne sur chronomageu.eu. URL : http://www.chronosmag.eu/index.php/g-agamben-
     for-a-theory-of-destituent-power.html (consulté le 07/03/2019). Notre traduction.
     13
        Soit Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.
     14
        MOROZOV, E., Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data, Paris, Éditions Amsterdam
     (coll. « Les prairies ordinaires »), 2015. Voir pp. 118-119.
     15
        Ibid., p.118.
     16
        Ibid., p.115.

12
DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

capable de mesurer en permanence                 aux effets anticipables et anticipés
et en temps réel ce qui se passe                 de nos choix et des événements,
en son sein (grâce au feedback de                mêmes imprévisibles. Même si l’on
données d’utilisateurs qui peuvent,              croyait sérieusement que ce mou-
n’importe quand, donner leur avis                vement aboutisse effectivement à
sur quelque chose et, en parallèle,              une stabilisation du réel, il est clair
grâce au feedback des mesures                    que ce qu’il empêcherait par là
passives que réalisent les milliers de           même est que le réel – ses causes
capteurs qui, à longueur de temps,               – soit critiqué et transformé.
alimentent les océans de données
                                                     On comprend bien-sûr que cette
permettant aux algorithmes de
                                                 vision de société comporte des biais
fournir « la meilleure solution pos-
                                                 très importants : elle ne demeure
sible »), et par-là permettre une in-
                                                 pertinente que tant qu’on maintient
tervention politique toujours « fon-
                                                 l’efficacité comme seul critère d’éva-
dée sur les faits » et « axée sur les
                                                 luation. Par exemple, appliquée à
résultats ». La digitalisation désigne
                                                 la question de la santé, cette vision
donc, bien plus qu’une adapta-
                                                 induit une obsession pour la pré-
tion sociétale aux nouvelles tech-
                                                 vention des risques. Pour ne pas
nologies numériques, une trans-
                                                 être malade, la meilleure solution
formation de l’idéologie politique
                                                 serait d’éviter ce qui rend malade
néolibérale : Morozov l’exprime en
                                                 et pour ce faire, il faudrait mesurer
termes de « solutionnisme », soit
                                                 à tout moment, grâce à de multiples
l’idée pourtant simpliste qu’à tous
                                                 capteurs, les effets de nos compor-
les problèmes qui se posent, il y a
                                                 tements sur notre santé. Cette ana-
une solution et qu’il faut seulement
                                                 lyse continue, prise dans le calcul
optimiser nos calculs pour trouver
                                                 algorithmique, nous permettra de
automatiquement et systématique-
                                                 recevoir une alerte sur les risques
ment la « solution la plus efficace »
                                                 encourus (« vous roulez trop vite »,
- ce qui constitue la manière la plus
                                                 « vous êtes en train de fumer »,
efficace de ne pas poser la question
                                                 « votre cœur bat trop vite », « votre
de savoir quels sont les problèmes
                                                 glycémie monte trop haut », « vous
dont la position est politiquement
                                                 avez regardé votre écran pendant
pertinente et comment ils méritent
                                                 plus de deux heures sans pause »,
d’être posés. Ce principe politique
                                                 « vous écoutez la musique trop
est derrière tout le mouvement
                                                 fort », etc. ad nauseam). Dans une
d’encouragement à la digitalisa-
                                                 perspective plus dure, on pourrait
tion : augmenter notre capacité à
                                                 passer de cette régulation théo-
transcoder le monde en données
                                                 rique du comportement par des no-
numériques binaires, « optimiser »
                                                 tifications (alertes) à une régulation
nos algorithmes pour les rendre
                                                 plus directe (prise de contrôle de la
plus efficaces, assurer l’ultrastabilité
                                                 voiture à distance en cas de dan-
de notre système en le rendant ca-
                                                 ger, désactivation de fonctionnali-
pable de s’adapter continuellement

                                            UNE PUBLICATION ARC - ACTION ET RECHERCHE CULTURELLES   13
DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

     tés du téléphone quand quelqu’un                        sur ses effets) puissent y trouver une
     conduit, ou encore l’imposition de                      place quelconque : l’injustice, les
     conditions d’accès aux protections                      tensions culturelles, la subjectivité
     sociales, comme l’avait proposé un                      et les ambivalences existentielles,
     think tank anglais en recommandant                      les ambivalences idéologiques, les
     « de conditionner les allocations                       perspectives émancipatoires, tout
     logement à la fréquentation des                         ça est et demeure proprement non
     salles de gym »17). L’évaluation et le                  transcodable. D’un point de vue
     contrôle permanent des « modes de                       bien plus politique, en restant dans
     vies » en regard de normes socié-                       l’exemple du domaine de la santé,
     tales imposées par ceux qui paient la                   l’approche digitale ne pourrait que
     programmation de ces algorithmes                        manquer la responsabilité de l’in-
     deviennent l’horizon de la gouver-                      dustrie agro-alimentaire et de ses
     nementalité digitalisée, laissant par                   modes de production sur la faible
     ailleurs complètement tomber les                        qualité, par exemple, des nutri-
     valeurs propres à la problématisa-                      ments : en d’autres termes, elle invi-
     tion politique du réel. On peut, par                    sibilisera toujours totalement le fait
     exemple, s’accorder sur l’idée que                      que les comportements et les faits
     la sécurité, l’éducation, la démo-                      mesurables prennent, en réalité,
     cratie culturelle sont des résultats                    place dans une économie politique,
     désirés pour la société, mais ce que                    dans une culture, dans une histoire.
     manquerait l’approche digitale, c’est
                                                                Face à cette inclusion indéfinie de
     que toute la question politique se
                                                             l’existence humaine et du réel tout
     joue dans l’accord des individus sur
                                                             entier dans des flux numériques, il
     « comment » atteindre ces résultats,
                                                             n’y a certes pas lieu d’opposer une
     et non sur la qualité du résultat lui-
                                                             technophobie idiote, teintée de l’an-
     même. En effet, même si l’on dispo-
                                                             gélisme d’une ère pré-numérique
     sait, grâce à toutes les données du
                                                             (« c’était mieux avant les ordina-
     monde et à de supers algorithmes,
                                                             teurs »). Au contraire, ce que montre
     d’une cartographie intégrale et
                                                             l’analyse des concepts ici mobili-
     complète du réel tel qu’il peut être
                                                             sés, c’est que l’opération de trans-
     mesuré maintenant, cela ne per-
                                                             codage de logiques politiques en
     mettrait que de formuler les « solu-
                                                             logiques numériques est le fait de
     tions les plus efficaces » en fonction
                                                             choix et d’idéologies portés par des
     de l’état présent du monde, sans
                                                             acteurs identifiables, qui mobilisent
     qu’à aucun moment les problèmes
                                                             énormément d’énergie à présenter
     qui demeurent insolvables numé-
                                                             la « digitalisation » comme un bou-
     riquement (parce qu’ils supposent
                                                             leversement naturel et inévitable de
     entre autres une transformation des
                                                             l’histoire humaine. La technologie,
     causes de l’état présent du monde
                                                             par définition riche d’importants po-
     et non seulement une intervention

     17
          Exemple rapporté par Morozov, voir Ibid., p.119.

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DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

tentiels sociaux et d’ouvertures sur                   tique, juridique et citoyenne qui doit
des types d’agencements créatifs                       émerger, ne consistant pas à réagir
                                                       sur le moment à des révélations ou à
nouveaux, doit plutôt être comprise,
                                                       des événements marquants, mais à
appropriée et – au besoin – détour-                    saisir la puissance d’intelligibilité du
née dans ses usages. Nous rejoi-                       réel permise par le traitement com-
gnons ici la position défendue par                     putationnel ainsi que l’étendue de
Sadin lorsqu’il dit qu’il                              ses possibles effets.19

     convient de marquer une distance,              Ce travail, en Belgique du moins,
     d’être capable de saisir, au-delà de           ne nous semble réalisable que par
     la vitesse et de la profondeur d’im-           deux secteurs : le scolaire et l’asso-
     prégnation des technologies, la na-
                                                    ciatif. C’est précisément l’ambition
     ture des structures qui se mettent
     en place. Il devrait revenir au pouvoir        de cette analyse : proposer les élé-
     politique d’établir des cadres d’éva-          ments nécessaires à poser la ques-
     luation et de décision non soumis à            tion de la nécessité et de l’urgence
     la séduction ou au vertige des inno-
     vations et des discours.18                     d’un tel chantier.

Nous avons voulu ici exposer le
squelette conceptuel permettant de
                                                      Nicolas Marion,
                                                      Chargé de recherche à l’ARC asbl
saisir en quoi le digital est intrinsè-
quement lié à une vision de société.
Ce qui nous semble fondamental
n’est pas de dire que la politique
doit sortir de son « vertige » digital.
Au contraire, il convient de mesurer
et d’assumer que, d’emblée et de-
puis l’origine, le numérique est de
facto politique. Et que ce n’est pas
à travers le prisme du vocabulaire
technico-technologique qu’il faut
appréhender l’évolution sociétale
contemporaine désignée par le
terme « digitalisation », mais bien
directement à travers le prisme po-
litique : de quel type de société di-
gitale voulons-nous ? Voulons-nous
confier nos modes de gouvernance
à des logiques algorithmiques ?
Pensons-nous que l’efficacité est la
valeur première de nos sociétés ?
     C’est une nouvelle conscience poli-

18
     SADIN, E., Op.Cit., p.224.
19
     Ibid., p.226.

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DIGITALISATION ET SOCIÉTÉ : CONCEPTS ET ENJEUX CRITIQUES

18
Analyse

2019
  L’ARC – Action et Recherche Culturelles asbl – s’est donné pour mis-
  sion de contribuer à la lutte contre les inégalités et d’oeuvrer à la pro-
  motion et à la défense des droits culturels.

  À travers notre travail d’éducation permanente, nous entendons par-
  ticiper à la construction d’une société plus humaine, démocratique,
  solidaire et conviviale. Offrir à notre public les outils de son éman-
  cipation, permettre à chacun de gagner en autonomie et en esprit
  critique, inviter tout un chacun à prendre une part active à la société
  sont autant de défis que nous tentons, avec d’autres, de relever.

  Ce travail passe par des projets et animations développés sur le ter-
  rain, mais aussi par des publications qui proposent une analyse des
  enjeux, une sensibilisation à certains facteurs d’exclusion, un encou-
  ragement à l’engagement citoyen, des clés de compréhension.

        Vous souhaitez contribuer à nos débats et enrichir nos réflexions ?
                 Contactez-nous par mail : recherche@arc-culture.be

   Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE | ARC asbl - rue de l’Association 20 à 1000 Bruxelles

           Toutes nos analyses sont diponibles en ligne sur www.arc-culture.be/analyses
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Analyse

 2019
          «Ce qui nous semble fondamental n’est pas de dire que la poli-
          tique doit sortir de son « vertige » digital. Au contraire, il convient
          de mesurer et d’assumer que, d’emblée et depuis l’origine, le nu-
          mérique est de facto politique. Et que ce n’est pas au à travers
          le prisme du vocabulaire technico-technologique qu’il faut appré-
          hender l’évolution sociétale contemporaine désignée par le terme
          « digitalisation », mais bien directement à travers le prisme poli-
          tique : de quel type de société digitale voulons-nous ?»
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